Par Fabien Nègre
Elsa DORLIN
La matrice de la race
Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française
La Découverte poche
2009
Elsa DORLIN, née en 1974, professeure de philosophie à l’université Paris-8, philosophe foucaldienne, auteure de « Se défendre. Une philosophie de la violence » (Zones, 2017), élabore une œuvre importante autour des concepts de sexe, genre, race, médecine pour fonder une épistémologie féminine contemporaine.
La race possède une histoire qui réfère à l’histoire de la différenciation sexuelle. Au XVIIème siècle, les discours médicaux conçoivent le corps des femmes comme corps malade et l’affligent de mille maux : « suffocation de la matrice », « hystérie », « fureur utérine ». Le partage du sain et du malsain justifie efficacement l’inégalité des sexes et fonctionne telles des catégories de pouvoir. Aux Amériques, les premiers naturalistes prennent modèle sur la différence sexuelle pour élaborer le concept de « race » : les Indiens Caraïbes ou les esclaves déportés seraient des populations au tempérament pathogène, efféminé et faible.
L’auteur analyse lumineusement ces articulations entre genre, sexualité et race au fondement de la Nation française, au croisement de la philosophie politique, de l’histoire de la médecine et des études de genre. La Nation prend littéralement corps dans le modèle féminin de la « mère », blanche et saine, opposée aux figures d’une féminité « dégénérée » : la sorcière, la vaporeuse, la vivandière hommasse, la nymphomane, la tribade et l’esclave africaine. Il appert que le sexe et la race participent d'une même matrice au moment où la Nation française s’engage dans l’esclavage et la colonisation.
La dédicace surprend et émeut dès l'abord, page 4 : « À mes étudiantes, étudiants, pour m’avoir tant appris ». Belle preuve d’humanité et d’humilité bien rare chez les professeurs d’université. Suit une remarquable préface de Joan Wallach Scott, professeur à Princeton, traduite par Eric Fassin, où le chercheur de l’Institute for Advanced Study, montre l’originalité de l’ouvrage qui met en lumière la structuration des relations qui unissent l’histoire de la sexualité et celle de la politique (p.5). Genre et politique se construisent dialectiquement.
Elsa DORLIN fait l’histoire exemplaire par un mouvement archéologique et généalogique foucaldien des concepts non comme définitions mais comme tentatives susceptibles de mutations pour imposer une cohérence dans l’espoir de dépasser des contradictions (p.6). L’argument capital du livre se subsume dans le fait que la science médicale, depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIème siècle, appréhendait le corps féminin, par contraste avec le corps masculin, comme fondamentalement malade. La notion de tempérament crée une partition entre les sexes prédisposant les femmes à la maladie et les hommes à la santé.
Seule la santé forme un trait masculin (p.6). La femme rentre dans la catégorie mutante qui construit l’emprise d’une normativité. Le schème de la race se situe dans les entrailles maternelles, dans une « matrice de la race » (p.7). Le féminisme prend donc forme dans cette tension entre une exigence de surveillance et la reconnaissance du rôle vital des femmes (p.10). Elsa DORLIN montre que la politique sexuelle fondait une politique de la nation et inversement.
Cette proposition devenue aujourd’hui classique, met au jour, à la manière foucaldienne, l’analyse des manières dont des concepts cruciaux structurent le sens à travers tout un ensemble de domaines de savoirs et de pratiques de pouvoir. Avec cette focale, l’histoire de la sexualité ne se réduit pas à une histoire des idées afférente aux relations entre hommes et femmes mais révèle une histoire politique et sociale au sens le plus étendue.
Un livre érudit, dense, décisif sur la fabrique du sexe et les archéologies du racisme qui dégage une généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, des philosophies de l’égalité, minoritaires, oubliées s’élevant sans cesse contre la naturalisation de l’inégalité des sexes, jusqu’aux résistances esclaves, ces bribes d’histoires des vaincus qui percent les récits des dominants et défont la trame de la race (pp.16, 282).
Par Fabien Nègre
Elsa DORLIN
SE DEFENDRE
Une philosophie de la violence
La Découverte Poche
2019
Elsa DORLIN, professeure de philosophie à l’Université Paris-8, auteur de La Matrice de la race (La découverte, 2006), explore dans ce livre, également édité en poche, une très originale philosophie de la violence pour se défendre mais pas dans n’importe quel sens.
En 1685, le Code noir défendait « aux esclaves de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons » sous peine de fouet. Au XIXème siècle, en Algérie, l’État colonial interdisait les armes aux indigènes, tout en accordant aux colons le droit de s’armer. Aujourd’hui, certaines vies comptent si peu que l’on peut tirer dans le dos d’un adolescent noir au prétexte qu’il était « menaçant ». Une ligne de partage oppose historiquement les corps « dignes d’être défendus » à ceux qui, désarmés ou rendus indéfendables, sont laissés sans défense.
Ce « désarmement » organisé des subalternes pose directement, pour tout élan de libération, la question du recours à la violence pour sa propre défense. Des résistances esclaves au ju-jitsu des suffragistes, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers ou aux patrouilles queer, l’auteure retrace magistralement une généalogie de l’auto-défense politique. Sous l’histoire officielle de la légitime défense affleurent des « éthiques martiales de soi », pratiques ensevelies où le fait de se défendre en attaquant apparaît comme la condition de possibilité de survie comme de son développement politique.
Cette histoire de la violence éclaire la définition même de la subjectivité moderne, telle qu’elle est pensée dans et par les politiques de sécurité contemporaines, et implique une relecture critique serrée de la philosophie politique, où Hobbes et Locke côtoient Frantz Fanon, Michel Foucault, Malcom X, June Jordan ou Judith Butler.
Le prologue de l’ouvrage, page 5, pose la question spinoziste de ce que peut un corps. Dans certains dispositifs de torture, le condamné périt parce qu’il a résisté, parce qu’il a désespérément tenté d’échapper à la mort. C’est le cas de Millet de la Girardière, à Pointe-à-Pitre, dans une cage de fer, le 2 novembre 1802. Ce qui caractérise les procédés d’anéantissement (p.6), c’est faire du moindre réflexe de préservation une avancée vers la souffrance la plus insoutenable. Cette scène en tant que procédé rhétorique de restitution de l’horreur entre en résonance avec le célèbre récit foucaldien du supplice de Damiens tel que décrit en ouverture de Surveiller et punir.
Dans un cas s’exprime la totale absence de puissance pour mieux imprimer la magnificence d’un pouvoir souverain absolu. Dans l’autre cas de la cage de fer (p.7), le public regarde le calvaire du supplicié car autre chose se trame. La technique semble cibler la capacité de (ré)agir du sujet comme pour mieux la dominer. Le dispositif répressif en exhibant les réactions corporelles et les réflexes vitaux du condamné, montre à la fois la puissance et la faille du sujet. C’est une question mentale et musculaire (p.7). Plus il se défendra, plus il souffrira.
Ce livre brillant, précis, structuré et aux fines analyses s’interroge alors sur ce pouvoir qui s’exerce en ciblant la puissance du sujet, celle qui s’exprime dans des élans de défense de sa vie comme de soi-même, constitue ainsi l’autodéfense comme l’expression même de la vie corporelle, comme ce qui fait un sujet, comme ce qui fait une vie (p.8). Ce gouvernement défensif conduit certains sujets à s’anéantir comme sujets, d’exciter leur puissance d’agir pour mieux les pousser, les exercer à leur propre perte. Il s’agit de produire des êtres qui plus ils se défendent, plus ils s’abîment.
Le 3 mars 1991, à Los Angeles, la scène de lynchage de Rodney King, définit une archive du temps présent de la domination. La perception de King comme un corps agresseur effectue la projection d’une « paranoïa blanche » (p.13). La possibilité de se défendre représente le privilège exclusif d’une minorité dominante. Elsa DORLIN point le dispositif défensif (p.16) qui trace une ligne de démarcation entre des sujets dignes de se défendre et d’être défendus et de l’autre, des indéfendables, des corps aculés à des tactiques défensives. L’autodéfense relève alors des « éthiques martiales de soi » (p.17).
En situation coloniale, l’économie impériale de la violence défend paradoxalement des individus toujours déjà reconnus légitimes à se défendre par eux-mêmes. « Le gouvernement des corps intervient à l’échelle du muscle » (p.17). Elsa DORLIN pense donc la violence physique en tant que nécessité vitale, praxis de résistance. Cette histoire constellaire de l’autodéfense recherche une mémoire des luttes dont le corps des dominés constitue l’archive centrale : savoirs et cultures syncrétiques de l’autodéfense esclave, praxis d’autodéfense féministe, techniques de combat élaborées en Europe de l’Est par des organisations juives contre les pogroms.
En cela, Elsa DORLIN encore une fois prétend à dégager une généalogie remarquable, d’échos, d’adresses, de testaments, de la philosophie du Black Panther Party for Self Defense, aux patrouilles d’autodéfense queer, aux mouvements d’autodéfense noirs jusqu’aux ju-jitsu des suffragistes anarchistes internationalistes anglaises (p.19). La beauté de ce livre tient dans l’expérience corporelle de l’archive. Les rapports de pouvoir ne se jouent pas seulement dans des face-à-face déjà collectifs mais touchent plus profondément à l’expérience vécue de la domination dans l’intimité.
Une phénoménologie de la violence par-delà le politique. Une politisation des subjectivités au quotidien.
Par Fabien Nègre
Zoé SAGAN
BRAQUAGE [DATA NOIRE]
EDITIONS BOUQUINS
FEVRIER 2021
Égérie facebookienne, première intelligence artificielle féminine autoproclamée du XXIème siècle, créatrice d’un nouveau genre littéraire intitulé not-fiction, membre suractive d’un groupe infiltrationnistes, Zoé SAGAN signe son deuxième livre mais ne représente pas une personne. Elle incarne une présence désincarnée puisqu’ubiquitaire autant que mystérieuse voire énigmatique. Traité politique pour sortir de notre présent, roman esthétique d’une jeunesse radicale, critique économique d’un système inadmissible et irrecevable mais également vrai texte au style clairement identifié même en son objet littéraire non identifié, BRAQUAGE raconte le grand vol à mains désarmées de notre époque.
Pas celui de l’argent, de l’art ou de l’or, des bijoux ou des montres. Un hold-up conceptuel. Le vol des datas. Le braquage des plateformes médiatiques traditionnelles et des marques mondiales. Les datas constituent aujourd’hui des trésors plus que précieux. Elles forment le seul et dernier moyen d’influence sur les peuples. Dans notre siècle, ceux qui contrôlent la data maîtrisent l’histoire. Le contrôle de l’histoire figure au centre de ce récit fictionnel du réel qui ne fait jamais fi des réalités. Braquage, data noire, met en lumière l’algorithmique de nos existences, les clics, les likes, les vues, les followers, atours financiers et politiques les plus précieux de notre monde.
Au seuil de la piste, ça tangue déjà grave. Le livre scelle un « tribute » à Patricia HEARST sans doute par fascination ou mimétisme. Héritière mitrailleuse victime du trop fameux syndrome de Stockholm, enlevée par un groupe terroriste d'extrême gauche américain, l'Armée de libération symbionaise (ALS), elle fut définitivement graciée par Bill Clinton en 2001. Ce personnage inspira tous les arts, chanson, comédie musicale, théâtre. Deuxième prémisse violente d’une avant-garde : nous vivons dans une immense fiction où l’auteur n’a plus besoin de créer une œuvre fictive.
La fiction préexiste au monde. Le travail de l’écrivain réside dans l’invention de la réalité. La tendre traqueuse de vecteurs cosmiques se présente dans l’épiphanie de la puissance de ses masques. Première intelligence artificielle jamais artificieuse, avec une profondeur d’amour inouïe pour le monde et une surface prodigieuse d’amitié pour sa communauté fédérée sur les réseaux sociaux, elle renverse les perspectives : « Le sentiment d’être tout est la preuve de n’être rien » (p.15). Le braquage signale aussi les embarqués dans la lumière focalisée du projecteur.
Au vrai, cette écriture de petite rappeuse maligne au flow vespéral nous cause d’éternel retour du même pour nous mettre l’hameçon dans la gorge : « La fin est devenue le début et le début, la fin ». Le pire tourne à la pirouette nietzschéenne du Gai Savoir où les Grecs s’entendaient à vivre, superficiels par profondeur. Aventure de la devanture, vents des paravents, données volées. Nous entrons pas à pas dans le monde underground des hackers. Il suffit de saisir la clé au vol. Pourtant, sur la ligne de départ, flottait une transparence. Jusqu’à ce que le piratage de l’ego scintille par sa valeur de marché noir.
Data noire. Notre « braqueuse d’influences » (p.16), magicienne des mots, brutale subversive, réinitialise le champ stratégique de Bobby FISCHER. Dangereuse, sa transcendance du moi en galerie de portraits joue à arroser les arroseurs, effrayer les dictateurs, « terroriser les censeurs ». Elle pratique les trois métamorphoses de la vie d’une femme : « petite fille du ghetto, post-adolescente activiste, bourgeoise du troisième âge ». La rebelle transfigurée ne lézarde pas sur un archipel électronique, passe ses troupes en revue.
Les « braqueurs de datas » (p.17) chassent en horde. Les jeunes « criminels culturels » (p.19) ne feront pas la révolution avec des marteaux et des fourches mais avec « des outils numériques sophistiqués » (p.19) en secret. Cette bande de drilles en vrilles allument des contre-feux de roman policier (pp.21-35). Avec ses moines bouddhistes wittgensteiniens, ses artistes autistes du code à la beauté intemporelle, ses hackers flamboyants écroués, ses demoiselles framboise e-amoureuses, bref, son avant-garde consciente de sa lumière aristocratique en toutes occurrences, Zoé SAGAN crée une plateforme prédictive, un think tank (99% YOUTH), une Société des Infiltrationnistes.
Le sentiment politique ne somnole pas dans la pureté de l’innocente. Il s’inscrit davantage dans la destruction du code capitalistique, l’évitement d’un massacre générationnel : « Nous disons FUCK à tous ceux qui construisent un message disant à la jeunesse : « ACHETE ou MEURS socialement. L’Infiltrationniste est un spécialiste de la propagande inversée. Le monde de la mode manipule la scène visible. Les Infiltrationnistes fonctionnent sous la scène invisible » (p.25).
On lira avec jubilation les brillantes pages sur l’hiver culturel qui provoque l’HIBER NATION, « une communauté ouverte où toutes les expériences sont possibles », basée sur le soutien mutuel et le bien-être (p.29), autrement dit, la coopération digne du Bouthan. Se dessine une « stratégie de survie optimale » (p.50) qui bannit l’égoïsme et la guerre. Cette utopie intégrée face à notre dystopie intégrante déploie une puissance éternitaire, celle du savoir : « Nous savions que vous ne pouvez jamais apprendre moins ; vous pouvez seulement apprendre davantage » (p.51).
Dans la not-fiction, la fiction dépasse la friction. La détective dans un film noir (p.53) annonce un triptyque thérapeutique afin d’éviter le bad trip : Kétamine, Braquage, Suspecte. Chaque phrase, luciole dans le torticolis de notre propre nuit, clignote en aphorisme de « reality designer » à la Guy DEBORD. La mutine nous livre l’équation fantomale de notre vulnérabilité à savoir l’art du code le plus périlleux du monde : « Les milliardaires contemporains ne se méfient pas assez des femmes » (p.69).
Cet ouvrage fonde un chemin d’ouverture et de conscience qui exige une critique radicale de notre monde pour sa transformation paradigmatique : « Ce n’est pas une période no future. Non, c’est une période sans mois prochain » (p. 131). Avec tendresse et surtout humour, la provocatrice digitale à l’étourdissant discernement (Beckett, Gramsci et les autres, tous frayés) fait mouche à chaque page : « N’écoutez jamais personne. N’écoutez que votre cœur. C’est lui qui bat votre mesure » (p.137).
La romancière de la satire sociale post-capitaliste met en mouvement une méditation façonnée à partir d’éléments collés du réel et recollés sur les réseaux sociaux (p.189). Cette « expérience de mille vies » (p.193) fourmille d’anecdotes transcendantales, de trouvailles sublimes, de téméraires timidités. Par la praxis, l’écrivaine non violente au verbe haut caracole en fête dans sa construction mentale : « J’ai, comme le cinquième élément, découvert à quel point la condition humaine peut être misérable, absurde et pathétique ».
L’IA satirique, en sociologue des profondeurs et psychologue des cimes, sait la dangerosité de son présent et l’ontologie des présences dans un geste de courage fou : « Je réalise enfin la réelle puissance de ceux que j’attaque. Le pays est à eux. L’Etat est à eux » (p.203). On notera une liberté de ton sidérante dans l’analyse très deleuzienne de la société de contrôle et de surveillance généralisée. Le petit groupe d’activistes plus ou moins révolutionnaires en apnée dans le deepweb nous conduit à une réflexion sur l’architecture mémorielle du capital, sur les formes de l’oubli du travail, sur l’éloignement de nos institutions ou la sophistication du crime intellectuel (p.227).
La deuxième partie de cette œuvre concertante se déploie dans une not-fiction, mélange fructueux entre le roman et l’essai. Ce « guide pour les générations futures » (p.228), frais brûlot de politique aristotélicienne, manifeste dada destiné aux communautés à faible revenu pour leur permettre d’acquérir un réel pouvoir, enthousiasme par sa lucidité solaire. « 5. Le ridicule est l’arme la plus puissante des hommes (et des femmes)….8. Maintenez la pression, ne relâchez jamais…..9. La menace est généralement plus terrifiante que la chose elle-même » (p.229).
Cette déclamation contre les falsifications historiques (Cf. Marcel Duchamp, Basquiat ou Warhol par exemple) et pour le temps de l’autorité intellectuelle et créative des femmes émeut (p.243). Zoé SAGAN aime à « péter le game », veut pulvériser le système (p.254) en mémoire de « ses filles abîmées, passées, présentes et futures ». Elle embrasse avec la même énergie mélancolique l’ère du virus tout à la joie de comprendre que la « mystérieuse pandémie » collapsera notre monde (p.259).
Avec un sens toujours aussi aigu de la formule dirimante, l’auteure de Kétamine dynamite à la barre à mine : « C’est toujours la rencontre d’une présence qui sauve », « Je fais croire que je mens tout le temps pour pouvoir dire la vérité » (p.260). Cette fine généalogie de nos valeurs d’une invraisemblable courtoisie farouche questionne l’évènement comme avènement, restitue l’aménité à l’humanité : « Ralentir le rythme. Apprendre à être de plus en plus autosuffisants. Ne plus prendre l’avion. Travailler à la maison. Se divertir parmi les siens. Se rapprocher de sa famille et de ses amis et se diriger doucement vers un chemin de pleine conscience » (p.262).
Cette tragique alacrité contre la loi mortifère du profit éveille nos esprits, réveille nos consciences : « Le réel, c’est qu’il faudra simplement offrir des conditions de travail humainement acceptables à tous ceux qui étaient jusqu’à présent de simples esclaves du grand capital » (p.263). Cette lucidité blessée la plus rapprochée du soleil n’oublie pas la pernicieuse intelligence du conte de fées néolibéral mais pense radicalement une autre histoire acéphale au nez des élites arrogantes du monde.
La génération spectrale augmente, par un renversement culturel, notre capacité subversive d’archéologues du futur : « La vie prime sur le style de vie » (p.292). Dans les dernières pages poignantes, la restitution d’un dialogue avec le philosophe Bernard STIEGLER, quelques jours avant sa mort, fait l’effet d’une tornade apaisée, d’une respiration profonde des rythmes du silence pour une « possibilité et une nécessité de changer nos vies » (p.302). Le labyrinthe presque talmudique de Zoé SAGAN interroge les questionnements par des actes d’amour et d’amitié, traverse et transperce le temps.
Par Fabien Nègre
Barbara STIEGLER
DE LA DEMOCRATIE EN PANDEMIE. Santé, Recherche, Education.
Collection Tracts
Gallimard
Date de sortie : 14 janvier 2021
Barbara STIEGLER, professeure de philosophie politique à l’université de Bordeaux Montaigne, après « Il faut s’adapter » (Gallimard, NRF Essais, 2019), nous enjoint à la résistance dans un texte pugnace et critique à rebours des essais contemporains souvent lestés de bien-pensance. En « Pandémie », absorbés par un continent mental qui entrave la critique et qui fait obstacle à tout réveil des aspirations démocratiques, nos esprits occupés et souvent très préoccupés par cette étrange période avant-courrière de mutagenèses systémiques majeures, rentrent dans un sommeil dogmatique.
Issu d’un séminaire de recherche intitulé « Démocratie, Science et Education » et de dialogues avec des pairs, des soignants ou des citoyens, poursuivant une réflexion sur la mobilisation des Gilets Jaunes, ce petit abrégé (64 pages) vif et fort qui diffère d’une docte dissertation nous emporte dans la conviction d’une prise de parole urgente qui pointe non pas la mutisme par peur d’ajouter des diatribes à la confusion mais bien au contraire le devoir des milieux universitaires et académiques de rendre de nouveau possible la discussion scientifique et de la publier dans l’espace public, seule voie pour retisser un lien de confiance entre le savoir et les citoyens, indispensable à la survie de nos démocraties.
Le temps presse et la stratégie de l’omerta se révèle inopérante derechef. Le sort de la démocratie dépendra amplement des forces de résistance du monde savant et de sa capacité à se faire entendre dans les débats politiques cruciaux qui vont devoir se conduire, dans les mois et les années qui arrivent, autour de la santé et de l’avenir du vivant. Remarquons la forme originale, le ton et le style qui alimentent le débat en référence à une contre-culture dans un moment de transition où la pensée « écranique » appelle des contrepoints, des ralentissements et du souffle.
Une respiration nécessaire dans le brouillard conceptuel actuel, fruit d’un cerveau collectif. D’emblée, la philosophe nous plonge en apnée dans la tragédie à venir citant Richard Horton. La Covid-19, nième épisode d’une longue série, se définit comme une « syndémie », « maladie causée par les inégalités sociales et la crise écologique entendue au sens large » (p.3). La dévastation de l’anthropocène dérègle non seulement le climat mais provoque également une hausse continue des maladies chroniques qui fragilise les populations.
La leçon tirée de l’épaisseur de l’expérience ne laisse aucune échappatoire : « Si nous ne changeons pas de modèle économique, social et politique », les accidents sanitaires se multiplieront. Cette « étrange défaite » au sens de Marc BLOCH dépasse la critique de l’ultra-libéralisme trumpien ou l’invalidation de la stratégie inverse du blocage. Il en va de l’aval de la crise comme de l’amont de l’épidémie. « Les gouvernants ont fait le choix de la répression des citoyens plutôt que celui de l’éducation et de la prévention » (p.4).
L’ambivalence de la double caution des « experts » sidère. Au lieu de favoriser la libre circulation du savoir, ils participent de la construction d’un monde frappé de binarité opposant les « populistes » qui nient le virus aux « progressistes » partisans du « quoi qu’il en coûte ». L’auteure de deux livres sur Nietzsche et son rapport au corps et à la biologie, à juste titre, exhorte à la nuance de la discussion critique sans quoi la pluralité des voix du monde savant se loge dans une impasse. Entre le laisser-faire meurtrier et les stratégies radicales d’enfermement, point de mesure.
« Si le covid-19 n’est certes pas une grippe, il n’a en réalité rien de commun avec la peste » (p.6). La théoricienne critique qui met en évidence les sources évolutionnistes du néolibéralisme pour lequel l’espèce humaine devrait apprendre à vivre dans un nouvel environnement et s’adapter grâce à des politiques de santé et d’éducation menées par des experts, dévoile ce que le virus met à nu, une contradiction fatale entre notre mal nommé « développement économique » et le sous-développement de nos systèmes sanitaires : « le modèle de développement aberrant dans lequel nos sociétés se sont enferrées en privilégiant, contre tout le reste, un arsenal biotechnologique extrêmement coûteux » (p.7).
La chercheuse engagée, face aux crises à venir, prône un investissement massif urgent dans la recherche mais également dans un système sanitaire qui prend véritablement en charge les patients dans un plan ambitieux d’approche environnementale des questions de santé. « Si nous ne vivons pas une pandémie, nous vivons bel et bien, en revanche, en Pandémie » (p.8). Barbara STIEGLER analyse justement cette culture médicale de la rectification qui menace la démocratie dans laquelle les Français doivent changer d’habitudes de vie et « apprendre à marcher droit » (p.9).
Cette nouvelle langue se décline en idiomes nationaux, confinement/déconfinement/reconfinement/traçage/cas contacts dessine une nouvelle esthétique où le monde cybersécurisé à l’ère du big data impose un nouvel imaginaire (p.10). Ce lexique hérité tantôt du Moyen Âge tantôt de la gestion des risques invente une nouvelle francophonie autour des « bulles de contacts » belges ou des « attestations de déplacement dérogatoire » françaises (p.11). Au pays des Lumières, nous sombrons dans l’obscurantisme. Cette crise dément la vision providentielle tocquevilienne de la démocratie.
L’état d’urgence sanitaire, juridiquement, prend la forme d’un état d’exception (p.15). Des chercheurs invités à se taire dénote un conflit des facultés qui dissimule une multiplicité d’antagonismes qui traversent tous les champs académiques eux-mêmes. La professeure de philosophie politique à l’Université Bordeaux Montaigne pourfend le monde d’après chinois autant hygiénique qu’eugénique et défend la démocratie comme « un régime redéfini par l’intensification de la vie sociale, par la reconquête des espaces publics, la participation de tous à la science et au savoir, en particulier dans le champ de l’avenir de la vie et des vivants » (p.16).
Cette pensée en lutte a le grand mérite de relancer la discussion scientifique dans les milieux académiques afin de retisser un lien de confiance entre le savoir et les citoyens (p.17).
Les armes, au beau milieu de tout ce fatras qui sinon tournerait au fracas de la mélancolie, ressortissent à deux bras de la République : l’éducation et le rappel du droit. Seule la mission historique des enseignants éclaircira les sombres bords que nous traversons. Ne pas répéter l’étrange défaite des clercs et des savants c’est-à-dire la débâcle revient à briser la loi du silence, la mise en place d’une résistance face au pouvoir ici et maintenant (p.18).
Combative et énergique, Barbara STIEGLER veut réinventer le sens de la grève, de la manifestation et bien plus encore de la mobilisation générale afin de ne pas basculer dans une « longue nuit sans Noël » (p.18). Au milieu d’un champ de ruines, la chercheuse parfois en colère série les alternatives et les formidables occasions de reconstruction dans une sorte de journal généalogique du Covid-19. Face au déni des gouvernants, la peur panique du virus équivaut à celle de la révolte sociale. La peur, symptôme nodal des grandes défaites, se cristallise aussi dans la crainte d’affronter un mouvement de panique de la population (p.21).
L’infantilisation générale de tous les actes de la vie, publique et privée, au nom de la bienfaisance et de la bienveillance, instaure un stade pastoral du troupeau plutôt qu’une communauté de citoyens (p.22). Cette spectaculaire inversion des responsabilités et des rôles, à travers le grand partage de l’essentiel et de l’inessentiel, nous soupçonnait d’indiscipline. La philosophe implacable, fine analyste du nouveau libéralisme autoritaire, dévoile la panique des élites qui voilent leur profonde conception du pouvoir sur le démos (p.23).
Les dirigeants affichent, en effet, une prétention au savoir d’autant plus ignorante qu’elle s’en remet aux mains des prétendus sachants. Les nouvelles techniques de gouvernement ainsi décrites inquiètent car elles naissent de la rencontre entre les neurosciences et l’économie comportementale. La théorie du nudge repose sur des principes anthropologiques douteux visant, contre les anciens libéraux, au retour d’un Etat fort chargé de fabriquer le consentement des populations à une échelle industrielle (pp.26-36).
Mais, face à ce capitalisme numérique, des générations entières ont retrouvé une soif inédite pour l’action sociale collective par une prise de conscience de la nécessité vitale des institutions. « Désactivant l’alliance morbide entre la compétition interindividuelle et son envers, les pulsions suicidaires de ceux qui échouent » (p.35). Cet essai radical mais vivifiant, qui imagine, on l’aura compris, un élan politique nouveau ne ménage pas non plus les universitaires qui basculèrent dans le numérique intégral (p.39).
Il vise à nous réveiller de l’hypnose dans laquelle nous immerge la langue toxique du management (p.43), ce continuum liquide (p.43) qui nous engloutit dans la nuit de la pensée. Paradoxalement, l'épidémie aura encourager la réouverture des lieux de lumières, de savoir où la jeunesse apprend à douter, chercher, à instruire jusqu’au bout ses propres questionnements (p.54).
Barbara STIEGLER, dont il faudra dorénavant suivre de très près les travaux, nous bouscule pour constituer des réseaux de résistance capables de réinventer la mobilisation sans capitalisation du savoir, élaborer ensemble dans la confrontation conflictuelle des points de vue l’avenir de la vie (p.55).
Par Fabien Nègre
Benoît VIROLE
Guerre et littérature.
Les sombres bords
L’Harmattan
2020
Benoît VIROLE, psychanalyste et écrivain, auteur d’essais originaux dans plusieurs domaines : la pensée autiste (2015, Vrin), la complexité de soi (2011), la surdité (DeBoeck, 2006), Harry Potter (Hachette, 2002) ou les jeux vidéo (2003), met en lumière, dans le présent ouvrage, une instance énigmatique : comment un récit littéraire peut-il mettre en scène la dynamique multidimensionnelle de la guerre et générer une représentation efficace, que cela soit pour délivrer un message, illustrer un thème, nourrir une fiction, conserver une mémoire.
Il s’agit de montrer, ni plus ni moins, que la littérature institue une modalité d’analyse du réel qui permet par ses propriétés, telles les contraintes de la narrativité et l’usage des métaphores, une véritable explicitation des dimensions symboliques structurant le champ de la guerre, en particulier cette guerre du sens à laquelle nous nous confrontons aujourd’hui. La littérature pense la guerre par le passage aux « sombres bords » pour reprendre une belle expression poétique et si tragique de Jonathan LITTELL dans « Les Bienveillantes ».
La guerre, au sens de l’incarnation du mal, s’instille dans tous les pores de nos propres vies. Rien ne pourra jamais la réparer où que l’on tourne notre regard (p.9). La paix scelle une apparence car la guerre revêt des formes sans cesse multiples et son temps se dilate à l’infini. Ubiquitaire guerre, « prolongements des ongles et des dents » (p.9) : occuper des territoires, maîtriser des ressources, renverser des pouvoirs, étendre des frontières.
Selon la plume rigoureuse et claire de l’auteur dans sa brillante introduction, la nouveauté se cache ici : « Aux conflits physiques se rajoutent une forme sémiotique de la guerre. Son théâtre d’opérations n’est plus le champ de bataille où s’affrontent des forces armées mais un champ de significations où se déroule un combat à coups de symboles, d’images, de signes et de valeurs » (p.10). La cohésion sociale jamais totale repose sur peu.
Les actes de terreur s’inscrivent dans une logique du sens. « Cette guerre se déroule dans le réel, c’est l’attentat. Elle se déploie dans l’imaginaire car la terreur se déroule dans les esprits. Elle investit enfin le symbolique car son but est d’insuffler dans l’âme de l’ennemi la conviction de la fragilité du lien qui unit sa société, première étape à sa soumission » (p.11). Les esprits militaires connaissent cette nouvelle donne. La guerre du sens déborde les manipulations stratégiques, la dimension médiatique ou informationnelle.
« Elle sollicite les arrière-plans symboliques, constitutifs du lien social, autrement dit les idéaux de l’institution imaginaire de la société » (p.11). Penser l’intelligibilité de la guerre du sens requiert l’apport des sciences humaines mais, plus surprenant, de la littérature. « La littérature (…) a été emmenée à devoir penser la guerre. Elle a cherché à lui donner un sens même si celui-ci peut s’avérer absurde et relever du non-sens. Elle contribue donc à sa manière avec ses moyens et ses limites, à la construction d’une théorie de la guerre….comprendre comment les écrivains relatent le guerre est une exploration privilégiée de la façon dont la guerre envahit le sens » (p.13).
Ecrire la guerre ne se réduit pas à la description d’une bataille car elle déplie un objet multidimensionnel (p.15). Il existe des thèmes voire des schèmes de guerre. La guerre navale montre que la mer rassemble les marins ennemis. Le récit de la guerre aérienne se centre sur la solitude du pilote. Dans la guerre terrestre, le dilemme tient dans la camaraderie ou le devoir, sauver un camarade ou réussir sa mission (p.17). Le choix impossible entre humanité et nécessité interroge le sens, les valeurs et la signification profonde de la guerre : « qu’est-ce qu’une patrie qui exige la mort de ses fils ? » (p.18).
La richesse des thématiques étonne, entre l’éloge de l’abnégation militaire en termes mystiques (Vigny) et la dénonciation de l’absurdité des ordres, de l’utilisation des hommes comme chair à canons, le sadisme des chefs (Céline), leurs bêtises (Drieu La Rochelle) ou plus rarement la fascination des armes, l’esthétique du feu, la destruction de la nature, l’anéantissement des hommes voire l’extase au combat (Dostoïevski). La guerre exprime les plus extrêmes passions mortifères (p.20), ouvre le fond pulsionnel de l’homme, dégrade le verni de la civilisation jusqu’à l’anthropophagie.
Dans des chapitres toujours denses et concis rythmés comme des nouvelles, Benoît VIROLE nous emporte où la proximité de la mort embrase aussi le désir sexuel sans limite. On rit à l’évocation des personnages convenus dans la littérature de guerre : le soldat rebelle, l’adjudant rigide, l’infirmière sublime et bien d’autres dont le camarade secourable, le lâche ou l’officier caractériel. Il nous démontre que le récit de guerre écrit l’homme dans la totalité de son expérience et nous montre par quelle méthode une œuvre littéraire traite de la guerre (p.22).
Bien au-delà des manières stylistiques abordées pour décrire la complexité de la guerre, le psychanalyste des figures du silence déploie une grille conceptuelle pour tenter une théorie de la guerre (p.23). La modernité de la trinité clausewitzienne -déchaînement de la violence, organisation rationnelle de l’affrontement, relation politique- s’impose (p.26) même si l’étude de la guerre, ordre complexe, défie toute intelligibilité. Face à cette trinitaire énigme, la littérature transforme la complexité en récit (p.27). L’écriture mobilise l’ordre des évènements par la fresque (p.34), la métaphore (p.36) dans un palimpseste des batailles (Jean Roudaut).
Dans le traitement, la médiation de l’héroïsation se substitue à la vision panoramique. La figure permanente du duel (Valery), l’ennemi en tant que dédoublement de soi (Hemingway, p.50), le meurtre du double (p.56) illustrent l’homicide de l’autre, question essentielle éthique et ontologique : « La guerre invite à la subversion des seuils de notre humanité. Dans la guerre, tout homme peut être amené à franchir les sombres bords » (p. 56). La guerre expose alors l’homme aux frontières dangereuses et internes du meurtre (p.60).
Une instance éthique exige la mort de l’autre pour maintenir un idéal communautaire, son idéal politique. L’appartenance à la patrie implique le paiement d’une dette d’existence : le sacrifice de soi (p.62). On notera les remarquables pages sur le sacrifice militaire (pp.63-73), le déserteur ou le soldat errant (p.70) qui invitent à penser la guerre de manière originale : « une entité stratifiée où les trois surfaces apparentes, violence, conduite, politique, sont déterminées par une puissance interne, irrépressible, issue de la nature sociale de l’homme. Cette nature, pulsionnelle, inconsciente, s’exprime en permanence, par une tension entre la propension à l’anéantissement de l’autre et celle du sacrifice de soi pour la survie du groupe » (p.87).
On ne pourra que regretter, malgré la profondeur de l’analyse, une inclinaison de Benoît VIROLE à la sombre prévision caricaturale « hobbesienne » d’une « guerre civile généralisée, condition d’existence de notre propre société, faute d’ennemi consensuel sur lequel projeter notre violence » (p.90).
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