Par Fabien Nègre
Benoît VIROLE
Guerre et littérature.
Les sombres bords
L’Harmattan
2020
Benoît VIROLE, psychanalyste et écrivain, auteur d’essais originaux dans plusieurs domaines : la pensée autiste (2015, Vrin), la complexité de soi (2011), la surdité (DeBoeck, 2006), Harry Potter (Hachette, 2002) ou les jeux vidéo (2003), met en lumière, dans le présent ouvrage, une instance énigmatique : comment un récit littéraire peut-il mettre en scène la dynamique multidimensionnelle de la guerre et générer une représentation efficace, que cela soit pour délivrer un message, illustrer un thème, nourrir une fiction, conserver une mémoire.
Il s’agit de montrer, ni plus ni moins, que la littérature institue une modalité d’analyse du réel qui permet par ses propriétés, telles les contraintes de la narrativité et l’usage des métaphores, une véritable explicitation des dimensions symboliques structurant le champ de la guerre, en particulier cette guerre du sens à laquelle nous nous confrontons aujourd’hui. La littérature pense la guerre par le passage aux « sombres bords » pour reprendre une belle expression poétique et si tragique de Jonathan LITTELL dans « Les Bienveillantes ».
La guerre, au sens de l’incarnation du mal, s’instille dans tous les pores de nos propres vies. Rien ne pourra jamais la réparer où que l’on tourne notre regard (p.9). La paix scelle une apparence car la guerre revêt des formes sans cesse multiples et son temps se dilate à l’infini. Ubiquitaire guerre, « prolongements des ongles et des dents » (p.9) : occuper des territoires, maîtriser des ressources, renverser des pouvoirs, étendre des frontières.
Selon la plume rigoureuse et claire de l’auteur dans sa brillante introduction, la nouveauté se cache ici : « Aux conflits physiques se rajoutent une forme sémiotique de la guerre. Son théâtre d’opérations n’est plus le champ de bataille où s’affrontent des forces armées mais un champ de significations où se déroule un combat à coups de symboles, d’images, de signes et de valeurs » (p.10). La cohésion sociale jamais totale repose sur peu.
Les actes de terreur s’inscrivent dans une logique du sens. « Cette guerre se déroule dans le réel, c’est l’attentat. Elle se déploie dans l’imaginaire car la terreur se déroule dans les esprits. Elle investit enfin le symbolique car son but est d’insuffler dans l’âme de l’ennemi la conviction de la fragilité du lien qui unit sa société, première étape à sa soumission » (p.11). Les esprits militaires connaissent cette nouvelle donne. La guerre du sens déborde les manipulations stratégiques, la dimension médiatique ou informationnelle.
« Elle sollicite les arrière-plans symboliques, constitutifs du lien social, autrement dit les idéaux de l’institution imaginaire de la société » (p.11). Penser l’intelligibilité de la guerre du sens requiert l’apport des sciences humaines mais, plus surprenant, de la littérature. « La littérature (…) a été emmenée à devoir penser la guerre. Elle a cherché à lui donner un sens même si celui-ci peut s’avérer absurde et relever du non-sens. Elle contribue donc à sa manière avec ses moyens et ses limites, à la construction d’une théorie de la guerre….comprendre comment les écrivains relatent le guerre est une exploration privilégiée de la façon dont la guerre envahit le sens » (p.13).
Ecrire la guerre ne se réduit pas à la description d’une bataille car elle déplie un objet multidimensionnel (p.15). Il existe des thèmes voire des schèmes de guerre. La guerre navale montre que la mer rassemble les marins ennemis. Le récit de la guerre aérienne se centre sur la solitude du pilote. Dans la guerre terrestre, le dilemme tient dans la camaraderie ou le devoir, sauver un camarade ou réussir sa mission (p.17). Le choix impossible entre humanité et nécessité interroge le sens, les valeurs et la signification profonde de la guerre : « qu’est-ce qu’une patrie qui exige la mort de ses fils ? » (p.18).
La richesse des thématiques étonne, entre l’éloge de l’abnégation militaire en termes mystiques (Vigny) et la dénonciation de l’absurdité des ordres, de l’utilisation des hommes comme chair à canons, le sadisme des chefs (Céline), leurs bêtises (Drieu La Rochelle) ou plus rarement la fascination des armes, l’esthétique du feu, la destruction de la nature, l’anéantissement des hommes voire l’extase au combat (Dostoïevski). La guerre exprime les plus extrêmes passions mortifères (p.20), ouvre le fond pulsionnel de l’homme, dégrade le verni de la civilisation jusqu’à l’anthropophagie.
Dans des chapitres toujours denses et concis rythmés comme des nouvelles, Benoît VIROLE nous emporte où la proximité de la mort embrase aussi le désir sexuel sans limite. On rit à l’évocation des personnages convenus dans la littérature de guerre : le soldat rebelle, l’adjudant rigide, l’infirmière sublime et bien d’autres dont le camarade secourable, le lâche ou l’officier caractériel. Il nous démontre que le récit de guerre écrit l’homme dans la totalité de son expérience et nous montre par quelle méthode une œuvre littéraire traite de la guerre (p.22).
Bien au-delà des manières stylistiques abordées pour décrire la complexité de la guerre, le psychanalyste des figures du silence déploie une grille conceptuelle pour tenter une théorie de la guerre (p.23). La modernité de la trinité clausewitzienne -déchaînement de la violence, organisation rationnelle de l’affrontement, relation politique- s’impose (p.26) même si l’étude de la guerre, ordre complexe, défie toute intelligibilité. Face à cette trinitaire énigme, la littérature transforme la complexité en récit (p.27). L’écriture mobilise l’ordre des évènements par la fresque (p.34), la métaphore (p.36) dans un palimpseste des batailles (Jean Roudaut).
Dans le traitement, la médiation de l’héroïsation se substitue à la vision panoramique. La figure permanente du duel (Valery), l’ennemi en tant que dédoublement de soi (Hemingway, p.50), le meurtre du double (p.56) illustrent l’homicide de l’autre, question essentielle éthique et ontologique : « La guerre invite à la subversion des seuils de notre humanité. Dans la guerre, tout homme peut être amené à franchir les sombres bords » (p. 56). La guerre expose alors l’homme aux frontières dangereuses et internes du meurtre (p.60).
Une instance éthique exige la mort de l’autre pour maintenir un idéal communautaire, son idéal politique. L’appartenance à la patrie implique le paiement d’une dette d’existence : le sacrifice de soi (p.62). On notera les remarquables pages sur le sacrifice militaire (pp.63-73), le déserteur ou le soldat errant (p.70) qui invitent à penser la guerre de manière originale : « une entité stratifiée où les trois surfaces apparentes, violence, conduite, politique, sont déterminées par une puissance interne, irrépressible, issue de la nature sociale de l’homme. Cette nature, pulsionnelle, inconsciente, s’exprime en permanence, par une tension entre la propension à l’anéantissement de l’autre et celle du sacrifice de soi pour la survie du groupe » (p.87).
On ne pourra que regretter, malgré la profondeur de l’analyse, une inclinaison de Benoît VIROLE à la sombre prévision caricaturale « hobbesienne » d’une « guerre civile généralisée, condition d’existence de notre propre société, faute d’ennemi consensuel sur lequel projeter notre violence » (p.90).
Par Fabien Nègre
Cloé KORMAN
Tu ressembles à une juive
Seuil
Janvier 2020
Cloé KORMAN, né en 1983, professeure agrégée de français à Bobigny, normalienne spécialisée dans la littérature anglo-saxonne et l’histoire de l’art, ancienne collaboratrice au Ministère de la Culture, écrivaine primée (Livre Inter, Valéry-Larbaud 2010), s’inscrit dans le récit documentée et parfois documentaire sur les mondes sociaux, interroge la question des limites, des frontières et des migrations. « Les Hommes-couleurs » son premier roman, aborde la différence, la discrimination et le racisme dans des contextes culturels et urbains diversifiés.
Une histoire forte d’exode moderne dans le désert mexicain. « Les Saisons de Louveplaine », son deuxième roman, qui s’inspire des émeutes de 2005, évoque la disparition d’un immigré algérien dans une Seine-Saint-Denis mythique, hantée par l’Histoire et des personnages d’adolescents fugueurs. Son troisième roman, « Midi », qui se déroule essentiellement à Marseille, revient sur la vulnérabilité de l’enfance, les compromis coupables des adultes et la puissance aveuglante du désir.
« Tu ressembles à une juive » se présente sous la forme d’un court essai autobiographique. En effet, Cloé KORMAN a grandi à Boulogne-Billancourt, dans une famille juive - alsacienne du côté maternel et polonaise sur le versant paternel - marquée par les exils et les persécutions du XXème siècle. Littéralement choquée par le clivage pervers entre la lutte contre l’antisémitisme et les autres luttes antiracistes, la directrice d’ateliers d’écriture dévolus aux enfants de banlieue, rentre d’emblée dans la généalogie de la vieille tradition du racisme à la française.
Du code noir à l’islamophobie contemporaine, la mise au ban de certaines populations prend des formes multiples, souvent tragiques. Pour la famille de l’auteure courageuse au sens hérétique, ce fut le Statut des Juifs en 1940 qui marqua la plongée dans l’horreur et entraîna un sentiment d’aliénation durable. « Attache tes cheveux sinon tu ressembles à une juive » restitue une remarque de sa grand-mère sous forme d’assignation à se faire plus discrète, à se conformer à une certaine norme physique.
Dans ce récit focal émouvant et argumenté, singulier et nuancé, une femme, une enfant issue d’une famille juive rescapée, une écrivaine des banlieues, des minorités, des marges, se met en jeu en analysant les effets politiques et électoraux délétères de toutes les oppressions. Le livre s’ouvre sur une scène incongrue dans une synagogue du nord de Manhattan (pp.7-24), un cri de colère et de révolte. En avril 2007, pour Pessah, la jeune femme doit rester au fond de la salle, derrière les hommes. Humiliée et ridiculisée, elle quitte les lieux et attend ses amis dehors.
« Qu’est-ce que cela veut dire d’exiger que les femmes assistent à l’office mais qu’elles n’entendent rien ? La misogynie de la religion juive est là » (p.8). La religion catholique fait également preuve de phallocentrisme quand le pape mène une lutte contre l’avortement en traitant les femmes qui le pratiquent de « meurtrières qui embauchent des tueurs à gages ». L’auteure agacée de poursuivre en dynamitant toutes les prénotions : « Je ne vois pas qu’en France on s’intéresse à la misogynie des rabbins » (p.9). Pourtant, elle décrit toute la beauté du séder, ce dîner pascal rituel qui cristallise les souvenirs joyeux (p.10), ses lectures d’haggadah au même titre que les flammèches d’Hanukkah. Le pire va pourtant advenir. Une amie l’admoneste : « Si tu vas dîner seule au lieu d’être avec nous, tu n’es pas vraiment juive » (p.11).
La méditation de l’insulte éloigne la brillante professeure de son identité juive pour la rapprocher de ses méditations sur la vision lynchienne du monde (p.13). Cette remarque aussi risible que féroce résonnera toutefois jusqu’à aujourd’hui comme « une expropriation verbale », une forme de racisme. A rebours, la révoltée intense qui ne souhaite que personne ne lui dicte sa conduite défend « un judaïsme athée, intellectuel, qui assume son caractère mélangé aux autres cultures et aux autres pays, l’allégorie d’une certaine forme d’étrangeté inséparable de l’expérience littéraire » (p.15).
Cet essai accessible qui n’élide pas la complexité nomme les métamorphoses de l’altérité radicale : l’étonnement, l’expérience de l’exil et de la différence, le plurilinguisme, la double culture, l’humour juif dont « le ressort est un questionnement des évidences entêté jusqu’à l’absurde » (p.15). Cloé KORMAN, de son enfance baignée dans les pratiques et les tensions intérieures au combat antiraciste (p.18), hérite d’une subtilité d’analyse en enseignante de littérature à des adolescents dionysiens « racisés » (p.21) à savoir qui peuvent se sentir écartés de la norme sociale en raison de la couleur de leur peau, de leur religion ou de leur langue.
« Dans ce contexte désolant qui exige un moral d’acier » (p.22), l’apprentissage de l’écriture et de la parole équivaut à un sésame. Les fantômes ressurgissent à Belleville, à Sarcelles ou à Créteil : « aimer ou ne pas aimer les juifs est devenu, redevenu, un positionnement stratégique au sein de la société française » (p.23). Ainsi, « 1% de la population française polarise la haine xénophobe d’une façon incroyablement disproportionnée, près de la moitié des violences racistes » (p.31).
Le passage sur Drancy et sa cité HBM nommée « la Muette » (non pas en référence à ceux qui ne parlent pas mais à la meute des chenils), érigée en 1931, qui « aboie en silence » (p.55), là-même d’où partirent, en 1940, 63 000 enfants juifs sous la surveillance des gendarmes français, nous abandonne à la ventriloquie de l’histoire. Le « Tu ressembles à une juive ! » grand-maternel stigmate du souci d’invisibilité qui se poursuit dans l’œuvre d’effacement des noms et des corps, signifie de fait « tu ressembles à une étrangère » (p.67).
L’éducation à la discrétion, aussi bien religieuse que corporelle, constitue in fine la marque la plus profonde des persécutions (p.69). Ailleurs, la lettrée n’hésite pas à briser tous les codes de la belle convenance des salons parisianistes : « un des rares domaines où je suis obligée de me confronter parfois à l’expression de l’antisémitisme et de façon assez directe, est celui de la littérature » (p.70). Shakespeare, Céline, Drieu la Rochelle, Yann Moix (p.72) illustrent son propos.
Les dernières pages consacrées aussi bien à l’affaire Zyed et Bouna qui marque un tournant dans l’histoire de la BAC, au tabassage d’un campement rom à Bobigny en 2019, au Code de l’indigénat de 1881 ou aux migrants subsahariens et aux Black Dolls, dévoilent une typologie des racismes qui nous éclaire pour « penser la solidarité entre les luttes contre le racisme et contre l’antisémitisme, et mener ces combats de façon tolérante et pluraliste, en surmontant les divisions liées à nos origines sociales et culturelles - ce qui exige sans doute de surmonter le racisme au sein de l’antiracisme » (p.107).
Un court essai d’autant plus rassérénant qu’il ne vient pas d’un philosophe, afin d’éviter cette dévastation où les roses s’évanouissent en poussières dans le sentier du cauchemar.
Par Fabien Nègre
Michel PERALDI, Michel SAMSON
MARSEILLE EN RÉSISTANCES
Fin de règnes et luttes urbaines.
La Découverte
Février 2020
Michel SAMSON, correspondant du journal LE MONDE en région PACA, compagnon de route du réputé documentariste Jean-Louis COMOLLI, jadis auteur de films remarqués sur la vie politique massaliote, connaît bien la ville fondée par des Grecs de Phocée. En effet, après avoir enquêté sur le Front national à Toulon, en 1997, il a écrit avec son co-auteur anthropologue Michel PERALDI, en 2015, un ouvrage devenu classique : « Gouverner Marseille, enquêtes sur les mondes politiques marseillais ». Les deux complices signèrent également une sociologie de Marseille, en 2015, à la Découverte.
En préambule, nous rejoignons, sans réserve, l’attention attirée par Stéphane OLIVESI, Professeur de SIC à l’UVSQ sur l’originalité épistémologique du livre : « Il importe de souligner que cet ouvrage ne relève ni d’un essai journalistique, ni d’un travail académique au sens usuel mais opte pour une voie intermédiaire. De ce fait, le lecteur pourra déplorer ou, inversement, louer le parti pris éditorial qui consiste à associer l’investigation empirique, la production de données factuelles, à la mobilisation de problématiques et concepts importés des sciences sociales. À ce titre, l’ouvrage investit un espace éditorial peu fréquenté.
Plus essentiel, il invite les chercheurs à s’interroger sur leur rapport au « terrain », aux données empiriques, à la vision parfois trop savamment construite qu’ils déploient comme pour se prémunir de toute confrontation au réel. Car le risque existe pour les sciences sociales de finir par se détourner de la réalité au profit de représentations qui, à la vérité, ne parlent qu’au monde académique et, plus insidieux, que du monde académique. Là, les auteurs partent des faits, les mettent au jour mais proposent aussi une mise en intelligibilité des phénomènes observés.
Et cela n’est possible que parce qu’ils saisissent ces faits à partir de grilles de lectures et de questionnements qui font écho à des problématiques contemporaines de la recherche » ( https://journals.openedition.org/lectures/42961).
Le présent volume se veut donc la suite de leurs investigations sur celle que l’on nomme MARSELHA en occitan provençal. D’emblée, la dédicace donne la tonalité grave du propos puisque ce livre « est dédié à Cherif, Fabien, Julien, Marie-Emmanuelle, Niasse, Ouloume, Simona et Taher, morts le 5 novembre 2018 rue d’Aubagne. Et à Zineb, morte le 2 décembre 2018 des suites d’un tir de flashball ». Dans leurs pages liminaires, les auteurs reviennent sur la terrible catastrophe de ce jour de pluie (p.7) où les trombes d’eaux joueront un rôle éminemment politique. Ce drame s’origine uniquement dans la vétusté.
La seule consonance des prénoms des disparus (p.8) dans des circonstances tragiques, éclaire déjà la nouvelle complexité sociologique de ce quartier, cœur historique de la ville, à quelques pas du Vieux-Port, souvent présenté par les médias comme foyer de pauvreté. On décompte bien deux sans-papiers mais les autres victimes déjouent totalement la loupe erronée des télévisions nationales. En effet, « une étudiante italienne en sciences économiques et sociales et son ami, italo-sénégalais en visite ; une jeune étudiante, un artiste peintre, militant aguerri de la lutte urbaine sur le marché de La Plaine, une grand-mère comorienne » (p.8) ont trouvé la mort, broyés par cet effondrement de fin du monde en dominos.
Très vite, les élus très locaux réagissent maladroitement. « La Mairie est l’institution responsable, coupable de négligence envers l’habitat vétuste… accusée d’incompétence dans le traitement et l’évaluation du phénomène, de mépris et de légèreté dans le traitement émotionnel… » (p.9). Il ne faudrait pas pour autant réduire la politique locale à un théâtre pagnolesque mais envisager ses dynamiques économiques propres et sa spatialisation d’urbanisation dont les auteurs ne traitent pas dans ce livre.
En guise de positionnement introductif, nous rappellerons quelques analyses magistrales sur Marseille : du géographe Marcel Roncayolo, L'imaginaire de Marseille. Port, ville, pôle, Lyon, ENS Éditions, coll. « Bibliothèque idéale des sciences sociales », 2014 ou son essentielle thèse pour comprendre la géographie urbaine de la cité phocéenne, Les grammaires d'une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Editions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1996.
On notera, sur la stratification des migrations, le décisif livre de l’historien Emile TEMIME intitulé Migrance. Histoire des migrations à Marseille, Aix-en-Provence, Edisud, en trois volumes. Dans une veine plus littéraire de psychologie sociale, de Frédéric VALABREGUE, aujourd’hui épuisé, « La Ville sans nom », P.O.L., 1989. Maquillant les causes réelles en catastrophes naturelles, aucun élu ne manifestera émotion ou compassion. Les révélations atteindront leur paroxysme émotionnel avec la certitude que « trois élus de la majorité municipale sont eux-mêmes des marchands de sommeil, propriétaires de taudis qu’ils louent dans le centre-ville » (p.10).
Le C5N (Collectif du 5 novembre) créé à l’occasion du drame, installe à la fois une solidarité réelle et un travail symbolique de deuil par des manifestations relayées par des partis politiques (LFI notamment) et des syndicats de quartiers puis des ONG (Fondation Abbé Pierre). Par la question centrale du logement insalubre, des acteurs de terrain s’installent dans le paysage politique marseillais. Le « système notabiliaire » (p.12) des jeux égotiques se voit dépassé à l’image du basculement du 28 octobre 1938 où le sinistre des Nouvelles Galeries, grand magasin situé sur la Canebière, ayant causé la mort de 73 personnes, provoque la démission du maire Henri TASSO et surtout, unique dans l’histoire de France, place la Ville sous la tutelle de l’État jusqu’en 1944.
Aujourd’hui, fort modestement, Michel PERALDI et Michel SAMSON, fins connaisseurs de l’organisation urbaine et de ses paysages (p.13), entreprennent une nouvelle exploration axée sur les récentes transformations d’une ville-laboratoire qui s’incarne dans un nouvel esprit.
La continuité idéologique d’un système politique ancré depuis des décennies rencontre « l’énigmatique plasticité du réel » (p.15). Les auteurs abordent alors scrupuleusement des thématiques pour le moins rarement frayées : la condamnation de Sylvie ANDRIEUX en 2013 pour détournement de fonds publics, le PS et le clientélisme municipal, le développement du tourisme, l’irruption des femmes dans les enjeux municipaux qui dissimule mal une vision libérale de la gestion politique. « Marseille ne nous apparaît pas différente ou singulière, avancée ou retardée, mais simplement en prise sur une réalité et des dynamiques générales, au moins françaises sinon mondiales » (p.16).
Parmi les portraits des anciens cadres politiques, on notera les passages accablants ou hilarants, au choix, sur les élus « peu présentables » (p.30) qui ne savent pas construire une présentation de soi médiatique. Il s’agit, par exemple, ici d’un marchand d’esques (appâts pour la pêche) : « A un physique portant au ridicule s’ajoutait une vie d’une grande banalité comportant de larges pans d’indicible peu valorisant, enfin une manière de mettre en récit la pratique politique ramenant l’essentiel des activités politiques à des « coups », des entourloupes, du théâtre et des manipulations » (p.31).
Du « Falstaff provençal » (P. Menucci) à la « passionaria des quartiers Nord » (S.Ghali) ou la « patronne » Martine Vassal (p.100), tous résident dans un ethos incompatible avec la grandeur au sens pratique et symbolique auxquelles ils aspirent (p.36). Autre phénomène totalement nouveau : l’incontestable présence touristique (p.75) massive installée depuis 2019 (5 millions). Marseille se singularise, en effet, par l’existence et la permanence d’une centralité commerciale populaire toujours vive et invasive malgré l’irruption des affairistes et des promoteurs (p.77).
Pour tous les arrangements sans lesquels le commerce ne serait pas rentable, « il est primordial de connaître quelqu’un à la mairie ou au conseil général » (p.80). Cette logique des interstices révèle une spécificité où la concurrence entre les commerces de centre-ville et ceux d’une centralité marchande populaire, singulière et complexe, définit des frontières urbaines et sociales structurant des rapports de classe (p.81). Autour de la vivacité de la rue d’Aubagne, un feuilletage de mixités et d’énergie attirent « des peuples de l’intérieur, des touristes comme des voyageurs de passage » (p.83).
Les auteurs montrent judicieusement que deux éthiques commerciales prévalent : l’univers de la boutique et celui de la rue vécue comme mise en scène de la frénésie marchande telle une fête (p.85). Autre tableau qui caractérise le tissu urbain phocéen : l’économie résidentielle se fonde avant tout sur la spéculation comme régime de profitabilité (p.88). La spatialisation de l’habitat présente ainsi des ERF (ensembles résidentiels fermés). En 1960, on comptait 72 résidences de ce type (p.90). La privatisation condominiale s’impose en mode de gouvernement, lequel entretient un entre soi social protégé (p.91).
Pourtant, en 2019, le collectif fait méthode aujourd’hui notamment à travers les états généraux pour une « Marseille vivante, accueillante et populaire » (p.147 : 75 associations). Cette autre manière de concevoir la politique s’exprime pleinement dans le dialogue entre des acteurs de terrain : la Fondation Abbé Pierre, le C5N fondé dans le quartier Noailles. Par de-là le militant ou l’élite, des permanents et des circonstanciels (p.149) agissent concrètement. Cet « agir communicationnel », pour reprendre un concept habermassien souvent manié, s’exprime, aussi à travers le Collectif CVPT (Un Centre-Ville pour Tous, p.153) dans le cadre de la rénovation du quartier de Belsunce.
Ces tactiques populaires au potentiel révolutionnaire se renforcent par la nature paradoxale des organisations (pp.159-160). Ce nouveau style politique repose sur l’absence de structures qui ne perçoivent aucun financement, ne possèdent pas de local, ni porte-parole ni hiérarchie mais fonctionnent à la mobilisation permanente d’individus quasi interchangeables mais en relation ininterrompue (p.161). L’émergence de Mad Mars sur l’effondrement des institutions en témoigne. Ces collectifs traduisent des formes d’expression et d’action des classes moyennes consécutives aux nombreux dysfonctionnements de la ville (p.164).
Depuis les années 2010, des luttes urbaines naissent des industries créatives (pp.186-197) mais la gentrification ne fait pas sens à Marseille. Il faudrait davantage parler d’un mouvement de multiplicités anonymes, d’une circulation où « fonctionne à plein les jeux de notoriété, les solidarités de milieux et de bandes, les réseaux relationnels affranchis des ancrages institutionnels locaux » (p.197). L’échelle des sociabilités et des solidarités ne se résume pas, ici, à une proximité mais un espace déterritorialisé dans lequel des réputations, des recrutements et des affinités professionnelles se nouent (p.197).
Sur ce laboratoire urbain, on lira avec profit les pages consacrées aux mondes souvent peu évoqués de la création précaire (p.205), la combinatoire des sociabilités du quotidien autour des comptoirs, des Clubs et des cercles de passionnés dans une logique de partage des plaisirs (p.206). Ces solidarités informelles interpersonnelles rompent avec les notabilités locales qui ne représentent plus qu’elles-mêmes (p.211).
Ce schisme social profond entre des agoras ordinaires de villages provençaux au sens de Maurice Agulhon (p.212) où se joue un monde nouveau et le pragmatisme des professionnels de la politique, dessine la vacance d’un véritable projet de développement de la ville (p.215). Ce hiatus érige pourtant les nouveaux laboratoires du vivre ensemble cristallisés dans le cas marseillais mais les auteurs ne l’abordent qu’en guise de conclusion.
Par Fabien Nègre
Serge TRIGANO
Trigano loves you
Du Club Med au Mama Shelter, la saga de la famille Trigano
Albin Michel
Date de sortie en librairie : 1er octobre 2020
La famille TRIGANO marqua profondément le monde des vacances et des loisirs et son imaginaire. Raymond TRIGANO, l’arrière-grand-père spécialisé dans le matériel de plein-air, auteur du slogan : « Le camping, c’est Trigano ! ». Gilbert TRIGANO, le grand-père, co-fondateur du Club Med, grava dans toutes les mémoires un autre pitch publicitaire extraordinaire : « Le Club Med : la meilleure idée depuis l’invention du bonheur ! ». Serge TRIGANO, dans les pas de son père, fonde le Groupe Mama Shelter avec ses deux fils, Jérémie et Benjamin : « Mama loves you ».
Ce livre relate la solaire saga familiale qui influença toutes les générations des trente glorieuses aux années 2020. Serge TRIGANO, après des études de sciences économiques, intègre le Club Méditerranée où il occupera tous les postes, de GO à Président avant son éviction en 1997. En 2008, il lance le Mama Shelter, un nouveau concept d’hôtellerie urbaine : décoration décalée, équipement de cinq étoiles à des prix de trois, cuisine imaginée par des grands chefs étoilés (Alain SENDERENS, Guy SAVOY).
L’histoire commence toujours par un caïque, cette petite embarcation rustique que les Trigano affectionnent. La saga de la famille va d’éblouissements en effondrements depuis quatre générations. Savon de Marseille, épicerie, torréfaction, textile, fabrication de rétroviseurs, quincaillerie, bâches, camping, séjours touristiques, lieux de séminaires, hôtellerie lifestyle : un siècle d’affaires et de rebondissements.
Des traits de personnalité prédominent tout de même à chaque génération : des efforts d’adaptation permanents face aux fluctuations du monde, l’anticipations des conséquences de ces changements sur les métiers, l’acceptation des aléas et des revers de fortune (p.12). C’est avec beaucoup d’émotion, de sensibilité et de tendresse que Serge TRIGANO se raconte et conte ces algériens de père et turcs de mère, qui s’installèrent en France à la fin de la seconde guerre mondiale.
Admirablement persévérants, dotés d’un sens du rare négoce et d’un désir d’intégration de toutes les cultures, porteurs de valeurs essentielles, les Trigano symbolisent une histoire d’amour, de passion et de rêve. Les vacances, le temps hédoniste et oisif existent déjà dans le parfum du temps au début du XXème siècle. En 1935, un russe champion de natation, Dima FILIPOFF, crée le Club de l’Ours blanc, à Calvi mais la guerre éclate mettant fin à l’insouciance. A la Libération, l’envie de vivre s’intensifie.
Un petit groupe d’hommes et de femmes, Paul Morihien, Mario Lewis, Tony Hatot, Gérard Blitz entre autres, souvent sportifs, champions de natation ou de water-polo, se lient d’amitié au fil des compétitions. En 1949, le même Dima FILIPOFF retourne en Corse pour fonder, en association avec Edith FILIPACCHI, toujours à Calvi, un village de toile nommé le Club Olympique. Gérard BLITZ a 37 ans. Cet ancien champion de water-polo engagé dans la résistance, rêve d’un monde meilleur. Une seule vocation : apporter du bonheur aux autres (p.14). Ces avant-gardistes des congés détente s’intéressent au yoga, au goût du paradis terrestre.
Les idées prennent forme : recréer et partager, offrir aux gens un lieu de beauté, chaleur, gentillesse, loin des contraintes et des habitudes, ils profiteront de la vie (p.15). Hélène LAZAREFF, fondatrice du magazine ELLE, fonde « les villages magiques ». Les valeurs semblent évidentes : le sport, les rencontres conviviales et joyeuses, les éléments naturels des rivages méditerranéens, la mer transparente, les oliviers, la chaleur. Tout un imaginaire bien réel pour effacer la guerre. Gérard BLITZ n’a pas d’argent et pas de partenaires. Il veut s’installer aux Baléares, à Alcudia, sur l’île de Majorque.
Son concept est simplissime : un village de toile avec un bar, un restaurant et des activités sportives (p.16). Il parcourt l’annuaire pour trouver un fournisseur de tentes de camping et tombe sur Trigano père et fils. Gilbert Trigano décroche. C’est un coup de foudre (p.17). Pour une idée plus précise de la rencontre, on se reportera à Gilbert TRIGANO, La Saga du Club, Paris, Grasset, 1998. Le 27 avril 1950, les statuts de l’association Club Méditerranée sont déposés. Une des plus belles épopées du XXème siècle. La construction d’une grande marque s’accompagne sans cesse d’innovations majeures.
Première idée de génie : le « tout compris ». (p.19). Les vacanciers partent l’esprit libre. Deuxième idée astucieuse de marketing direct : la mention « complet » sur les affiches dans le métro. Le Club renvoie à une sorte de « magie » de lieu : liberté, lumière, fraternité, nonchalance, rire. Pourtant, les tentes prennent l’eau et la tempête fait rage aux Baléares. Le Club inaugure un lien fort avec sa communauté bien avant tous les réseaux sociaux. Les réunions, d’après-vacances, à Paris, font le plein avec des G.O (gentils organisateurs) et des GM (gentils membres), autre invention de la société éditrice d’un journal, « Le Trident ».
Tous ces outils modernes de communication fédèrent une communauté humaine au fort sentiment d’appartenance (p.26). Marcel HANSENNE, rédacteur du chef de l’Equipe, restituera bien cet esprit du voyage : « Partir, tout quitter ….aller loin puis s’arrêter là où tout est différent. Vivre enfin face au soleil, à la mer, au vent, rire, chanter, pêcher, nager » (p.27). Il s’agit de fuir la monotonie parisienne pour poursuivre un rêve de fête, tout oublier. Autre dispositif essentiel au cœur du village : le bar, espace de convivialité par excellence. En 1952, le succès total advient avec l’île grecque de Corfou.
En 1955, « les gens font la queue sous la neige et prennent littéralement d’assaut les bureaux dès l’ouverture » (p.32). Avant Meetic, le Club devient « le plus grand facilitateur de rencontres amoureuses au monde ! » (p. 33) même si « Les Bronzés » ne feront jamais rire Gilbert TRIGANO. Très vite, ce précurseur créatif inaugure les vacances à la neige pour pallier les déficiences de la trésorerie hivernale. Mieux, autre idée géniale, il libère les esprits de la question de l’argent avec « le collier-bar » (p.37). Buffet à volonté, vin à discrétion, vacances à crédit, autant d’améliorations essentielles du service au client.
La folie du Club Méditerranée passe au statut de « phénomène de société » en tant qu’empire auprès duquel les vacanciers règlent leurs vacances à l’avance. Pourtant, des difficultés de gestion de trésorerie apparaissent parfois dans certains villages. Les banques, encore une fois, s’illustrent par leur clairvoyance : « Le Club n’a aucun avenir » (p.39). Il faudra le soutien politique d’Hassan II et l’amitié pécuniaire du baron Edmond DE ROTHSCHILD, pour sauver le groupe. Grâce aux personnalités hautes en couleurs des chefs de village, toute la jet-set parisienne se rue au Village d’Agadir dans les années 70 (p.42).
Toute entreprise de taille mondiale porte une vision sculptée par un homme. Gilbert TRIGANO rêvait de comédie au grand dam de son père, Raymond, torréfacteur de café à Saint-Maurice dans le Val de Marne. Suite à l’incendie de son usine, toute la famille retiendra son adage : « La ruine n’est pas une fatalité. Il ne faut pas s’attarder sur un échec mais repartir » (p.49). Gais et unis, la famille continue. Le petit Gilbert se singularise par son brio, son sens de l’écriture et son incroyable don pour le calcul mental.
A Montreuil-sous-Bois, ses camarades feront de belles carrières de comédiens : Jean-Marc THIBAUT, Serge REGGIANI, Daniel GELIN, Jean CARMET. Résistant, proche du PCF, journaliste à l’Humanité (p.54), à 25 ans, Gilbert TRIGANO accepte enfin un « emploi sérieux » dans la fabrique de bâches pour camions de son père. Il pressent que le Club Méd formera « l’œuvre de sa vie et saura mieux que personne donner vie à leur rêve » (p.57). Visionnaire talentueux, orateur charismatique, négociateur subtil, il a su mondialiser sa société et surtout conserver l’esprit Club, un savant mélange de convivialité, de joie de vivre intense (p.76).
Ce créateur de bonheur réussit à accomplir le tour de force de donner l’illusion à ses salariés qu’ils ne travaillaient pas mais vivaient une vocation (p.79). En grand patron de gauche qui refusa le poste de ministre du Tourisme de François MITTERRAND, cela ne l’empêche pas de traiter avec toutes les sphères du pouvoir partout sur la planète : rois, ministres, Chefs d’état. Son dialogue avec le pape Jean-Paul II ou Bernard Pivot témoignent d’un exceptionnel sens de la répartie (p.95). Serge TRIGANO n’aura pas la tâche facile car la succession s’avère presque impossible.
Après avoir franchi tous les échelons du rude apprentissage d’héritier, il rejoint le siège en 1985. Deux évènements bouleversent sa prise de pouvoir de la seule entreprise mondiale dans l’industrie du tourisme : le 2 août 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït ; le crash de l’avion transportant les GM de Dakar au Cap Skirring. Il n’y aura plus de bonheur (p.123). Ce drame précipitera le départ et la disparition de son père. En 1994, à Agadir, a lieu la passation des pouvoirs. En 1996, les AGNELLI, estimant que Serge TRIGANO trahit le marché, demande son éviction dans une scène digne du « Parrain » (p.132).
Trainé dans la boue, meurtri, le fils TRIGANO contracte bien des détestations, commissaires aux comptes et banquiers en tête (p.185), traverse un grand désert mais il sait rebondir grâce à une famille exceptionnelle (p. 141) et Philippe STARCK. La nouvelle aventure se nomme Mama Shelter en 2008 : un nouveau concept d’hôtel urbain, « un projet social du XXIème siècle » (Cyril AOUIZERATE, p. 154). Shelter se traduit par abri et Mama représente « la femme la plus aimée au monde ».
Souvenirs d’enfance et hommage à sa mère, ce concept citadin représente une nouvelle façon de découvrir les villes (p. 161), une vision philosophique et politique (p.176). Le gang TRIGANO, cette dynastie pas comme les autres, avec tendresse, amour et gentillesse, croit à ses intuitions (p.210). En 2025, il y aura une centaine de Mama dans le monde (p.212). L’âme des entreprises émotionnelles (p.218) ne se remarque pas. Elle s’incarne dans une ambiance, des attitudes, des relations humaines, œuvrer tous ensemble à tisser une dimension pour choyer la vie.
Par Fabien Nègre
Sylvie LAURENT
Pauvre petit Blanc
Le mythe de la dépossession raciale
Editions de la Maison des Sciences de l’Homme
Septembre 2020
Sylvie LAURENT, historienne et américaniste, maîtresse de conférences à Sciences Po, chercheuse associée aux universités d’Harvard et de Stanford, travaille sur les questions de race et de classe aux Etats-Unis. Elle a notamment publié Homérique Amérique (Seuil, 2008), Martin Luther King (Seuil, 2015), La couleur du Marché. Racisme et néolibéralisme aux Etats-Unis (Seuil, 2016). Dans cette nouvelle enquête, elle pratique une archéologie conceptuelle des sources et une généalogie axiologique contemporaine afin d’analyser finement le mythe de la dépossession raciale.
Elle déconstruit l’étrange idée selon laquelle les Blancs seraient aujourd’hui, au même titre que les minorités, victimes de discriminations, voire d’un « racisme anti-Blancs ». Résultat d’une conscience raciale blessée, cette croyance s’origine dans les Etats-Unis du XVIIIème siècle. Donald TRUMP politise sa promesse de restauration d’une préséance blanche perdue confisquée par d’autres. Cette rhétorique victimaire traverse, de nos jours, l’Atlantique pour imposer la fantasmatique du déclin ou de la stigmatisation de l’homme blanc.
En dévoilant les origines de ce discours, Sylvie LAURENT démontre que le « pauvre petit Blanc » relève du mythe, d’un tour de passe-passe des élites blanches qui s’approprient la posture de l’opprimé afin de préserver leur statut et leur privilège racial vivement contesté depuis les années 1960 jusqu’au Black Lives Matter. Dans sa longue introduction de 31 pages, Sylvie LAURENT pose le problème de la légitimité de la blancheur et non de la blanchité en tant que force unifiante. Par opposition à l’Europe, elle concentre son étude sur les Etats-Unis où la définition même de l’américanité équivaut strictement à la couleur.
« Être blanc n’est ni une caractéristique biologique ni une apparence physique. C’est un rang, un statut, un patrimoine » (p.14). Il y aurait une conspiration pour déchoir les Blancs de leur position, un fantasme de dépossession raciale, une spoliation. Mobilisant des références telles que Toni Morrison ou Chester Himes, l’auteure interroge cet ahurissant étonnement, ce retournement historique surprenant qui définit la structuration victimaire selon laquelle des millions de Blancs américains ont le sentiment, en raison de leur couleur de peau, de se vivre tels des « pauvres petits Blancs ». Le titre de l’ouvrage pointe une ironie épistémologique à double titre.
D’une part, parce que Sylvie LAURENT maîtrise parfaitement le sujet de la pauvreté américaine abordé dans sa thèse de doctorat publiée sous le titre suivant : « Poor white trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain » aux Presses Université Paris-Sorbonne en 2011. Cette victimisation fantasmée des Blancs correspond à l’outrageante invisibilisation des souffrances racistes subies par les non-Blancs. D’autre part, car elle essaie de comprendre les mythes et mythologies qui traversent la société américaine contemporaine souvent occultés par les Américains eux-mêmes. Par-là, elle déconstruit ses soubassements idéologiques. Toute son enquête conceptuelle démontre que si les structures du pays produisent la race par la systématisation des discriminations, elles ont également fabriqué son angoisse consubstantielle : la peur chez les Blancs de la dépossession (p.16).
La croyance en cette fièvre obsidionale a produit des affects, anxiété, mélancolie, rancœur, ressentiment parmi les Blancs pourtant dominants, facteur le plus déterminant du vote pour Trump (p.17). Cette logique de persécution engendre l’émergence d’une subjectivité collective comme catégorie politique (p.18). L’électorat ébloui par le « Make America great again » dans son fantasme de rétablissement d’un ordre ancien, sans se percevoir comme raciste, requiert une « politique de l’identité blanche » explicite. Le paradoxe saisit dans la volonté de restaurer une préséance raciale dont ils n’avaient jamais cessé de bénéficier.
La grande spécialiste des structures américaines réfute toute lecture journalistique, sociologique voire ethnographique ou universitaire simpliste qui consisterait dans la thèse suivante : « les classes populaires blanches occidentales seraient en colère et cette juste colère face aux affres de la mondialisation aurait rendu inexorable la victoire aux Etats-Unis d’un candidat promettant le retour à des emplois industriels, le protectionnisme économique et l’évincement des élites condescendantes du pays » (p.20).
Or, il existe une spécificité et une historicité proprement américaines en particulier le rôle de l’idéologie raciale dans la perception du statut social voire de la conscience de classe. Le lieu commun du discours néo-réactionnaire du petit Blanc malmené séduit à droite comme à gauche (p.29). Cette idéologie de l’insécurité culturelle vise à délégitimer les demandes de justice raciale émanent des véritables discriminés (p.30).
Sylvie LAURENT démontre comment, dans ce livre dense et essentiel qui prolonge ses travaux antérieurs, cette démocratie réactionnaire non seulement normalise les théories de l’extrême droite mais efface l’expérience des classes populaires immigrées ou racialisées, qui ne sont pas créditées de la même souffrance de classe et moins encore d’appartenance à la nation. Autrement dit, au-delà de son internationalisation politique et médiatique récente, l’histoire du « pauvre petit blanc » trouve nonobstant son ancrage originel aux Etats-Unis où naquit dès le XVIIIème siècle une dialectique entre classe et race qui lui donna corps. (p.31).
L’expression axiomatique de dépossession raciale se formule dans le cadre épistémique lockien d’une conception libérale et moderne du citoyen où la citoyenneté se pense comme patrimoine. Le citoyen américain gagne sa liberté, mérite son statut, conquiert son confort matériel par son corps et sa force de travail. Toute remise en cause de ce patrimoine se perçoit en tant que confiscation (p.35). La mercantilisation effrénée et la prédation spécifique à l’âge néolibéral entraînent une aggravation des inégalités de richesse, de dignité et de pouvoir qui nourrit, en retour, la rhétorique de la spoliation. Historiquement, la citoyenneté excluante prend sa source dans le fait esclavagiste que les Noirs américains étaient les biens des Blancs, propriétaires par excellence. Sur ce point, voir l’ouvrage décisif d’Aurélia MICHEL : Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Seuil, 2020. « Être blanc ou noir aux États-Unis n’offre pas d’accéder aux mêmes droits, n’expose pas aux mêmes situations sociales et détermine pour beaucoup la qualité de votre vie » (p.37). Sans considération biologique, ces catégories opératoires naturalisent l’attribution du pouvoir par assignation raciale.
« Être blanc est une distinction. Ne pas l’être est une différence » (p.39). L’idée de race blanche, inséparable de celle d’« Occident » se matérialisa dans le projet impérial américain où la distinction raciale se construisit comme la trame matricielle du destin national. Thomas JEFFERSON, théoricien de la supériorité raciale des Blancs, participa de l’édifice institutionnel de légitimation (p.41). Cette théodicée wébérienne du privilège ou cette sociodicée bourdieusienne à savoir une justification théorique du fait du privilège définit la couleur de peau comme position de pouvoir de l’individu, une praxis de l’avantage et de la préséance.
Aujourd’hui encore, les Noirs ne possèdent pas un droit égal à la vie et le mouvement Black Lives Matter rappelle que les vies noires « comptent » (p.43). Être blanc constituait un patrimoine à ne pas perdre. La ségrégation spatiale, historiquement construite, rendait impossible la familiarité avec la vie réelle des Noirs. Très vite, dans les années 30, les penseurs noirs américains, en particulier James BALDWIN, montrent que l’identité blanche renvoie consubstantiellement à la subordination noire.
Le pacte paradigmatique de l’abjection racialiste fabrique une peur blanche des Noirs et une idéologie de l’innocence blanche qui s’exonère du racisme (p.48). Dès la fin des années 60, les radicaux du Black Power posaient la domination blanche en termes structuraux. La romancière Toni MORRISON, suggérant l’urgence de l’appel à la réflexivité pour l’Amérique blanche, par ses travaux sur les ruses de la domination blanche, explorant les soubassements de l’imaginaire littéraire américain, retraça la genèse et les transformations des modalités d’énonciation de la blancheur afin de comprendre le processus de subjectivation racial.
Bien avant l’intersectionnalité, la suprématie blanche se déploie comme un système confiscatoire des droits fondamentaux et du pouvoir des non-Blancs par les Blancs (p.51). Dans l’espace public, les Blancs deviennent transparents. La blancheur incarne un mode d’être, une expérience sensorielle et politique. Ce geste performatif d’affirmation de sa supériorité invisibilise les acquis, fonde une culture macrosociale mais aussi individuelle, à bas bruit, dans les tribunaux et les habitus culturels.
« Le droit d’avoir des droits constitue le privilège blanc primordial » (p.54). Au-delà de la distinction spécieuse entre essentialisme et « communautariste », Sylvie LAURENT argue que l’invitation à la réflexivité adressée aux Blancs par les Noirs sur un système raciste structurel ou systémique qu’ils n’ont pas construit mais qu’ils perpétuent malgré eux, contribue non pas à penser une fragilité blanche mais à le reproduire (p.56). L’auteure justifie d’ailleurs, dans la note 44 de la page 60, son recourt au terme de blancheur par opposition à la notion de blanchité, par un attachement à l’identification des prodromes d’une domination raciale, à sa fluidité et ses métamorphoses.
L’analyse de l’histoire d’une nation blanche par la dialectique entre race et nation qui présida à la fondation du pays (note 13 de la page 81 sur la proximité réelle entre les Nazis et le Ku Klux Klan qui rassemblait près de 4 millions de membres en 1930), les pages sur la fabrique du ressentiment, Nixon et les Blancs méprisés (White ethnics), Reagan et l’homme blanc en colère, la discrimination inversée en tant que résistance aux politiques d’affirmative action, la blessure de la présidence Obama, l’irruption du peuple de Trump et le mythe du pauvre petit blanc déclassé, la terreur migratoire ou la haine de l’antiracisme, feront de cette somme un classique pour les étudiants curieux d’approfondir leur savoir mais aussi pour le public éclairé qui cherche à comprendre « l’homérique Amérique », ce grand pays dans lequel « l’altérité est forcément une altération » (p.308).
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