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La clé anglaise

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Nicolas CHATENIER
Titre : LA CLÉ ANGLAISE. Géopolitique de la gastronomie française.
Editeur : MENU FRETIN, Chartres.
Date de parution : 29 juin 2022


Dans son nouveau livre, La Clé Anglaise, Géopolitique de la gastronomie française, Nicolas CHATENIER, auteur de référence et ambassadeur de premier plan pour la gastronomie française, décrypte les transformations de la cuisine mondiale pour comprendre la perte d’influence du modèle français et propose des solutions pour structurer en France un mouvement national au service de notre politique culturelle. Le guide gastronomique qui a porté haut la cuisine française dans le monde peine aujourd’hui à refléter les évolutions de la planète food.

Le Guide Michelin l’a encore démontré dans son édition 2021 des Pays Nordiques en distinguant de sa troisième étoile le chef René REDZEPI 13 ans après que son NOMA ait été couronné « meilleur restaurant du monde » par « The World’s 50 Best Restaurants ». A travers l’analyse du succès du classement britannique qui est devenu, qu’on le veuille ou non, la nouvelle référence gastronomique mondiale, celui qui en préside le jury France propose une clé de lecture anglaise pour interroger les difficultés du Guide rouge à comprendre les enjeux et à représenter le dynamisme culinaire de l’époque.

Au-delà de son appel à la réforme du guide français, Nicolas CHATENIER pointe le manque d’ambition de la France pour son patrimoine culturel culinaire. Dans un entretien avec Laurent SEMINEL, le fondateur des éditions Menu Fretin, il livre son approche radicale pour sortir la cuisine française de la sphère artisanale qui freine aujourd’hui son influence internationale. Alors que le « World’s 50 Best Restaurants » a dévoilé à Londres son vingtième classement le 18 juillet, la France, trop longtemps absente de son palmarès, doit faire son auto-critique et se donner les moyens de rayonner dans le nouvel ordre culinaire mondial.

Depuis quinze ans, la France voit son leadership gastronomique s’effriter inéluctablement face à la montée en puissance de nations culinaires concurrentes. Même si elle ne manque ni de talents ni d’arguments pour retrouver son rang, la gastronomie française peine à regarder dans la bonne direction, restant accrochée à un référentiel dépassé. Non sans conséquences pour l’attractivité culturelle de la France, la cuisine contemporaine mondiale est entrée dans une nouvelle ère où le fait de se nourrir, faire plaisir, créer des souvenirs est relégué à un second plan derrière des stratégies combinant cuisine et influence diplomatique.

La gastrodiplomatie conduit les territoires à investir dans des politiques destinées à promouvoir des recettes, des ingrédients et des têtes d’affiche pour augmenter leur visibilité. La France doit à son tour s’organiser pour retrouver la place qu’elle mérite dans cet univers concurrentiel inédit entre les pays et les cultures culinaires. Parce que le cuisinier doit être vu et reconnu comme un artiste qui capte l’air du temps et fait de sa vision une tendance, Nicolas CHATENIER a pour la gastronomie française l’ambition d’être représentée par une institution nationale à la hauteur des enjeux actuels.

Comme le secteur de la mode a réussi à donner dans toutes les langues au mot « couture » l’étoffe des émotions qu’un défilé ou une montée des marches procure, la haute gastronomie, synonyme d'excellence, doit pouvoir compter dans la stratégie politique nationale de relations internationales. Ce livre est la première pierre d’une entreprise engagée, personnelle et collective, pour rassembler une communauté de chefs prêts à faire campagne pour redonner à la gastronomie française sa place d’égérie et déclocher le trésor national de la haute cuisine du XXIe siècle.

Historien et patriote, Nicolas CHATENIER défend la cuisine française sur tous les fronts dans une contexte globalisé. Dans son livre remarquable et remarqué « Mémoires de Chefs » en 2012 aux éditions TEXTUEL et préfacé par Alain DUCASSE, Nicolas CHATENIER retrace l’histoire et relate l’âge d’or de la cuisine française en recueillant les témoignages et archives auprès des principaux acteurs de la Nouvelle Cuisine (1963-1983). Le livre a fait l’objet d’une adaptation sur France 2 dans le documentaire "La Révolution des Chefs".

Il est délégué général de l’association Les Grandes Tables du Monde qui réunit 180 restaurants dans 25 pays, depuis 2016, il occupe la fonction bénévole de Président du classement World’s 50 Best Restaurants pour la France. Il est le premier en France à considérer les chefs comme des créateurs à part entière et à les accompagner dans le développement de leur carrière, en inventant, en 2004, le métier d’agent de chefs avec la création de la première agence spécialisée dans la représentation de chefs cuisiniers.

En octobre 2012, il fonde Table Ronde et explore le format de la résidence de chefs dans un lieu pensé comme une salle de spectacle, un décor intime où il invite les plus grands chefs : Jean-François PIÈGE, Amandine CHAIGNOT, Mauro COLAGRECO, Alexandre MAZZIA, Kamal MOUZAWAK, Anne-Sophie PIC, Alexandre GAUTHIER ou encore Céline PHAM. En 2020, il fait partie des personnalités auditionnées dans le cadre de la rédaction du rapport des 20 mesures en faveur de la gastronomie et de l’œnologie françaises commandé par le Quai d’Orsay.

Il faut souligner ici le travail essentiel des éditions MENU FRETIN fondée par Laurent SEMINEL, qui, depuis 2007 et en 2004, avec Omnivore (Luc DUBANCHET), ont envisagé l’alimentation comme un élément constituant de l’identité de chacun. Cette maison d’édition entièrement indépendante publie des ouvrages qui interrogent le comestible, bousculent les assiettes et donnent à digérer l’imperceptible. Cette voix originale murmure des hypothèses, dispute des idées reçues, replace dans un discours contemporain des vérités oubliées.

Dans le flot de parole autour de l’alimentation, l’agriculture et l’environnement, les éditions MENU FRETIN revendiquent un regard différent, pertinent et parfois avant-gardiste. Dans ses ouvrages, la cohérence s’impose en norme, la mise en perspective fonde le principe et la clarification l’évidence. En 1967, Claude LEVI STRAUSS en conclusion d’un article paru dans la revue l’Arc écrivait : « la cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins que sans le savoir davantage, elle ne se résigne à y dévoiler ses contradictions ».

Ce sont ces paradoxes, ces contrariétés, ces incohérences de la société que les éditions Menu Fretin mettent en lumière dans les livres qu’elles publient. Aux postures faciles, Laurent SEMINEL préfère les actes sincères. Amoureux du savoir, de la cuisine et des livres, il privilégie l’explication à la simplification, la liberté à la censure, l’argumentation à l’affirmation, l’imagination au pouvoir.

Le livre s’ouvre sur une citation du pape collongeard de la gastronomie hexagonale, Paul BOCUSE, qui, sans doute l’un des premiers, eut le « génie » de la faire rayonner dans le monde entier. L’affaire s’avérait entendue, « nous avons la meilleure cuisine et les meilleurs vins ». Mais le visionnaire commis chez Eugénie BRAZIER et Fernand POINT, surnommé « Monsieur Paul », anticipait déjà la planète culinaire depuis une dizaine d’année « mais il ne faut pas oublier que d’autres pays ont fait des progrès considérables ».

L’avant-propos de Laurent SEMINEL, page 7, explicite clairement les raisons de ce petit livre issu des nombreux échanges avec Nicolas CHATENIER : place de la gastronomie française dans le monde, bouleversements induits par la création, en 2002, du World’s 50 Best Restaurants. Acteur influent de l’ombre passé aujourd’hui dans la lumière, historien de la cuisine, délégué général de l’association Les Grandes Tables du Monde, Academy Chair du W50 pour la France, l’auteur observe les évolutions, les nouveaux équilibres.

Cet ouvrage présente le mérite de sensibiliser, d’expliquer mais surtout de provoquer une prise de conscience face à l’immobilisme des acteurs de la profession (p.8), au manque de discernement d’une partie de la presse et à l’attachement viscéral des chefs au guide MICHELIN. Il ouvre largement la discussion sur le contexte, le constat et des éléments de solution afin que la gastronomie française ne meure pas de sa belle mort.    

L’introduction insistant sur un changement violent de dimension, s’attache à décrypter les mutations de la cuisine mondiale au cours des quinze dernières années (p.9). La clé centrale de compréhension revêt la forme d’une clé anglaise. Il s’agit, ni plus ni moins, de l’invention, au Royaume-Uni, du classement, en 2002, The World’s 50 Best Restaurants. Dans cette initiative de la revue londonienne Restaurant s’origine une réorganisation singulière et inattendue de l’ordre gastronomique planétaire (p.10) que personne n’avait vu advenir et encore moins les chefs français.       

La société organisatrice, William REED, introduit, en effet, des innovations majeures : répertorier les restaurants dans l’ensemble des pays du monde, en 50 adresses choisies par ordre de qualité. En quelques années, cette réévaluation globale des compétences culinaires a conféré une notoriété mondiale à des cheffes et des chefs. Nicolas CHATENIER, à juste titre, décrit cette « innovation de rupture » pour reprendre un concept économique : « radicalement nouveau dans son approche, puissant dans sa médiatisation, fiable dans sa capacité de détection, l’outil est si pratique -une simple liste- qu’il a été diffusé par tous les médias » (p.10).

La thèse de l’auteur consiste à montrer que ce nouvel instrument s’inscrit dans une série de bouleversements majeurs qui produisent un changement d’échelle à l’instar des industries culturelles, du local au global. Premièrement, les compétences culinaires n’ont jamais été aussi élevé dans le monde aussi bien au niveau technique qu’au niveau du désir de rattrapage de la restauration française par tous les pays. Deuxièmement, la médiatisation de la cuisine accroît son influence de façon quasiment exponentielle grâce à la plateformisation VOD mais également l’explosion des réseaux sociaux (p.11).

L’ouvrage souligne pertinemment que cette diffusion commentée implique un aplanissement des niveaux qui ne tient compte ni des patrimoines culinaires nationaux ni des historiques de ceux-ci. Les nations s’effaçant en quelque sorte devant les restaurants. Troisièmement, l’apparition de l’aviation à bas prix dans les années 1990 favorise l’essor d’un tourisme culinaire mondial (p.11). La France n’occupe plus l’épicentre. Ces tendances créent le nouveau concept de « gastrodiplomatie ». La cuisine, à partir de 2000, un outil de souveraineté qui s’insère dans un « soft power » selon la célèbre formule de l’historien américain Joseph NYE (p.12).

La gourmandise passe au second plan au profit des logiques politiques identitaires et culturelles. Les pays de taille moyenne découvrent un outil promotionnel de leur culture (p.13). La fine analyse de Nicolas CHATENIER sur la perte du leadership culinaire français dégage deux concepts articulés l’un à l’autre : le rayonnement et l’attractivité. Durant son âge d’or culinaire, de 1960 à 1980, la France a connu une adéquation entre sa capacité d’influence et de diffusion d’une identité culturelle à destination des autres pays et sa capacité à attirer les dépenses touristiques des visiteurs étrangers (p.13).

Ce triptyque récit/rayonnement/attractivité, sorte de pacte de croissance, a cessé en août 1990 avec la guerre du Golfe. Même si la France demeure une puissance considérable, les yeux du monde ne se tournent plus vers elle (p.14). Une crise interne à notre cuisine nationale et l’émergence d’un « génie catalan », Ferran ADRIA propulse l’Espagne sur le devant de la scène : « la créativité du chef catalan est immense et lui permet de faire entrer la gastronomie dans une nouvelle ère, décomplexée, orientée vers la recherche et l’innovation. Il revisite, il repense, il met l’accent sur les textures et l’esthétique pour faire en sorte que chaque bouchée soit une expérience mémorable » (p.15).

Joël ROBUCHON et Marc VEYRAT encouragent l’essor espagnol contre l’influence ducasienne (hypothèse discutable s’il en est) et actent le changement de paradigme dès les années 2000. De 2002 à 2009, EL BULLI remportera le titre de meilleur restaurant du monde à cinq reprises. Sans nier les acquis de la cuisine française -qualité des mets, richesse des terroirs, précision des saveurs codifiées par Auguste Escoffier, structuration en brigade- Nicolas CHATENIER explique que le critère déterminant de l’influence ne répond plus à la qualité intrinsèque de l’œuvre produite mais bien plutôt à une manière de capter l’attention mondiale, à résonner avec l’esprit du temps et à diffuser un message.

Cette évolution radicale de la scène culinaire a surpris par sidération les chefs français, incapables de réveil (p.16). Or, la France, possède, à l’évidence, toutes les ressources de cet éveil car elle maîtrise, à la perfection, ces savoir-faire. Pourtant, les chefs français, par excès d’orgueil ou par déni, révoquent encore, aujourd’hui, la puissance de la révolution espagnole puis nordique, puis latino-américaine. L’ouvrage expose, sous la forme d’un entretien fouillé et stimulant, les transformations profondes de cette nouvelle ère, de cette nouvelle grille d’évaluation très éloignée du modèle du restaurant étoilé d’antan.

La première partie, très éclairante, du livre, décortique, autant qu’on puisse écrire, les origines du « 50 Best » ou W50 dans le jargon de la planète food, sa puissance économique avec Reed Business Media, les raisons de son succès foudroyant (classement anglo-saxon, sponsorisation, évenementialisation, p.30) qui ont produit le Festival de Cannes de la haute cuisine. Nicolas CHATENIER compare avec pertinence les deux modèles d’évaluation sur le marché, MICHELIN et le W50 (p.33). Bien plus encore, il enchâsse la gastronomie dans les grandes évolutions de notre temps.

Par-delà les stratégies de communication, de marketing ou d’influence, il développe la dimension politique : « chaque table du 50 Best raconte une histoire qui est la sienne. Il y a cette magie de la rencontre comme on évoque la rencontre entre une femme ou un homme politique et les Français pour l’élection présidentielle » (p.37). Le chapitre 2 explicite les nouveaux équilibres mondiaux, les nouvelles dimensions, la rupture conceptuelle au sens où la gastronomie, depuis une quinzaine d’année, forme une « expérience émotionnelle » (p.41) à part entière.

Les pages sur le célèbre chef de Roses (p.42) décrivent bien son apport (bouchées, couleur, graphisme, texture) bien qu’il faille peut-être distinguer une cuisine techno-émotionnelle d’une cuisine « moléculaire » ou chimique même si celle-ci n’existe pas en soi car toute cuisine relève de la transformation des molécules. En bref, la cuisine techno-émotionnelle se définit comme celle qui s’appuie, avec liberté et créativité, sur de la technique pour susciter des émotions (id.). Le W50 Academy Chair France insiste sur l’effet d’entrainement sur le terroir et les produits de ce leader naturel.

L’impact essentiel et multifactoriel entraîné par ce succès prend différentes formes, agricole, touristique, culinaire (p.45). Il en va de même mais différemment pour le projet très politique de René REDZEPI appelé NOMA, aujourd’hui connu de tous (pp.52-55). L’influent consultant note bien le retard de consécration pris par MICHELIN dans ce cas. Première étoile en 2006, deuxième en 2008 et troisième en 2022. L’espace-temps du modèle MICHELIN pouvant se dilater parfois presque trop longtemps, à l’image de Guy SAVOY qui attendit dix-sept ans sa troisième étoile.

Le chapitre 3 traite du déni en tant que méthode dans la cuisine française après la guerre du Golfe et les grèves de 1995. La page 64 pointe le primat de la dimension économique dans l’approche de la cuisine française car les banques financent les fonds de commerce et les installations alors que dans presque tous les autres pays, des investisseurs apportent du capital de longue durée. La partie 4 de l’ouvrage traite du leadership culinaire en montrant l’intrication entre la gastronomie et le tourisme.

On connaît l’impact économique du MICHELIN la restauration mais le développement économique consécutif à la consécration par le 50 Best semble encore plus exponentiel. Un seul exemple, page 85 : « Le soir où Mauro COLAGRECO a été classé numéro 1 en 2019, il a reçu une demande de réservation toutes les 22 secondes. En quelques jours, il a constitué un réservoir de réservations de deux ans. Massimo BOTTURA reçoit 180 000 demandes par an ». Nicolas CHATENIER, toujours très bien informé des enjeux de l’intérieur, expose également deux autres leviers d’accélération : NETFLIX et PHAIDON.

La plateforme de SVOD et l’éditeur forment des outils puissants de repérage et d’identification d'un chef partout dans le monde rapidement. La conclusion (p.91) des analyses de ce petit livre stimulant plein d’idées ouvre des perspectives, revient sur les principaux atouts et les failles des deux modèles d’évaluation sur la planète (Michelin, W50) sans négliger la recomposition majeure de la scène culinaire mondiale entrainée par le 50 Best qui poursuit d’ailleurs sa croissance soutenue avec, par exemple, le World’s 50 Best Bars.

Les dernières pages proposent des pistes pour faire revenir l’écosystème national dans le jeu mondial : constitution d’un organisme de promotion de la cuisine française, renforcement du lien entre gastronomie et culture, changement de paradigme orienté sur la mode ou le cinéma, réinvention du Guide Michelin (p.97). L’auteur fait un constat sans appel : « En plein questionnement, cette référence mondiale ne parvient plus à entendre le pouls de la cuisine qui bat. Or, la cuisine française, immergée dans un bain concurrentiel, appellerait un guide Michelin fort, serein et constant dans ses choix, curieux des évolutions, au diapason de l’époque » (p.99).

A l’heure globale, la cuisine française doit opérer un questionnement radical et profond pour passer d’une approche artisanale à une nouvelle figure du cuisinier artiste fondée sur une expression personnelle et émotionnelle (p.100). Cette abstraction porteuse d’émotions à savoir un « processus d’artification » (p.101) qui emprunte davantage au design et à l’art contemporain qu’à la tradition culinaire classique permettrait de penser les conditions d’un retour dont la cuisine française, par sa densité exceptionnelle de talents, a les moyens (p.103).

Un petit livre d’entretien, grand par sa tentative d’ouvrir la réflexion sur la force du récit qui dépasse la propre réalité de l’ingrédient pour incorporer un imaginaire plus propice à l’apparition d’une dimension sensible et poétique (p.106). Nicolas CHATENIER, en talentueux acteur et analyste, donne la clé d’un renouvellement du discours sur la cuisine pour un nouveau leadership culinaire français.

WHISKY

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Cyrille MALD avec la collaboration de Nicolas Bourdais et Nicolas Dubois.
Titre : WHISKY. Des single malts écossais aux craft distilleries
Editeur : E/P/A HACHETTE LIVRE.
Date de parution : 2021


Du champ au chai, Cyrille MALD, dans un livre hors-normes, nous confie toute sa connaissance du monde des whiskies, révélant les techniques d’élaboration et de dégustation. Entre conseils et coups de cœur, le passionné de perception sensorielle présente tous les styles de whiskies : des blends aux single malts écossais, des whiskeys américains aux pot still whiskeys irlandais en passant par des whiskies japonais ou taïwanais. Un livre de référence tant attendu par le monde du whisky. Commençons, une fois ne forme pas coutume hélas, par saluer la forme de ce livre. Les picturales illustrations de Jocelyn CHARLES dévoilent un parti-pris clairement assumé.
 
Le piqué se distingue dès l’abord. Le jeu sur l’utilisation du blanc éclaire la somme, aère sa lisibilité et son confort de lecture, renforce son acuité. Le choix judicieux des couleurs parfois vives pour les illustrations et les cartes agrémente la lecture de ses 471 pages d’une seule traite. Le coauteur d’Iconic Whisky, distribué dans plus de vingt-six pays, avec une ferveur peu commune et un enthousiasme débordant qui ne diminuent jamais d’intensité, parvient à nous engager ardemment, nez dans le verre et tête à l’air, dans les paysages du whisky. Par surcroit, il nous donne presque envie de dédier notre vie à ces expressions profondes, complexes, subtiles et si différentes partout sur le globe.
 
Le prestige des préfaciers éblouit et pourrait presque aveugler (p.6). Serge VALENTIN, plume du fameux site Whiskyfun, dégonde dans une série d’éloges rares sous sa plume acérée : la flaveur du livre, la beauté des dessins au feutre retouchés à la main, la quasi complétude encyclopédique qui n’exclut pas les réels partis pris, les conseils techniques de dégustation. Le présent opus ouvre à la pensée et l’échange infini en la matière. En effet, le monde du whisky apparaît comme l’un des seuls à évoquer des distilleries légendaires aujourd’hui disparues mais leurs flacons brillent encore.
 
L’entreprise, ex cathedra et in agro, du Master Ambassador à la Scotch Malt Whisky Society, fruit de dizaines d’années de savoir et de voyages, nous prouve que la planète whisky, sans cesse en mouvement (p.7), foisonne d’innovation et de diversité. Des articulations existent déjà entre les mondes du malt, du vin et de la bière. Enfin, Hiroyasu KAYAMA, célèbre maître mixologue nippon, souligne à quel point ce livre s’imprègne de l’art japonais du bar et de ses techniques de dégustation. En définitive, entrons maintenant dans cette somme d’audace et de délicatesse qui n’élude pas la technicité.
 
Dans son bel avant-propos, le chroniqueur à la RVF (Revue du vin de France), évoque la correspondance de Flaubert : « c’est pour vous que j’écris c’est-à-dire pour des amis inconnus » (p.9). Il donne, aussitôt, la tonalité générale de cette invitation au voyage sur des terres inattendues, à la rencontre de terroirs sculptés par la singularité des sols, la variété des céréales, des climats et des savoir-faire. Les angles originaux se déclinent ainsi. L’expérience prodigieuse de dégustation de l’auteur, par une analyse aromatique des whiskies de référence, tend à architecturer un modèle méthodologique objectif et non plus subjectif.
 
Une seule information, peu connue du grand public, change tout : « Si les boissons et autres aliments les plus complexes comprennent plusieurs centaines de composés aromatiques, le whisky en présente plusieurs milliers » (id.). Autre nouveauté : une vision panoramique des avancées inouïes de l’écologie, du terroir, de la traçabilité, de la qualité, fondement de l’expansion fulgurante des distilleries artisanales en Europe et Amérique du Nord.
 
Enfin, le gentleman baroudeur de ce projet de haut vol nous envoûte rigoureusement par un savoir-vivre, une philosophie du « savoir mieux », fruit d’un dialogue humble, démocratique et incommensurable entre néophytes en ébullition, amateurs méticuleux, professionnels résistants.
 
Le poète scientifique de la note de dégustation, expert et juge dans de nombreuses compétitions internationales, fait partie des rares experts qui dégustent des milliers de spiritueux et visitent des dizaines de distilleries à travers le monde chaque année. Le président de Rum Intelligence, société organisatrice de l’International Sugarcane Spirits Awards, se démarque avant tout par ses recherches sur la dégustation qu’il conçoit telle une mise en éveil de tous les sens mais également comme une école de l’humilité.
 
Loin de subsumer un exercice subjectif, la dégustation doit, bien au contraire, aboutir à une identification commune des mêmes arômes et des textures identiques (p.10). En cela, le grand dégustateur nous invite à nous déprendre du dualisme entre la sensation et l’analyse, à dépasser les a priori perceptifs et sociétaux. Seule une grammaire aromatique commune instaure un consensus. Seule la complexité ne se pense qu’avec plaisir.
 
Les premières pages du volume, sous forme d’une chronologie commentée bien commode, abordent l’histoire de la distillation. On y apprend qu’elle aurait été utilisée en Haute Mésopotamie dès le IVème millénaire avant Jésus-Christ dans le but d’obtenir des huiles essentielles (p.12).
 
En 1275-1285, le condensateur a serpentin, refroidi en permanence par de l’eau fraîche permettant la condensation des vapeurs, apparaîtrait à Bologne (p.13). Captivant. En 1324, un manuscrit celtique décrit un procédé de fabrication de l’uisge beatha (« eau-de-vie » en gaélique), première preuve formelle d’une activité de distillation en Irlande (p.14).
 
La première partie de cette « encyclopédie » traite de toute la longue chaîne entre la céréale et le whisky. L’ancien avocat d’affaires international brise les truismes, dissipe les contresens coutumiers. Seules quatre matières premières naturelles assurent l’élaboration d’un whisky : l’eau, les céréales qui (p.22) donnent les arômes primaires (orge et son maltage), les levures qui génèrent les arômes secondaires de fermentation et la tourbe pour les distilleries qui l’utilisent lors du touraillage. Ces éléments fondateurs définissent le terroir d’un whisky.
 
A noter, l’expert international en spiritueux insiste, à bon droit, sur le terme « expression » qui, dans l’univers du whisky, correspond à une « cuvée » pour le vin. Elle désigne un embouteillage spécifique dans une gamme principale (core range) ou une édition spéciale (special release, p.23). On remarquera la précision rare et scientifique avec laquelle les différents sujets se présentent, éclairant de nouvelles tendances et écartant dans le même mouvement tous les poncifs les plus tenaces.
 
En effet, dans de nombreuses distilleries, l’orge provient de fermes locales (local barley), produite sur des parcelles spécifiques, de variétés plus anciennes au profil aromatique développé, biologique ou biodynamique (p.26). L’analyse des congénères de fermentation (p.30) et des différents types de tourbières (p.32) se démarquent par une grande originalité. Le terroir se définit ainsi dans toute sa complexité, son environnement et sa durabilité. La variété des sols, la diversité variétale des céréales, la nature des climats, les cours d’eau, le savoir-faire des fermiers, les secrets des distillateurs : autant d’éléments qui contribuent à la singularité d’un whisky (p.34).
Les dernières recherches géo-organoleptiques démontrent que « les arômes seraient différents d’une année sur l’autre pour une parcelle donnée, produisant un effet « millésime », à l’instar des grands vins, en fonction notamment des variations annuelles en matières nutritives des sols et des conditions météorologiques » (p.39). Si le premier whisky certifié bio fut Spingbank en 1992, la France, en 2009, voit naître les premières distilleries de whisky 100% bio (Castan, Domaine des Hautes Glaces) et regroupe le plus grand nombre de distillerie 100% bio en Europe (p.40).
 
Après ces prolégomènes qui chassent tous les lieux communs y compris ceux partagés parfois par les curieux approximatifs, l’auteur dont la fraîcheur enthousiasme à chaque page s’attèle à une exposition synthétique du whisky par-delà les régions productrices, leurs spécificités historiques ou règlementaires (p.47) : « Un whisky, eau-de-vie de céréales née il y a des siècles sur les îles britanniques se définit comme un spiritueux élaboré à partir d’une ou plusieurs céréales pour tout ou parties maltées dont les sucres complexes ont été simplifiés par des enzymes (saccharification par diastases), fermentées sous l’action de levures ; distillé à moins de 94,8% d’alcool volumique, vieilli au moins trois ans dans des fûts de bois de moins de 700 litres, embouteillé à 40% alc. vol. minimum ».
 
Après une claire typologie des whiskies entre l’Ecosse, l’Irlande et les Etats-Unis, l’audacieux chroniqueur se propose de monter encore le niveau de jeu d’un cran, page 50 et son essai passionne : « Qu’est-ce qu’un grand whisky ? Les whiskies sont comme les vins : les bons se distinguent des autres par leurs qualités et les mauvais se ressemblent tous par leurs défauts ». Avec une délicatesse et une finesse qui confinent à une hyperesthésie structurée, il ose sérier ses arguments : un nouveau monde, un monde complexe, un monde de partage.
 
 
Un grand whisky nous ouvre un nouveau territoire aromatique dans une émotion particulière. Exemple : Karuizawa 1972. Un grand single malt nous dévoile une complexité et une richesse « d’une grande élégance dans son évolution au nez et en bouche, et très harmonieuse dans son déploiement aromatique. La finale, en prolongement de sa longueur structurelle est persistante parfois longue de plusieurs dizaines de minutes » (id.). Cyrille MALD poursuit son analyse, de manière poétique et presque méditative, par la notion de partage et le ressenti profond qui transcende la simple analyse sensorielle (p.51).
 
Concentration, instants de repli sur soi où le silence précède l’explosion, autant de moments inoubliables et immortels comme dans un Clynelish 1971. Passons sur les phases d’élaboration du whisky excellement illustrées et décrites où l’on apprend qu’il existe autant de profils aromatiques que de formes d’alambics (p.59). Un petit bémol : on aurait pu éluder les mentions « pour aller plus loin » qui parcourent tout l’ouvrage et qui peuvent parfois agacer le lecteur par excès de pédagogisme eu égard à l’exemplarité de la somme en présence.
 
Autre originalité parmi moultes tout au long de cette leçon d’érudition claire telle l’eau pure d’une rivière : une typologie des fûts et de leurs apports aromatiques (pp.70-78). Une mention spéciale pour la page 77 qui décrit la corrélation entre les types de forêts de chêne et les composés aromatiques. Le chapitre sur l’art et le plaisir de la dégustation conçue comme « mise en éveil des sens » (p.98) stimule. La justification de l’adjonction d’eau, pas toujours indispensable, se fait précisément : « les gouttes d’eau créent de petites spirales huileuses qui tourbillonnent dans le verre : des turbulences viscosimétriques » (p.101).
 
Autre information fascinante : « le système olfactif humain serait capable d’analyser plus de mille milliards de stimuli volatils différents » (p.103). L’auteur, en nez averti digne d’un créateur de fragrances, déploie sa théorie des strates aromatiques, verre parfaitement à l’horizontale (p.107). Le toucher de bouche, « sensation tactile du contact du whisky avec les récepteurs gustatifs et trigéminaux » (p.111), revêt une importance particulière. Ensuite, Cyrille MALD présente une autre innovation majeure bien pratique pour tout dégustateur novice : la roue des arômes Mald-Vingtier (p.123).
 
Elle permet d’objectiver l’analyse des arômes et de les fonder sur les composés chimiques qui les constituent. Elle s’applique de manière universelle à toutes les boissons et à toutes les cultures. La deuxième partie de l’ouvrage-phare entreprend un tour du monde des whiskies agrémenté d’itinéraires dans les pays évoqués (p.147). L’originalité réside ici dans le classement des distilleries par régions. Pour l’Ecosse, Springbank se classe première avec un triple A. Chaque distillerie mythique fait l’objet d’une description suivie de coups de cœur et de whiskies de légende commentés sous forme de notes de dégustation.
 
Le talent d’écriture et de rigueur, de précision et de poésie affleurent à chaque page : « la tension que procurent l’eucalyptus, la badiane et l’encre de seiche donne un volume suffisant pour souligner les arômes de feu de plage, d’argile, de silice et de suie sans pour autant les altérer » (p.155, note de dégustation Spingbank, 21ans, 46°). La note sur Ben Nevis, 1966, 51 ans, page 174, toute ciselée de fraîcheur et de complexité, de flaveurs tropicales et de cuir de Russie, exemplifie l’esprit de cette bible du voyage gustatif qui donne envie de tout déguster.
 
L’immense travail sur les trames aromatiques, les strates de perception confine au chef-d’œuvre sur Lochside, 1981, 20ans, page 183 : « le pamplemousse, l’orange et la mangue offrent un fruité élégant, poussé par le curcuma. Une fumée fine ainsi que les notes herbacées de l’agave bleu structurent les amers de la mandarine et de la bergamote, sans masquer l’empreinte saline ». On peut également citer la note sur Bunnahabhain 1968, 34 ans (2002), Auld Acquaintance, 43.8°, qui démontre un indéniable talent d’écriture et d’intellection. Chaque fin de chapitre suggère des itinéraires dans des paysages illustrés avec émotion (p.191, par exemple sur Islay).  
 
On regrettera, parfois, que quelques interviews d’ambassadeurs de marque insérées dans le cours de l’œuvre, ne se justifient pas totalement par leur psittacisme idéologique convenu lors même que d’autres précisent expressément l’empreinte, la sensation ou l’identité d’une expression ou d’une distillerie. Un maître ouvrage et un livre maîtrisé qui nous surprend jusqu’à la dernière partie sur les pays émergents du whisky (Suisse, Israël, Taiwan). Frais et envoûtant.          

Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? 

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Raphaëlle BRANCHE
Titre : « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? ». Enquête sur un silence familial.
Editeur : La Découverte POCHE.
Date de parution : février 2022.

 
De 1954 à 1962, plus d’un million et demi de jeunes Français partirent faire leur service militaire en Algérie. Mais ils furent plongés dans une guerre qui ne disait pas son nom. Depuis lors, les anciens d’Algérie rechignent à parler de leur expérience au sein de leur famille. Le silence continue à hanter ces hommes et leurs proches. En historienne, Raphaëlle BRANCHE met cette vision à l’épreuve des décennies écoulées depuis le conflit. Fondé sur une vaste collecte de témoignages et sur des sources inédites, ce livre remonte d’abord à la guerre elle-même : ces jeunes ont-ils pu dire à leurs familles ce qu’ils vivaient en Algérie ? Ce qui se noue alors conditionne largement la transmission plus tardive.
 
L’enquête pointe l’importance des bouleversements qu’a connus la société française sur ce qui pouvait être dit, entendu et demandé à propos de la guerre d’Algérie. C’est plus largement la place de cette guerre dans la société française qui se trouve éclairée : si des silences s’avèrent, leurs causes relèvent moins de questions personnelles que familiales, sociales et ultimement, contextuelles à savoir historiques des dernières décennies. Avec le temps, elles se modifièrent et ouvrirent de nouveaux récits possibles.
 
Raphaëlle BRANCHE, grande spécialiste de l’Algérie et de son histoire, professeure à l’université de Paris-Nanterre a déjà signé des ouvrages importants sur le sujet : La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, 2001 ; L’Embuscade de Palestro, Algérie 1956, La découverte, 2018.
 
Rentrons maintenant dans ce livre imposant de 600 pages que les éditions de La Découverte ont eu l’heureuse initiative de publier en poche. Dans sa longue introduction, l’autrice revient sur l’ensemble de ses travaux et sur sa conception de l’histoire comme invention de récits qui en ouvrent d’autres. L’enquête porte sur les traces de l’expérience de la guerre dans les familles françaises mais la trace fait sujet à part entière (p.7). Il s’agit des effets de réalité qui réveillent le souvenir.
 
Les traces hantent de nombreuses familles françaises et le récit se résume souvent à des silences. Par-là, comprendre le vécue de la guerre dans les familles équivaut à « éclairer d’une manière inédite la place de cette guerre dans la société française » (p.8). Raphaëlle BRANCHE saisit la famille comme lieux de relations et d’attachements enchâssés dans le temps, espaces fondamentaux de transmission de valeurs et de récits. La transmission renvoie autant à son contenu qu’à ses conditions.
 
L’autrice propose de faire l’histoire d’un silence : « les silences des hommes ne sont pas solitaires : ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien » (p.9). A la manière d’Alain Corbin, en historienne du sensible, elle montre que les structures de silence relèvent de l’histoire car elles renvoient à des contextes, des normes mais également à des situations de communication internes aux familles. Le silence devient une modalité de communication intrafamiliale.
 
L’ouvrage mêle des témoignages matériels et des développements théoriques mais il s’agit avant tout de décrire ou restituer une expérience reléguée, refoulée, devenue peut-être parfois inaccessible où les Français ont été du mauvais côté de l’histoire (p.12). La correspondance tient une place centrale dans l’enquête, un fil conducteur. L’étude des adelphies (parents, frères, sœurs) marque une originalité dans la littérature pléthorique consacrée à cette « guerre sans nom ». Elle permet, pour une même famille, de recueillir, plusieurs strates de témoignages afin de sérier les dynamiques familiales.  
 
Un autre point nous semble différer, cette étude au long cours à bénéficier de fonds d’archives pratiquement jamais étudiés, ceux des hôpitaux psychiatriques. La spécialiste des violences en situation coloniale s’inscrit dans une nouvelle manière de faire de l’histoire qui n’écrase pas les singularités mais les conçoit en tant qu’histoires individuelles qui appartiennent à une expérience collective (p.17). La famille délimite le cadre social de la mémoire. Ce livre se veut aussi une histoire de la France contemporaine.
 
Ces hommes enrôlés forment une génération au sens sociologique, un destin commun, mieux, une communauté de destin. Dès lors, les souvenirs s’adossent à un cadre national global. Enfin, les familles se situent à l’articulation d’une mutation majeure de la société française (1960-1970). Cette somme désormais classique sur l’absence et la distance, le retour, l’incitation à oublier, met en lumière des bouleversements identitaires profonds qui participent de la grande mutation de la place des pères.  
 
Dans la première partie, « La guerre », Raphaëlle BRANCHE insiste sur un point essentiel rarement abordé par les historiens de cet objet : la « génération » au sens de la « communauté d’empreinte » de Marc BLOCH de la guerre d’Algérie rejoue la faillite générationnelle de la Première Guerre mondiale telle une faille sismique (p.26) : « des photographies des morts à la guerre ornent souvent les intérieurs français. Elles peuvent être le support de récits ou, au contraire, des traces silencieuses et vagues » (p.30).
 
L’expérience commune tient dans des horizons de vie et d’attente qui dépendent de facteurs qui les dépassent : la Défaite, l’Occupation, la Libération et les retours. La guerre se vit « à hauteur d’enfants » (p.40). Sous le signe de la domination paternelle, les femmes décrites comme à protéger et surveiller se retrouvent paradoxalement seules en charge du foyer et de l’éducation des enfants pendant des années. Le sentiment de décalage et d’incompréhension entre époux persiste (p.45).
 
 
Raphaëlle BRANCHE dégage le résultat suivant : le silence au sein de la famille renvoie à la manière dont se construit la figure paternelle : « l’absence participe pleinement de la manière d’être père. Cette absence est une forme de distance qui, valorisée, contient aussi une obligation de respect : il faut respecter ses parents et, par-dessus tout, son père. Un père est essentiellement caractérisé par son autorité » (p.46). Contrairement aux deux conflits mondiaux, la France ne fait pas appel à la réserve en Algérie ; l’homogénéité d’âge définit l’un des traits distinctifs de cette guerre officiellement qualifiée jusqu’au bout de simples « opérations de maintien de l’ordre » (p.65).  
 
Dans ce « service militaire aux conséquences inconnues » (p.69), la vraie nouveauté s’établira dans le bateau pour franchir la méditerranée. Cette séparation, pour les jeunes couples, signifiera "un temps d'attente voué à faire mûrir ou mourir la relation amoureuse » (p.70). La guerre, reconnue officiellement en octobre 1999, par définition, remodèle les familles d’autant qu’aucun appelé sous les drapeaux pendant le conflit ne connaît la durée de son séjour en Algérie (p.79). En outre, personne ne peut dire ce qui se fait précisément dans l’unité ou le secteur sur le terrain.
 
Loin de former une trace vouée à l’oubli, ceux qui partent réactivent, en quelque sorte, le substrat émotionnel commun de la première guerre mondiale au fondement de leur génération. L’historienne s’intéresse ensuite, dans le deuxième chapitre de la première partie, aux manières de dire la famille malgré la distance. L’absence physique à combler s’éprouvera et se prouvera « lettre après lettre » (p.86). Notons le travail fastidieux et originale accompli sur les archives de la correspondance par la chercheuse : « fenêtres ouvertes sur l’intérieur des maisons » (p.87).
 
Le lien se maintient par les livres, les colis. La réciprocité du pacte épistolaire (p.99), son espace privilégié et intime (p.105), le protocole des lectures collectives, autant de thématiques conceptualisées qui contribuent à l’élaboration de scripts familiaux (p.115) qui reconduisent l’ordre familial. L’étude des relations internes aux adelphies fait émerger l’importance du statut d’aîné qui attribue des droits et devoirs spécifiques imposant la tenue de son rang. Par ailleurs, l’inégalité fondamentale de genre transparait (p.138).
 
Le troisième chapitre se consacre au partage du temps car « le temps passé sous les drapeaux n’a pas la texture du temps ordinaire. En Algérie, sa trame fondamentale est souvent faite d’ennui, organisé par une routine occasionnellement trouée par des évènements violents » (p.139). Pour conjurer « la glu des jours sans fin » ou la peur de mourir avant de rentrer, les militaires vivent l’étoffe de la correspondance routinière : « l’enjeu n’est pas seulement de réduire l’absence, mais d’en faire quelque chose, d’en extraire une intimité particulière » (p.154). Mises en scène de soi, jeux de miroirs, « les hommes qui se confient attendent des réponses des femmes qu’ils aiment » (p.169).
 
Le chapitre 4 aborde la correspondance sous l’angle de la représentation limitée que les Français de métropole ont de l’Algérie. Le poids de la censure et de l’autocensure pèse sur les militaires mais « l’Algérie est aussi un voyage » (p.191) : « un jeu subtil consiste à donner à voir des éléments de la réalité qui puissent être assimilés par les proches sans les inquiéter, tout en dissimulant la véritable nature du danger » (p.198).
 
La deuxième partie du livre évoque la question du retour en citant l’anthropologue Marc AUGé : « Rien n’est plus difficile à réussir qu’un retour, il faut une grande force d’oubli : ne pas réussir à oublier son dernier passé ou le dernier passé de l’autre, c’est s’interdire de recoller au passé antérieur » (p.248). Celui-ci se décompose en trois mouvements : retrouvailles, reprise d’une activité professionnelle et engagement dans une vie de couple. « Ces hommes sont désaxés » (p.264) et « la France a changé » (p.265) mais la guerre « est restée dans les têtes et les corps : les nuits en témoignent parfois » (p.283).  
 
Le chapitre 7, à partir d’une recherche inédite dans sept services d’archives d’hôpitaux psychiatriques (note a, p.355) met en évidence la névrose traumatique, les décompensations, les symptômes s’exprimant des années voire des décennies après la guerre. Le chapitre 8 sur les bifurcations explore les effets disruptifs de la guerre (p.367). On retrouve toute la trame méthodologique du livre qui mérite examen attentif et discussion : « mon propos vise à réfléchir à partir d’exemples particuliers à des dynamiques collectives » (p.379).
 
La troisième partie s’aventure dans l’héritage, dans « ce silence dense qui renvoie au plein de la guerre » (p.440). Ce voile du silence revêt une forme de transmission (p.452). Pour l’universitaire de Nanterre, les écrits autobiographiques tendent vers trois dimensions : réparatrice, testimoniale, testamentaire. Scotome, ce qu’on ne voit pas et qui pourtant se place au centre, la guerre d’Algérie, narrativité trouée, demande aux enfants d’objectiver un passé qu’ils ne connaissent pas (p.521). Dans la conclusion de ce livre important, Raphaëlle BRANCHE revient sur les métamorphoses familiales des silences.
 
Elle repère trois grandes configurations des silences familiaux. Dans le premier, l’expérience de guerre et la famille rentrent en consonance. Il existe un implicite partagé. Dans les autres cas, elles présentent une dissonance par des silences de protection. Dans sa postface inédite, l’autrice souligne que les configurations de parole ou de silence s’avèrent intrinsèquement historiques (p.547). Une enquête majeure sur la trace de l’insistance du silence, ses configurations qui continuent, aujourd’hui, d’imposer leur tempo.        
     
 

43 portraits du Roussillon viticole

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Marie-Louise BANYOLS
Titre : 43 portraits du Roussillon viticole
Editeur : TRABUCAIRE, Perpignan
Date de parution : 2022

 
Louons d’emblée la pertinence d’Alain POTTIER, directeur de collection raffiné, érudit et enthousiaste, qui accueille l’ouvrage singulier et quasiment inédit de Marie-Louise BANYOLS, connaisseuse hors-pair du Roussillon viticole. La première page d’Henri Lhéritier, tout en poésie, évoque d’abord des odeurs, des couleurs et la galerie de ces portraits de femmes et d’hommes transportés par leur terroir, entêtés, dignes minutieux envoûtés. Ce vignoble complexe a produit des personnages qui exaltent une terre pour réenchanter le monde, ni plus ni moins, à l’image de l’auteur de ce livre émouvant et fervent.

La préface d’Olivier REYNAL, succincte mais percutante, explicite la contribution magistrale des « Caves du Roussillon », renommé caviste port-vendrais, distributeur de vins, dans l’histoire du vignoble, du mousseux de muscat à la mythique Petite Sibérie d’Hervé BIZEUL. Ces 43 portraits dessinent ainsi 43 esquisses, 43 témoignages profondément humains, au sens pictural et phénoménologique, d’une « femme du vin », encore trop injustement méconnue car discrète, humble et sincère. Le prologue ne manque ni d’humour, t’auto-dérision ou de dignité par où s’identifie, d’entrée de jeu, le style clair et sensible d’une grande dame du vin.

Celle dont le « cheminement de vie » embrasse et les paysages solaires et les évolutions du Roussillon, laisse percer l’allégresse qui brûle en elle : « les mots me manquent et pourtant ils se bousculent dans ma tête, me font mal parfois… Ecrire sur un temps heureux, un temps de grand bonheur simple, se replonger dans son passé pour en extraire, non pas des souvenirs éteints, mais des braises vives, est à la fois une intense émotion et un vrai plaisir » (p.6, Cf. mon portrait : /decouvrir/portraits-autres/marie-louise-banyols-cofondatrice-du-salon-be-ranci).

La fille de restaurateurs perpignanais écrit ses images qui affleurent d’un rire malicieux : « il ne fallait pas leur en promettre aux maraîchers : tripes, langoustes à « l’américaine », tête de veau, escargots », « il y avait toujours un ami de mon père pour lui crier : Albert, tu n’as pas oublié de lui mettre du vin dans son cartable ? » (p.7). L’ex brillante juriste franco-catalane qui aimait « les tartines trempées de vin et de sucre en guise de goûter » conte avec rigueur mais sans aucune austérité son « union avec le vin », le déclencheur de sa passion, le fameux Docteur PARCé, la couleur des Sauternes et le Byrrh, cet apéritif typique au succès sans précédent composé des meilleures écorces de quinquina, de plantes et d’épices du monde.       

Celle qui rencontra le même jour Jules CHAUVET, Alain CHAPEL et Marcel LAPIERRE, bi-étoilée Michelin avec son mari, Didier BANYOLS, si discret que sa photo ne figure même pas dans le présent ouvrage, lutte encore contre ceux qui s’acharnent à effacer la mémoire du goût. Au vrai, cette attachante personnalité, de « rencontre en rencontre », nous dévoile sa galerie de caractères, un « chemin de vie » (p.9), d’un vin l’autre. Cette vie aux mille feuilles qui force le respect, jamais mièvre, nous emporte tel un coup de foudre amical.

De la directrice du Relais Saint-Jean niché au pied de la Cathédrale éponyme à l’organisatrice des mémorables soirées de la Saint-Bacchus ; de l’amie des Gauby, Montès, Gardiès, Pithon et autres Bizeul, de la meilleur sommelier du Languedoc-Roussillon à la journaliste membre du Comité de dégustation de la Revue du Vin de France; de l’agent du Domaine de La Romanée-Conti en Languedoc à la directrice des produits pour tout le groupe LAVINIA, on saisit un destin qui façonne une destinée (p.13).

La coorganisatrice de « BE RANCI », unique rencontre européenne des vins oxydatifs secs, émue par « ces vins de racines, le tonneau éternel, la mémoire, la géographie, l’histoire, un goût d’éternité » (p.13) nous flanque une nouvelle leçon d’humilité par ces 43 nobles exercices d’admiration. L’épilogue, à lui tout seul, mérite le voyage : « les vins du Roussillon m’offrent aujourd’hui, ce que je recherche le plus : l’harmonie, la texture, le velouté ou la puissance en fonction des moments. Je suis attirée par leur subtilité, leur délicatesse. Jouir d’un vin, c’est aimer sa complexité, comprendre son aboutissement. Un grand vin donne envie de se resservir… Chacun a sa musique du vin, elle vient aussi de la personne avec laquelle on le partage et, pour ouvrir une grande bouteille il faut le désir de la partager » (p.111). La pudeur de la grandeur.  
 
Figurent dans ce livre allègre les portraits des personnages suivants qui contribuèrent, tous, à leurs manières, à grandir le vignoble du Roussillon : André DOMINé, le Docteur André PARCé, Antoine GERBELLE, Bernard RIEU, Bernard SAPERAS, Cathy ROUSSEIL-MUCIOLO, Eliane et Jean-Marc LAFAGE, Christine ONTIVERO, Christian PEYRE, Cyril FHAL, Didier BANYOLS, Famille DAURé, Fernand VAQUER, les frères CAZES, les frères GONTIES, les frères SEMPER, Georges PUIG, Gérard BERTRAND, Henri LHéritier, Gérard GAUBY, Hervé BIZEUL, Jacques PALOC, Jean LHéritier, Jean-Louis JAUBERT, Jean-Pierre CAMPADIEU, Jean-Pierre CENTèNE, Jean-Pierre RUDELLE, Marc MéDEVILLE, Marc PARCé, Marcel ROUILLé, Michel CHAPOUTIER, Michel JOMAIN, Michel PORTOS, Michel SMITH, Patrick DOUDON, Paul SCHRAMM, Pierre CITERNE, Pierre TORRES, Thierry PARCé, Yves LEGRAND, Aurore REYNAL.           

La Fabrique du Consommateur

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Anthony GALLUZO
Titre : LA FABRIQUE DU CONSOMMATEUR. Une histoire de la société marchande.
Editeur : ZONES
Date de parution : juin 2020

 
Vers 1800, la majorité des Français étaient des paysans qui construisaient eux-mêmes leur maison, récoltaient leurs céréales, pétrissaient leur pain et tissaient leurs vêtements. Aujourd’hui, l’essentiel de ce que nous consommons est produit par un réseau de grandes et lointaines entreprises. En deux siècles à peine, la communauté paysanne autarcique s’est effacée pour laisser place à une myriade de consommateurs urbains et connectés.
 
Cet ouvrage bien écrit et stimulant retrace les grandes étapes de cette conversion à la consommation. Comment s’est constitué le pouvoir marchand ? Quels changements sociaux ont accompagné la circulation massive des marchandises ? En parcourant l’Europe et l’Amérique du Nord des XIXème et XXème siècles, ce livre retrace l’histoire de multiples dispositifs de marché : la marque insufflant à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scènes inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique déployée par les relations publiques et la publicité. Il raconte la conversion des populations à la consommation et la fulgurante prise de pouvoir des marchands.
 
Anthony GALLUZZO, maître de conférences à l’université de Saint-Etienne, travaille au laboratoire de recherche Coactis (EA 4161) dont il codirige l’axe scientifique « cultures de consommation et nouvelles stratégies de marché ». Ses travaux de recherche portent principalement sur les cultures de consommation et leur histoire.
 
L’introduction de la Fabrique du consommateur s’inscrit d’emblée dans la lignée braudélienne de « Civilisation matérielle, économie et capitalisme » (p.7). L’auteur nous montre qu’aucune transformation majeure du système ne tombe du ciel, ne s’avère anhistorique. Le bouleversement des structures profondes de notre quotidien, depuis deux siècles, procèdent d’une historicité, de l’autarcie à la connexion planétaire.
 
Cette prodigieuse accélération, de la communauté terrienne au marché mondial, possède une histoire qu’Anthony GALLUZZO entreprend finement pour démontrer le passage d’une économie presque autocentrée sur la production, sur l’immobilité, à un ordre matériel aujourd’hui rigoureusement inverse centré sur l’acte consommatoire : « Nos intérieurs sont riches de produits industriels, d’objets électroniques complexes. Il y a du tungstène chinois dans nos réseaux électriques, du cobalt congolais dans nos ordinateurs, de l’indium coréen dans nos écrans. Nous consommons des tomates d’Espagne, du café brésilien et du poulet turc » (p. 5).
 
Anthony GALLUZZO montre judicieusement que le travail productif et l’acte de consommation autrefois indissociables se muent aujourd’hui en deux étapes éloignées dans une structure spatio-temporelle qui se perd dans l’infini des médiations marchandes. La force de l’analyse tient dans le fait que nous sommes tous engloutis dans la consommation qui nous aliène. Pis encore, notre régime de consommation se confond avec un mode d’organisation sociale structuré, le marché, qui nous fabrique en tant qu’automates qui répondent à des besoins (p.6). L’auteur creuse encore davantage.
 
Ce qu’il nomme « révolution mentalitaire » naturalise notre rapport au monde par une mentalité, des gestes et des pratiques. Notre culture de consommation, produit d’une marchandisation fulgurante, résulte d’un processus historique. L’historien des dispositifs de marché dégage plusieurs étapes : la marque qui attribue à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scène inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique distribuée par les relations publiques et la publicité.
 
Evidemment, la problématisation marxienne et sa grille d’analyse traverse tout le chapitre 1 nommé « l’incarnation de la marchandise ». La société de consommation se définit, en conséquence, comme un « système où chacun s’entoure d’objets qu’il n’a pas produits ou vu produire » (p.7). Le monde, vers 1800, essentiellement rural, ne se présente pas encore à nous comme une immense accumulation de marchandises. Le transport de celles-ci rencontre deux obstacles presque insurmontables : la distance et la vitesse (p.8). Faire circuler des marchandises représente une entreprise risquée, coûteuse et fastidieuse. Le marché n’existe pas mais une multitude de marchés. L’invention des moteurs indépendants des forces musculaires et notamment la locomotive à vapeur abolit la distance. Le train devient « le tout premier mode de transport massif de marchandises : rapide, sûr, précis et régulier » (p.11).
 
Le télégraphe renforce le découplage de l’espace et du temps. On pense au Marx des Grundrisse, 3. Le capital, par l’extension spatiale du marché détruit l’espace par le temps. La mobilité marchande bouleverse le travail et augmente sa division, en mouvement et réseau. « On ne produit plus pour soi mais pour le monde… L’objet n’existe plus simplement à travers sa valeur d’usage, il devient une marchandise » (p.13). Ce nouveau modèle économique enchaîne les populations au marché. Le processus de fétichisation où l’objet, autrefois produit direct du travail communautaire, devient avec la marchandisation, un phénomène étrange et étranger, détaché du processus concret de production, se généralise.
 
Anthony GALLUZZO, par des formules imagés et justes, synthétise la violence de cette dépossession : « la marchandise se trouve recouverte d’un halo d’ignorance… L’homme moderne ne peut plus appréhender le produit que sur un mode halluciné : l’objet semble exister par lui-même, indépendant de tout le maillage social qui lui a donné naissance… fantasmagorie, rêve éveillé du consommateur-contemplateur » (p.15). L’un des moments forts de l’ouvrage consiste à montrer comment la fétichisation bouleverse les rapports de confiance et comment la marque va résorber ce déficit (p.20).
 
Les grandes entreprises ont le pouvoir d’agir sur les imaginaires et les représentations. Les marques, par la publicité et l’ingénierie symbolique à grande échelle, dès le début du XXème siècle, s’ancrent dans notre imaginaire pour ne plus en sortir. On regrettera, dans ce livre pourtant de bonne facture, l’excès de zèle pédagogique qui indique la mention « résumons-nous » parfaitement inutile, à la fin de chaque chapitre.
 
Le chapitre 2 « La spectacularisation de la marchandise » emprunte à Guy DEBORD sans jamais le citer mais aborde avec finesse la façon dont les grands magasins vont inventer des techniques d’un rapport sensuel à la marchandise afin de transformer le flâneur en shopper. L’industrie du loisir de masse reconfigure la ville tel un parc d’attractions (p.28). Se développe une idée selon laquelle regarder devient un plaisir. Le spectacle visuel urbain repose sur un jeu de regards (p.29).
 
Lire les pages pertinentes sur la prolifération lumineuse des affiches, panneaux et autres vitrines éclairées. Les « grands magasins, « véritables cathédrales de la consommation » (p.32) misent sur la diversification des produits et l’entrée libre. Le badaudage devient un divertissement, un loisir en soi que l’expérience immersive et le désir d’achat irrépressible hypnotise (p.34). En dépit de sa qualité d’écriture et d’analyse, on pourra s’étonner que l’auteur n’ait recours qu’à un seul modèle théorique dominant, celui de Jean Baudrillard, qui parle de « salivation féérique » (p.36, 66, 193).
Avec beaucoup de minutie, Anthony GALLUZZO déploie les transformations de l’espace marchand en lieu de sociabilité (p.42), la nidification féminine corrélative à l’émancipation bourgeoise jusqu’à la cleptomanie, figure ultime de la frénésie féminine. Il étudie « la science de l’étourdissement » par l’objectivation du rapport compulsif à la marchandise. Le livre laisse une impression d’ensemble parfois un peu caricaturale par des assertions non discutées scientifiquement et une méconnaissance de réalité pratique évidente. Exemple : l’auteur affirme que les boulangers présents dans les grands-magasins où ne « pétrissent pas la pâte » (p.51).
 
Autre exemple : sur les escaliers de service des grandes demeures qui « invisibilisent » la main-d’œuvre domestique en minimisant les occasions pour les maîtres de croiser leurs serviteurs (p.59), on s’étonnera de ne pas voir mobiliser le modèle sociologique bourdieusien. L’analyse du salon bourgeois, pièce de barrière et de niveau, a contrario, nous éclaire sur le mythe étiologique de l’ordre social. Dans la société de classes, la double mécanique distinction-affiliation joue à plein (p.68) comme dans les trois figures du protoconsommateur qu’incarnent le snob, le dandy et le bohémien.
 
Le jeune maître de conférences délimite ainsi la bourgeoisie : « cette classe incertaine et incomplète, qui doit sans cesse prouver son être par l’avoir, signifier son identité par l’objet, a entraîné à travers elle tout le corps social » (p.79).
 
Le chapitre 4 traite du fantôme de la marchandise. Dans la société précapitaliste, l’horizon se définit par le village, la communauté. L’imprimé révolutionne la médiation de la marchandise. Il colporte des images dans le monde (p.84). Le catalogue, fin XIXème, pénètre les consciences et les imaginaires (p.87). Les pages sur le « magazine, magasin chez soi » (p.89) déclinent une microsociologie rafraichissante de la flânerie inversée par l’entretien du regard : « comme le grand magasin, le magazine est départementalisé, il s’organise en rubriques ; histoires, reportages, voyages, conseils domestiques » (p.90). 
 
On lira avec clairvoyance les pages remarquables consacrées au cinéma (p.98,102 et sq.) dans ses trois fonctions marchandes : éducation à la consommation, implémentation d’un imaginaire social, normalisation de la marchandise. Dans l’imaginaire cinématographique hollywoodien émergent ce que Melvyn STOKES qualifie d’« absences structurantes » : travail manuel, pauvreté, syndicalisme, immigration. Le chapitre 6 concerne l’ingénierie sociale et notamment le nouvel ogre institutionnel : la grande entreprise multidivisionnelle et internationale (p.137).
 
Dans la crainte d’une révolution anticapitaliste, elle invente une nouvelle caste de spécialistes, les agents en relations publiques. Détentrice d’un énorme capital financier qu’elle convertit en capital symbolique, la multinationale construit une assise idéologique par des investissements communicationnels (p.159). Un livre parfois dépourvu de nuances mais qui présente le mérite de nous interpeller sur une humanité scindée en deux parties, l’une enchaînée à la production, l’autre qui se consacre à la consommation (p.237).
 
La conclusion brutale agrémentée de poncifs (le marché est un réseau planétaire, nos économies nous plongent dans l’interdépendance et la fragilité, les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel) diagnostique l’implacable horizon de la fusion homme-marchandise dans le cyborg, figure ultime du consommateur.                  
 

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