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Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? 

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Raphaëlle BRANCHE
Titre : « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? ». Enquête sur un silence familial.
Editeur : La Découverte POCHE.
Date de parution : février 2022.

 
De 1954 à 1962, plus d’un million et demi de jeunes Français partirent faire leur service militaire en Algérie. Mais ils furent plongés dans une guerre qui ne disait pas son nom. Depuis lors, les anciens d’Algérie rechignent à parler de leur expérience au sein de leur famille. Le silence continue à hanter ces hommes et leurs proches. En historienne, Raphaëlle BRANCHE met cette vision à l’épreuve des décennies écoulées depuis le conflit. Fondé sur une vaste collecte de témoignages et sur des sources inédites, ce livre remonte d’abord à la guerre elle-même : ces jeunes ont-ils pu dire à leurs familles ce qu’ils vivaient en Algérie ? Ce qui se noue alors conditionne largement la transmission plus tardive.
 
L’enquête pointe l’importance des bouleversements qu’a connus la société française sur ce qui pouvait être dit, entendu et demandé à propos de la guerre d’Algérie. C’est plus largement la place de cette guerre dans la société française qui se trouve éclairée : si des silences s’avèrent, leurs causes relèvent moins de questions personnelles que familiales, sociales et ultimement, contextuelles à savoir historiques des dernières décennies. Avec le temps, elles se modifièrent et ouvrirent de nouveaux récits possibles.
 
Raphaëlle BRANCHE, grande spécialiste de l’Algérie et de son histoire, professeure à l’université de Paris-Nanterre a déjà signé des ouvrages importants sur le sujet : La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, 2001 ; L’Embuscade de Palestro, Algérie 1956, La découverte, 2018.
 
Rentrons maintenant dans ce livre imposant de 600 pages que les éditions de La Découverte ont eu l’heureuse initiative de publier en poche. Dans sa longue introduction, l’autrice revient sur l’ensemble de ses travaux et sur sa conception de l’histoire comme invention de récits qui en ouvrent d’autres. L’enquête porte sur les traces de l’expérience de la guerre dans les familles françaises mais la trace fait sujet à part entière (p.7). Il s’agit des effets de réalité qui réveillent le souvenir.
 
Les traces hantent de nombreuses familles françaises et le récit se résume souvent à des silences. Par-là, comprendre le vécue de la guerre dans les familles équivaut à « éclairer d’une manière inédite la place de cette guerre dans la société française » (p.8). Raphaëlle BRANCHE saisit la famille comme lieux de relations et d’attachements enchâssés dans le temps, espaces fondamentaux de transmission de valeurs et de récits. La transmission renvoie autant à son contenu qu’à ses conditions.
 
L’autrice propose de faire l’histoire d’un silence : « les silences des hommes ne sont pas solitaires : ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien » (p.9). A la manière d’Alain Corbin, en historienne du sensible, elle montre que les structures de silence relèvent de l’histoire car elles renvoient à des contextes, des normes mais également à des situations de communication internes aux familles. Le silence devient une modalité de communication intrafamiliale.
 
L’ouvrage mêle des témoignages matériels et des développements théoriques mais il s’agit avant tout de décrire ou restituer une expérience reléguée, refoulée, devenue peut-être parfois inaccessible où les Français ont été du mauvais côté de l’histoire (p.12). La correspondance tient une place centrale dans l’enquête, un fil conducteur. L’étude des adelphies (parents, frères, sœurs) marque une originalité dans la littérature pléthorique consacrée à cette « guerre sans nom ». Elle permet, pour une même famille, de recueillir, plusieurs strates de témoignages afin de sérier les dynamiques familiales.  
 
Un autre point nous semble différer, cette étude au long cours à bénéficier de fonds d’archives pratiquement jamais étudiés, ceux des hôpitaux psychiatriques. La spécialiste des violences en situation coloniale s’inscrit dans une nouvelle manière de faire de l’histoire qui n’écrase pas les singularités mais les conçoit en tant qu’histoires individuelles qui appartiennent à une expérience collective (p.17). La famille délimite le cadre social de la mémoire. Ce livre se veut aussi une histoire de la France contemporaine.
 
Ces hommes enrôlés forment une génération au sens sociologique, un destin commun, mieux, une communauté de destin. Dès lors, les souvenirs s’adossent à un cadre national global. Enfin, les familles se situent à l’articulation d’une mutation majeure de la société française (1960-1970). Cette somme désormais classique sur l’absence et la distance, le retour, l’incitation à oublier, met en lumière des bouleversements identitaires profonds qui participent de la grande mutation de la place des pères.  
 
Dans la première partie, « La guerre », Raphaëlle BRANCHE insiste sur un point essentiel rarement abordé par les historiens de cet objet : la « génération » au sens de la « communauté d’empreinte » de Marc BLOCH de la guerre d’Algérie rejoue la faillite générationnelle de la Première Guerre mondiale telle une faille sismique (p.26) : « des photographies des morts à la guerre ornent souvent les intérieurs français. Elles peuvent être le support de récits ou, au contraire, des traces silencieuses et vagues » (p.30).
 
L’expérience commune tient dans des horizons de vie et d’attente qui dépendent de facteurs qui les dépassent : la Défaite, l’Occupation, la Libération et les retours. La guerre se vit « à hauteur d’enfants » (p.40). Sous le signe de la domination paternelle, les femmes décrites comme à protéger et surveiller se retrouvent paradoxalement seules en charge du foyer et de l’éducation des enfants pendant des années. Le sentiment de décalage et d’incompréhension entre époux persiste (p.45).
 
 
Raphaëlle BRANCHE dégage le résultat suivant : le silence au sein de la famille renvoie à la manière dont se construit la figure paternelle : « l’absence participe pleinement de la manière d’être père. Cette absence est une forme de distance qui, valorisée, contient aussi une obligation de respect : il faut respecter ses parents et, par-dessus tout, son père. Un père est essentiellement caractérisé par son autorité » (p.46). Contrairement aux deux conflits mondiaux, la France ne fait pas appel à la réserve en Algérie ; l’homogénéité d’âge définit l’un des traits distinctifs de cette guerre officiellement qualifiée jusqu’au bout de simples « opérations de maintien de l’ordre » (p.65).  
 
Dans ce « service militaire aux conséquences inconnues » (p.69), la vraie nouveauté s’établira dans le bateau pour franchir la méditerranée. Cette séparation, pour les jeunes couples, signifiera "un temps d'attente voué à faire mûrir ou mourir la relation amoureuse » (p.70). La guerre, reconnue officiellement en octobre 1999, par définition, remodèle les familles d’autant qu’aucun appelé sous les drapeaux pendant le conflit ne connaît la durée de son séjour en Algérie (p.79). En outre, personne ne peut dire ce qui se fait précisément dans l’unité ou le secteur sur le terrain.
 
Loin de former une trace vouée à l’oubli, ceux qui partent réactivent, en quelque sorte, le substrat émotionnel commun de la première guerre mondiale au fondement de leur génération. L’historienne s’intéresse ensuite, dans le deuxième chapitre de la première partie, aux manières de dire la famille malgré la distance. L’absence physique à combler s’éprouvera et se prouvera « lettre après lettre » (p.86). Notons le travail fastidieux et originale accompli sur les archives de la correspondance par la chercheuse : « fenêtres ouvertes sur l’intérieur des maisons » (p.87).
 
Le lien se maintient par les livres, les colis. La réciprocité du pacte épistolaire (p.99), son espace privilégié et intime (p.105), le protocole des lectures collectives, autant de thématiques conceptualisées qui contribuent à l’élaboration de scripts familiaux (p.115) qui reconduisent l’ordre familial. L’étude des relations internes aux adelphies fait émerger l’importance du statut d’aîné qui attribue des droits et devoirs spécifiques imposant la tenue de son rang. Par ailleurs, l’inégalité fondamentale de genre transparait (p.138).
 
Le troisième chapitre se consacre au partage du temps car « le temps passé sous les drapeaux n’a pas la texture du temps ordinaire. En Algérie, sa trame fondamentale est souvent faite d’ennui, organisé par une routine occasionnellement trouée par des évènements violents » (p.139). Pour conjurer « la glu des jours sans fin » ou la peur de mourir avant de rentrer, les militaires vivent l’étoffe de la correspondance routinière : « l’enjeu n’est pas seulement de réduire l’absence, mais d’en faire quelque chose, d’en extraire une intimité particulière » (p.154). Mises en scène de soi, jeux de miroirs, « les hommes qui se confient attendent des réponses des femmes qu’ils aiment » (p.169).
 
Le chapitre 4 aborde la correspondance sous l’angle de la représentation limitée que les Français de métropole ont de l’Algérie. Le poids de la censure et de l’autocensure pèse sur les militaires mais « l’Algérie est aussi un voyage » (p.191) : « un jeu subtil consiste à donner à voir des éléments de la réalité qui puissent être assimilés par les proches sans les inquiéter, tout en dissimulant la véritable nature du danger » (p.198).
 
La deuxième partie du livre évoque la question du retour en citant l’anthropologue Marc AUGé : « Rien n’est plus difficile à réussir qu’un retour, il faut une grande force d’oubli : ne pas réussir à oublier son dernier passé ou le dernier passé de l’autre, c’est s’interdire de recoller au passé antérieur » (p.248). Celui-ci se décompose en trois mouvements : retrouvailles, reprise d’une activité professionnelle et engagement dans une vie de couple. « Ces hommes sont désaxés » (p.264) et « la France a changé » (p.265) mais la guerre « est restée dans les têtes et les corps : les nuits en témoignent parfois » (p.283).  
 
Le chapitre 7, à partir d’une recherche inédite dans sept services d’archives d’hôpitaux psychiatriques (note a, p.355) met en évidence la névrose traumatique, les décompensations, les symptômes s’exprimant des années voire des décennies après la guerre. Le chapitre 8 sur les bifurcations explore les effets disruptifs de la guerre (p.367). On retrouve toute la trame méthodologique du livre qui mérite examen attentif et discussion : « mon propos vise à réfléchir à partir d’exemples particuliers à des dynamiques collectives » (p.379).
 
La troisième partie s’aventure dans l’héritage, dans « ce silence dense qui renvoie au plein de la guerre » (p.440). Ce voile du silence revêt une forme de transmission (p.452). Pour l’universitaire de Nanterre, les écrits autobiographiques tendent vers trois dimensions : réparatrice, testimoniale, testamentaire. Scotome, ce qu’on ne voit pas et qui pourtant se place au centre, la guerre d’Algérie, narrativité trouée, demande aux enfants d’objectiver un passé qu’ils ne connaissent pas (p.521). Dans la conclusion de ce livre important, Raphaëlle BRANCHE revient sur les métamorphoses familiales des silences.
 
Elle repère trois grandes configurations des silences familiaux. Dans le premier, l’expérience de guerre et la famille rentrent en consonance. Il existe un implicite partagé. Dans les autres cas, elles présentent une dissonance par des silences de protection. Dans sa postface inédite, l’autrice souligne que les configurations de parole ou de silence s’avèrent intrinsèquement historiques (p.547). Une enquête majeure sur la trace de l’insistance du silence, ses configurations qui continuent, aujourd’hui, d’imposer leur tempo.        
     
 

43 portraits du Roussillon viticole

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Marie-Louise BANYOLS
Titre : 43 portraits du Roussillon viticole
Editeur : TRABUCAIRE, Perpignan
Date de parution : 2022

 
Louons d’emblée la pertinence d’Alain POTTIER, directeur de collection raffiné, érudit et enthousiaste, qui accueille l’ouvrage singulier et quasiment inédit de Marie-Louise BANYOLS, connaisseuse hors-pair du Roussillon viticole. La première page d’Henri Lhéritier, tout en poésie, évoque d’abord des odeurs, des couleurs et la galerie de ces portraits de femmes et d’hommes transportés par leur terroir, entêtés, dignes minutieux envoûtés. Ce vignoble complexe a produit des personnages qui exaltent une terre pour réenchanter le monde, ni plus ni moins, à l’image de l’auteur de ce livre émouvant et fervent.

La préface d’Olivier REYNAL, succincte mais percutante, explicite la contribution magistrale des « Caves du Roussillon », renommé caviste port-vendrais, distributeur de vins, dans l’histoire du vignoble, du mousseux de muscat à la mythique Petite Sibérie d’Hervé BIZEUL. Ces 43 portraits dessinent ainsi 43 esquisses, 43 témoignages profondément humains, au sens pictural et phénoménologique, d’une « femme du vin », encore trop injustement méconnue car discrète, humble et sincère. Le prologue ne manque ni d’humour, t’auto-dérision ou de dignité par où s’identifie, d’entrée de jeu, le style clair et sensible d’une grande dame du vin.

Celle dont le « cheminement de vie » embrasse et les paysages solaires et les évolutions du Roussillon, laisse percer l’allégresse qui brûle en elle : « les mots me manquent et pourtant ils se bousculent dans ma tête, me font mal parfois… Ecrire sur un temps heureux, un temps de grand bonheur simple, se replonger dans son passé pour en extraire, non pas des souvenirs éteints, mais des braises vives, est à la fois une intense émotion et un vrai plaisir » (p.6, Cf. mon portrait : /decouvrir/portraits-autres/marie-louise-banyols-cofondatrice-du-salon-be-ranci).

La fille de restaurateurs perpignanais écrit ses images qui affleurent d’un rire malicieux : « il ne fallait pas leur en promettre aux maraîchers : tripes, langoustes à « l’américaine », tête de veau, escargots », « il y avait toujours un ami de mon père pour lui crier : Albert, tu n’as pas oublié de lui mettre du vin dans son cartable ? » (p.7). L’ex brillante juriste franco-catalane qui aimait « les tartines trempées de vin et de sucre en guise de goûter » conte avec rigueur mais sans aucune austérité son « union avec le vin », le déclencheur de sa passion, le fameux Docteur PARCé, la couleur des Sauternes et le Byrrh, cet apéritif typique au succès sans précédent composé des meilleures écorces de quinquina, de plantes et d’épices du monde.       

Celle qui rencontra le même jour Jules CHAUVET, Alain CHAPEL et Marcel LAPIERRE, bi-étoilée Michelin avec son mari, Didier BANYOLS, si discret que sa photo ne figure même pas dans le présent ouvrage, lutte encore contre ceux qui s’acharnent à effacer la mémoire du goût. Au vrai, cette attachante personnalité, de « rencontre en rencontre », nous dévoile sa galerie de caractères, un « chemin de vie » (p.9), d’un vin l’autre. Cette vie aux mille feuilles qui force le respect, jamais mièvre, nous emporte tel un coup de foudre amical.

De la directrice du Relais Saint-Jean niché au pied de la Cathédrale éponyme à l’organisatrice des mémorables soirées de la Saint-Bacchus ; de l’amie des Gauby, Montès, Gardiès, Pithon et autres Bizeul, de la meilleur sommelier du Languedoc-Roussillon à la journaliste membre du Comité de dégustation de la Revue du Vin de France; de l’agent du Domaine de La Romanée-Conti en Languedoc à la directrice des produits pour tout le groupe LAVINIA, on saisit un destin qui façonne une destinée (p.13).

La coorganisatrice de « BE RANCI », unique rencontre européenne des vins oxydatifs secs, émue par « ces vins de racines, le tonneau éternel, la mémoire, la géographie, l’histoire, un goût d’éternité » (p.13) nous flanque une nouvelle leçon d’humilité par ces 43 nobles exercices d’admiration. L’épilogue, à lui tout seul, mérite le voyage : « les vins du Roussillon m’offrent aujourd’hui, ce que je recherche le plus : l’harmonie, la texture, le velouté ou la puissance en fonction des moments. Je suis attirée par leur subtilité, leur délicatesse. Jouir d’un vin, c’est aimer sa complexité, comprendre son aboutissement. Un grand vin donne envie de se resservir… Chacun a sa musique du vin, elle vient aussi de la personne avec laquelle on le partage et, pour ouvrir une grande bouteille il faut le désir de la partager » (p.111). La pudeur de la grandeur.  
 
Figurent dans ce livre allègre les portraits des personnages suivants qui contribuèrent, tous, à leurs manières, à grandir le vignoble du Roussillon : André DOMINé, le Docteur André PARCé, Antoine GERBELLE, Bernard RIEU, Bernard SAPERAS, Cathy ROUSSEIL-MUCIOLO, Eliane et Jean-Marc LAFAGE, Christine ONTIVERO, Christian PEYRE, Cyril FHAL, Didier BANYOLS, Famille DAURé, Fernand VAQUER, les frères CAZES, les frères GONTIES, les frères SEMPER, Georges PUIG, Gérard BERTRAND, Henri LHéritier, Gérard GAUBY, Hervé BIZEUL, Jacques PALOC, Jean LHéritier, Jean-Louis JAUBERT, Jean-Pierre CAMPADIEU, Jean-Pierre CENTèNE, Jean-Pierre RUDELLE, Marc MéDEVILLE, Marc PARCé, Marcel ROUILLé, Michel CHAPOUTIER, Michel JOMAIN, Michel PORTOS, Michel SMITH, Patrick DOUDON, Paul SCHRAMM, Pierre CITERNE, Pierre TORRES, Thierry PARCé, Yves LEGRAND, Aurore REYNAL.           

La Fabrique du Consommateur

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Anthony GALLUZO
Titre : LA FABRIQUE DU CONSOMMATEUR. Une histoire de la société marchande.
Editeur : ZONES
Date de parution : juin 2020

 
Vers 1800, la majorité des Français étaient des paysans qui construisaient eux-mêmes leur maison, récoltaient leurs céréales, pétrissaient leur pain et tissaient leurs vêtements. Aujourd’hui, l’essentiel de ce que nous consommons est produit par un réseau de grandes et lointaines entreprises. En deux siècles à peine, la communauté paysanne autarcique s’est effacée pour laisser place à une myriade de consommateurs urbains et connectés.
 
Cet ouvrage bien écrit et stimulant retrace les grandes étapes de cette conversion à la consommation. Comment s’est constitué le pouvoir marchand ? Quels changements sociaux ont accompagné la circulation massive des marchandises ? En parcourant l’Europe et l’Amérique du Nord des XIXème et XXème siècles, ce livre retrace l’histoire de multiples dispositifs de marché : la marque insufflant à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scènes inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique déployée par les relations publiques et la publicité. Il raconte la conversion des populations à la consommation et la fulgurante prise de pouvoir des marchands.
 
Anthony GALLUZZO, maître de conférences à l’université de Saint-Etienne, travaille au laboratoire de recherche Coactis (EA 4161) dont il codirige l’axe scientifique « cultures de consommation et nouvelles stratégies de marché ». Ses travaux de recherche portent principalement sur les cultures de consommation et leur histoire.
 
L’introduction de la Fabrique du consommateur s’inscrit d’emblée dans la lignée braudélienne de « Civilisation matérielle, économie et capitalisme » (p.7). L’auteur nous montre qu’aucune transformation majeure du système ne tombe du ciel, ne s’avère anhistorique. Le bouleversement des structures profondes de notre quotidien, depuis deux siècles, procèdent d’une historicité, de l’autarcie à la connexion planétaire.
 
Cette prodigieuse accélération, de la communauté terrienne au marché mondial, possède une histoire qu’Anthony GALLUZZO entreprend finement pour démontrer le passage d’une économie presque autocentrée sur la production, sur l’immobilité, à un ordre matériel aujourd’hui rigoureusement inverse centré sur l’acte consommatoire : « Nos intérieurs sont riches de produits industriels, d’objets électroniques complexes. Il y a du tungstène chinois dans nos réseaux électriques, du cobalt congolais dans nos ordinateurs, de l’indium coréen dans nos écrans. Nous consommons des tomates d’Espagne, du café brésilien et du poulet turc » (p. 5).
 
Anthony GALLUZZO montre judicieusement que le travail productif et l’acte de consommation autrefois indissociables se muent aujourd’hui en deux étapes éloignées dans une structure spatio-temporelle qui se perd dans l’infini des médiations marchandes. La force de l’analyse tient dans le fait que nous sommes tous engloutis dans la consommation qui nous aliène. Pis encore, notre régime de consommation se confond avec un mode d’organisation sociale structuré, le marché, qui nous fabrique en tant qu’automates qui répondent à des besoins (p.6). L’auteur creuse encore davantage.
 
Ce qu’il nomme « révolution mentalitaire » naturalise notre rapport au monde par une mentalité, des gestes et des pratiques. Notre culture de consommation, produit d’une marchandisation fulgurante, résulte d’un processus historique. L’historien des dispositifs de marché dégage plusieurs étapes : la marque qui attribue à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scène inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique distribuée par les relations publiques et la publicité.
 
Evidemment, la problématisation marxienne et sa grille d’analyse traverse tout le chapitre 1 nommé « l’incarnation de la marchandise ». La société de consommation se définit, en conséquence, comme un « système où chacun s’entoure d’objets qu’il n’a pas produits ou vu produire » (p.7). Le monde, vers 1800, essentiellement rural, ne se présente pas encore à nous comme une immense accumulation de marchandises. Le transport de celles-ci rencontre deux obstacles presque insurmontables : la distance et la vitesse (p.8). Faire circuler des marchandises représente une entreprise risquée, coûteuse et fastidieuse. Le marché n’existe pas mais une multitude de marchés. L’invention des moteurs indépendants des forces musculaires et notamment la locomotive à vapeur abolit la distance. Le train devient « le tout premier mode de transport massif de marchandises : rapide, sûr, précis et régulier » (p.11).
 
Le télégraphe renforce le découplage de l’espace et du temps. On pense au Marx des Grundrisse, 3. Le capital, par l’extension spatiale du marché détruit l’espace par le temps. La mobilité marchande bouleverse le travail et augmente sa division, en mouvement et réseau. « On ne produit plus pour soi mais pour le monde… L’objet n’existe plus simplement à travers sa valeur d’usage, il devient une marchandise » (p.13). Ce nouveau modèle économique enchaîne les populations au marché. Le processus de fétichisation où l’objet, autrefois produit direct du travail communautaire, devient avec la marchandisation, un phénomène étrange et étranger, détaché du processus concret de production, se généralise.
 
Anthony GALLUZZO, par des formules imagés et justes, synthétise la violence de cette dépossession : « la marchandise se trouve recouverte d’un halo d’ignorance… L’homme moderne ne peut plus appréhender le produit que sur un mode halluciné : l’objet semble exister par lui-même, indépendant de tout le maillage social qui lui a donné naissance… fantasmagorie, rêve éveillé du consommateur-contemplateur » (p.15). L’un des moments forts de l’ouvrage consiste à montrer comment la fétichisation bouleverse les rapports de confiance et comment la marque va résorber ce déficit (p.20).
 
Les grandes entreprises ont le pouvoir d’agir sur les imaginaires et les représentations. Les marques, par la publicité et l’ingénierie symbolique à grande échelle, dès le début du XXème siècle, s’ancrent dans notre imaginaire pour ne plus en sortir. On regrettera, dans ce livre pourtant de bonne facture, l’excès de zèle pédagogique qui indique la mention « résumons-nous » parfaitement inutile, à la fin de chaque chapitre.
 
Le chapitre 2 « La spectacularisation de la marchandise » emprunte à Guy DEBORD sans jamais le citer mais aborde avec finesse la façon dont les grands magasins vont inventer des techniques d’un rapport sensuel à la marchandise afin de transformer le flâneur en shopper. L’industrie du loisir de masse reconfigure la ville tel un parc d’attractions (p.28). Se développe une idée selon laquelle regarder devient un plaisir. Le spectacle visuel urbain repose sur un jeu de regards (p.29).
 
Lire les pages pertinentes sur la prolifération lumineuse des affiches, panneaux et autres vitrines éclairées. Les « grands magasins, « véritables cathédrales de la consommation » (p.32) misent sur la diversification des produits et l’entrée libre. Le badaudage devient un divertissement, un loisir en soi que l’expérience immersive et le désir d’achat irrépressible hypnotise (p.34). En dépit de sa qualité d’écriture et d’analyse, on pourra s’étonner que l’auteur n’ait recours qu’à un seul modèle théorique dominant, celui de Jean Baudrillard, qui parle de « salivation féérique » (p.36, 66, 193).
Avec beaucoup de minutie, Anthony GALLUZZO déploie les transformations de l’espace marchand en lieu de sociabilité (p.42), la nidification féminine corrélative à l’émancipation bourgeoise jusqu’à la cleptomanie, figure ultime de la frénésie féminine. Il étudie « la science de l’étourdissement » par l’objectivation du rapport compulsif à la marchandise. Le livre laisse une impression d’ensemble parfois un peu caricaturale par des assertions non discutées scientifiquement et une méconnaissance de réalité pratique évidente. Exemple : l’auteur affirme que les boulangers présents dans les grands-magasins où ne « pétrissent pas la pâte » (p.51).
 
Autre exemple : sur les escaliers de service des grandes demeures qui « invisibilisent » la main-d’œuvre domestique en minimisant les occasions pour les maîtres de croiser leurs serviteurs (p.59), on s’étonnera de ne pas voir mobiliser le modèle sociologique bourdieusien. L’analyse du salon bourgeois, pièce de barrière et de niveau, a contrario, nous éclaire sur le mythe étiologique de l’ordre social. Dans la société de classes, la double mécanique distinction-affiliation joue à plein (p.68) comme dans les trois figures du protoconsommateur qu’incarnent le snob, le dandy et le bohémien.
 
Le jeune maître de conférences délimite ainsi la bourgeoisie : « cette classe incertaine et incomplète, qui doit sans cesse prouver son être par l’avoir, signifier son identité par l’objet, a entraîné à travers elle tout le corps social » (p.79).
 
Le chapitre 4 traite du fantôme de la marchandise. Dans la société précapitaliste, l’horizon se définit par le village, la communauté. L’imprimé révolutionne la médiation de la marchandise. Il colporte des images dans le monde (p.84). Le catalogue, fin XIXème, pénètre les consciences et les imaginaires (p.87). Les pages sur le « magazine, magasin chez soi » (p.89) déclinent une microsociologie rafraichissante de la flânerie inversée par l’entretien du regard : « comme le grand magasin, le magazine est départementalisé, il s’organise en rubriques ; histoires, reportages, voyages, conseils domestiques » (p.90). 
 
On lira avec clairvoyance les pages remarquables consacrées au cinéma (p.98,102 et sq.) dans ses trois fonctions marchandes : éducation à la consommation, implémentation d’un imaginaire social, normalisation de la marchandise. Dans l’imaginaire cinématographique hollywoodien émergent ce que Melvyn STOKES qualifie d’« absences structurantes » : travail manuel, pauvreté, syndicalisme, immigration. Le chapitre 6 concerne l’ingénierie sociale et notamment le nouvel ogre institutionnel : la grande entreprise multidivisionnelle et internationale (p.137).
 
Dans la crainte d’une révolution anticapitaliste, elle invente une nouvelle caste de spécialistes, les agents en relations publiques. Détentrice d’un énorme capital financier qu’elle convertit en capital symbolique, la multinationale construit une assise idéologique par des investissements communicationnels (p.159). Un livre parfois dépourvu de nuances mais qui présente le mérite de nous interpeller sur une humanité scindée en deux parties, l’une enchaînée à la production, l’autre qui se consacre à la consommation (p.237).
 
La conclusion brutale agrémentée de poncifs (le marché est un réseau planétaire, nos économies nous plongent dans l’interdépendance et la fragilité, les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel) diagnostique l’implacable horizon de la fusion homme-marchandise dans le cyborg, figure ultime du consommateur.                  
 

L’ODYSSÉE DES VINS GRECS

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Florence TILKENS ZOTIADES
Titre : L’ODYSSÉE DES VINS GRECS. A la rencontre de vignerons engagés.
Editeur : APOGEE, Rennes.
Collection : Le savoir boire
Date de parution : mai 2022

 
Rendons hommage encore une fois à la collection « Le savoir-boire » ou boire en pleine conscience, dirigée par Pierre GUIGUI, qui accueille toujours des ouvrages originaux et précis. En effet, boire du vin équivaut à déguster de la culture, des cépages, des paysages, des savoir-faire ancestraux ou contemporains. Boire du vin revient à élever son âme, accéder aux mythes et aux fondements de nos civilisations. Le vin réfère à une construction sociale au carrefour des champs de connaissances aussi bien historiques que philosophiques. Il incarne aussi un mode de vie.
 
Le livre de Florence TILKENS ZOTIADES intitulé sobrement « l’Odyssée des vins grecs » et sous-titré « A la rencontre de vignerons engagés », s’inscrit dans cette perspective de comprendre et de conter. Passionnée de Grèce et d’Antiquité, la fondatrice de Vins d’Hellène, organise des évènements autour des vins biologiques grecs. Sommelière, pédagogue, dégustatrice professionnelle dans de nombreux concours internationaux de vins tels qu’Amphore par exemple où elle introduisit les vins grecs biologiques en 2018.
 
Dans sa préface, page 14, Dionysos MAVROMMATIS, sommelier du restaurant parisien étoilé MAVROMMATIS, explique bien le renouveau des vins grecs depuis les années 1990 et les deux atouts importants qui caractérisent le vignoble grec : des cépages indigènes parfaitement adaptés au climat (assyrtiko de Santorin, par exemple) et des terroirs dédiés à la culture de la vigne depuis des centaines d’années. Dans son introduction très brève (p.19), l’auteure donne la tonalité de la philosophie du vin chez les Grecs avec ses mythes et symboles. Un étonnant paradoxe affleure : le vin naît en Grèce et pourtant la Grèce demeure atypique dans l’univers du vin.
 
Véritable manifeste pour le vin grec et notamment les vins biodynamiques et naturels grecs, ce livre complet aborde toutes les facettes de son objet, de l’invitation au voyage à l’imaginaire dionysiaque, en passant par l’histoire tumultueuse du vin grec et de ses usages antiques. Enfin, et c’est sans doute l’un des temps forts de l’ouvrage, la tonique et érudite passionnée, spécialiste des vins grecs, nous invite à la découverte d’une cinquantaine de domaines biologiques engagés dans une quête d’authenticité : « Bon voyage donc dans cette contrée lumineuse aux criques bercées par le chant des cigales, aux forêts immémoriales peuplées de créatures mythologiques et au bleu unique du ciel et de la mer » (p.20).
 
Le premier chapitre traite du mythe et de la réalité d’une figure fascinante du polythéisme des anciens Grecs : Dionysos. Ce dieu complexe qui oscille entre le raffinement des symposia et l’extrême violence de l’ivresse. A l’ambivalence du Dieu correspond l’ambiguïté du vin (p.21). Malgré l’excellence des pages sur cette divinité autour de laquelle une religion quasi exhaustive existe avec ses rituels, des prêtes et son mysticisme, on s'étonnera de ne pas voir apparaître en notes de bas de page les travaux presque définitifs de l’historienne et anthropologue Maria DARAKI dans son brillant « Dionysos et la Déesse Terre, Flammarion, coll. Champs, 1994 » ou ceux du géant Jean-Pierre VERNANT.
 
On notera, tout de même, la double naissance ou renaissance de Dionysos, les origines orientales du Dieu du vin, de la vigne, des excès et de l’orphisme. Florence TILKENS souligne à juste titre le caractère atypique du culte voué au pampre (p.34) rattaché à aucune cité ni organisation sociétale. Notons, au passage, un abus du point d’exclamation tout au long du livre (p.36,38,52, 77, 84, 85, 98, 99 notamment, bref presque à toutes les pages) qui traduit sans doute la ferveur de l’auteure pour son sujet qu’on lui pardonnera bien volontiers tant l’étendue de son savoir historique et la profondeur de sa connaissance des vins naturels grecs d’aujourd’hui frappent.
 
Remarquons, en outre, que les encarts explicatifs ne semblent pas toujours nécessaires hormis quelques mises au point essentielles sur le symposium, l’ivresse, pp.50-52, par exemple.  
 
Le chapitre 2 traite du vin grec du Néolithique à nos jours. On l’eût préféré moins panoramique et plus apte à entrer dans le vif de la topique vitivinicole grecque. Néanmoins, l’auteur expose bien les raisons du retard grec résultant de l’occupation ottomane, de la guerre d’indépendante et des vicissitudes récentes (p.67). Il faudra attendre les années 2000 pour un essor qualitatif du vin grec par l’innovation et l’investissement dans du matériel de pointe (p.70), l’émergence d’une génération d’œnologues grecs (Boutaris, Averoff, Parparoussis, Tsantalis, Gerovassiliou) formés pour la plupart en France.
 
Le chapitre 3, s’inspirant des travaux de l’archéologue américain Patrick McGovern, revient sur la fabrication, la conservation, la consommation et le transport du vin de l’Antiquité grecque (p.75). On y découvre l’hypothèse paléolithique de la naissance du vin : « Attirés par des baies aux couleurs vives, regroupées en grappes sur des lianes grimpant aux arbres, les hommes les goûtent. » (p.76) ; la domestication de la vigne sauvage par sélection des pieds, l’invention de la taille par la civilisation grecque ; la distinction entre le foulage avec les pieds et celui effectué par frottement destiné aux raisins séchés (p.86).
 
Plus loin, la description des fermentations en jarres ou dans des outres en peau de chèvre qui servent également pour les transports terrestres dans les montagnes nous instruit sur la genèse de la création du vin. La couleur du vin de l’Antiquité appelle, en outre, une controverse moderne. Le vin antique, ni blanc ni rouge, s’identifierait plutôt à un vin orange, vin blanc vinifié selon la technique de vinification des vins rouge, le contact prolongé du moût et du marc donnant sa couleur orange au vin (p.97.
 
Sur le mystérieux breuvage nommé cycéon (mélange de boisson et de nourriture à base de vin, d’orge grillée, de miel et de fromage), on lira avec contentement, page 99 et 100, les développements sur la transe et son psychédélisme avant la lettre. A cette topologie sémantique du vin correspond une typologie du buveur : « les pratiques de commensalité, la nourriture et la boisson sont des facteurs d’identification ou rejet : frugalité contre goinfrerie, tempérance contre ivresse ? La seule boisson civilisée est le vin » (p.102).
     
Florence TILKENS ZOTIADES se lance, ensuite, au chapitre 4 dans l’analyse du renouveau du vin grec et elle s’applique à dégager les atouts du vignoble : « succession de montagnes escarpées, vallées fluviales, plaines côtières, îles, la Grèce a un relief diversifié et constitue une succession de terroirs uniques » (p. 119). Littoral très étendu, territoire majoritairement montagneux, roches sédimentaires (calcaire, grès), effet médiateur de la mer sur les amplitudes thermiques déclinent autant d’avantages de la géographie grecque.
 
Le goût des vins grecs décrit avec lyrisme page 124 nous attire vers une balade sans maquillage, des nobles amers aux senteurs sauvages, des saveurs corsées, salines ou terpéniques, au miel des vins mutés. Michalis GIANNIKOS, vigneron sur les hauteurs de Corinthe, résume clairement la philosophie des vins grecs biologiques d’aujourd’hui les plus aboutis : « Nous pensons qu’un bon vin prend ses racines dans le vignoble avec des vignes saines et naturelles ; nous sommes aussi conscients de notre responsabilité envers la terre et les générations futures » (p.147).     
 

ES BRUTAL ! La Catalogne à travers ses vignerons et vigneronnes nature

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Romain COLE
Titre : ES BRUTAL ! La Catalogne à travers ses vignerons et vigneronnes nature
Editeur : CAMBOURAKIS 75012
Date de sortie : octobre 2021

 
Russe, anglais et sicilien d’origine, élevé dans le XIVème arrondissement de Paris, Romain COLE a développé très vite de fortes prédilections pour le cinéma et la musique. Il devient journaliste culture à 18 ans, réalise des clips et des courts-métrages, monte un groupe, organise des soirées, passe des disques dans des fêtes, devient rédacteur en chef de différents magazines de cinéma, avant de fabriquer et d’autoproduire des documentaires sur le vin naturel. Depuis cinq ans, il se consacre à la photographie argentique, réalise ses propres développements et tirages, et diffuse son travail au travers de la presse et d’expositions.

En 2021, il s’installe en famille en Sicile pour reprendre une vigne-jardin sur les pentes de l’Etna. Le présent livre se singularise grandement par son originalité à plusieurs niveaux. D’abord, sur la forme car des photos d’auteur l’illustrent impeccablement. Ensuite, sur le fond, les entretiens bien conduits révèlent des vigneronnes et vignerons dévolus à la production de vin nature dans un engagement vital, loin de la forêt urbaine. Enfin, sur son format, près de 360 pages consacrées à la passion viscérale d’un autre paradigme du vin et de la vigne encore plus d’actualité et contemporain d’une vie vivante et vibrante.

Dans son avant-propos fort drôle, Romain COLE explicite de manière poétique et philosophique les mobiles de son livre. Glissant de la critique de cinéma au vin naturel, il vit dans ce nouveau monde un paysage séduisant composé d’humains épanouis, gagnant leur vie sans compromission et s’abandonnant régulièrement au privilège tant convoité de la bonne chère (p.7). Il décrit une manière de vivre, mieux, une esthétique de vie traversée d’emblée par une trame politique de collégialité et de morale matinée d’une profonde conscience écologique.

Se dévoile dans cet attachant livre décalé qui avance un art de l’entretien consommé dans une amicale complicité, la fraîcheur de personnes solaires, une réjouissance du partage. Le texte supposera alors un prétexte pour arpenter la Catalogne en souvenance des premiers vins naturels bus par l’auteur. Affleurent alors dans la structure du récit des personnages éblouissants : Alain CASTEX par exemple, l’âme du livre. Un savant mélange entre corps fourbu, convictions radicales, grande sensibilité intellectuelle (p.8).

En Catalogne Nord ou Roussillon, l’identité se construit sur un territoire rebelle et immense, un désir d’indépendance et de dimension, une prestance géologique et climatique, une profusion de sols et de microclimats (p.9). En ethnologue qui recueille une mémoire pour penser le futur du nature, Romain COLE vit aujourd’hui sur les pentes de l’Etna, avec femme et enfants, dans un minuscule verger empli de vignes et d’arbres fruitiers. Une leçon de vie en pensée.

La myriade de raisons profondes qui amènent les jardiniers vignerons ne se laisse pas subsumer : langue, permaculture, volonté enracinée d’une vie à la campagne, exil des jeunes, terres abordables (p.11). Les angles d’attaque abondent. Parfois, il s’agit des rencontres et surtout du primat du paysage, « un joli coin ». Toutes et tous s’accordent sur la grande conscience d’un impact de leurs actions au sens originel du politique (p.12). La joie de travailler ensemble ne se dissocie pas de l’importance centrale du couple malgré la souffrance physique du travail de la terre : « Tous les vignerons ont trois hernies. Le vin naturel, c’est vachement çà ». Dans cette philosophie pratique existe le raisin et rien d’autre pour une forme possible d’amour, d’énergie et de vie.      

La campagne s’inscrit, en conséquence, dans des cycles mais préexistent toujours des idéaux, des rêves, des envies, une énigme qui emporte et transporte (p.13). Comme l’eau manque, le labour léger s’impose. La conscience écologique parcourt toutes les pages de ce livre essentiel pour comprendre la « folie » de jouer et d’expérimenter dans le monde du vin naturel. Ces jeunes aventuriers font preuve, néanmoins, d’une solide lucidité : « le monde rural n’est pas le plus ouvert à la nouveauté. Nous sommes acceptés, mais comme des exceptions » (p.14).

Dans cette bataille quotidienne, la terre s’avère parfois plus légère que de la farine. Des paradoxes presque insolubles apparaissent à tous. Pas d’élitisme par le prix, vendre à tous et surtout en local. Or, dans un système capitaliste mondialisé, ceux qui créent ces vins ne peuvent pas se payer les restaurants qui les proposent (p.17). Vendre loin ne prédispose pas à l’écologie (p.41). Ces contradictions traversent l’esprit des artistes du vin nature qui provoquent une « belle ivresse », qui font « du bien au corps » (p. 18) en « bonne compagnie ».  


Ceux qui prennent soin de la plante avec d’autres plantes ouvrent notre esprit avec un autre style, d’autres cépages, une autre perspective du terroir (p.22) dans un souci d’honnêteté et d’hospitalité. Le vin naturel exprime le vigneron mais aussi le terroir qui le connecte à une manière ancestrale. Un vin sauvage et libre exige des stases, des parenthèses face au flux absolu contemporain. Les bois agissent en frontière naturelle pour les parcelles. Le vigneron cherche « le goût unique de la parcelle » (p.28). Dans la biodynamie, une pureté se recherche, un équilibre entre la plante, le sol et le climat (p.37).

Ces agriculteurs inventifs souhaitent vivre de la terre dignement (p.47). On lira avec grand intérêt l’entretien avec l’inspirateur de cet ouvrage, Alain CASTEX (p.55). Le désir de la viticulture plonge dans ses souvenirs d’enfance, une envie de vivre à la campagne, une recherche puissante d’autres valeurs. Cet ouvrier aristocratique qui se définit comme un artisan travailleur indépendant (p.56), se rêvait berger ou arboriculteur, voulait tenir une buvette. Son exemplarité dans le monde du vin nature s’érige en idée artistique et poétique.

Celui qui façonne des vins qui parlent pour lui finit par catégoriser avec humour les ivresses : destructrice, triste, violente ou alors hédoniste, allègre (p.69) : « quand on boit avec excès du vin nature, en général, on finit heureux, sur sa chaise, on s’enfonce et on dort ». Tous les vignerons magnifiquement photographiés dans ce bel ouvrage pratiquent la science des rêves à l’image de Manuel DI VECCHI (p.73). Le vin nature mobilise toute une symbolique, la main joue le rôle nodal jusque dans les bouteilles au verre soufflé.

L’interrogation sur le sens des limites de la vie selon la pensée d’Ivan ILLICH revêt une acuité et une probité par souci d’humanité. Demeure presque une volonté d’autonomie et d’autarcie en créant ses propres outils. La finalité tient dans un « bon quotidien » (p.75) entre mer et montagne dans l’euphorie de l’amitié, dans l’île silencieuse de la joie (p.80). Dans notre société, face aux actes inacceptables de fumer et de boire, une bouteille invente des sentiments, et des émotions, elle produit de la « tendresse » (p.83). Dans chaque geste se noue une convivialité, une participation dans son acception ontologique pour « jouir du moment présent » (p.85).

Certains, tel Bruno DUCHÊNE, en véritable parieur à hauts risques, partent en quête de nouvelles racines dans les histoires vitales du métier de paysan (p.95). Ils désirent un « terroir humain » (p.97) supraconscients de la fragilité de leur art : « Une vigne, tu l’abandonnes deux ans, elle disparaît » (p.106). La richesse tient dans la liberté et une sobriété dans l’entreprise. Ceux qui donnent naissance à des « vins d’âme » (p.118) défendent une prise de risque, un engagement voire même un militantisme, une façon de vivre et de se comporter. Il existe une vérité dans les jus et une énergie (p.122).

On lira aussi avec une attention toute particulière l’entretien de Nathalie LEFORT, créatrice de vinaigres « nature » (p.133). Une dame qui garde la folie du possible, violente, puissante et radicale comme la Catalogne. Produit culturel, le vin ouvre l’esprit mais il devient un produit de luxe, comme le bœuf et l’huile d’olive (p.185). Naturel et propre, le raisin explique souvent comment faire le vin (p.207). Il provient de l’amour (p.212), il s’identifie dans ses procédés et son processus, à la cuisine (p.219). Il résulte du fruit du hasard (p.226). Ne rien ajouter, ne rien enlever, c’est la définition du vin naturel selon Joan Ramon ESCODA (p.247).

Notons que le titre de l’ouvrage s’origine à plusieurs sources : une étiquette d’ESCODA intitulée « Brutal », une expression de vignerons nature qui signifie c’est bon « Es Brutal » (p.253), un bar à vin nature barcelonais nommé « Brutal » et un synonyme argotique du vin. On ne peut que louer ce travail colossal de Romain COLE qui recueille ces précieuses paroles de vigneron destinées aux générations futures. Elles appellent des vins qui tiennent en bouche, qui font saliver les gens heureux.    
 

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