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SOLEIL. Mythes, histoire et sociétés.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Emma CARENINI
Titre : SOLEIL. Mythes, histoire et sociétés.
Editeur : LE POMMIER
Date de parution : 2 mars 2022.
200 pages, 20€.

 
Il s’agit sans doute du premier livre de philosophie lumineux qui ose mettre les pleins feux sur notre étoile. Le soleil constitue la source de toute vie et de toute énergie et nous y pensons à peine. Il semble une évidence. Toujours là, donc banal, ou presque. Il se montre, par définition, en plein jour. Il n’a rien à cacher. S’il a parfois les honneurs de la littérature, peu d’écrits en parlent pour lui-même, qu’on cherche véritablement à savoir ce qu’il représente, ce qu’on en a pensé, ce qu’il nous dit de nous.

Pourtant, le soleil a profondément modelé les manières de penser de tous les peuples. Des croyances des Incas aux astronomes modernes, des éclipses antiques à la fusion nucléaire, de Zarathoustra au gothique de Suger, des haruspices romains aux collapsologues contemporains, le soleil s’avère multiple, riche de sens et d’imaginaire. De quoi le soleil forme-t-il le miroir ? Que disent de nous, à travers les âges, nos façons de regarder, d’étudier et de vénérer l’astre du jour ? Dans cet essai à la brillante solarité affirmative et à la subjectivité assumée, Emma CARENINI, jeune agrégée de philosophie née en 1993, démontre que le rapport des hommes à la lumière naturelle a une histoire et que le soleil se tient au fondement de nos philosophies et de nos sagesses.    

Remarquons, dès l’abord, l’exergue de l’ouvrage sur une citation hommage à Albert CAMUS, extraite de Noces, en 1959. S’il existe un écrivain qui a célébré le parfum des corps et la vérité tragique du soleil face à la mort, la fraîcheur des embruns iodés, la fierté du soleil, dans la tendresse et la gloire, c’est bien l’auteur de l’Etranger. Dans son introduction (pp.8-17) d’une plume dégraissée et élégante non dénuée d’un réel sens littéraire, la jeune professeure de philosophie qui participe à la nouvelle revue intitulée GERMINAL, va positionner sa problématique par un éloge fougueux de la lumière ou plutôt de la luminosité mais également se livrer, en toute partialité, à un éloge de "ce soleil qui se lève sur le Parthénon » (p.7) et sur « les petits ports d’Algérie et de Provence » (id.).

Dans ce paysage de pierres chaudes et de cigales, d’oliviers romains, et parfois de carte postale, on pourrait s’interroger sur une possible mythification voire une réelle mystification où « passé et présent se rejoignent dans l’éternité lorsque le soleil nous inonde de sa lumière » (p.8). Or, loin du folklore de la vacance estivale méditerranéenne, l’enthousiasme ontologique d’Emma CARENINI voudrait « saisir un esprit, un sentiment du Midi, qui n’est plus tout à fait du Midi, qui est universel » (p.8).

Là, le bas blesse un peu mais ne se déchire pas encore. Aucun raisonnement structuré, argumenté et rationnel y compris avec force auteurs (Camus, Pagnol, Valéry, Mistral, Giono, Cézanne) ne peut démontrer la supériorité de la splendeur de ce Sud éternel étreint par la nostalgie du soleil « une fois entrer dans la brumaille triste des villes du Nord » (p.8). Qu’il existe une puissante attractivité contemporaine pour le rivage et le soleil pour presque toutes les populations du monde, nous n'en disconviendrons point mais les lumières nordiques présentent un charme propre à leur solarité.

La concaténation argumentative pourrait laisser croire à une pétition d’autorité quelque peu radicale à la Jacqueline DE ROMILLY : « ce goût de la lumière qui est aussi un goût de la grandeur… la civilisation grecque, mère de la pensée occidentale, accordait une grande attention à la lumière » (p.9). Ce que les provençaux ou les méditerranéens recherchent bien plutôt dans leur pudeur coutumière, relève du secret, du silence, de la fraîcheur ombreuse. Ne nous faisons pas l’avocat du diable et poursuivons dans « ces lieux et ces moments » (p.9) illuminés où l’émerveillement rompt la banalité ; « ces univers où les oliviers sont argentés, les yeux abrutis de soleil, la peau sèche sous le duvet blondi par la mer, le même saisissement nous prend devant la lumière crue, omniprésente » (p.10).

Des Grecs aux esprits héliotropes d’aujourd’hui, une filiation existerait. On frise l’imaginaire du cliché déroutant avec les « ombres marbrées des platanes » chez Pagnol ou « les chants des cigales » chez Aristophane mais tout le mérite de l’énergie solaire réside dans le fait que chaque civilisation lui fait jouer un rôle singulier : « Dis-moi quel est ton soleil, je te dirai qui tu es » (p.11). Emma CARENINI décille l’évidence en pratiquant un double mouvement d’archéologie-généalogie de la pensée du soleil mais également en montrant que « la vie au soleil a façonné une pensée particulière » (p.12) que d’aucuns nomment « pensée méditerranéenne » (id).

Le soleil relève du corps. Il nous augmente étrangement, nous rend silencieux : « Le soleil est implacable » (p.13). Nonobstant de très belles pages sur la solarité dans la pensée occidentale (p.15), on regrettera parfois un découpage un peu trop forcé où la nuit incarne un réceptacle toujours inquiétant alors qu’elle ouvre un espace à vivre sans témoins selon Michaël Fœssel. Autre impression : une forme d’européocentrisme tourbillonnant sur l’invention de la raison hellénistique dont la nostalgie se réactive en permanence : « C’est pourquoi la Méditerranée, plus que d’autres régions moins ensoleillées, a pu donner naissance à un « moi universel », ce « moi » de la philosophie qui ne pense pas au nom de l’individu singulier, mais au nom d’un « je » anonyme, celui de l’humanité. Le lien noué entre la philosophie occidentale et la lumière est ancestral. Nietzsche a évoqué l’impression solaire que lui faisait la lecture des philosophes de la Grèce antique. Lisant Epicure, il est saisi d’un plaisir singulier. Il dit « jouir de l’Antiquité comme d’un bonheur d’après-midi » » (p.15).

L’auteure renoue avec l’ambiguë théorie des climats selon laquelle « le climat a des effets sur les corps et les esprits des hommes, sur leurs institutions et sur leurs mœurs » (pp.20, 83). Seules les civilisations solaires par une capacité collective à tirer partie de l’énergie solaire auraient établi un savant équilibre entre « soleil sain et soleil assassin » (p.23). Un des tours de force du présent ouvrage tient, en outre, dans l’idée que les sociétés humaines se fabriquent de la « vie bonne » (p.25) qui ne le serait pas tant que cela sans la lumière. Dans l’épaisseur de la matérialité de notre existence, le soleil figure à la fois une conquête technique et spirituelle.

Le chapitre premier traite du Dieu soleil au cœur de l’ancienne Babylonie où se tisse le « mariage immémorial des sociétés agricoles avec le culte solaire » (p.30). Les premiers cultes solaires instaurent d’ailleurs « un lien direct entre la vie des hommes et celle des astres » (p.37). Chez Aurélien, le soleil passe de « l’astre commun à l’astre du commun » (p.53). L’architecture gothique de la Chrétienté, par une philosophie de la lumière, tire bénéfice des possibilités esthétiques et liturgiques offertes par le soleil (p.60).

La page 62, remarquable de clarté, nous enseigne que, dans le monastère, les heures d’office scandent la marche du soleil. « L’espace-temps entier est encadré et informé par le rythme de l’astre solaire ». Toute l’architecture de l’Abbaye de Saint-Denis, s’inspire, par exemple, d’une philosophie de la lumière  par l’art des vitraux (p.64). Le chapitre II analyse les âges d’or et les utopies. On notera que certaines utopies négatives ou destructrices (p.88) ne ressortissent pas « à la douceur » (p.69) avancée par l’auteure.

On s’étonnera, plus avant, d’étranges affirmations qui paraissent méconnaître l’histoire politique selon lesquelles la lumière du soleil forme une condition indispensable de toute vie sociale heureuse (p.70) ou que la plupart des utopies développent en détail un principe communiste (id). L’équation semble toute posée : le froid s’identifie au mal et le chaud au soleil et au bien (p.79). « Là où il y a du soleil, il y a une possibilité de civilisation » (p.76). Le Chapitre III intitulé « quand le soleil donnait l’heure » traite du temps rural et du temps cosmique.

On y apprend des éléments peu connus sur l’émergence des cloches de travail au milieu du XIIIème siècle et la révolte des ouvriers provinois du textile (p.95). On lira également avec intérêt le passage sur l’aiguille du cadran solaire ou gnomon, chef d’orchestre de l’ombre et de la lumière, appareil de connaissance (p.99). La réinterprétation de l’allégorie de la caverne platonicienne comme naissance de la science astronomique (p.100) où le cadran solaire est la projection de la position de la Terre dans l’univers, ne manque pas d’originalité : « Le cadran solaire n’avait pas seulement pour fonction de donner l’heure, tant s’en faut ; il était le point cardinal d’une géométrie du monde » (p.102).

Le Chapitre IV expose « les nouveaux soleils de la science moderne ». D’Aristarque de Samos, au IIIème siècle avant J.-C, qui intuite le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, à l’hypothèse subversive qu’il existe plusieurs soleils dans un univers infini (p.106), Emma CARENINI met en avant, de manière fort originale, les maîtres d’œuvre moins bien connus de cette révolution théorique : Giordano BRUNO (p.109) ou Nicolas DE CUES (p.107). « L’homme sait désormais qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers. Le terme « immensité » ne veut rien dire d’autre : littéralement, l’im-mens est ce qui dépasse absolument l’esprit (mens) » (p.111).

Avec un talent de conteuse indéniable, la jeune admissible à l’ENS de la Rue d’Ulm, consacre une page à décrire, comment, « en 1610, Galilée subvertit l’usage de la lunette destinée initialement à des menées stratégiques et militaires au cœur de Venise » (p.115). Plus tard, cette « pensée solaire » (Foucault) affirmera avec Descartes, que le monde se structure par la lumière qui seule permet la vision du sujet connaissant (p.119). Le chapitre V étudie le soleil comme un objet de luxe dans les villas de l’aristocratie romaine : « La distinction ultime, c’est de posséder une maison construite selon les principes de l’architecture solaire. Le luxe, c’est la maîtrise technique de l’ensoleillement » (p.124).

Les Grecs, afin de se délivrer de certaines dépendances énergétiques, développeront une « architecture héliotrope » (p.131) : « l’usage du soleil faisait partie intégrante de la définition et du degré d’une civilisation, par opposition à la barbarie » (p.134). La maîtrise de la lumière demeurera longtemps l’expression d’un style de vie considéré comme supérieur (p.142). Emma CARENINI, à la manière d’Alain CORBIN (p.163 : la nouvelle culture solaire, nouvel engouement pour l’été), montre bien dès les années 1833, comment s’invente la « Riviera », de quelle manière l’ensoleillement des intérieurs demeurera longtemps, un luxe de happy few (p.151).

Le Chapitre VI pense le soleil comme un objet de santé publique c’est-à-dire que se met en place dès le XVIIIème siècle, partout en Europe, dans les grandes villes, un hygiénisme (p.159). Il suffit de lire la page 167 qui nous instruit du Docteur ROLLIER, qui en 1910, ouvrait la première « école au soleil » destinée aux garçons prétuberculeux, implantée à plus de 1000 mètres d’altitude. En 1940, le médecin dominait un empire de dix huit cliniques et sanatoriums pour cure héliothérapiques. Le Chapitre VII se penche sur le « désir universel en l’homme : capter l’énergie du soleil » (p.171).

Convoquant Marx et la thèse de Fernand BRAUDEL dans son grand livre méconnu en trois volumes : La Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Armand Colin, 1979, Emma CARENINI rappelle que l’homme est par nature, un convertisseur d’énergie (p.172) et surtout que toute énergie utilisée par les sociétés humaines, à l’exception notable de la fission nucléaire, provient d’une manière ou d’une autre du soleil (p.175). Elle se livre à une conclusion assez mélancolique et pragmatique selon laquelle « le soleil aussi a une fin » (p.178) en distinguant bien l’impossibilité pour l’homme d’imaginer sa fin comme terme lors même qu’il la pense comme limite (p.179).

Dans une tournure stylistique très ulmienne, il faudra distinguer la fin du monde et la fin d’un monde. Or, nous savons aujourd’hui que l’extinction du soleil ne relève pas de la crainte mais de la certitude (p.180). Dans l’émouvante page métaphysique et cosmogonique 181, la jeune philosophe pense l’impensé de la fin de la lumière, la fin pure et simple : « lorsque le soleil explosera, tous les débats philosophiques, toutes les guerres, toutes les passions, toutes les questions qui différent aujourd’hui leurs réponses seront réduites à néant. Dans 4,5 milliards d’années s’éteindra le soleil, et avec lui notre pensée ; et il n’y aura plus personne, en effet, pour sonner le glas ou le raconter ».

Soudain troublé par la maturité philosophique de ce premier opus, nous ouvrons le chapitre VIII avec la joie de l’apaisement. Dans un geste nietzschéen, il s’intitule « Eloge du midi » et témoigne d’une énergie à décamper pour vivre dans le soleil. Philosopher à midi équivaut alors à saisir le soleil dans sa lumière zénithale. Dans le pays du Midi, le sage veut trois remèdes : grandeur, calme et lumière (p.187). Un bien bel essai d’une vitalité prometteuse.     

Portrait d’une fille qui ne se ressemble plus

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Laurent GEORJIN
Titre : Portrait d’une fille qui ne se ressemble plus
Editions du Canoë
Paris, novembre 2021


 
Né le 25 août 1968, Laurent GEORJIN ne se contente pas d’écrire des fictions, il les fait jouer par des comédiennes et des comédiens pour France Culture et surtout pour La Première RTBF dont il réalise la plupart des fictions qu’elle produit. En 2009, l’une d’elle a été nominée au prix Europa à Berlin tandis qu’il publie son premier roman aux éditions Esperluète, Portraits en forme de nuage qui passe. En 2019, il écrit Sept moments avec Amin pour Yolande MOREAU qui l’enregistre pour La Première. Son écriture faite de « voix » s’inscrit aussi dans l’image.

Elle l’amène très tôt à se tourner vers le cinéma. Il réalise plusieurs courts et moyens métrages et prépare actuellement un premier long métrage, accompagné par Les Films du Tambour de soie.

Dans ce livre touchant sur ceux qui connaissent « le jour où l’espace a coupé le temps », pour reprendre la belle formule scientifique et poétique d’Alain MANIER, spécialiste de la psychose, le narrateur s’adresse à une jeune femme qui vient de se donner la mort après avoir été internée dans un hôpital psychiatrique pendant sept ans. Il a lu le journal qu’elle a laissé, ce Portrait d’une fille qui ne se ressemble plus et imagine sa vie après lecture : l’univers de l’institution psychiatrique, une infirmière, Nadine, de laquelle elle était proche, des patients qui étaient aussi des amis, Brigitte, Abderhamane, Yves, l’amoureux contrarié qui ressemble au premier amour, un jeune homme blond rencontré de « l’autre côté » sur une plage, avant l’internement et la mère comme une ombre dans la vie de sa fille.

Laurent GEORJIN, dans ce court récit poignant de 130 pages qui se lit d’une seule traite, nous arrache des larmes car il nous conduit dans les eaux obscures du premier lieu, dans l’air asphyxié de la lumière trop crue mais aussi nous renvoie à notre condition d’être humain, trop humain, qui se racontent des histoires dans la souffrance de l’enfermement. Il s’agit de la vie, en elle-même, qui s’écoule, de l’autre côté. D’emblée, comme dans un dispositif disciplinaire foucaldien (l’armée, l’école, l’usine, l’asile, l’hôpital, le ghetto du logement social) ou un agencement deleuzien de contrôle, tout repère temporel s’abolit : « Tu n’as pas de calendrier sous les yeux ni à portée de mains » (p.9).

L’auteur se faisant narrateur en s’adressant à la jeune femme nous emporte non pas dans une description clinique mais dans une émouvante structure presque cérébrale hypnotique qui nous projette dans la topologie labyrinthique du dedans, dans la tessiture des émotions vitales de ceux qui se trouvent à jamais dissociés : « Déjà de l’autre côté, le temps ne te préoccupait pas, il passait presque sans toi… Le temps te rattrape. Il te retire de l’éternité » (p.9). Un véritable auteur, un écrivain, s’évalue par une seule phrase dense, puissante, légère lue à haute voix et au hasard du tressage textuel.

Il en figure pléthore, à instant, dans cette courte fiction quasi radiophonique de Laurent GEORJIN où on entend les voix qui s’élèvent : « Comme si l’autre côté était immuable et qu’il était définitivement protégé de toutes les menaces d’anéantissement que peuvent avoir les esprits dérangés » (p.10). Soudain, le doute s’installe entre le dedans et le dehors, entre notre côté et l’autre côté, entre l’illusion de l’éternité, celle qui les contient toutes et notre appartenance à peine voilée au monde des « sans-tête » (p.10) pourtant pas acéphales.

Nous glissons sur le film de l’effondrement où la fête se transforme en dernières festivités. A Noël et même au jour de l’an, les spectres nous hantent, « la présence fantomatique" (p.10) revient dans une errance de soi. Subsumons-nous. Aux confins du simulacre, ceux qui portent des chapeaux de papier les mangent : « Imiter les vivants n’insuffle pas la vie » (p.10). Dans le tragique de la souffrance, la hantise suicidaire de l’effacement perdure, obsessionnelle : « Tu t’es isolée dans ta chambre, dans le parc de l’institution où tu as toujours marché seule, guidée par ton objectif » (p.11).

Laurent GEORJIN, d’une écriture à la fois radiophonique mais entièrement visuelle et sans cesse métaphorique, non seulement nous inscrit dans le cerveau d’une schizophrène avec la plus grande acuité poétique mais nous projette aussi dans notre condition en questionnant les derniers moments d’une vie. Dans le dialogue intérieur du narrateur avec cette jeune femme séduisante, il pointe les broutilles ontologiques de nos vies (p.12), la volonté d’oubli et de disparition confrontée à la mort. On se souviendra de la distinction foucaldienne décisive entre la mort et la disparition.

Dans une esthétique de l’effacement, nous n’avons d’autre ambition que disparaître mais surtout ne jamais mourir. Ainsi, le fatigué se distingue de l’épuisé en ce qu’il expérimente tous les possibles pour reprendre le belle séparation deleuzienne sans doute inspirée par Samuel Beckett (p.13). Il semble alors que l’impatience se concentre sur la différence topologique entre « ce côté » et « l’autre côté » tout en l’élidant : « Tu ne retourneras pas de l’autre côté, jamais, tu as perdu la manière d’y être ou plutôt, tu l’as abandonnée » (p.13). Chaque page de ce récit puissant nous convoque à une large méditation sur la présence « absentisée » ou sur cette absence meurtrie d’une autre conscience, celle du tragique « entre les murs de l’institution psychiatrique ».

Par-là, la question de la temporalité envahit presque tout et flotte entre achèvement du temps, trépas et disparition : « il n’y pas de solution dans la vie… le bon chemin devient une impasse » (p.14). Il faudra préparer son départ comme une prière aux autres pour donner un sens à tous les cieux que nous avons manqués dans une dernière intensité (p.15). L’auteur nous introduit ensuite dans la galerie des portraits de l’institution. Il y a « Nadine l’infirmière », « la grosse Nadine, la boudinée (p.18), aimantée par les « réalités des sans-têtes comme une profonde reconnaissance de soi » (p.16).

La tête bancale fascine les profonds courageux dans la nuit de leur solitude absolue : « La réalité de son impuissance à aimer » (p.17). Le cœur défaillait déjà, « le prince charmant est mort depuis longtemps » (p.18). On se prend d’affection pour cette dame, « vivante écorchée vive » (p.19) qui, elle, détient « cette intelligence de la vie qui lui épargne l’illusion » (p.18). Dans cet étrange espace lilial où le silence se diffracte sous le bruit des talons, des questions obsessives tourbillonnent : « les escarpins à talons moyens sont les chaussures idéales pour fuir, accéder à la rivière, courir sans se retourner » (p.20).

Dans la nuit épaisse du corps-scaphandre, l’amour demeure : « Ce soir, le dernier de ton existence, ta liberté te donnera des ailes et te rendra invisible pour toujours » (p.21). Plus loin, on croise la figure contemporaine du « nouveau psychiatre inquiet » (p.23). La frontière entre la certitude du savoir et le doute abyssal se fait ténue. Le trouble s’installe dans la spécularité entre le médecin et sa patiente. La relation de séduction, par l’abrupte distance de sa resplendissante épée, n’existera pas comme de « l’autre côté » (p.24) : « Le nouveau psychiatre a eu à te regarder dans le couloir » (p.25). Un autre couple surgit, celui monstrueux de l’infirmière et du patient (p.100).

Dans les pages suivantes, Laurent GEORJIN, par une pensée subtile de la souffrance en tant que perte abyssale, nous montre que la certitude sans fin du savoir psychiatrique équivaut parfois à la vérité hadale dans la dangerosité de la proie au doute. Seule la solution de la conscience repousse la perte et l’effondrement : « Ta vérité est là, indéniable, et elle te fait face comme un ennemi courageux…Tu as envie de pleurer, de crier, de griffer le papier peint qui recouvre les murs du bureau avec tes ongles ou de le déchirer avec tes dents » (pp.27-28). La consolation de la mémoire bute sur l’enfance, oubli de soi.

Puis, entre en scène « Brigitte, la plus jeune des sans-têtes qui donne l’impression d’avoir vécu toute une vie entière, ridée de la tête aux pieds, dans un corps de pachyderme » (p.33). La spatialisation des corps s’éloigne de celle des présences. Dans une dimension althussérienne de l’enfermement, « les nuages glissent entre les barreaux » (p.35). Abderhamane apparaît, « le désir incarné, pour son malheur » (pp.36, 96, 97). L’auteur évoque également la violence médicamenteuse qui donne des airs fantomatiques aux pensionnaires, ceux qui voudraient que le ciel abolisse les barreaux.

Autres personnages saisissants : « Monsieur le Directeur » (p.41) qui ne conçoit les problèmes que de manière abstraite ; Yves, le « beau garçon au corps musclé et au visage poupin » (p.41) qui les allonge toutes dans son lit : « Yves met une certaine élégance dans sa séduction et tourne autour d’une fille avec une insistance qui va crescendo. Il n’insiste pas lourdement, non, ne s’impose jamais de front. Yves est un séducteur qui tisse une toile dans laquelle la fille s’englue. Au début, fascinée, elle ne le sait pas » (p.42).

Une histoire d’amour avec un « jeune homme blond » (p.47) rencontré sur la plage, devant la maison de sa mère, après sa disparition, blessera, à jamais, la belle jeune femme à laquelle le narrateur s’adresse : « Certainement personne n’aime être regardé comme s’il venait de mourir » (p.104). Dans ce silence de « l’élan de destruction » (p.55), l’auteur de ce magnifique « Portrait d’une jeune fille qui ne se ressemble plus », nous dessine le miroir brisé de notre humanité : « La volonté d’un sans-tête est une violence qui ne peut être saisie, ni par lui-même ni par les autres, elle se nourrit de lui pour exister, indépendante, à part entière, comme une force qui n’est pas humaine ni animale, une force qui contient l’essence de toute chose et la vérité de tout être » (p.53).          

Ceux qui laissent l’éternité prendre place en eux (p.68), qui ont le regard enfoncé dans l’horizon (p.82), qui doutent qu’ils existent vraiment (p.73), qui courent entre les arbres (p.89), perdent leur chemin dans la voracité de la peur (p.90) nous apprennent la renaissance du désir pur et simple, ce besoin d’aimer et d’être aimé par une demande d’amour (p.92) qui nous bouleverse à la lecture de la lettre d’adieu qui conclut ce livre : « Le goût de vivre est une chose si fragile et parfois si peu évidente que l’on ne sait pas l’avoir perdu » (p.128).  

Ces Excellents français

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Anne WACHSMANN
Titre : CES EXCELLENTS FRANÇAIS. Une famille juive sous l’occupation.
Editeur : LA NUEE BLEUE
Année de parution : 2020.
 

A l’origine, une boîte. Retrouvée dans un tiroir familial, elle contient une centaine de cartes postales enfantines datées de la Seconde Guerre mondiale, d’apparence guillerettes, mais qui laissent entrevoir les déménagements, les séparations, la nourriture qui fait défaut, la peur, le bruit des armes. Puis une envie, un besoin irrépressible de remonter le temps pour recomposer la vie du petit Jean-Paul, de ses parents Lise et Poldi, de cette famille juive d’origine étrangère qui s’imaginait faire partie de ces « excellents français » que chantait Maurice CHEVALIER en 1939.
 
Avocate comme son père et son grand-père, héros de cette histoire, Anne WACHSMANN, mène durant plusieurs années une enquête minutieuse pour comprendre comment sa famille a reussi à survivre, comme tant d’autres familles juives françaises, aux persécutions de Vichy et des nazis. Cette recherche, semée d’embuches et de fausses pistes, la porte de Strasbourg à Agen, de la Suisse à l’Allier, en passant par Auschwitz, Marseille ou Grenoble. Elle convoque les écrits de nombreux historiens et les témoignages d’écrivains sur la vie des Juifs sous l’Occupation (PEREC, MODIANO, SINCLAIR), compulse les archives, enquête dans sa famille élargie.
 
Avec une écriture précise, fluide et documentée, elle fait revivre le quotidien de cette famille qui a résisté aux lois antisémites avec l’aide de héros anonymes, grâce à une capacité d’adaptation insoupçonnée, à des choix de chaque instant, à une grande part de chance et, surtout, grâce à l’amour sans faille qui transparaît dans des cartes postales toujours légères et colorées échangées entre un père et son petit garçon durant ces années noires.
 
Anne WACHSMANN, strasbourgeoise, avocate d’affaires à Paris, associée au sein d’un grand cabinet anglo-saxon, enseigne au Collège d’Europe à Bruges. Dans ce livre remarquable, elle enquête sur les traces de sa famille juive alsacienne, d’origine allemande et polonaise.
 
Dans sa préface émouvante et rigoureuse, Jean-Louis DEBRÉ explique la chanson de Maurice Chevalier, à l’automne 1939, « çà fait d’excellents Français », écrite spécialement pour remonter le moral d’un pays enlisé dans la guerre. L’auteure a choisi judicieusement son titre pour raconter l’histoire de sa famille allemande, polonaise installée à Strasbourg depuis le XIXème siècle. Des Juifs étrangers en moins de deux générations sont devenus d’« excellents français » et des plus brillants : médecins, avocats, magistrats, professeurs d’université.
 
Ce livre forme une enquête passionnante sur l’histoire d’une famille juive, bousculée par la tragédie de l’histoire mais nous donne aussi un document inestimable sur l’histoire du judaïsme alsacien et les raisons de l’attachement profond des Juifs d’Alsace à la République. Se raconter permet de supporter l’insupportable : une terre promise nazifiée et l’histoire de France à jamais entachée par ses persécutions antisémites. Un livre touchant et éclatant de vérité (p.12).
 
Dans son introduction, l’avocate alsacienne s’interroge sur la boîte d’Yvette, cette fameuse grande boîte d’archives et de photographies léguée par sa grand-mère maternelle, Yvette LÉVY. Elle revient également sur les raisons profondes de souhaiter devenir historienne à savoir faire revivre l’enfance paternelle durant la Seconde Guerre mondiale. Il y a sans doute une « fascination répulsive » (p.13) pour la période et une fascination admirative pour son arrière-grand-père prénommé Adolphe. Il fallait du courage et de la force pour « affronter cette boîte » (id.).

Au cours d’une conversation avec son père, Anne WACHSMANN apprend l’existence d’une boîte de 106 cartes postales « d’enfants » (p.14) que son grand-père lui avait envoyées tout au long de la guerre. Ces cartes, classées par année et destination, vont parler en quelque sorte chronologiquement et indiquer les voyages ou déplacements. Les lieux de résidence correspondent à des « pôles de regroupement » pour les Juifs pendant la guerre (p.15). Inspirée par la méthode d’Alain CORBIN mais aussi la méthodologie de l’historien Philippe BURRIN, celle qui « partait d’assez loin » (p.18) apprend et comprend que « toute l’histoire de la période doit réintégrer l’opacité de l’avenir, la mobilité des pensées, le tremblement des résolutions, les tentations de l’accommodement » (p.18).
 
Cet ouvrage comble, en outre, le manque d’études régionales sur « l’antisémitisme à la française » (p.20) qui existe bel et bien. Il apporte des connaissances de micro histoire et des questionnements pour résoudre des énigmes de vécu notamment cette question lancinante sur Néris-les-Bains où l’arrière-grand-père avait emmené toute sa famille avant la déclaration de guerre à l’Allemagne. Autre énigme à résoudre : comment son grand-père, avocat à Strasbourg, avait-il trouvé une place de juriste à la Fiduciaire de France à Marseille à l’automne 1940, et comment avait-il pu la conserver alors que les Juifs sont exclus du marché du travail en 1941 y compris en zone libre ?
 
Au travers des souvenirs de famille, il s’agit d’une contribution modeste mais majeure « à la construction d’un récit historique et de la mémoire collective » (p.25). A la Perec, ses touchantes cartes postales colorées envoyées par une famille en danger par ses origines juives, ses liens avec la franc-maçonnerie et ses racines allemandes, nous appellent à ce que plus jamais l’histoire ne bégaie entre d’excellents français mais aussi « la racaille honteuse » selon Pierre DAC.
 
Cette famille admirable s’adaptera à un quotidien bouleversé en essayant de vivre normalement dans une semi-clandestinité épuisante moralement et physiquement (p.55). En lisant ces pages dignes de Dora Bruder de Modiano, on apprend beaucoup notamment sur les cartes d’identité de français instituées par Vichy le 27 octobre 1940. Le grand-père Léopold WACHSMANN devient Léopold WILLEMAIN par un faux intégral, à Marseille, la même année. Une phrase de Robert BADINTER, reprise page 117 décrit bien le climat délétère de la période : « une atmosphère avilissante d’une médiocrité inouïe » marquée par l’adoration éperdue d’un vieillard qui incarnait soi-disant un passé glorieux.
 
Anne WACHSMANN, d’une phrase, résume bien sa famille de « juifs inclassables » : « Adolphe, Allemand jusqu’à ses 49 ans, qui s’exprimait dans un français parfait sans le moindre accent, Juif et franc-maçon, incarnait cette Anti-France que les nazis voulaient détruire et Vichy éradiquer définitivement du territoire national" (p. 144). Un témoignage essentiel.   
   
 

En Déplacement

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Corinne WELGER-BARBOZA
Titre : EN DÉPLACEMENT
Editeur : RECIT
Date de parution : 2019

 
Issue d’une famille de Juifs hongrois, arrivés en France en 1923, l’auteure remonte le fil généalogique, pour restituer l’histoire avérée ou probable de ces gens de peu, jusqu’au début du 19ème siècle. Ces biographies familiales s’incarnent dans les mouvements de l’Histoire, avant et après la Catastrophe, depuis la Double-monarchie    austro-hongroise jusqu’à la période contemporaine, en passant par l’entre-deux guerres, le communisme ou la situation française. La Catastrophe et les péripéties de la survie prennent toute leur place dans ce récit mais il est surtout question des Juifs « d’avant » et de la part décisive qu’ils ont prise à la fabrication de l’Europe moderne.
 
La pluralité des mondes juifs européens est souvent réduite à quelques représentations : la culture défunte du Yiddishland ou les reconstitutions communautaires actuelles. Pour sa part, l’histoire des juifs hongrois (près d’un million d’individus, avant la Première guerre mondiale) illustre avec une force singulière le mouvement qui a travaillé les Juifs européens, depuis l’Emancipation : l’assimilation aux cultures environnantes.
 
L’assimilation comme fil rouge et non pas l’identité.
Détachés de la religion et de la tradition, quel genre de juifs sommes-nous ? interroge l’auteure. En suivant la trajectoire des Erbstein, des Böhm, des Weisz et des Welger, les figures multiples du désir d’assimilation apparaissent, entre la chute et l’espoir. Car l’assimilation se danse à deux, Juifs et non-Juifs ensemble.
 
Etayé par des voyages, des témoignages, des archives et des sources historiques, ce récit compose une fresque de destins juifs, hongrois et français, en déplacement dans le temps et la géographie.
 
Corinne WELGER-BARBOZA est historienne.
Le livre s’ouvre sur une citation inaugurale d’Aharon APPELFELD : « J’ai toujours adoré les Juifs assimilés, parce que c’est en eux que le « caractère juif » et peut-être le destin juif, est concentré avec la plus grande force ».
 
L’auteure présente plus loin sa dette envers Viktor KARADY, spécialiste majeur de l’histoire et de la sociologie des Juifs de Hongrie. Le long prologue écrit à la fois de façon très littéraire et philosophique voire poétique, entreprend une réflexion sur « Qu’est-ce qu’être juif ? Etre juif, c’est déjà se poser la question… la réponse réside peut-être dans le fait même de se poser la question » (p.15). A travers la quête et l’enquête, animées d’une ardeur exhaustive, tout l’ouvrage déplie un questionnement très original sur ces Juifs historiques pour éclairer une condition de Juive détachée de toute religion comme de toute tradition. De déplacement en déplacement.
 
La première partie du récit, très émouvante, porte sur « ceux de Nagyvarad ». Oradea est le nom (roumain) actuel de l'ancienne Nagyvarad (hongroise). Quelle sorte de Juifs étaient ceux-là ? « La transmission par le silence est réputée aussi puissante que celle qui transite par les représentations fixées dans des récits » (p.28). Le 3 mai 1944, les habitants de cette ville lisent, effarés, les affichettes signées par le maire de la ville : interdiction de quitter leurs domiciles, une heure pour se ravitailler, entre 9 et 10 heures du matin, ils doivent immédiatement se tenir prêts à être déplacés dans un ghetto.
 
Le port de l’étoile jaune les marque déjà de façon qu’ils ne peuvent s’y soustraire (p.29). Dans les heures qui suivent, une clôture de bois, haute de 2 mètres, est érigée et entoure le nouveau quartier où tous les Juifs de la ville vont être relogés (id). La « Catastrophe » fait exploser la pauvre dichotomie entre mémoire et histoire. L’extrême rapidité de l’opération d’annihilation des Juifs de Nagyvarad a été menée, de la ghettoïsation à l’extermination, rend compte de l’expérience cumulée par les Nazis après trois années de mise en œuvre de la destruction des Juifs d’Europe.
 
Corinne WELGER-BARBOZA montre que la technique de la ghettoïsation comme procédé de ségrégation et de déshumanisation a été largement éprouvée depuis l’été 1941. La coopération zélée des autorités locales, de la police et de la gendarmerie hongroises assure le succès de l’entreprise (p.37). Dans une deuxième partie intitulée « Les Hongrois, Eux et Nous », l’auteure raconte le 7, rue François Miron à Paris où sa famille arrive après la guerre. En réfléchissant sur le donné de l’identité juive, elle revient sur un de ses linéaments, « ce qui relie entre nous c’est la culture de la bouffe » (p.194), les morceaux de bravoure inoubliable, le « faitout de chou farci encore fumant » (p.195).
 
Plus loin, aimer manger le dire et le redire lie le caractère hongrois : « dans l’antre de la cuisine et de la langue, la tribu se conforte dans le sentimentalisme des goûts, des odeurs, des accents de l’origine hongroise. Je suis incapable de situer le moment où je sais que notre petit monde est juif mais c’est assurément l’équivalent être-hongrois et être-juif qui formate cette première conscience. La cuisine et la langue pour tout bagage, pour toute culture emportée par ces exilés. Je comprends à présent que notre façon d’être juif vient de loin, un contrat passé avec l’Empereur par nos ancêtres : pas de langue, pas de culture juive en propre, une religion, c’est tout » (p.363).    
 
Il y a de très belles pages également sur la musique de la langue, creuset initial et cassure de l’exil sans retour. Page 235, l’universitaire revient sur le « qu’est-ce qu’être juif hongrois » ? Assumer ou non l’origine, en avoir connaissance (p.288). « A sa façon, le communisme a parachevé l’œuvre assimilationniste qui a profondément travaillé l’histoire des Juifs hongrois ; disparus ou exilés, ceux qui ont maintenu un écart avec l’identification intégrale à la culture et à l’histoire magyares n’ont pas fait partie de l’aventure de l’après-guerre. La fermeture impérative à toute expression de la judaïté a empêché les Juifs d’interroger le bilan de l’assimilation alors que son caractère illusoire s’est révélé avec la plus grande violence » (p.288).
 
La dernière partie de l’ouvrage intitulé « LE NOM » propose une étude onomastique des WELGER. Un livre poignant qui nous montre que les mondes juifs s’avèrent innombrables (p.384).  
 

La vraie vie de Cécile G.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : François CAILLAT
Titre : La vraie vie de Cécile G.
Collection : « L’infini », dirigée par Philippe Sollers. 
Editeur : Gallimard
Date de parution : Juillet 2021
 

Denis, le narrateur, rencontre Cécile G. à Paris dans les années 1960. L’adolescent n’ose rien entreprendre et le regrette. Il devait la retrouver en vacances à Plymouth mais la jeune fille ne vient pas. Depuis, il y pense toujours. La vie de Denis se fera avec et sans elle. Il connaît d’autres femmes, se marie, a un enfant, mais il n’oublie jamais Cécile G., il suit de loin ce qu’elle devient et enquête sur sa vie. Un jour, dans un parc, il s’aperçoit jouant avec un enfant qui s’appelle Denis, comme lui. L’enquête rebondit, la vie secrète reprend, dans les fantasmes, dans les plis, dans la littérature. Jusqu’au dénouement imprévu.
 
François CAILLAT, né le 21 octobre 1951, à Villerupt, en Lorraine, grand documentariste, agrégé de philosophie, diplômé en musique et ethnologie, a réalisé des portraits d’intellectuels et des essais filmiques pour la télévision (ARTE) et le cinéma. Dans sa large filmographie, on retiendra le chef d’œuvre « L’Affaire Valérie » (2004) et « Une jeunesse amoureuse » (2012).
 
Dans ce premier roman quasi biographique si ce n’est autobiographique, toute la thématique caillatienne du documentaire affleure : le hasard, les coïncidences, la préciosité des lieux, le flou de la précision du souvenir, l’obsession de la rencontre impossible par définition. Il y a aussi la vie comme enquête policière, la fantasmatique des lieux qui n’existent plus, des personnages qui n’ont jamais existé mais qui surgissent par la mémoire ou l’histoire, la séduction. Les lieux parisiens se transfigurent en personnages de la narration : le lycée Chaptal, la rue Logelbach, Plymouth.
 
Mais les personnages comme « Cécile G. » se transmuent en lieux de mémoire. La légèreté qui préside à ce premier ouvrage relève aussi de la tragédie des existences, des rencontres manquées forcément pléonastiques, dans un Paris à la fois bien concret et fantasmé : La Bastille, Le Musée Cernuschi, le Parc Monceau. Cette topologie de la forêt urbaine nous place entre le Gracq de la forme d’une ville et le Modiano de la rue des boutiques obscures. Fasciné par la figure féminine, le narrateur poursuit sa route évanescente et mélancolique empreinte de nostalgie et de silence.
 
Dans cette errance parisienne des Gares, on repense à une trajectoire conceptuelle mais aussi au Georges Perec de la disparition, entre faux détective et jeune homme qui se dirige à grandes enjambées vers la sortie.      

106 livres

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