Par Fabien Nègre
Adrien CACHOT
HORS PISTE
Flammarion
Parution le 16 juin 2021
Des boîtes de poulpe et des pipas dégustés en cachette sur les plages catalanes de son enfance, Adrien CACHOT a su préserver son amour du produit simple. Son énergie créative, le cuisinier cenonais la puise dans ses premières passions : des bicyclettes du footballeur girondin Lilian LASLANDES aux tags de la légende du graffiti vandale O’Clock. Pourtant, rien n’a été facile pour le surprenant finaliste de Top Chef 2020. C’est un stage dans un restaurant gastronomique qui a changé la vie de cet inadapté au système scolaire. « Une cuisine d’équilibre dans le déséquilibre » comme le résumé Paul PAIRET dans sa préface du livre.
Illustré par une cinquantaine de recettes originales, ce livre raconte sans fard le parcours sinueux d’Adrien CACHOT. Un chef au tempérament intuitif, sauvage et paradoxalement « tranquille ». Finaliste de la saison 11 de Top Chef (diffusée en 2020 sur M6), Adrien CACHOT est un cuisinier reconnu pour son originalité et son audace culinaire. Le Gault & Millau l’avait déjà nommé « Jeune Talent » en 2019. Il officiait jusqu’au printemps 2020 dans son restaurant le Détour (75009) et prévoit l’ouverture d’un nouvel établissement avant fin 2021.
Dans une préface concise, humaine et dense, Paul PAIRET raconte, par projection, son « coup de foudre, un moment de grâce » (p.6) pour Adrien CACHOT. Il décrit une grande singularité rien qu’à l’allure, au timbre de la voix, aux gestes, au sourire, au regard. On ressent une affection particulière du célèbre membre du jury perpignanais, chef des non moins illustres établissements sis à Shanghai, Ultraviolet, Mr & Mrs Bund et Polux.
Contre le concept de « génie culinaire », Paul PAIRET définit le chef différent de la manière suivante : « Je crois plus volontiers à la capacité de travail, à la culture, à l’immersion permanente, à la propension à chercher une forme d’expression dans la cuisine, à la recherche de sa propre identité, au discours des mains, pour que les ventres répondent, que les cœurs comprennent » (p.6). Où l’on saisit vite qu’Adrien CACHOT sort du cadre non seulement par sa passion mais surtout parce qu’il traverse la cuisine et qu’il se voit transpercer par elle. Elle engloutit toute sa vie.
C’est la médiation d’une anamnèse qui traduit le déraillement, la pudeur, les doutes et la certitude au sens wittgensteinien. Cet arrachement façonné par le risque indique un caractère sensible et tenace, ludique et rigoureux (p.7). La créativité d’un chef résulte de l’agencement de dispositifs mémorisés croisés avec fulgurance. Pas de goût sans culture ni mémoire, sans ancrage identitaire profond et ouverture infinie sur le monde. Un chef est un éveillé au sens bouddhiste sans pour autant se réveiller. Rompre avec les prénotions, saccager les illusions, éloigner les vieux mensonges dans une ruse de modernité, voilà quelques directions.
Paul PAIRET choisit les mots justes : « un volcan désinvolte et facétieux qui se retient d’exploser en permanence mais qui se trahit parfois » (p.7). Un vrai talent en devenir s’affirme toujours dans son étrangeté sans bizarreries. Ce premier livre nous l’expose avec l’énergie libre de la joie. A 31 ans, Adrien CACHOT se présente sans tabou, « hors piste » dans une forme d’exemplarité pour tous les novices tourmentés et les « parents dépassés ». Il a d’ailleurs une belle formule : « Aujourd’hui j’ai trouvé ma voie et ma différence est une force » (p.9). L’audace prime tout.
Les premières pages (13-29) retracent la construction passionnante des lents bricolages d’une personnalité. Le banlieusard cenonnais ultra lucide nous entretient de la mixité dans un milieu social « qui fait moins de cadeaux » (p.13). L’envie d’en découdre, la faim de lumière mais aussi l’humour percent partout. Le multiculturalisme (catalogne, bordeaux, gitan) associé à un environnement de fous de travail féconde une humilité et un respect de l’altérité (p.14).
La culture musicale (métal, rap, funk) inspire une vie artistique même si Adrien CACHOT dévoile d’emblée sa vision : « je déteste dire que la cuisine est de l’art » (p.17). Cette dénégation fructueuse n’exclue pas l’incompréhension du « délire de l'école » (p.55) et les cahiers permanents de dessins. La singularité se forge, en outre, par le sport (football) qui fait vivre des moments d’une intensité rare (p.22). Puis viendra le graffeur, qui, pendant dix ans, pratique cet art « intuitif, animal, brutal, sauvage » (p.26). L’adolescent gaucher cherche l’adrénaline et peut-être la limite.
Il se sait « ingérable », « imbuvable » ou « sale gosse » (p.61). La cuisine, thérapie de l’âme, le sauvera car, attiré par la brutalité et les « trucs extrêmes », il aura pu finir militaire : « J’ai un problème avec l’autorité, je n’aime pas que l’on m’oblige, à part en cuisine, c’est le seul endroit où j’ai accepté car j’apprenais vraiment quelque chose » (p.29). La soif d’apprendre l’emportera sur presque tout sous la coupe de Nicolas MAGIE. L’ambition de « devenir fort » s’imposera (p.57).
Paris, malgré ses minuscules cuisines et sa compétition acharnée, le séduira par ses mentors (Christian ETCHEBEST, Benoît GAUTHIER) et son « expérience de fou » (p.59). Les « excès d’ego » (p.60) qui produisent des échecs fructueux ne le découragent pas. A 23 ans, il veut « devenir quelqu’un » (p.61). On notera la belle page (p.64) sur le Japon et la rencontre avec sa compagne « Emie » : « Le Japon, çà va bien au-delà de ma passion pour la cuisine. Je pense qu’un jour je partirai m’y installer ».
Une profonde dimension d’humanité, une sensibilité au partage sillonnent tout l’ouvrage par le souci des belles rencontres où les clients se transforment en amis, par le désir d’excellence dans le rêve des deux étoiles, par la désinvolture pragmatique de ne jamais se prendre au sérieux : « la cuisine, c’est que du bonheur… il y a tellement de choses plus graves et plus dures » (p.69). Ce livre revigorant empli de recettes stylées et pour le moins originales se clôt sur une exposition détaillée de ce qu’Adrien CACHOT explicite comme une « cuisine humaine qui essaie de rechercher une émotion avec pas grand-chose » (p.169).
Il s’agit peut-être finalement de la caractérisation d’un horizon générationnel : inspiration illimitée, usage de produits peu onéreux ou rejetés, maîtrise d’un art sans règles, primat des récompenses humaines sur les récompenses matérielles, marquer les esprits par l’énergie d’un lieu (p.172-173). Un livre d’appétit et de pensée.
Par Fabien Nègre
Laure GASPAROTTO
VIGNERONNE
Quitter Paris. Changer de vie. Créer son vin.
GRASSET
MAI 2021
Journaliste au Monde, spécialiste du vin depuis plus de vingt ans, dégustatrice reconnue, auteure de plusieurs ouvrages sur le vin notamment son Atlas des vins de France, livre de référence sur les vignobles français, Laure GASPAROTTO a publié plusieurs ouvrages aux éditions GRASSET : Le jour où il n’y aura plus de vin avec le pépiniériste Lilian Bérillon et La Mécanique des vins avec Olivier Jullien. Dans ce nouveau livre écrit comme un carnet intime ou un roman extime, elle décrit un phantasme ou plutôt un rêve.
« Je reviens d’un rêve, comme on tombe de son lit, le visage marqué par le pli des évènements ». Ce rêve de toujours pour Laure GASPAROTTO, c’est la vigne. Ne plus seulement goûter et analyser les crus, légendaires, oubliés, novateurs, ni même les raconter dans ses livres mais tenter l’aventure, à son tour, les mains dans la terre : devenir vigneronne. Mère de deux enfants et récemment séparée de leur père, la narratrice décide de tout changer. Epaulée par quelques amis, elle quitte Paris et achète un terrain dans les terrasses du Larzac. Ainsi naît son domaine, les Gentillières.
Au cœur de ces vallées pierreuses et secrètes, où la terre et le ciel luttent et échangent, l’enthousiasme l’emporte. La nature se donne, les jeunes enfants courent et arrachent le raisin rougissant, c’est déjà l’excitation des premières vendanges. Le monde de la vigne, pétri de légendes et de savoir-faire ancestral, est aussi un commerce, où il faut « faire son vin », le nommer, dessiner l’étiquette, le laisser prendre, le faire découvrir. Une aventure totale, entre chais, tracteurs, sécateurs et grêles.
Car le métier est rude, obsédant et dangereux. La vigneronne est seule dans ses champs, isolée face aux raideurs de l’administration et un univers masculin. La vigne réclame, la vigne vampirise. Ce n’est pas un métier mais une vie. Dans ce récit de métaphores et de métamorphoses, Laure GASPAROTTO se raconte au fil des jours. Elle a changé de vie, et chaque instant fut le laboratoire de recherche et développement personnel, coûteux, passionné. Et si, finalement, ce n’était pas notre vie mais nous-même que nous devions réinventer ?
D’une manière juste, le livre rend hommage aux vignerons du « monde entier, piliers indéfectibles de notre civilisation ». Dans un émouvant prologue quasi psychanalytique d’une élégante plume, tout se mêle pour la journaliste, le rêve dont elle revient comme d’un pays lointain, son changement total d’existence à quarante ans à la suite d’une séparation, cinq années d’allers et venues entre le vignoble paysan héraultais du Larzac et sa vie germanopratine (p.12). La citadine devient rurale, elle respire plus sainement.
Il y va d’une éphéméride onirique du chassé-croisé : rêve des parisiennes qui désirent le grand Sud, rêve des sudistes qui imagine la vie parisienne, rêve d’une journaliste vigneronne qui se murmure à elle-même : « Je devais être à la hauteur de l’aspect romanesque que mon histoire engendrait » (p.13). Dans ce spicilège en guise de galerie des oxymorons, la cérébrale du Monde saisit sa chance et sa perte en miroir. De cette expérience du désir qui la retourne à la verticale d’elle-même, elle tire une image des tourments infernaux du monde diabolique du vin et un hommage à « ceux qui font surgir de terre notre nourriture et nos crus par leur force et leur foi indéfectible » (p.14).
L’histoire se déploie par millésime. Le premier commence par « des genêts en fleur » (p.15) où se conjugue solitude effroyable (p.118) et « bord du précipice » mais aussi le sentiment du solide dans la matérialité des vécus. Le coup de foudre foudroie en Faugères ou Pic-Saint-Loup, là où « la minéralité intense du Larzac façonnée par les vents » inventent les terrasses de sol caillouteux, de forêts denses et sauvages » (p.16). Laure GASPAROTTO raconte son polar vinicole avec la réunion des amis qu’un « lien inconscient unit et unira toujours » (p.19).
Un défilée de fées se penchent sur son berceau avec simplicité et profondeur (p.23); de Jean-Pierre COFFE à Jean-Marie PERIER en passant par Héloïse D’ORMESSON. Le vin n’incarne pas une fiction en l’occurrence. Chaque habitant du village appartient au maillon vital de la chaîne communautaire (p.28). L’angoisse monte avec la sensation immarcescible que quiconque n’achète pas un vignoble mais tombe amoureux d’un lieu qui « bouleverse aux larmes » (p.30). La sensibilité affleure à chaque page et un travail tourbillonnant d’introspection de soi dans un cadre esthétique.
L’évidence du génie du lieu s’éprouve dans l’harmonie complexe « des vignes enlacées d’oliviers, de forêts, de montagnes, de garrigue » (p.32). L’auteure décrit, dans un style toujours imagé, à la fois les complicités féminines locales, la transmutation du profil des néo vignerons de l’appellation, souvent « bobos », les mauvaises langues déliées (p.167). Elle comprend très vite aussi que la maladie (l’oïdium) et la mort participe de la vie de la plante, simple liane de carignan qu’il faudra dompter (p.43). Mieux encore, « une plante n’est pas si différente d’un être humain. Elle est un être vivant, d’un autre ordre » (p.44).
S’en suivent les considérations presque métaphysiques de la dégustatrice professionnelle sur la nature et la structure du premier vin à produire, une éternité et un enfantement. « Un vin à l’italienne, plein de chair et de fraîcheur, généreux, droit, pur et profond…de la structure, une ligne, de l’élégance » (p.45). Les leçons de vie paysanne se succèdent dans une pensée rémanente d’une solitude dans la solidarité (p.54). De retour dans capitale, la parisienne suffoque, « l’air me serre la gorge… il faut quelques heures pour réhabituer aux odeurs dérangeantes du métro et de la rue » (p.53).
La campagne où « le règne de la voiture domine » (p.56) ne va pas sans la confrontation à la puissance de l’épaisseur de la vie matérielle. On lira avec une souriante délectation les pages consacrées au choix d’une échelle ou d’une éponge (pp-58-61) dans le chai. Chaque détail et geste comptent notamment la date de vendange (p.65). Entre ciel et terre, le vin se pense dans le paysage immense de la solitude (pp.67,138, 152). L’urbaine se voit happé, petit à petit, par l’instant, la présence à soi (p.68). Avec un sens de la formule qui parcourt tout l’ouvrage, entre fluidité musicale de l’espace et excitation sereine du temps, l’amatrice de vitoles de s’extasier : « Je savais que cette première journée de vendange serait aussi unique pour moi qu’un premier baiser » (p.71).
Entre la civilisation qui s’éloigne et la nature qui la gagne, l’arpenteuse de vignobles médite sur les mondes si différents des producteurs et des consommateurs mais également sur la table des opérations : « cette période de fermentation où la vie devient chaos, où les éléments se déchaînent, exige une attention unique, afin de laisser l’ordre revenir, dans le calme » (p.73). Plus loin, tout fait émotion : « ce calme du raisin offert, quand je suis seule avec lui dans mon chai, est un don qui imprègne encore tout mon être » (p.74). Autre page touchante sur l’écriture, le vin et la solitude : « Je me complaisais de plus en plus dans la solitude de mon chai. Quand j’y étais, j’entrais dans une sorte d’état méditatif à enchaîner les gestes comme pour un rituel, et je n’aimais pas qu’on vienne me déranger » (p.174).
La musique douce et profonde de la transsubstantiation se fait silence de son vin dans les parfums d’un temps anachronique qui embaument tout l’espace (p.78). La densité et la diversité des thématiques abordées font mouche : le vigneron en vrai garde-fou de l’humanité, la mise en danger de soi dans la violence physique de l’effort et dans le risque de pertes financières (faire du vin est un luxe : p.144, 150, 153), la joie de la paulée (p.148), les néo vignerons rêveurs entourés de faux amis, la création artistique de l’étiquette, la fête de la première mise en bouteille, le « festin solitaire » (p.96) de la lumière, les obligations administratives.
Chemin faisant, la germanopratine taxée de crâneuse qui voulait faire ce « métier de fou » (pp.100, 158) perçoit les étonnantes limites et les détonantes limitations de son exercice : « Une vigneronne sans famille et sans maison, c’est étrange, en somme. Je me suis rendu compte que j’avais acquis un outil de travail, quand le vin est une affaire de vie, de couple, de famille, de patrimoine » (p.100). Le vin s’inscrit dans une économie qui requiert une narrativité : « pour être un grand vigneron, il faut aussi être un grand commerçant » (p.105). Heureusement que la fiction débordera toujours la réalité.
Ce livre fin et délicat qui évoque de fortes personnalités vivantes (Dominique HAUVETTE, p.134) ou disparues telles que Jean-Pierre COFFE (p.170) ou Laurent VAILLE (pp.120-124) mais également les enfants qui nous apprennent et se soucient de nous (p.124), les rythmes du vin, l’écologie de la ville, dessine le cheminement d’une œuvre, « création originale, transmission pas forcément filiale, mais spirituelle, cultivée, respectueuse et reconnaissante. En ce sens, le vin est aussi un art » (post Scriptum). Après quatre millésimes, l’amie de Stéphane DERENONCOURT lâchera prise par une douce transmission (p.188).
In fine, Laure GASPAROTTO avoue avoir appris une grande leçon de philosophie. La liane ensorcelle. « Le grand vigneron dialogue en chamane avec elle, découvre l'équilibre entre l'appel de sa vigne et sa propre folie » (p.197). Par-delà l’aporie et la consécration, un beau livre sur la traversée d’un rêve.
Par Fabien Nègre
Sous la direction de Pierre GUIGUI
VIN ET BIODYNAMIE,
Une philosophie de vie
Rencontre avec des vignerons engagés
Collection « Le Savoir boire »
2020
Editions APOGEE
2 septembre 2020
Pierre GUIGUI, directeur de la collection « Le savoir boire », journaliste, auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur le vin, co-fondateur de l’association pour la reconnaissance des vins bretons, directeur du Concours international des vins biologiques et du Salon Buvons Terroirs, chronique les vins à Invino sur Sud radio. Nous voudrions mettre en avant le remarquable travail de vulgarisation et de popularisation de la collection « Le Savoir Boire » sur le vin, les vins biodynamiques, les effervescents et la gastronomie en tant qu’art de vivre à la française.
Rudolf STEINER, initiateur de la biodynamie, déchaine les passions. Il est tour à tour adulé et diabolisé. Mais connaît-on vraiment son histoire, le contexte idéologique et philosophique de son époque ? Quelles étaient ses sources d’inspiration et quels étaient les fondements de sa pensée ? Véritable père de l’agriculture biologique, il propose une vision holistique des modes de production agricoles qui s’oppose à l’exploitation intensive et à l’industrialisation de nos ressources. Il replace l’homme au cœur de la connaissance du vivant en tant que paysan penseur, posant ses gestes en pleine conscience et qui a conscience des conséquences de ses gestes.
Cet ouvrage, qui laisse la part belle aux témoignages de vignerons talentueux ayant choisi la biodynamie, explique pourquoi ces derniers produisent des vins qui ont un supplément d’âme que tous les professionnels reconnaissent. Avant d’être une méthode, la biodynamie incarne une philosophie de vie, et au-delà des idéologies et des dogmes, le constat est que cela fonctionne.
EFFERVESCENCE
Balade au gré des vins à bulles
Essai de Pierre GUIGUI et Aymone VIGIERE D’ANVAL
Les bulles, champagne en tête, font pétiller la vie. On festoie, célèbre, on « s’apérote », sacre, libertine même avec. Mais il y a bulles et bulles. Pas aisé de s’y retrouver dans cette large palette si différente et difficilement comparable entre pet’nat, crémant, champagne, prosecco. Les auteurs proposent un voyage au pays des effervescents ou sont abordés notamment l’histoire, les modes de production et d’élaboration, ainsi qu’un carnet de recommandations et coups de cœur. Ce livre se veut non pas une synthèse de l’abondante littérature sur le sujet mais plutôt une entrée décomplexée, permettant aux lecteurs d’y voir plus clair, de développer leur sens critique et d’avancer dans leurs expériences de plaisirs de dégustations.
Aymone VIGIERE D’ANVAL, journaliste spécialisée dans le vin, collabore à de nombreux magazines tels que SAVEURS mais également aux MOOKS 12,5° et 180°C. Elle fait partie du Collectif d’auteurs qui a publié « M, le Grand Livre du Michelin », aux éditions Guide MICHELIN/LA MARTINIÈRE.
Jean-Michel FLORIN, dans son avant-propos à « VIN ET BIODYNAMIE », argue qu’il ne s’agit pas d’un livre en plus ou de plus sur le vin. Il cherche à expliquer plutôt qu’à convaincre tout en laissant le lecteur libre de se forger son propre avis (p.7). L’ouvrage laisse d’ailleurs parler les viticulteurs eux-mêmes. La biodynamie ne se subsume pas à une voie étroite et dogmatique mais définit « une approche qui encourage d’observation attentive des phénomènes, favorisant ainsi l’innovation ». Par ailleurs, cette approche salutogénique du vivant renforce la santé au lieu de combattre la maladie.
A une époque où la situation toxique de notre planète montre les dégâts des herbicides, des insecticides et autres fongicides, un changement d’approche radical semble indispensable. Ce chemin vers l’autonomie et vers l’individualisation des viticulteurs et des domaines viticoles, exprime des pratiques individualisées qui produisent des vins de terroir, miroir de l’accord unique en chaque lieu entre terroir, sol et « cosmoir » selon François BOUCHET. Les influences du microclimat étant qualifiées de millésime. L’ouvrage de Pierre GUIGUI s’applique tout du long à démystifier la biodynamie tout en montrant qu’elle fonctionne y compris pour les plus grands vins.
Dans sa préface, Laure ZIGLIARA, psychologue et ethnologue, revient sur le Cours aux agriculteurs de Rudolf STEINER, en 1924, dans lequel il démontre qu’une agriculture et une viticulture sous influences s’éloigne de son rôle essentiel à savoir « produire une alimentation saine en harmonie avec son écosystème pour nourrir l’humanité » (p.9). La vie résulte d’une symbiose harmonieuse entre le ciel, la terre et le vivant c’est-à-dire un « terroir ». L’être humain doit revenir à sa connexion à une totalité qui l’englobe avec la nature et le cosmos. La nature ne fait qu’un avec la culture et l’homme vit en parenté avec la nature.
Rudolf STEINER offre une vision holistique du vivant dans sa dimension spirituelle. Il rejoint la pensée du monde des peuples traditionnels qui se rapportent à une Terre mère dont il faut prendre soin pour soi et pour les générations futures. Cette relation sensée et arrimée au vivant permet de ne pas rendre le « bœuf fou » (p.11). Un siècle après la naissance de STEINER, en 1924, la biodynamie est pratiquée par 7000 agriculteurs à travers le monde dans près de 60 pays (p.13) mais elle continue d’interpeller, d’intriguer et de déchainer les passions.
Loin de la sorcellerie, elle fonde une contribution majeure à la première agriculture biodynamique. Modèle face aux dérives de l’agriculture conventionnelle, la biodynamie instaure une autre façon de penser, plus holiste. Elle ouvre une compréhension philosophique, ésotérique, pratique et technique basée sur des préparations, un travail sur les rythmes cosmiques (p.14). C’est une méthode culturale qui produit des vins d’exception. Elle préserve les sols en bonne santé, nourriture de qualité pour les plantes, les animaux et les hommes, apporte des vins plus purs, plus vrais, plus salins.
L’excellent Chapitre 1 (pp.15-27) présente le père de la biodynamie, Rudolf STEINER, son histoire et sa pensée y compris dans ses aspects les plus méconnus des érudits vinophiles. Fascinant personnage, lecteur de Kant à 16 ans, jardinier, relieur, élève à l’Ecole supérieure polytechnique de Vienne, passionné par l’œuvre de Goethe, docteur en philosophie, auteur de « Vérité et Science » (1892) et « La Philosophie de la liberté », il rencontre NIETZSCHE en 1894, dispense plus de 6000 conférences au cours du soir de l’école de formation des ouvriers à l’Université populaire de Berlin par souci de démocratisation de son enseignement à toutes les classes sociales (p.16).
Cette pluralité des points de vue et des approches court de l’ésotérisme au mysticisme en transitant par une expérience empirique de la simple observation et compréhension du vivant (p.17). L’observation du visible et l’intuition de l’invisible structurent les deux piliers de l’agriculteur dans la vision globale de son travail (p.18). Notons une erreur totale souvent commise. Même si ses fulgurances déconcertent parfois, il n’a jamais été pronazi car tous les anthropologues furent persécutés et interdits par les nazis (p.19).
Il prône un respect intégral des équilibres naturels dans une agriculture globale anticipant en cela la maladie de la vache folle par exemple dans une célèbre conférence du 11 novembre 1923. C’est par l’équilibre des éléments que le végétal résiste aux maladies. Le travail en biodynamie ne consistera pas à soigner une plante mais à rééquilibrer son environnement (p.19). Le parallèle avec la médecine chinoise accompagnera toute l’œuvre steinerienne. Dès les années 1920, Rudolf STEINER préconise le compost naturel afin de développer l’humidification.
« Le compost nourrit le sol qui nourrit la plante, engrais naturel formé par le mélange fermenté de débris organiques. L’objectif est de maintenir ou de développer la matière organique (microbe, lombric, végétaux en décomposition), ce qui favorise les interactions directes indispensables avec les racines (mycorhizes, incoculums) » (p.20). Cette philosophie replace le cycle au centre des enjeux. Passage par la mort, retour à la vie. Dionysos naît deux fois. C’est le serpent qui se mord la queue (ouroboros). L’homme appartient à un processus qui le dépasse (p.21).
L’inventeur de l’anthroposophie (sagesse appliquée à l’homme) en 1912 introduit la notion d’entité qui bouleverse notre regard sur le monde en montrant les interrelations entre le minéral, le végétal, l’animal et l’humain. Une ferme se transforme en individualité en soi, une forme d’autarcie. Seule une entité autonome dans son fonctionnement ne peut tomber malade. En maintenant les équilibres, activant, réveillant les forces de résistance, elle décuple les réactions aux agressions (p.25). Concilier les contraires assure paix et harmonie pour un geste juste.
La correspondance entre le macrocosme et le microcosme replace l’homme entre le Ciel et la Terre dans des vecteurs de pleine conscience. Un modèle pour la biodiversité et l’écosystème agricole autonome (p.27). Pierre GUIGUI insère judicieusement des témoignages variés de vigneronnes et de vignerons précurseurs devenus réputés, tantôt philosophiques, poétiques, pragmatiques : Chantal et Jean-Pierre FRICK, Véronique COCHRAN, Olivier HUMBRECHT, Michel CHAPOUTIER, Alain MOUEIX, Bérénice LURTON, Hélène THIBON, Thierry GERMAIN, Thierry VALETTE, Emmanuel CAZES, Michèle AUBERY, Catherine et Philippe DELESVAUX, Cédric LECAREUX, Nicolas JOLY. Autant de preuves d’intention et surtout d’intentionnalité dans le rapport à la vigne et au vin.
On l’aura bien compris. Un ouvrage essentiel, indispensable et très complet pour tous ceux qui souhaiteraient saisir les exercices spirituels et les principes fondamentaux de cette homéopathie de la vigne qui crée aujourd’hui des vins épurés aussi précis dans l’expression de fraîcheur du fruit, la structure cristalline ciselée, le toucher soyeux de bouche, la verticalité de la salinité que d’autres qualifient de minéralité ou bien encore ce vieillissement harmonieux qui par la culture du goût aboutit à une ivresse qui nous élève. Témoin l’émouvante page 95 où Lalou BIZE-LEROY évoque admirablement le clos-vougeot à l’image de son château : « sévère et grandiose ». Pierre GUIGUI de conclure : « La biodynamie, si elle répond bien aux exigences de notre conscience du parfait, sera presque toujours un triomphe » (p.128).
Dans la même collection, Pierre GUIGUI et Aymone VIGIÈRE D’AVAL proposent une fort belle balade au gré des vins à bulles. La préface originale d’Arnaud LALLEMENT nous conte ses promenades à vélo dans les crayères. Cette plongée dans l’univers contemporain complexe des effervescents traite aussi bien du cava ou du prosecco que des vins de champagne, des crémants et même du cerdon du Bugey, de la clairette de Die et de la blanquette de Limoux. Au-delà du sérieux de l’érudition historique jamais pesante, des anecdotes bienvenues, des conseils pratiques pour déjouer les pièges de la dégustation, les auteurs terminent judicieusement par des coups de cœurs, un carnet d’adresses parisiennes et régionales. Une très utile synthèse au cœur de l’effervescence ornée de regards de grands professionnels.
Dans cette collection de bonne tenue intitulée « le Savoir boire » qui aborde tous les savoirs de la libation dans le monde liquide, on retiendra également d’autres ouvrages. Pierre GUIGUI et son acolyte Sophie BRISSAUD signent une étonnante « contre-histoire » du vin préfacée par deux personnalités exceptionnelles, Eric BEAUMARD (Vice-Meilleur Sommelier du monde 1998, Chef sommelier du George V) et Laure GASPAROTTO (Journaliste au Monde) nommée « Une autre histoire du vin (2018).
Des mêmes, nous avons également apprécié le décomplexé « Tout le monde sait déguster. Le goût du vin et ses secrets » (2019) préfacé par le talentueux Jonathan BAUER-MONNERET (Meilleur Jeune Sommelier de France 2014) qui officie aujourd’hui à Toronto chez Pompette. On signalera, last but not least pour reprendre la belle expression de nos amis anglais, le très utile « Les accords mets et vins » (2019) de Laurie MATHESON et Luc DABADIE. Ces deux experts en vins jamais pédants qui font autorité, spécialisés dans les ventes aux enchères chez ARTCURIAL depuis l’origine, membres de la RVF (Revue du Vin de France), rompus aux subtilités de l’exercice toujours délicat de l’accord, se mettent à la portée de tous.
Par Fabien Nègre
Pierre GUIGUI et Sophie BRISSAUD
Le vin nature au-delà des modes
Editions Apogée, Rennes
Date de sortie en librairie : 5 mai 2021
Pierre GUIGUI, né le 22 juin 1959, diplômé en viti-œnologie du CFPP de Beaune, directeur de la collection « Le savoir boire », journaliste, auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur le vin dont l’excellent Guide GaultMillau, co-fondateur de l’association de renouveau des vins bretons, directeur d’AMPHORE, Concours international des vins biologiques et en conversion, du Salon Buvons TerroirS, chronique les vins dans l’émission Invino sur Sud Radio.
Sophie BRISSAUD, écrivain, journaliste spécialisée dans la cuisine et les vins, auteure de Grands Crus classés, Grands Chefs étoilés (La Martinière), a écrit la série documentaire Le Bonheur est dans l’assiette (Arte/Petit Dragon 2012).
Les habitudes de consommation ont depuis quelques années détrôné le vin « à la papa », standard des appellations normalisées, au profit d’une boisson de plaisir, libre dans son expression. Entre vinaigre et ambroisie, entre picrate et nectar, le vin nature reflète aussi bien l’image d’un vin pur jus que celle d’un vulgaire jaja déviant. Entre les deux, certains vignerons, dans une quête de vin sans fard ni paillettes, cherchent à préserver la vérité du terroir et refusent de faire du vin nature une boisson de soif sans identité.
Dans ce paysage, le consommateur se perd entre bio, biodynamie (certifiés ou non), nature, avec un peu d’intrants, presque rien ou rien du tout dans une cacophonie qui frise par endroits la pose ou le dogmatisme. Ce livre donne des clefs pour mieux comprendre les vins nature, ce qu’ils sont et ce qu’ils ne sont pas : méthodes viticoles, méthodes au chai, sulfites et autres intrants, les questions de la conservation, de la consommation, mais aussi les défauts et les prix de ces vins qui peuvent emmener nos papilles au paradis ou en enfer. Enfin, une sélection de deux cents cuvées aidera à trouver son bonheur.
La forme entretien entre les deux auteurs fluidifie d’emblée la lecture de l’essai. Pierre GUIGUI file la métaphore de la pomme pour imager la distinction entre le bon sens paysan, « le savoir-faire, des années et des années d’observation, d’essai, d’empirisme, de consultation des calendriers, des nuages et des vents » (p.5) et le « gars de la ville qui s’installe et qui vient de quitter la direction de sa boîte de com ou pub ». Cette vraie dichotomie des profils omet deux versants du monde viti-vinicole contemporain : tous les vignerons conventionnels n’ont pas hérité d’un savoir paysan et les successions difficiles accueillent des « super-néopaysans » improvisés non dépourvus de ressources.
Nous nous nous accordons plus loin sur la starisation excessive et souvent fulgurante des néovignerons via les réseaux sociaux au moyen d’un discours formaté, provocateur et rebelle destiné à complaire à un public majoritairement urbain gentrifié (p.6). La juste différenciation en matière de postérité inclinerait davantage vers une réputation du domaine, du terroir voire même de l’appellation qui produit un jus de sol qui possède le « goût de ses origines » dans la lignée des Marcel Lapierre, Philippe Pacalet et Jules Chauvet (p.6) laquelle s’opposerait aux « name dropping » actuel.
A preuve, la pensée profondément philosophique à l’humilité exemplaire d’Aubert DE VILLAINE, cogérant du Domaine de La Romanée-Conti : « Qui se souvient de la personne qui faisait le vin il y a cent ans ? Par contre, la réputation du domaine, elle, ne s’oublie pas et traverse l’histoire » (citée p.6). Pierre GUIGUI, subtil et féroce, avance qu’à talent égal de vignerons, c’est le terroir qui tranche. Les pères fondateurs du vin vivant n’ont jamais préconisé de faire du vin « nature » mais de produire un vin « miroir de son terroir » quitte à intervenir a minima. « L’appellation d’origine Souris n’existe pas » (p.7).
Les auteurs évitent le débat piégé entre une prétendue standardisation de certains vins nature et la supposée tendance à la standardisation de certaines appellations pour affirmer que les vins issus d’une viticulture respectueuse faits avec art, respect de leurs origines traduisent au plus juste la pureté du fruit et la nature de leur terroir. Il n’agit plus de faire du vrai vin mais un vin vrai par-delà les dogmes et les méthodes.
Dans sa belle introduction, Sophie BRISSAUD explique pourquoi l’administration quotidienne de très grands pauillacs, hauts-médocs, Saint-Estèphe, saint-julien et autres margaux, transmet une énergie hors-normes (p.8). Le vin tel une thérapeutique. Elle narre également sa découverte, en 2003, de ces vins qu’on n’appelait pas encore nature ou naturels. Ces « vins d’auteur » mis en avant par les frères Marc et Philippe DELACOURCELLE tout près de la Sorbonne dans leur restaurant « LE PRE VERRE ». Elle plante le décor parisien et évoque des personnages bien connus du microcosme tels que Pierre JANCOU, véritable avant-gardiste des vins « more than organic », « plus que bio » (p.9).
Elle découvre des saveurs inédites, une nouvelle vibration, une « lumière autre à la structure complexe, en éventail, multidirectionnelle » (p.9). Généalogie faisant, elle reconnait que passées une dizaine d’années d’effets de mode, objets de provocation et « communication sectaire, arrogante et égocentrée » (p.10), le vin nature renoue avec ses modèles historiques vertueux : Chauvet, Lapierre, Overnoy, la Géorgie et ses sublimes vins de qvevri (p.10). De plus en plus installé, le vin nature se normalise pour le goût, le plaisir et la santé.
Ce « jus de terroir » selon la juste formule de Pierre JANCOU présente des perceptions élargies, une sensation précise de la minéralité mais aussi un sentiment d’eau à savoir une fluidité et une buvabilité, une présence vivante du mouvement en bouche si bien explicité par Sophie BRISSAUD. Mieux, le vin naturel nous plonge dans « quelque chose d’enfantin, le bond d’un elfe » (p.11), la profondeur d’une « leçon druidique, la révélation d’arcanes mystérieux ». Les auteurs savants ont judicieusement placé un abécédaire accessible à tous en introduction (pp.13-24). On va de Rudolf STEINER, père de la biodynamie au skin contact (macération pelliculaire) en passant par les fameuses Brettanomyces, levures qui donne au vin une odeur de sueur de cheval, d’écurie, de ferme, de « cul de renard » voire « de poney » pour demeurer rigoureux !
Le premier chapitre expose une brève histoire du vin nature ou « reflet du sol » (p.25) sans jamais ennuyer avec des encarts synthétiques adéquats, mines d’informations pour les néophytes ou les aguerris les plus austères où l’on apprend que Jules CHAUVET, pionnier des vins nature, non seulement correspondait avec le prix Nobel de médecine Otto WARBURG, mais séjourna à Berlin quelques mois chez lui (p.27). L’ouvrage aborde également tous les débats actuels sur le goût du terroir (p.26), le soufre naturel (p.45) et la nocivité du SO2 (p.39), la garde des vins nature (p.66), la fétichisation des déviances, le marketing de l’étiquette.
Le chapitre III fait un point bien utile sur la dégustation pour bien plonger « au cœur de la vérité des vins, des sols et des terroirs » (p.93). Les dernières pages (pp.97-175) présentent une excellente sélection des domaines, des plus classiques aux jeunes pousses. Les plus méticuleux tergiverseront sur quelques coquilles (Marcel Richaux pour Richaud, p.77) ou une inversion d’inadvertance sur la filiation entre Marcel Lapierre et Philippe Pacalet (p. 32 et 46). Il n’en est rien. Un livre à lire toutes affaires cessantes au même titre que « Une autre histoire du vin » (2018, Apogée).
Par Fabien Nègre
Gautier ROUSSILLE
NIHONSHU le saké japonais
De la production à l’art de la dégustation
DUNOD
2019
Gautier ROUSSILLE, ingénieur agronome, œnologue, diplômé d’HEC, juge pour la catégorie Saké à l’International Wine Challenge, a travaillé pour le prestigieux producteur de saké Sohomare. Il propose ici la deuxième édition, revue, corrigée et augmentée de ce qu’il faut, dès l’abord, considérer comme le livre technique de référence en langue française sur le Saké. On connaissait déjà la remarquable thèse de Nicolas BAUMERT, « Le Saké une exception japonaise », aux Presses Universitaires de Rennes (2011).
Le présent ouvrage a pour objet de faire connaître à tous, amateurs comme professionnels, les méthodes de production du saké japonais. Il aborde tous les sujets, de la culture du riz jusqu’à sa dégustation, dans un langage clair, accessible à tous mais rigoureux. Essayer d’organiser et de traiter dans un ordre établi un sujet dont toutes les parties s’imbriquent constitue un défi intellectuel majeur que l’auteur accomplit excellemment. Des encarts fort utiles apportant une contextualisation technique, historique ou culturelle agrémentent la lecture sur des terrains arides.
Loin des alcools de riz chinois avec lesquels on le confond souvent à tort, le saké japonais ou nihonshu, se présente sous la forme d’une boisson délicate et riche en arômes dont la fabrication et la dégustation rappellent celles du vin. Cette somme de chevet explicite en détail les méthodes de production. Fruit d’années d’expérience et de recherches de son auteur, il décrit l’ensemble des techniques nécessaires à l’élaboration d’un saké qualitatif : les matières premières (culture et polissage du riz, eau), la fermentation (levures, types de fermentation, arômes), l’affinage (levures, types de fermentation, arômes), l’affinage (addition, pasteurisation, élevage, assemblage).
Les différents aspects de la dégustation font l’objet de points précis : choix et service, accords, conservation. En fin d’ouvrage, un lexique fort bien construit récapitule les principaux termes techniques rencontrés et un guide suggère une sélection des sakés emblématiques disponibles en France.
Dès la première page, Gautier ROUSSILLE lève de nombreuses ambiguïtés concernant la définition du saké. Pour les Japonais, « saké » équivaut à un terme générique recouvrant toutes les boissons (p.1). Les Japonais nomment le saké japonais « nihonshu » ou administrativement « seishu ». Le saké se définit donc comme « une boisson alcoolisée traditionnellement japonaise, généralement translucide, incolore et titrant 15-17%, issue de la fermentation du riz ». En cela, il diffère du baijiu ou meikueilu, alcools distillés titrant 40% et souvent présentés dans des verres aux dessins suggestifs dans de nombreux restaurants asiatiques.
Dans sa dense introduction, Gautier ROUSSILLE fait preuve d’une clarté et d’une rigueur rares. Une sorte de double fiche synoptique permet d’avoir toujours en tête à la fois le schéma exhaustif de la production du saké (p.4) qui comprend toutes les étapes mais également tous les termes japonais qui délimitent autant de concepts (p.5). Ainsi, on saisit très vite que les ginjo, sakés produits à base de riz dont plus de 40% de la masse a été retirée durant le polissage appartiennent à la catégorie des meilleurs sakés.
Un saké produit sans ajout d’alcool se nomme « junmai ». Tous les termes techniques se déclinent de manière limpide et logique : le « kojimai » (partie du riz après trempage et cuisson à la vapeur), « koji » (champignon inoculé au kojimai), « kome-koji » (riz sur lequel se développe le koji). Le champignon transforme l’amidon du riz en sucre, étape nécessaire à la fermentation. Un mélange de kome-koji, de riz cuit nommé kakemai et d’eau constitue le shubo ou moto ensemencé par des levures. Quand la population de levures atteint son apogée, on ajoute au shubo un nouveau mélange de kome-koji, de riz cuit et d’eau.
Cette étape cruciale se nomme « san-dan shikomi » et donne le moromi. Après une période de fermentation à basse température, entre 6 et 20°C, qui prend fin lors du pressurage, le saké brut obtenu subit une filtration puis une pasteurisation avant commercialisation. Toutes ces opérations se déroulent au sein d’une « sakagura » (cellier à saké) ou kura, sous la direction d’un toji, le maître de chai.
Cette scientificité de l’ingénieur agronome introduit une lumineuse lecture de la complexité de toute la concaténation de fabrication. Cette description simplifiée de la production posée, Gautier ROUSSILLE nous convie à une brève histoire du Saké (pp.7-16) dans laquelle nous apprenons à chaque page, du saké rituel des origines au saké de cour de l’Antiquité, en passant par le saké élitaire du 12ème siècle, jusqu’au saké du peuple au XXème siècle.
Étonnamment, sous la pression de la forte augmentation des taxes sur le saké à la fin du 19ème siècle, le nombre de kura passe de 30 000 à 11 000 en 1912 puis 8000 au début de la Seconde Guerre Mondiale. L’époque contemporaine, depuis les années 90, verra un certain regain d’intérêt mais également des restructurations avec une concentration des grandes kuras et, par ailleurs, des petites kuras plus qualitatives. Sous l’influence des tendances slowfood, de la consommation locale et du bio, « Les années 2020 pourraient bien être celles du jizake (saké local), des junmai, des variétés de riz locales et des faibles polissages » (p.16).
Contre toute attente, le saké revient de loin. La première partie de ce livre captivant pour qui veut tout comprendre et savoir du Saké traite des matières premières (pp.19-109). Rien n’échappe à la sagacité du jeune co-gérant du Domaine Guillemot-Michel, au cœur de l’appellation Viré-Clessé. On reste ébloui par la précision et le luxe de détails dans la description de la typologie des riz (environ 270 de type Japonica) qu’ils soient de bouche ou à saké, la taille des grains, leur épaisseur, le shinpaku (cœur d’amyloplastes) essentiel pour obtenir un cœur gélatineux à la cuisson qui développe le koji au centre du grain, condition sine qua non à la production de sakés haut de gamme.
Les formes du shinpaku (p.23), l’histoire de la riziculture japonaise (pp.25-32) avec ses méthodes de culture notamment la méthode Aigamo (p.29) qui utilise des canards qui mangent les mauvaises herbes, les insectes et nourrissent les plans de leurs déjections ou des poissons et des algues, la typologie commentée des variétés de riz (pp.33-64), autant d’éléments qui montrent, à chaque pas, les qualités de maturité de ce travail monumental. Tout au long du texte, on appréciera les analogies souvent effectuées, dans de petits encarts, entre vin et saké (« vin de riz ») tout en précisant les différences parfois notables : « Gardons en tête que si le vin se fait à la vigne, le saké se fait sans conteste en cave » (p.33).
Dans ce cadre, la comparaison entre variété de riz et cépage ne tient pas car le riz contient peu de composés aromatiques et les différences variétales semblent infimes. Une autre analogie trompeuse (p.64) réside dans les stratégies publicitaires de quelques kura de la région de Nada qui mentionnent « premier grand cru classé A » sur leurs étiquettes en référence au riz yamadanishiki de la catégorie Toku-A et au classement des vins de Saint-Emilion (!). La partie sur la transformation du riz nous plonge dans le polissage, le rinçage, le trempage et la cuisson.
L’étude fouillée de la structure du grain de riz paddy (p.65) obtenu après récolte nous conduit à l’histoire des techniques de polissage. Il faudra attendre 1896 pour que la société Satake commercialise la première machine électrique à polir le riz. Elle fournira le premier riz poli à 75% (p.67). Les polissages plats et ultraplats apparaitront respectivement en 1998 et 2017 (p.69). Les acides aminés libérés (alanine, glutamique, aspartique, arginine) par le polissage « participent au goût umami (savoureux), cinquième saveur de base » (p.73).
Un polissage poussé assure l’obtention d’un saké « fin, élégant, aromatique, caractéristiques principales d’un ginjo ». On notera, pour demeurer dans l’homologie avec le vin, que les cura impliquées dans une démarche naturelle ou biologique produisent des sakés issus de riz faiblement polis (p.74). L’art de la cuisson du riz (mushimai) dans koshiki un consiste ensuite à « obtenir un riz tendre à l’intérieur (gélatinisé) et ferme à l’extérieur, d’aspect homogène et exempt de granules d’amidon non cuits (blanchâtres et opaques) » (p.80).
Le chapitre 2 (p.85) sur le koji (champignon) et l’eau nous instruit, par analogie avec la bière, que le saké résulte de la fermentation d’une céréale. Sur ce point précis, l’analogie avec le vin s’avère inadéquate puisque seule la fermentation alcoolique (levurienne) compte pour le saké. Le champignon se nomme « aspergillus oryzae » (p.86). Son utilisation daterait de 300 avant J.-C. en Chine (p.87). Au VIIIème, au Japon, on retrouve les traces d’un saké produit à partir de moisissure retrouvée après la pluie sur le riz offert aux kamis (dieux) d’un temple shinto.
Gautier ROUSSILLE détaille la domestication du champignon progressive depuis le Xème siècle et les étapes de préparation traditionnelle et moderne du kome-koji, ces fameux grains de riz couverts d’un duvet blanc, le mycélium (pp.89-95). A noter qu’afin d’éviter de gâcher le saké final, les consignes sanitaires s’avèrent drastiques pour écarter toutes contaminations par des bacilles, bactéries et autres levures indigènes ubiquitaires (p.92).
La page 96 nous éclaire sur la différence entre le shochu qui utilise un koji blanc, l’awamorishu (alcool distillé issu de riz produit dans la région d’Okinawa) qui nécessite un koji noir et les baijiu (alcool de céréales distillés) ou les huangjiu (alcool de riz fermenté) qui requièrent un rhizopus. Les composés aromatiques présents dans le kome-koji vont du champignon à la pomme de terre, en transitant par l’agrume, le géranium et les épices ou un côté plus terreux (p.100).
L’ancien stagiaire chez Sohomare nous révèle aussi un phénomène fondamental peu connu et souvent négligé des européens, l’importance de l’eau : « une bouteille de saké contient en moyenne 80% d’eau. Si l’on intègre les besoins en eau pour le rinçage du riz et des instruments, la cuisson, ce sont 30 à 40 litres d’eau qui sont nécessaires pour produire un litre de saké » (p.101). Il y a plus, l’eau modifie le caractère du saké produit. Une eau dure apporte texture et mâche alors qu’une eau douce amène finesse et fraîcheur (p.103).
La deuxième partie de ce traité de référence jamais jargonneux et limpide traite de la fermentation au sens large (pp.111-165) : une « variété de réactions biochimiques, effectuées par un écosystème complexe de micro-organismes » (p.111). L’art de la fermentation du saké se définit donc comme « la création d’un milieu favorable au développement des micro-organismes « souhaités » à l’exclusion de tous les autres » (p.114). On retrouve ici la distinction entre levures sélectionnées et levures indigènes, ces dernières créant une plus grande diversité qui offre davantage de complexité au saké (p.134).
Une typologie utile des levures datant de 1906 favorise la compréhension des junmai daiginjo. Tous les aspects de l’art du toji (maître de chai) soulignent la singularité du saké, boisson alcoolisée obtenue par fermentation dont le degré alcoolique demeure le plus élevé (p.147). Les 300 composés aromatiques issus de ce procédé se résument en cinq catégories : fruité, épicé, végétal et floral, lactiques, moisis/terreux (p.164). Les opérations d’affinage, de pressurage, de centrifugation, de collage, de clarification, de pasteurisation et d’élevage font enfin l’objet d’une présentation fouillée (pp.167-199).
Pour les leçons de dégustation et d’acquisition (Chapitre 6 : sakés à boire en France), on se reportera volontiers aux dernières pages précises de ce volume scientifique, élégant, fin, puissant qui s’adresse finalement à tous les publics, du novice à l’émérite, tel un grand saké (p.227).
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