Les Livres de Lesrestos.com

Types de livre



Michel GUERARD - MEMOIRE DE LA CUISINE FRANÇAISE

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Michel GUERARD.
Titre : MEMOIRE DE LA CUISINE FRANÇAISE. Entretiens avec Benoît PEETERS.
Editeur : ALBIN MICHEL
Date de sortie : 22 octobre 2020.
 
Quelle fabuleuse et délicieuse épopée que la vie de l’émouvant, drôle et attachant Michel GUERARD ! Une lecture énergisante qui emplit d’espoir, un souffle d’horizons en ces temps si abouliques car elle affirme tout simplement la vie dans toutes les formes infinies de sa puissance d’exister. Doué pour l’alacrité, celui qui avoue cuisiner comme « l’oiseau chante » raconte sa traversée du siècle. A 87 ans, aux pianos depuis 70 ans, son récit se lit en toute fluidité, entre rires, tendresses et triomphes sans cesse renouvelés de la vie.

Il est vrai que le maître d’Eugénie-les-bains, trois étoiles depuis 1977, génie de la « Nouvelle cuisine » pas si récente (p.82), auteur de livres à succès mondiaux notamment « La Grande Cuisine Minceur » (Robert Laffont, 1976) jusqu’à la couverture du Time, aurait pu devenir l’Ambassadeur érudit et distingué du haut goût hexagonal car il incarnait une légitimité, une voix, une passion française que personne, parmi ses pairs, ne songerait à lui contester. Par humilité voire même tranquillité, loin des rivalités parisiennes, il ne l’a jamais vraiment souhaité.

Son œil malicieux se perçoit pourtant dans toutes ses aventures avec une précision et une vivacité qui emballent tant ce livre ne se réduit pas du tout à des anecdotes ou des souvenirs mais bien à une force en devenir qui nous offre un guide du bonheur et une leçon de vie. Notons que les entretiens réalisés tout en complicité pudique et respectueuse avec Benoît PEETERS, scénariste de BD, biographe et enthousiaste de cuisine, montrent un vrai travail en duo qui œuvre pour une mémoire bien vivante.

A Vétheuil en Vexin, le petit enfant naît dans les paysages de Monet. Il est marqué par deux femmes, sa grand-mère et sa mère. Il se souvient de ses tartes, un bout de pâte avec des fruits ultra-mûrs (p.21), quelques lichettes de beurre, un peu de sucre et au four. Il y aussi la fabrication fascinante du pain. Ce qui frappe surtout c’est d’emblée un rapport à la mort, la faim et les vicissitudes de la vie. Son père, boucher à Mantes-la-Jolie lui apprend les pièces de viande avec des gestes étranges.

En outre, l’inventeur, en 1968, de la salade gourmande (parfaite cohérence entre le vinaigre et le foie gras) et non folle comme l’avaient abusivement surnommée ses plagiaires, adolescent pensif frappé par la diphtérie à 10 ans, né dans une famille sans livres, comprend très vite qu’il doit apprendre par lui-même, au régiment et toute la vie. Celui qui rêve de devenir acteur ou médecin, effectue son apprentissage, à 16 ans, chez Kleber Alix, un pâtissier traiteur très réputé de Mantes-la-Jolie. (p.36).

Il sort major du CAP Pâtissier et rencontre le grand Jean DELAVEYNE alors deux étoiles au Camélia, à Bougival. Le Président des Rencontres François RABELAIS depuis 2010, qui observe tout, apprend la cuisine à la cheminée, au Cygne**, à Tôtes. (p.39). Ce qu’il n’oubliera jamais. Ambitieux et audacieux, curieux de tous les savoirs, le futur Chef triple étoilé à Eugénie-les-Bains, se plonge dans le « Larousse gastronomique », édition de 1938, rédigé en grande partie par le Chef Prosper Montagné. « Je ne voulais surtout pas que mon métier me condamne à l’inculture » (p. 47).

A 23 ans, après un très long service militaire, le jeune homme rentre au Crillon comme pâtissier et bataille avec les chefs de l’époque qui avaient du mal avec les « gnoleux » (p.50), référence à la gnole, planche de bois sur laquelle on étalait les pâtes au Moyen Âge. Un admirable saucier, Aimé FOURNILLIER, lui apprend à calculer ses ratios. En 1958, celui qui revendique l’influence d’Edouard NIGNON (1865-1934) pour son imagination poétique des plats, prodige de 25 ans, remporte le concours très technique de Meilleur Ouvrier de France (MOF) en pâtisserie. Il y réalise notamment une « conversation », sorte de pithiviers aux amandes lustré de glace royale.

La quantité précise de feuilletage ne saurait être transgressée. Juste à la limite d’âge, le merveilleux GUERARD pourtant toujours aimable et courtois y fustige « les vieux machins donneurs de leçons, avec parfois un peu de méchanceté, de suffisance, d’orgueil mal placé » (p.57). Chef pâtissier au Lido, comblant son ardent désir de comédien sans perdre sa simplicité légendaire, il réalise des pièces montées spectaculaires qui ravissent les Frères Clérico, propriétaires du lieu. Toujours en joie contre la pesanteur gastronomique des étoilés, ami d’Alexandre DUMAINE*** (Hôtel de la Côte d’Or, Saulieu, repris ensuite par Bernard LOISEAU) et de Jean DELAVEYNE (Le Camélia** à Bougival), le grand lecteur qui veut secouer la tradition comprend très vite que la restaurant est un spectacle, un théâtre, une mise en scène notamment avec la cuisine à la broche, dans la cheminée.

Jean DUCLOUX, chef du restaurant Greuze, à Tournus, l’influence par son sens de la cuisine et du cirque (p.67). Toujours pas marié, sacrilège en ce temps, orgueilleux au point de ne jamais accepter un seul financement de ses parents, en 1965, il acquiert, à la bougie, pour une somme dérisoire, un minuscule bistrot à la lisière d’Asnières et de Gennevilliers. La légende du Pot-au-Feu voyait le jour. Le monde entier afflue pour cette cuisine libre double étoilée qui mêle produits nobles et morceaux négligés (p. 75).

Dans le « meilleur restaurant de banlieue du monde » selon Henri GAULT, où se rencontrent ouvriers, politiques, membres du show-biz, milieu à l’ancienne, celui des films de Melville et de Lautner (p.78), le chef de Régine grâce à laquelle il rencontrera sa femme, Christine BARTHELEMY, invente un univers nouveau avec quelques-uns de ses copains comme Alain SENDERENS. A l’été 1974, il arrive dans les Landes, à Eugénie-les-Bains, avant d’avoir voulu acquérir Laurent ou Lasserre. L’aventure des trois étoiles acquises en 1977 durera jusqu’à aujourd’hui.

Le 9 février 1976, l’inventeur de la minceur essentielle (Albin Michel, 2012) fera même la Une du Time. Le succès de ses livres sera mondial notamment « La Grande Cuisine Minceur » qui ouvre la fameuse Collection « Les recettes originales de.. » chez Robert LAFFONT. En l’occurrence, l’auteur du homard à la cheminée (1976) et du loup en varech (1972) ou bien encore du bœuf sur le bois et sous les feuilles (2011), rend hommage aux rôles des journalistes dans la consécration des chefs. Claude JOLLY dit Claude LEBEY, fondateur du Guide du même nom, était d’ailleurs un de ses fidèles amis.

Il cite également l’influent Francis AMUNATEGUI, qui, en 1966, écrivit le premier article sur Le Pot-au-Feu, et créa l’affluence. Homme de télévision, entrepreneur rompu aux visites présidentielles, dessinateur artiste grand voyageur fasciné par la cuisine chinoise, premier grand chef consultant pour NESTLE, créateur du délicieux « pithiviers de poisson, sauce crémeuse au beurre et citron », l’un des rares personnages culinaires triple étoilé indépendant à la tête d’un Palace depuis 2017, ne cesse de forcer le respect et l’admiration par toutes les formes d’exemplarité.

En 2020, l’homme des près et des sources d’Eugénie (p.173) qui se consacre depuis des décennies au thermalisme, poursuit sa voie inoubliable de l’écriture de l’histoire de la gastronomie et de la culture de l’art de vivre à la française. Eveillé tel un grand sage dans un rapport de pleine conscience au monde, il nous initie aux miroitements harmonieux des jours et aux suaves subtilités de l’éternité.
 
Un livre savoureux et joyeux de perspectives à lire toutes affaires cessantes pour la Noël et tous les autres jours de l’année. Un seul remède. « Etre du côté de la vie, quelles que soient les circonstances, c’est l’une des choses qui n’a cessé de me guider » (p.251).

Couscous pour tous

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Nordine LABIADH, chef du restaurant « A mi-chemin », rue Boulard, dans le 14ème arrondissement de Paris, tout en amour et en sensibilité, en finesse et intelligence, en générosité d’âme et de cœur, nous offre son nouvel ouvrage : « Couscous pour tous ». Plat élu des Français, royal ou ascétique, traditionnel ou remanié, ces 100 recettes de Couscous accessibles à tous nous émeuvent. Il ne s’agit point d’un livre de plus ou d’un opus en plus sur ce mets convivial par munificence mais bien d’une graine élaborée qui se partage, se transmet et se transforme au gré des voyages, des rencontres et des associations de saveurs.

Bien plus encore, cette composition à géométrie variable à base de semoule de blé, de lentilles ou de pois chiches porte haut des valeurs, une culture, une vision du monde où se marient par enchantement la mer, les légumes de la terre et les viandes des champs, où s’épousent la royauté, les herbes et épices humbles du jardin dans des histoires profondes de transmission, des contes de la beauté des jours et de l’adolescence. Longtemps Nordine LABIADH a repoussé la publication de ce beau travail aux magnifiques images de Fabrice VEIGAS et au stylisme solaire de Pauline DUBOIS.

Il ne se sentait pas prêt à « assumer ses origines pour honorer la France » (préface). Deux femmes, Virginie LABIADH, son épouse et Valérie SOLVIT, une amie directrice artistique, l’accouchèrent. Ses amis, ses clients, par une « énergie transmise et absorbée », lui accordèrent la force de ce projet des années durant. Un vrai livre raconte toujours une histoire intime, une nécessité impérieuse. Le « plat de roi » décrit une cérémonie familiale quotidienne de l’enfance tunisienne. Préparation d’abord destinée aux proches et aux amis, Nordine LABIADH retardait le moment de l’inscrire à la carte de son établissement.

« La porte de mes origines était ensablée ». La révolution copernicienne de sa personne advint par des échanges avec l’éditrice de cet opus, sur « ce plat de terroir et de saison, sur ce plat caméléon ». Lucie FADOUS, dans une brillante synthèse de l’histoire du couscous (pp.13-20), nous instruit sur cette graine berbère préparée dont l’étymologie « ks » (bien roulé, bien formé) évoque le son des bracelets des femmes qui s’entrechoquent à leurs poignets pendant la création de la graine. Cette mélodie de village appelle le partage.

Les symboliques de fédération et de célébration s’affirment encore davantage avec les saisons, les récoltes et varient en fonction des régions. Le couscous fonde également un geste voire une gestuelle. Il affirme tout simplement la vie, de la naissance au deuil, lors des mariages et des fêtes sacrées. Moment précieux, acte social total, il porte en lui les éléments des noces et du quotidien. Il définit un art de la patience et de la vapeur. « Le repas se passe en silence » (p.14). De blé tendre ou dur, de sorgho, de mil ou de manioc (attiéké ivoirien), de maïs (cuzcuz brésilien), ce miroir de civilisation se transforme à l’infini (p.16).

Les Français ont une histoire singulière avec la graine maniée. Plat le plus apprécié en France, il trône sur nos tables depuis des siècles, enrichi de nos nombreux échanges historiques avec les populations d’Afrique du Nord. Plus qu’un simple plat, il fait totem pour la communauté maghrébine et les Français qui inventèrent même le « couscous royal », unique au monde (p.18).

La tradition n’exclut pas la créativité. L’un des grands mérites de ce livre indispensable réside également dans son architecture. De la préparation de base, aux bouillons en cheminant par la cuisson, tout apparaît clairement explicité. Une première partie rassemble les couscous à base de viande où l’on notera l’étonnant bourguignon, le solide franc-comtois, le « seffa, ris de veau, bière et châtaigne » et le fameux « couscous aux merguez ». La deuxième partie traite de tous les couscous à base de poissons.  

On remarquera, dans ce chapitre, le poulpe hivernal, les keftas de sardine et l’émouvant aux bulots de la mère de Nordine LABIADH, en rentrant de la pêche à pied, intitulé « couscous de marée basse ». Le noble frikeh pistaches et homard nous ravit autant que le sarrasin palourdes au romarin. Le troisième volet fait preuve d’une imagination toute végétarienne. Des piments doux, harissa fraîche aux boulettes aux herbes, tout chante et enchante jusqu’à ce plat traditionnel de bistrot français transfiguré par un lit de semoule, l’œuf meurette.
 
Dans une partition finale, les couscous pour le dessert et le goûter ne manquent pas à l’appel avec le doux mais désaltérant seffa aux pistaches et clémentines confites aux épices. Une somme pratique inspirée qui requiert une suite aussi étincelante. Couscous pour tous, impératif et sans exception.   

Couscous pour tous - Editeur : Solar

Evanouissements

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Michel STRULOVICI
EVANOUISSEMENTS
Chroniques des continents engloutis
Editions du Croquant
627 p. - Juillet 2021 - 24€.

 
Du passé, Michel STRULOVICI, ne veut pas faire table rase mais souhaite, au contraire, crûment, nous le dévoiler. Dans ces moments d’évanouissements de pans entiers de notre histoire, à l’époque d’une présent déifié débarrassé de toute mise en perspective, l’ère de l’anachronisme triomphant, au moment où l’information et la transmission sont noyées, emportées par le tsunami de « presque rien » (Bourdieu), Michel STRULOVICI nous emporte, avec son regard, sur les terres souvent méconnues, ignorées ou oubliées et il les ressuscite. Dans ces années de guerre et d’Occupation où se tissèrent les mondes d’aujourd’hui.

Journaliste, acteur militant de ces combats d’hier qui impriment leur marque sur notre univers d’aujourd’hui, il parle de lui mais aussi du monde, de notre monde, de sa traversée. Non par vanité mais comme une incitation par le biais de ces chroniques de continents disparus, à humer les parfums oubliés, percevoir des ambiances surprenantes, enthousiasmantes ou angoissantes, participer à des combats victorieux ou étouffés. L’auteur veut aider à comprendre ce nouveau monde qui vient et les raisons de son advenue. Il veut répondre à cette question reprise par des millions de voix : pourquoi être ou avoir été communiste ?
 
Né pendant les années de l’Occupation, de parents juifs et résistants communistes, Michel STRULOVICI a étudié la sociologie à la Sorbonne, parcouru le monde d’après-guerre, assisté à Séoul à l’irruption de la Corée moderne, rendu compte pour l’Humanité de difficiles sorties de guerres de trente ans au Vietnam, Laos et Cambodge. Plus tard, journaliste à Antenne 2 puis France 2, il racontera le monde et ses tourments de Beyrouth à Stockholm, des mineurs en grève en Grande-Bretagne aux tentatives d’économie nouvelle à Korhogo, en passant par les combats contre la dictature turque.

Il participera à la création et à l’aventure d’émissions marquantes (Télématin, L’assiette anglaise, Envoyé spécial), Rédacteur en chefs d’éditions et à la direction du service culture, il assista, aux premières loges, à la dégringolade éditoriale de la télévision publique. Il nous en explique ici précisément les raisons. Membre du parti communiste durant 25 ans, il revient sur ces années décisives pour le mouvement communiste et dévoile des données, peu partagées jusqu’alors, sur ses déchirements internes.

Il s’agit d’une autobiographie essentielle, d’un témoignage émouvant, parfois drôle sur « l’étrange voyage au travers de soi-même » que dessine une vie, sur la manière fondatrice de laisser trace des combats de notre époque si tumultueuse. Œuvre de distanciation offerte à ses enfants, ce livre nous montre que « l’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé » (Marc Bloch, Apologie pour l’Histoire). Bien pis, s’épuiser à comprendre le passé s’avère vain si l’on ne sait rien du présent (p.5). Tout surgit d’une interpellation d’une violence inouïe d’une jeune étudiante américaine en master de journalisme à Sciences Po : « Mais, Monsieur, comment avez-vous pu être communiste ? ».

Alors commence une interrogation profonde sur le sens de l’adhésion au PCF, une réflexion sur le passé communiste, une analyse fine de l’engagement d’une rare intensité. En cela, le livre de Michel STRULOVICI expose en détail « cet étrange voyage d’auto-analyse et de restitution de moments historiques ». Dans une premier chapitre poignant intitulé « L’enfance malmenée », le grand journaliste de France Télévisions nous raconte ses parents héroïques juifs communistes italiens sauvés, une nuit de novembre 1941, fuyant la rue Marcadet, par « l’amitié attentive d’une voisine » (p.7).

L’enfant de l’Occupation naquit en « zone libre », à Lyon, le 8 février 1942. Une naissance placée dans le stress paroxystique de la mère qui déterminera toute son existence. « L’historien » méticuleux à la plume alerte révèle les groupes de combat juifs clandestins dirigés par Albert GOLDMAN, père du célèbre chanteur (p.9); multiplie les notes de bas de pages qui font parfois oublier toute la page (p.25 notamment, p.70), véritables joyaux de concision, d’émotion et de minutie à faire pâlir les universitaires les plus zélés. Dans « cette urgence de l’anticipation du pire qui permit d’échapper à l’anéantissement », les formules touchent juste à chaque page. Elles font hommage aux parents qui résistèrent à l’Occupant et ses alliés français de Vichy à coups de tracts, de slogans mais aussi d’attaques à main armée (p.10).

Le récit fourmille de détails qui imagent la force de l’abnégation que ce soit à propos des parents de Charles Aznavour ou du couple Manouchian. Henri Daïkhowski, l’oncle maternel héroïque, condamné à la peine de mort, fusillé le 4 juin 1942 au Mont Valérien (p.11). Dans la dernière lettre bouleversante du sacrifié figurent des phrases qui arrachent les larmes : « Il fait beau aujourd’hui et je pensais mourir un beau jour… Je meurs avec courage et en sachant pourquoi j’ai lutté….Vive la France » (p.13).        

Cette exemplarité lumineuse guidera toute la vie publique et intime de celui que ses confrères surnomment affectueusement « Strulo ». Avec une pensée libre radicale, loin du pardon de ceux qui échappèrent à la barbarie, il confie à propos des Hitlériens et de leurs alliés antisémites : « Ma haine à leur égard est intacte, absolue, pour toujours. Mon désir, mon amour de la vengeance vient de là. Aucun pardon ne m’a habité ni ne m’habite…. Je ne suis pas résilient » (p.15).

Dans des pages où la précision historique sous-tend en permanence le souci de vérité traversé par un style qui dépasse le journalisme, le sociologue nous entraîne dans l’atmosphère de la culture du secret des groupes communistes de la Résistance. « Toute l’histoire du PCF, son ADN était antifasciste et antinazi » (p.18). L’un des autres grands mérites du foisonnant ouvrage qui n’en manquent pas consiste également à montrer la complexité de « l’Histoire intérieure du Parti communiste » (Philippe Robrieux) avec une direction sans cesse tiraillée entre des antifascistes et des « courtiers de la diplomatie soviétique » (Jacques Duclos).

Contre les falsifications historiques ignominieuses et injurieuses, Michel STRULOVICI rappelle tout ce que la France et l’Humanité finalement doivent aux communistes, « à ces héros méconnus, oubliés, effacés des mémoires » (p.22). Il restitue des épisodes souvent totalement méconnus voire inconnus : l’enrôlement de Louis Aragon, à 42 ans, dans les unités combattantes sur le front, le 28 septembre 1939; la manifestation étudiante conduite par Francis Cohen et François Lescure (père du célèbre homme de télévision et de cinéma Pierre) le 11 novembre 1940 à l’Arc de Triomphe ; la grève des mineurs du Nord-Pas-De-Calais le 27 mai 1941.

Il évoque nombre de figures héroïques anonymes ou ignorées, « exemplaires jusqu’au bout » (p.23). Ainsi le Colonel Gilles, dénoncé en décembre 1943 et arrêté en même temps que Missak Manouchian, torturé plusieurs mois par la Gestapo et fusillé le 11 avril 1944 (p.23). Fruit de cinq années de travail, le présent livre ne sombre jamais dans le pathos du tragique mais s’applique à argumenter sur l’ampleur d’un cataclysme qui marquera, pour toute une génération, « l’appréhension naissante du monde » (p.24).

La peinture du Paris de la libération au 46, rue Marcadet, porte des espoirs mais aussi bien des espérances : la proximité dans les quartiers qui ressemblent à des villages, les écuries de chevaux de la rue des Poissonniers, les vols de moineaux, les petits commerçants qui peuplent les rues où chacun se connait par son prénom (p.27), les chanteurs de rue, le préau de la maternelle. Ce Paris de Willy Ronis et de Robert Doisneau pétris de regroupements festifs et populaires (p.30). L’enfant Michel aime apprendre mais très jeune, il ressent « la brûlure » de l’injustice de classe, « une sensation » qui ne le quittera jamais.

En dépit de cette violence de classe, la page 32, sans mélancolie mais avec un brin de nostalgie, dresse le tableau de l’atmosphère de la classe : ordre en silence, punition corporelle, respect pour les enseignants, plumes « Sergent-Major », passion du livre comme savoir et plaisir mêlés : « Comme le souligne Jean Baumgarten, le livre occupe une place particulière dans la société juive. Le livre ne s’y résume pas à un objet de culture, de savoir et de divertissement. Sa lecture est viatique et chargée d’espérances messianiques » (p.33). De sa culture ashkénaze grand-maternelle, le futur militant communiste anticolonialiste héritera du sens talmudique de l’hospitalité.    

De la clandestinité à la fraternité, tous les linéaments d’une formation de jeunesse s’alignent : musique, sport, cinéma, politique. Dans ces années d’après-guerre, la fine fleur du pays se confond avec le PCF. En novembre 1946, il représente le premier parti de France (p.35). Comme l’écrit justement celui qui deviendra journaliste à l’Humanité : « La politique avait envahi nos cours de récréation » (p.37). A 14 ans, l’adhérent aux Jeunesses Communistes vit sa passion. Au « Parti », Michel STRULOVICI adoptera la schizophrénie, « le déchirement, cette mise en cause constante de ses propres affirmations, ce doute existentiel, qui doit sans doute aussi quelque chose à la culture ashkénaze nimbée par la pratique du Talmud, l’exégèse » (p.71).

En 1956, l’irruption de la télévision dans les foyers, présence au milieu du salon, déclencha une autre révolution dont « nous ne sommes pas encore sortis » (p.49). Transcendant la fatalité de son origine de classe par son environnement culturel et politique, l’adolescent rigoriste, tissant l’histoire individuelle et collective, nous plonge dans la banlieue rouge et son amour du théâtre, entre une mère « à l’agressivité possessive » (p.79) et une grand-mère qui encourage sa liberté : « l’amour est un sentiment sérieux et nul ne doit plaisanter avec lui » (p.81).

Le jeune marié traverse le gaullisme en adversaire résolu et n’abandonne jamais son militantisme passionnel entre Georges Marchais et Jean Kanapa. L’adhésion au PCF l’intronise dans une famille dans laquelle il demeurera 25 ans. Le militant communiste n’échappe pas au rituel dominical de la vente de l’Humanité Dimanche et la distribution de tracts à la sortie du métro. La politique commande. L’effervescence atteint des cimes, l’aveuglement aussi. Le 17 octobre 1961 marquera tous les esprits : « En plein Paris, on tue et on noie » (p.97). La jeunesse communiste se rassemble contre le fascisme, pour la Paix.

Dans ce climat tendu où l’OAS perpètre attentat sur attentat, le futur étudiant en sociologie éprouve une joie intense à narguer la Police, sans l’ombre d’un doute. On lira avec stupéfaction la note 11 de la page 104 sur Alain Madelin, Gérard Longuet, Hervé Novelli, Patrick Devedjian, Anne Méaux et les membres d’Occident qui appelèrent en 1965, « à tuer les communistes partout où il se trouvent ».

Dans un chapitre intitulé « admis au saint des saints », le bachelier loue l’Université et notamment la Sorbonne, « haut lieu de la pensée français » (p.113). Le paradis du savoir s’ouvrait mais aussi celui des groupes d’amis fidèles pour la vie, unis dans la passion du théâtre, au TNP, à Chaillot, qui donnait accès à la culture aux ouvriers. Les sommités mandarinales de la République (Albert Soboul, Vladimir Jankelevitch, Ferdinand Alquié) régnaient : « Je me souviens du silence qui annonçait l’arrivée du Maître » (p.121). Jusqu’au délire, les débats tournaient à une « Yeshiva laïque » (p.123).            

Sans un « sou vaillant » (p.129) dans cette époque qui nous paraît si lointaine, Michel STRULOVICI explicite à la fois de façon théorique et dans une manière sensible presque charnelle, dans des pages lumineuses (p.130, note 4 et 5; pp.131-172), ce que les valeurs communistes apportèrent à notre société, son histoire, sa morale notamment ce réseau de solidarité des territoires de la banlieue rouge. Avec une lucidité autocritique souvent touchante, « L’ouverture d’esprit ne fut pas ma qualité première » (p.134) ou « je ne savais plus vraiment quelle maison idéologique j’habitais » (p.138), le futur coopérant à Séoul perçoit bien la tension et par là le débat majeur au sein du PCF entre les chantres d’un pro-soviétisme à tout crin et les tenants d’une autonomie de décision.

Le doctorant en sociologie qui choisit comme sujet de thèse « Le théâtre d’Aubervilliers et ses publics. Démocratisation culturelle ou pas ? » n’oublie pas la célèbre formule d’Antoine Vitez « être élitaire pour tous » et se faisant le rôle du communisme municipal dans l’affirmation d’un « vivre ensemble ». Il peint Mai 68 telle une ferveur révolutionnaire sur un « air de vacances romaines » (p.165) qui ne dura pas. Jérôme Kanapa posait aux côtés de Godard et Truffaut. A Séoul, juste après, le contrebandier politique découvre la haine des Japonais et les saveurs du « kimchi », ressent aussi l’amour de notre culture (p.191) et veut mettre un coup de pied dans la dictature.

Après un trop long exil au pays du matin calme, le secrétaire de la Rédaction de « La Nouvelle Critique », ce mensuel particulier, croisement entre la revue scientifique, philosophique et le journalisme de haute volée, accepte ses nouvelles fonctions avec enthousiasme (p.255). Il y travaille avec « des héros véritables qui ne se vantaient jamais de leurs exploits passés, occupés à traduire au jour le jour les spasmes du quotidien » (p.294). Il y prône l’eurocommunisme, seul espoir, selon lui, d’avenir du Parti. Mais, en décembre 1972, l’échec de la volonté unitaire de la gauche meurtrira le jeune journaliste : « Quand je revois les images de ce rassemblement d’espoir, je pleure et je mesure le désastre que représente cette défaite historique, irrémédiable, aujourd’hui » (p.258; p.268).

La passion de l’information à la télévision le gagne notamment grâce à ses amis universitaires. Michel STRULOVICI, passant de l’espoir à l’espérance, estime que « l’outil audiovisuel, ordinairement méprisé par les intellectuels, pouvait être un efficace facteur de démocratisation de la Culture et une voie de création originale » (p.262). Durant toute sa vie professionnelle, le futur directeur du prestigieux service culture de la direction de l’information d’Antenne 2 puis France 2, considèrera la télévision comme le plus puissant des supports de diffusion de la culture.

La prise de conscience de la force de ce média dans la vulgarisation des savoirs guidera toute une génération de journalistes. S’en suit une galerie de portraits de tous les réalisateurs de télévision communistes tels Claude Santelli, Maurice Faivelic, Marcel Bluwal, Raoul Sangla qui inventèrent une télévision différente, « une petite lucarne à grands projets : un outil au service de l’intelligence, du savoir, du divertissement culturel » (p.263). Ce qui émeut et trouble sans doute tout au long de cet ouvrage captivant, relève d’une « honnêteté » (p.343) journalistique toute jaurésienne.

Au sortir de l’Humanité, correspondant au Vietnam et au Cambodge, il respira autrement en intégrant Antenne 2, engagé par le fameux François-Henri DE VIRIEU (p.401). Les deux cents dernières pages du livre passionneront à l’évidence tous les étudiants, professionnels ou même citoyens éclairés qui souhaitent comprendre en profondeur à la fois l’audace d’un grand service public de télévision et son passage du primat des programmes à la dictature de l’audimat, « la descente aux abîmes » (p.403).

Dès 1982, les personnages défilent dans une galerie de portraits tantôt élogieux tantôt glacés, parfois au vitriol mais toujours d’une véracité nuancée : Jean-Pierre ELKABBACH (p.505), grand professionnel aux compétences rares; Paul NAHON, Georges BORTOLI, Noël MAMERE, Patrick POIVRE D’ARVOR, Christine OCKRENT, Arlette CHABOT (p.501), Paul AMAR, last but not least, Léon ZITRONE (p.537 : cet homme dont le nom même conjuguait le verbe téléviser !). Une autre TV, un autre temps, où « les reportages s’apparentaient au tournage d’un film » (p.404). L’analyse de la structuration interne d’un JT, avec ses batailles autour du conducteur entre le rédacteur en chef et les chefs de service, éclaire tout un style d’information télévisée.

Le renversement stratégique qui se produisit avec la « vedettarisation » (p.411) du présentateur du JT (p.487) et son accession au poste de rédacteur en chef changea radicalement la nature du pouvoir aux mains des « icônes électroménagères » selon la formule de Raoul SANGLA (pp.417, 459). « Strulo » nous plonge aussi avec ferveur dans le processus de création des émissions comme TELEMATIN, L’ASSIETTE ANGLAISE, « la sorte de distance amusée toute de finesse qui masquait le travail acharné et brillantissime » du regretté Bernard RAPP (p.455) ou ENVOYE SPECIAL, DEMAIN LES JEUNES. Il nous montre que « mettre sur pied une émission, c’est penser à l’essentiel et aux détails et, à chaque pas, découvrir de nouveaux problèmes à résoudre » (p.475).  

Cette télévision aujourd’hui engloutie incitait le grand public à inscrire la présence de reportages culturels dans son univers comme une évidence (p.458). Mieux, elle permit « de desserrer (un peu) l’étau de la transmission chaotique et inégalitaire des savoirs et de la création culturelle » (p.458). Dans ce continent évanoui, par exemple, le Journal de 20h du 3 mars 1988 présenté par Henri Sannier, se terminait par 8’ de culture (p.463). A la tête du Service Culture de la Direction de l’Information d’Antenne 2 devenue France 2, Michel STRULOVICI n’a jamais cessé de garder en sa créance la devise d’Antoine VITEZ, « élitaire pour tous » et la remarque de Pierre BOURDIEU, « Il faut travailler à l’universalisation des conditions d’accès à l’universel » (p.485). Cette leçon d’éveil qui parle au cœur et à la raison, explorait une voie ténue, ni élitiste ni racoleuse mais celle « de la noble vulgarisation respectueuse de l’évènement lui-même, utilisant des clefs de compréhension de niveaux différents » (p.521).

Malgré la stupeur, parfois la colère, les griffures et les blessures d’une vie, Michel STRULOVICI nous entretient dans ses pages conclusives, du bonheur de la transmission (p.597) et de l’impossibilité de conclure (p.624) mais plutôt d’ouvrir. On referme, à regret, ce livre presque infini, d’un passeur de cultures qui lutta pour éviter le pire, d’un éternel enseignant dans cet « étrange voyage au travers de soi, trace des combats de notre époque tumultueuse ». 

Une histoire des banlieues françaises

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Erwan RUTY
Une histoire des banlieues françaises
Editions François BOURIN
Février 2019

 
Erwan RUTY, responsable associatif en banlieue, actif dans des médias de proximité depuis la fin des années 1990, diplômé en histoire contemporaine et sciences politiques, a notamment été rédacteur social/société de Pote à Pote, le premier mensuel des quartiers, rédacteur en chef du Journal officiel des banlieues. Il a travaillé pour la presse locale en Seine-Saint-Denis et a cofondé le trimestriel de la diversité Respect mag ainsi que Ressources urbaines, l’agence de presse des quartiers. Il dirige aujourd’hui le Médialab93, un incubateur qui soutient les jeunes créatifs en Seine-Saint-Denis.

Les quarante dernières années, les banlieues ont changé, et elles ont changé la France. Elles se sont fait écho des grands mouvements politiques, économiques et sociaux qui ont façonné le pays, depuis l’optimisme des années 1980, incarné par la Marche des Beurs et l’émergence des cultures urbaines, jusqu’au djihadisme des années 2010, en passant par les émeutes de 2005 et les clivages identitaires des années Sarkozy. Une trajectoire en montagnes russes, faite d’espoirs, de déceptions, et de luttes : les banlieues, espace dynamique, jeune et créatif, sont le condensé des crises et des opportunités de la France du XXIème siècle, le laboratoire de son futur, hésitant entre ghettoïsation et normalisation.

A moins qu’une troisième voie ne se dessine, entre créolisation et relocalisation écologique. Sorties des marges, les banlieues sont plus que jamais revenues au centre de l’histoire de ce pays. A travers une enquête incarnée nourrie de nombreux témoignages, l’auteur qui allie compétences de terrain et appétences théoriques raconte enfin cette aventure collective, complexe et fascinante, au sein de laquelle chacun d’entre nous est pris, pour le pire comme pour le meilleur.

Dans un avant-propos étymologique en forme d’hommage à l’énergie créative de la banlieue, le militant politique au sens noble rappelle à juste titre que « la banlieue est surtout, à l’origine, le territoire qui s’étend à une « lieue », l’unité mesurant la distance qu’un homme peut parcourir en une heure, soit entre trois et cinq kilomètres, par-delà les murailles d’une ville » (p.5). Cette caractérisation spatiale et temporelle contre-intuitive aujourd’hui oubliée par le sens commun recentre les enjeux des ressources urbaines.

La perception des banlieues relève presque d’une histoire du temps présent : « elle remonte au tournant des années 1970 à 1980, à l’heure où la construction des grands ensembles est achevée. Y sont accueillies les couches populaires alors en partie seulement issues de l’immigration postcoloniale. Ce sens commun péjoratif sera désormais celui qui dominera en France, pour dénigrer ces territoires » (p.7). Erwan RUTY, en fin connaisseur de la vie de ces territoires relégués, analyse le mot banlieue au sens politique : une force polysémique, une pluralité ontologique qui résiste à toutes les modes.

Alors que 80% des français résident dans des banlieues et des zones périurbaines, cet essai parie que « l’avenir de la société française se jouera dans ses banlieues » (p.9). L’introduction problématise le signifiant banlieues, cette « rage célinienne d’une misanthropie issue de la déception de n’avoir pas été assez aimé (p.12). A grand renfort de références musicales, associatives ou cinématographiques, l’historien interroge ces jeunes qui voulaient aimer un pays qui refusaient de les respecter, l’histoire tragique d’enfants ni vus ni reconnus par leurs parents.

De la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 à 2013 et ensuite 2015, les rendez-vous échouent, le refoulé ressurgit. Le péché originel de la République commence avec Jules Ferry (p.18), « aveuglement collectif répété en mode majeur par la gauche en 2012 ». L’impensé colonial républicain se réinitialise (p.19) en tabou. Brosser l’histoire des banlieues équivaut à faire la généalogie du face-à-face passionnel, névrotique et souvent dramatique de l’Hexagone et de ses banlieues. « Tous les dix ans à peu près, un électrochoc vient frapper la France » (p.22).

Ses secousses réveillent une nation qui oscille entre amnésie et repentance. Seules les marges de la société française bousculent, par tressaillements, l’histoire de tout le pays. Selon le rédacteur en chef du Journal Officiel des Banlieues, la France somme les Français issus de l’immigration postcoloniale de « s’intégrer » tout en ayant perdu les outils de l’intégration avec le libéralisme anglo-saxon (p.24). Les banlieues s’identifient de plus en plus à l’image de la France, libérales et conservatrices tel un monde en gestation porteur d’innovations sociales foisonnantes et de créativité culturelle prolifique (p.25).

Elles incubent les nouvelles cultures populaires, construisent les nouvelles cultures urbaines, identité culturelle du mainstream. Ces destins périphériques doivent intégrer le roman national pour créer un récit national unique (p.26). Le chapitre 1 étudie la transformation des quartiers populaires en banlieues au tournant des années 1970. L’originalité de la perspective d’Erwan RUTY, bien au de-là d’une analyse solide permanente de la complexité des structures, recontextualise les référents des dynamiques culturelles (le 7ème art par exemple : pp.29-32 malgré l’oubli de Malik Chibane tardivement cité page 153, la musique : p.34, excellentes pages sur le rap : pp.144-151, 336-339) sous-jacentes à l’émergence des formes d’historicité (p. 29).

Le déclin des banlieues rouges et notamment l’effondrement du mouvement ouvrier dérégulent les relations sociales et institutionnelles. La naissance des « cités sensibles » dites nouveaux quartiers démantèle la « rue, la ruelle, la petite place, soit autant de micro-unités spatiales soumises au contrôle plus ou moins diffus des adultes » (p.39). S’érige alors un décor de culture de la pauvreté dans les grands ensembles jadis territoires de mixité sociale et de progrès (p.43). Ces espaces de relégation s’inscrivent dans un contexte sensible d’après-guerre d’Algérie.

A Marseille, en 1973, le racisme parfois virulent conduit à des attentats contre les Algériens par des groupes issus de l’OAS (p.46-47). Les Antillais forment les OS des services publics, déplacés à partir de 1963 par le BUMIDOM (Bureau des migrations d’outre-mer), crée par Georges POMPIDOU. Notons également la page 56 consacrée à la répression peu connue des émeutes en Guadeloupe en 1967. Bilan : 87 décès. On s’étonne qu’un texte aussi perspicace sur les origines du racisme (page 111 : entre 1984 et 1990, on recense une centaine de Magrébins tués) comporte parfois le terme totalement impropre et colonialiste d’« Afrique noire » (pages 48, 54, 246) au lieu d’ « Afrique sub-saharienne » ou bien encore le terme « jeunes de couleur » (p.144).

Le journaliste, bien informé, montre comment le « regroupement familial » (1976) fait suite à des mesures de fermeture des frontières. Paradoxalement, cette mesure à caractère « humaniste » aux immenses conséquences ouvrira le passage d’une immigration de travail à une immigration de peuplement (p.53). Il évoque l’importance du rôle du quartier lyonnais de la Croix-Rousse, en 1980, avec le groupe Carte de séjour fondé par Rachid TAHA. L’effervescence autour du journal Sans-Frontières, en 1979, « l’une des créations les plus pérennes et structurantes dans le domaine de l’expression et de la prise de parole des populations immigrées et des minorités » (p.63).

Soit « parlées, soit muettes » selon l’exacte formulation de Pierre Bourdieu, ces populations stigmatisées répondent en actes dans la foulée des radios libres. Erwan RUTY remarque à juste titre que les grandes forces politiques et syndicales portent une lourde responsabilité dans l’invisibilisation écrasante de ces luttes eu égard aux combats de la décennie 1970 : écologie, féminisme, régionalisme, tiers-mondisme. On s’étonne, encore une fois qu’une plume aussi affutée emploie l’expression « français de souche » (p.64) parfaitement inadéquate.

Dans un imaginaire politique encore empreint d’analyses néocoloniales, les banlieues condensent plusieurs phénomènes sur un même territoire : impuissance politique face au chômage de masse, fin de la construction des grands ensembles et promotion du rêve pavillonnaire qui fractionne les couchent populaires entre ceux qui restent et ceux qui partent, fermeture des frontières à l’immigration africaine qui fait d’une installation provisoire un destin permanent (p.73).

Le chapitre 4 poursuit un développement chronologique auquel on préfèrerait la profondeur diachronique. Il décrit bien l’illusion « black-blanc-beur » (p.155) mais pointe le rôle du sport utilisé par les pouvoir public comme outil de régulation sociale (p.184). Le milieu sportif serait plus tolérant à la diversité car l’excellence distingue concrètement. On s’étonne que les travaux de Jean-Loup Amselle ne soient pas mobilisés ici pour affirmer l’une des thèses centrales de l’ouvrage : « le caractère définitivement républicaniste, égalitariste et jacobin de la pensée française, qui ne saurait reconnaître de communautés et de territoires de caractères propres » (p.194).

L’autre hypothèse du livre tient tout entière dans le fait que le multiculturalisme tel qu’il se développe dans les années 2000 relève plutôt d’une affirmation identitaire des minorités sous l’influence lente mais certaine du modèle étatsunien. Pour les élites françaises et les écoles qui les forment, les banlieues métissées ont déjà mis un pied dans la porte (stand-up, slam, tag, littérature : pp.214-223). Le chapitre 5 traite des émeutes comme un moment proto-politique (p.231) et voit dans leur expression un mélange d’insurrection sociale et de mal-être identitaire, celui des « minorités », la plus efficace et large prise de pouvoir médiatique depuis la fameuse Marche de 1983.       

Ce livre important et à bien des égards stimulant pour comprendre ce que nous devons aux banlieues et en quoi elles inventent peut-être encore aujourd’hui le laboratoire social de notre propre avenir car « la banlieue c’est nous » présente toutefois quelques limites qui appellent plusieurs remarques. L’ancien journaliste associatif aux multiples compétences ne parvient pas toujours à fonder un cadre épistémologique et herméneutique stable dans le périmètre des sciences sociales et humaines. Il n’objective pas totalement les faits dans une mise en perspective distanciée, par exemple, dans la trop grande importance accordée à la marche pour l’égalité de 1983 (p.75).

Autant il maitrise bien les problématiques urbaines de la périphérie parisienne notamment la ghettoïsation (pp.262-263), autant les spécificités lyonnaises (p.253 ou phocéennes (p.179, 253) lui échappent sans doute par manque de pratique du terrain car les banlieues n’existent pas en soi à Marseille. Il s’agit d’un tissu urbaine réticulaire complexe institué par quartiers, cités ou villages. Au-delà de quelques maladresses d’interprétation des penseurs ou des contextes (Foucault (p.141, 156), Bourdieu, Sartre notamment, p.350 sur l’insécurité culturelle, p.363 : Christophe Guilluy), les découpages conceptuels semblent flous ou par trop plastiques : « capital d’autochtonie », « égalité », « culture populaire », « communautarisme sans communauté », « communautarisme de sas versus communautarisme de nasse » (p.254) « multiculturalisme de basse intensité ».

Afropéens

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Johny PITTS
AFROPÉENS
Carnet de voyages au cœur de l’Europe noire
Massot
2021

 
Ecrivain, photographe et journaliste, Johny PITTS a reçu de nombreux prix pour son travail d’exploration de l’identité afro-européenne dont le Decibel Penguin et le prix ENAR (European Network Against Racism). Il a déjà publié en France Le Manifeste de la jeunesse (Les Arènes, 2017). Il vit actuellement à Marseille. Dans le présent récit justement traduit de l’anglais britannique par Georges MONNY, l’auteur s’interroge sur la manière dont les Européens d’origine africaine jonglent avec leurs multiples identités.

Né d’une mère européenne et d’un père afro-américain, Johny PITTS parcourt les grandes capitales : Paris, Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Stockholm, Moscou, Marseille, Lisbonne. Dans cette Europe des invisibles, il questionne des Afropéens pour savoir comment ils vivent au quotidien leur double identité – noire et européenne. Cet essai fait entendre leurs voix auxquelles s’ajoutent celles des écrivains Noirs dont il suit les traces (James BALDWIN, Frantz FANON). Il démontre la nécessité de sortir des clichés du « nigga » (l’homme Noir du ghetto) et du « king » (hipster, rappeur, footballeur Noir qui a réussi).

Johny PITTS éclaire avec brio les afro-européens d’aujourd’hui et comment ils se forgent de nouvelles identités. Ce document inédit, illustré de nombreuses photographies prises par l’auteur, s’inscrit dans un projet plus vaste nommé www.afropean.com. Ce livre a reçu le prestigieux prix britannique Jhalak 2020. Ce livre original à la fois sur la singularité de sa thématique (l’afro-européanisme) et sur la forme de son récit, ni roman, ni essai, ni fiction mais sorte de carnet de voyages au cœur de l’Europe noire, s’ouvre sur une citation extraite du célèbre livre d’Amin MAALOUF fort souvent cité, Les Identités meurtrières. 

Ce qui dirige d’emblée l’attention du lecteur sur des questions philosophiques sépulcrales : comment se fonde l’identité de ceux qui vivent dans une sorte de zone frontière ? L’identité toujours en mouvement, résulte-t-elle de diverses lignes de fractures religieuses, ethniques ou autres ? Ces êtres qui vivent dans une position plus incongrue que confortable, n’ont-ils pas justement un rôle crucial à jouer pour se forger des liens en évitant les malentendus ? N’invitent-ils pas certains à davantage de raison et d’autres à moins d’agonistique ? La galerie de portraits qui défile sans cesse en moi ne figure-t-elle point une série de dilemmes décisifs ? Sans la pensée ouverte des altérités radicales, le monde ne s’enfoncerait-t-il pas dans un gouffre obscur ?

Avant que d’explorer ses expériences de voyage dans certaines grandes capitales européennes afin de rencontrer des noirs européens, Johny PITTS, dans un long prologue, nous conte son enfance britannique à Sheffield en situant le concept d’afropéanité (inventé dans les années 90 par David Byrne et l’artiste belgo-congolaise Marie Daulne, star du groupe Zap Mama) : « Un espace s’était ouvert dans lequel la culture noire participait à la formation de l’identité européenne en général » (p.15).

Loin des étiquettes métissées, l’auteur essaie de comprendre la force des styles et des idées transculturelles mais surtout qu’est-ce qu’être Noir en Europe aujourd’hui (p.16). L’auteur conçoit au départ l’afropéanité en tant qu’alternative utopiste entre le pessimisme attaché au destin du Noir et l’optimisme en toutes circonstances mais la visite de la « jungle de Calais en 2016 » l’oblige à reconsidérer son approche. Il fustige la Grande-Bretagne qui affiche « un multiculturalisme de façade » (p.18) pour réaffirmer le multiculturalisme qui fonctionne, celui qui réfute « les schémas monoculturels et homogènes véhiculés par les offices de tourisme et les guides de voyages » (p.19).

A travers ses voyages, le jeune photographe natif de Sheffield entend inventer « le moi dans son humanité » (p.20), « apprendre à être un Noir, effort pour parvenir à l’universel à partir du particulier ». Dépasser les figures du voyou ou du roi s’effectue par la rencontre des gens ordinaires en Noir issu de la classe ouvrière. Le présentateur de télévision avoue : « je ne me sens chez moi qu’en Europe. C’est ici que j’ai appris à lire et à écrire, à parler certaines langues et à mettre en pratique quelques coutumes.

Je me délecte de la beauté complexe et parfois ternie de son architecture vieillotte, de ses musées et galeries dont l’existence de la plupart est due à la sueur et au sang des Noirs ployant sous l’exploitation de ses empires » (p.21). En embrassant toutes les nuances de la complexité de savoir que « l’histoire des Blancs se présente comme l’Histoire » (p.24), Jonhy PITTS se lance dans un prologue sur son enfance dans la classe ouvrière du nord de la Grande-Bretagne.

Fier de venir de son quartier, Firth Park, le journaliste peint avec beaucoup d’humour une vie sociale qui ne sombre jamais dans l’ennui même s’il est bon pour la racaille, qui y fait régner néanmoins le respect pour autrui et le sens de la communauté (p.28) c’est-à-dire « un monde où tout le monde se connaissait et s’entraidait pour se tirer d’un mauvais pas » (p.29, note 4). Les comparaisons avec le New-York culturel des années 70 élargissent notre perspective historique sur les luttes noires majeures au XXème siècle.

La note 11 de la page 41, par exemple, nous apprend que la mère du rappeur Tupac Shakur appartenait à la 21ème Section des Black Panthers. L’excursion dans le Paris noir (p.55) nous remémore également la généalogie peu souvent évoquée d’Alexandre DUMAS dont la grand-mère ouest-africaine prénommée Marie-Cessette, échappa à l’esclavage dans les plantations haïtiennes vers 1700, fût affranchie grâce à son incroyable beauté, sauvée par le marquis Alexandre Davy Antoine de la Pailleterie. « Le type de grande lignée afropéenne dont vous n’entendez jamais parler » (p.64).

L’ouvrage évoque aussi dans des pages touchantes les fins de vie tragique de tous ces Afro-Américains célèbres qui vécurent à Paris et finirent dans la misère : James BALDWIN, Richard WRIGHT, Joséphine BAKER. Le flâneur baudelairien afropéen (p.86) ou presque benjaminien, passe quelques jours à Clichy-sous-Bois pour un constat sans appel : « La France prétend être une république alors qu’elle ne l’est pas » (p.122). Le chapitre sur Amsterdam nous apprend le lien entre le harlem renaissance new-yorkais des années 20 et les Pays-Bas.

Une personnalité comme Otto Huiswood, pilier du Parti communiste Américain, fait prendre son envol au radicalisme noir (p.211). La flamme du Harlem Renaissance fut constamment entretenue sous la forme d’une collaboration multiculturelle sans relâche qui se transforma en un signe de ralliement pour toutes les populations déplacées et réduites à néant. Les communautés noires se galvanisèrent dans leur lutte contre l’impérialisme occidental (p.213). Otto Huiswood, seul noir membre fondateur du Parti communiste américain, joua un rôle important pour répandre le socialisme à travers le monde en rencontrant Fanon en Algérie, Garvey en Jamaïque, N’Krumah au Ghana ou Lenine à Moscou.

L’un des mérites du livres de Johny PITTS tient dans ces histoires de vies extraordinaires souvent occultées par l’histoire officielle (p.214). Il analyse également l’histoire du néocolonialisme néerlandais (p. 224) et la dénégation euphémisée du racisme nommé « exclusion sociale » (p.233). A Berlin, il note les schèmes mentaux propres aux Blancs (p.245) et renvoie presque dos à dos les adolescents néonazis et Antifa. Selon l’écrivain subtil, l’Europe devrait enseigner l’histoire du colonialisme avec plus de nuances et d’honnêteté (p.294).

A Stockholm, le voyageur voit une ville qui l’accueille les bras ouverts et pose les fondations d’une communauté afropéenne influente dans le monde (p.299). Le chapitre sur le Moscou d’aujourd’hui (p.371), montre une Russie en cleptocratie où le racisme règne absolument. Les pages sur le destin tragique de Pouchkine « l’Africain », mort à 37 ans, éclairent un aspect méconnu de son ascendance noble (p.376). Plus loin, les passages sur les assassinats de théoriciens, révolutionnaires et leaders durant la seconde moitié du XXème siècle, troublent (pp.384-400) : « la mort de Lumumba et le règle de Mobutu sont l’illustration même de la tragédie de l’Afrique » (p.387).

Johny PITTS, hanté par les cicatrices de l’esclavage et le parcours des dictateurs africains, constate avec un grand désarroi que « la Riviera n’avait pas seulement séduit les écrivains, les artistes, les stars de cinéma ou les architectes renommés mais aussi les rois extravagants, les oligarques criminels et des dictateurs africains corrompus » (p.414). Le portrait de Joseph-Désiré MOBUTU fait froid dans le dos : « vautré sur des milliards qu’il avait engrangés pour avoir vendu les ressources naturelles du Congo et empoché l’aide internationale destinée à son peuple » (p.416).

Plus loin, l’écrivain enfonce Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga : « Quand Mobutu est mort en 1997, la plus grande partie de ses biens, y compris la villa Del Mare, a été vendue. Les bénéfices sont allés directement dans des comptes suisses au nom de sa famille » (p.417). On retiendra les poignantes pages consacrées à James BALDWIN à Saint-Paul-de-Vence, méprisé par son camp par une diatribe homophobe (p.424). Frantz FANON, à Toulon, subit aussi un racisme institutionnel voire systémique (p.438). Claude McKay, à Marseille, vit la même expérience (p.477).

A Lisbonne, l’afropéanitude établit des liens entre des itinéraires de vie, des cultures et des peuples variés sans pour autant en faire un absolu monolithique (p.486). Ce journal de voyage en fragments éparpillés passionnant et foisonnant nous invite à une réflexion sur l’Occident qui passe son temps à stigmatiser la misère et ferme les yeux devant la paupérisation générale du monde (p.530).       

97 livres

Page :