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WHISKY

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Cyrille MALD avec la collaboration de Nicolas Bourdais et Nicolas Dubois.
Titre : WHISKY. Des single malts écossais aux craft distilleries
Editeur : E/P/A HACHETTE LIVRE.
Date de parution : 2021


Du champ au chai, Cyrille MALD, dans un livre hors-normes, nous confie toute sa connaissance du monde des whiskies, révélant les techniques d’élaboration et de dégustation. Entre conseils et coups de cœur, le passionné de perception sensorielle présente tous les styles de whiskies : des blends aux single malts écossais, des whiskeys américains aux pot still whiskeys irlandais en passant par des whiskies japonais ou taïwanais. Un livre de référence tant attendu par le monde du whisky. Commençons, une fois ne forme pas coutume hélas, par saluer la forme de ce livre. Les picturales illustrations de Jocelyn CHARLES dévoilent un parti-pris clairement assumé.
 
Le piqué se distingue dès l’abord. Le jeu sur l’utilisation du blanc éclaire la somme, aère sa lisibilité et son confort de lecture, renforce son acuité. Le choix judicieux des couleurs parfois vives pour les illustrations et les cartes agrémente la lecture de ses 471 pages d’une seule traite. Le coauteur d’Iconic Whisky, distribué dans plus de vingt-six pays, avec une ferveur peu commune et un enthousiasme débordant qui ne diminuent jamais d’intensité, parvient à nous engager ardemment, nez dans le verre et tête à l’air, dans les paysages du whisky. Par surcroit, il nous donne presque envie de dédier notre vie à ces expressions profondes, complexes, subtiles et si différentes partout sur le globe.
 
Le prestige des préfaciers éblouit et pourrait presque aveugler (p.6). Serge VALENTIN, plume du fameux site Whiskyfun, dégonde dans une série d’éloges rares sous sa plume acérée : la flaveur du livre, la beauté des dessins au feutre retouchés à la main, la quasi complétude encyclopédique qui n’exclut pas les réels partis pris, les conseils techniques de dégustation. Le présent opus ouvre à la pensée et l’échange infini en la matière. En effet, le monde du whisky apparaît comme l’un des seuls à évoquer des distilleries légendaires aujourd’hui disparues mais leurs flacons brillent encore.
 
L’entreprise, ex cathedra et in agro, du Master Ambassador à la Scotch Malt Whisky Society, fruit de dizaines d’années de savoir et de voyages, nous prouve que la planète whisky, sans cesse en mouvement (p.7), foisonne d’innovation et de diversité. Des articulations existent déjà entre les mondes du malt, du vin et de la bière. Enfin, Hiroyasu KAYAMA, célèbre maître mixologue nippon, souligne à quel point ce livre s’imprègne de l’art japonais du bar et de ses techniques de dégustation. En définitive, entrons maintenant dans cette somme d’audace et de délicatesse qui n’élude pas la technicité.
 
Dans son bel avant-propos, le chroniqueur à la RVF (Revue du vin de France), évoque la correspondance de Flaubert : « c’est pour vous que j’écris c’est-à-dire pour des amis inconnus » (p.9). Il donne, aussitôt, la tonalité générale de cette invitation au voyage sur des terres inattendues, à la rencontre de terroirs sculptés par la singularité des sols, la variété des céréales, des climats et des savoir-faire. Les angles originaux se déclinent ainsi. L’expérience prodigieuse de dégustation de l’auteur, par une analyse aromatique des whiskies de référence, tend à architecturer un modèle méthodologique objectif et non plus subjectif.
 
Une seule information, peu connue du grand public, change tout : « Si les boissons et autres aliments les plus complexes comprennent plusieurs centaines de composés aromatiques, le whisky en présente plusieurs milliers » (id.). Autre nouveauté : une vision panoramique des avancées inouïes de l’écologie, du terroir, de la traçabilité, de la qualité, fondement de l’expansion fulgurante des distilleries artisanales en Europe et Amérique du Nord.
 
Enfin, le gentleman baroudeur de ce projet de haut vol nous envoûte rigoureusement par un savoir-vivre, une philosophie du « savoir mieux », fruit d’un dialogue humble, démocratique et incommensurable entre néophytes en ébullition, amateurs méticuleux, professionnels résistants.
 
Le poète scientifique de la note de dégustation, expert et juge dans de nombreuses compétitions internationales, fait partie des rares experts qui dégustent des milliers de spiritueux et visitent des dizaines de distilleries à travers le monde chaque année. Le président de Rum Intelligence, société organisatrice de l’International Sugarcane Spirits Awards, se démarque avant tout par ses recherches sur la dégustation qu’il conçoit telle une mise en éveil de tous les sens mais également comme une école de l’humilité.
 
Loin de subsumer un exercice subjectif, la dégustation doit, bien au contraire, aboutir à une identification commune des mêmes arômes et des textures identiques (p.10). En cela, le grand dégustateur nous invite à nous déprendre du dualisme entre la sensation et l’analyse, à dépasser les a priori perceptifs et sociétaux. Seule une grammaire aromatique commune instaure un consensus. Seule la complexité ne se pense qu’avec plaisir.
 
Les premières pages du volume, sous forme d’une chronologie commentée bien commode, abordent l’histoire de la distillation. On y apprend qu’elle aurait été utilisée en Haute Mésopotamie dès le IVème millénaire avant Jésus-Christ dans le but d’obtenir des huiles essentielles (p.12).
 
En 1275-1285, le condensateur a serpentin, refroidi en permanence par de l’eau fraîche permettant la condensation des vapeurs, apparaîtrait à Bologne (p.13). Captivant. En 1324, un manuscrit celtique décrit un procédé de fabrication de l’uisge beatha (« eau-de-vie » en gaélique), première preuve formelle d’une activité de distillation en Irlande (p.14).
 
La première partie de cette « encyclopédie » traite de toute la longue chaîne entre la céréale et le whisky. L’ancien avocat d’affaires international brise les truismes, dissipe les contresens coutumiers. Seules quatre matières premières naturelles assurent l’élaboration d’un whisky : l’eau, les céréales qui (p.22) donnent les arômes primaires (orge et son maltage), les levures qui génèrent les arômes secondaires de fermentation et la tourbe pour les distilleries qui l’utilisent lors du touraillage. Ces éléments fondateurs définissent le terroir d’un whisky.
 
A noter, l’expert international en spiritueux insiste, à bon droit, sur le terme « expression » qui, dans l’univers du whisky, correspond à une « cuvée » pour le vin. Elle désigne un embouteillage spécifique dans une gamme principale (core range) ou une édition spéciale (special release, p.23). On remarquera la précision rare et scientifique avec laquelle les différents sujets se présentent, éclairant de nouvelles tendances et écartant dans le même mouvement tous les poncifs les plus tenaces.
 
En effet, dans de nombreuses distilleries, l’orge provient de fermes locales (local barley), produite sur des parcelles spécifiques, de variétés plus anciennes au profil aromatique développé, biologique ou biodynamique (p.26). L’analyse des congénères de fermentation (p.30) et des différents types de tourbières (p.32) se démarquent par une grande originalité. Le terroir se définit ainsi dans toute sa complexité, son environnement et sa durabilité. La variété des sols, la diversité variétale des céréales, la nature des climats, les cours d’eau, le savoir-faire des fermiers, les secrets des distillateurs : autant d’éléments qui contribuent à la singularité d’un whisky (p.34).
Les dernières recherches géo-organoleptiques démontrent que « les arômes seraient différents d’une année sur l’autre pour une parcelle donnée, produisant un effet « millésime », à l’instar des grands vins, en fonction notamment des variations annuelles en matières nutritives des sols et des conditions météorologiques » (p.39). Si le premier whisky certifié bio fut Spingbank en 1992, la France, en 2009, voit naître les premières distilleries de whisky 100% bio (Castan, Domaine des Hautes Glaces) et regroupe le plus grand nombre de distillerie 100% bio en Europe (p.40).
 
Après ces prolégomènes qui chassent tous les lieux communs y compris ceux partagés parfois par les curieux approximatifs, l’auteur dont la fraîcheur enthousiasme à chaque page s’attèle à une exposition synthétique du whisky par-delà les régions productrices, leurs spécificités historiques ou règlementaires (p.47) : « Un whisky, eau-de-vie de céréales née il y a des siècles sur les îles britanniques se définit comme un spiritueux élaboré à partir d’une ou plusieurs céréales pour tout ou parties maltées dont les sucres complexes ont été simplifiés par des enzymes (saccharification par diastases), fermentées sous l’action de levures ; distillé à moins de 94,8% d’alcool volumique, vieilli au moins trois ans dans des fûts de bois de moins de 700 litres, embouteillé à 40% alc. vol. minimum ».
 
Après une claire typologie des whiskies entre l’Ecosse, l’Irlande et les Etats-Unis, l’audacieux chroniqueur se propose de monter encore le niveau de jeu d’un cran, page 50 et son essai passionne : « Qu’est-ce qu’un grand whisky ? Les whiskies sont comme les vins : les bons se distinguent des autres par leurs qualités et les mauvais se ressemblent tous par leurs défauts ». Avec une délicatesse et une finesse qui confinent à une hyperesthésie structurée, il ose sérier ses arguments : un nouveau monde, un monde complexe, un monde de partage.
 
 
Un grand whisky nous ouvre un nouveau territoire aromatique dans une émotion particulière. Exemple : Karuizawa 1972. Un grand single malt nous dévoile une complexité et une richesse « d’une grande élégance dans son évolution au nez et en bouche, et très harmonieuse dans son déploiement aromatique. La finale, en prolongement de sa longueur structurelle est persistante parfois longue de plusieurs dizaines de minutes » (id.). Cyrille MALD poursuit son analyse, de manière poétique et presque méditative, par la notion de partage et le ressenti profond qui transcende la simple analyse sensorielle (p.51).
 
Concentration, instants de repli sur soi où le silence précède l’explosion, autant de moments inoubliables et immortels comme dans un Clynelish 1971. Passons sur les phases d’élaboration du whisky excellement illustrées et décrites où l’on apprend qu’il existe autant de profils aromatiques que de formes d’alambics (p.59). Un petit bémol : on aurait pu éluder les mentions « pour aller plus loin » qui parcourent tout l’ouvrage et qui peuvent parfois agacer le lecteur par excès de pédagogisme eu égard à l’exemplarité de la somme en présence.
 
Autre originalité parmi moultes tout au long de cette leçon d’érudition claire telle l’eau pure d’une rivière : une typologie des fûts et de leurs apports aromatiques (pp.70-78). Une mention spéciale pour la page 77 qui décrit la corrélation entre les types de forêts de chêne et les composés aromatiques. Le chapitre sur l’art et le plaisir de la dégustation conçue comme « mise en éveil des sens » (p.98) stimule. La justification de l’adjonction d’eau, pas toujours indispensable, se fait précisément : « les gouttes d’eau créent de petites spirales huileuses qui tourbillonnent dans le verre : des turbulences viscosimétriques » (p.101).
 
Autre information fascinante : « le système olfactif humain serait capable d’analyser plus de mille milliards de stimuli volatils différents » (p.103). L’auteur, en nez averti digne d’un créateur de fragrances, déploie sa théorie des strates aromatiques, verre parfaitement à l’horizontale (p.107). Le toucher de bouche, « sensation tactile du contact du whisky avec les récepteurs gustatifs et trigéminaux » (p.111), revêt une importance particulière. Ensuite, Cyrille MALD présente une autre innovation majeure bien pratique pour tout dégustateur novice : la roue des arômes Mald-Vingtier (p.123).
 
Elle permet d’objectiver l’analyse des arômes et de les fonder sur les composés chimiques qui les constituent. Elle s’applique de manière universelle à toutes les boissons et à toutes les cultures. La deuxième partie de l’ouvrage-phare entreprend un tour du monde des whiskies agrémenté d’itinéraires dans les pays évoqués (p.147). L’originalité réside ici dans le classement des distilleries par régions. Pour l’Ecosse, Springbank se classe première avec un triple A. Chaque distillerie mythique fait l’objet d’une description suivie de coups de cœur et de whiskies de légende commentés sous forme de notes de dégustation.
 
Le talent d’écriture et de rigueur, de précision et de poésie affleurent à chaque page : « la tension que procurent l’eucalyptus, la badiane et l’encre de seiche donne un volume suffisant pour souligner les arômes de feu de plage, d’argile, de silice et de suie sans pour autant les altérer » (p.155, note de dégustation Spingbank, 21ans, 46°). La note sur Ben Nevis, 1966, 51 ans, page 174, toute ciselée de fraîcheur et de complexité, de flaveurs tropicales et de cuir de Russie, exemplifie l’esprit de cette bible du voyage gustatif qui donne envie de tout déguster.
 
L’immense travail sur les trames aromatiques, les strates de perception confine au chef-d’œuvre sur Lochside, 1981, 20ans, page 183 : « le pamplemousse, l’orange et la mangue offrent un fruité élégant, poussé par le curcuma. Une fumée fine ainsi que les notes herbacées de l’agave bleu structurent les amers de la mandarine et de la bergamote, sans masquer l’empreinte saline ». On peut également citer la note sur Bunnahabhain 1968, 34 ans (2002), Auld Acquaintance, 43.8°, qui démontre un indéniable talent d’écriture et d’intellection. Chaque fin de chapitre suggère des itinéraires dans des paysages illustrés avec émotion (p.191, par exemple sur Islay).  
 
On regrettera, parfois, que quelques interviews d’ambassadeurs de marque insérées dans le cours de l’œuvre, ne se justifient pas totalement par leur psittacisme idéologique convenu lors même que d’autres précisent expressément l’empreinte, la sensation ou l’identité d’une expression ou d’une distillerie. Un maître ouvrage et un livre maîtrisé qui nous surprend jusqu’à la dernière partie sur les pays émergents du whisky (Suisse, Israël, Taiwan). Frais et envoûtant.          

Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? 

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Raphaëlle BRANCHE
Titre : « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? ». Enquête sur un silence familial.
Editeur : La Découverte POCHE.
Date de parution : février 2022.

 
De 1954 à 1962, plus d’un million et demi de jeunes Français partirent faire leur service militaire en Algérie. Mais ils furent plongés dans une guerre qui ne disait pas son nom. Depuis lors, les anciens d’Algérie rechignent à parler de leur expérience au sein de leur famille. Le silence continue à hanter ces hommes et leurs proches. En historienne, Raphaëlle BRANCHE met cette vision à l’épreuve des décennies écoulées depuis le conflit. Fondé sur une vaste collecte de témoignages et sur des sources inédites, ce livre remonte d’abord à la guerre elle-même : ces jeunes ont-ils pu dire à leurs familles ce qu’ils vivaient en Algérie ? Ce qui se noue alors conditionne largement la transmission plus tardive.
 
L’enquête pointe l’importance des bouleversements qu’a connus la société française sur ce qui pouvait être dit, entendu et demandé à propos de la guerre d’Algérie. C’est plus largement la place de cette guerre dans la société française qui se trouve éclairée : si des silences s’avèrent, leurs causes relèvent moins de questions personnelles que familiales, sociales et ultimement, contextuelles à savoir historiques des dernières décennies. Avec le temps, elles se modifièrent et ouvrirent de nouveaux récits possibles.
 
Raphaëlle BRANCHE, grande spécialiste de l’Algérie et de son histoire, professeure à l’université de Paris-Nanterre a déjà signé des ouvrages importants sur le sujet : La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, 2001 ; L’Embuscade de Palestro, Algérie 1956, La découverte, 2018.
 
Rentrons maintenant dans ce livre imposant de 600 pages que les éditions de La Découverte ont eu l’heureuse initiative de publier en poche. Dans sa longue introduction, l’autrice revient sur l’ensemble de ses travaux et sur sa conception de l’histoire comme invention de récits qui en ouvrent d’autres. L’enquête porte sur les traces de l’expérience de la guerre dans les familles françaises mais la trace fait sujet à part entière (p.7). Il s’agit des effets de réalité qui réveillent le souvenir.
 
Les traces hantent de nombreuses familles françaises et le récit se résume souvent à des silences. Par-là, comprendre le vécue de la guerre dans les familles équivaut à « éclairer d’une manière inédite la place de cette guerre dans la société française » (p.8). Raphaëlle BRANCHE saisit la famille comme lieux de relations et d’attachements enchâssés dans le temps, espaces fondamentaux de transmission de valeurs et de récits. La transmission renvoie autant à son contenu qu’à ses conditions.
 
L’autrice propose de faire l’histoire d’un silence : « les silences des hommes ne sont pas solitaires : ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien » (p.9). A la manière d’Alain Corbin, en historienne du sensible, elle montre que les structures de silence relèvent de l’histoire car elles renvoient à des contextes, des normes mais également à des situations de communication internes aux familles. Le silence devient une modalité de communication intrafamiliale.
 
L’ouvrage mêle des témoignages matériels et des développements théoriques mais il s’agit avant tout de décrire ou restituer une expérience reléguée, refoulée, devenue peut-être parfois inaccessible où les Français ont été du mauvais côté de l’histoire (p.12). La correspondance tient une place centrale dans l’enquête, un fil conducteur. L’étude des adelphies (parents, frères, sœurs) marque une originalité dans la littérature pléthorique consacrée à cette « guerre sans nom ». Elle permet, pour une même famille, de recueillir, plusieurs strates de témoignages afin de sérier les dynamiques familiales.  
 
Un autre point nous semble différer, cette étude au long cours à bénéficier de fonds d’archives pratiquement jamais étudiés, ceux des hôpitaux psychiatriques. La spécialiste des violences en situation coloniale s’inscrit dans une nouvelle manière de faire de l’histoire qui n’écrase pas les singularités mais les conçoit en tant qu’histoires individuelles qui appartiennent à une expérience collective (p.17). La famille délimite le cadre social de la mémoire. Ce livre se veut aussi une histoire de la France contemporaine.
 
Ces hommes enrôlés forment une génération au sens sociologique, un destin commun, mieux, une communauté de destin. Dès lors, les souvenirs s’adossent à un cadre national global. Enfin, les familles se situent à l’articulation d’une mutation majeure de la société française (1960-1970). Cette somme désormais classique sur l’absence et la distance, le retour, l’incitation à oublier, met en lumière des bouleversements identitaires profonds qui participent de la grande mutation de la place des pères.  
 
Dans la première partie, « La guerre », Raphaëlle BRANCHE insiste sur un point essentiel rarement abordé par les historiens de cet objet : la « génération » au sens de la « communauté d’empreinte » de Marc BLOCH de la guerre d’Algérie rejoue la faillite générationnelle de la Première Guerre mondiale telle une faille sismique (p.26) : « des photographies des morts à la guerre ornent souvent les intérieurs français. Elles peuvent être le support de récits ou, au contraire, des traces silencieuses et vagues » (p.30).
 
L’expérience commune tient dans des horizons de vie et d’attente qui dépendent de facteurs qui les dépassent : la Défaite, l’Occupation, la Libération et les retours. La guerre se vit « à hauteur d’enfants » (p.40). Sous le signe de la domination paternelle, les femmes décrites comme à protéger et surveiller se retrouvent paradoxalement seules en charge du foyer et de l’éducation des enfants pendant des années. Le sentiment de décalage et d’incompréhension entre époux persiste (p.45).
 
 
Raphaëlle BRANCHE dégage le résultat suivant : le silence au sein de la famille renvoie à la manière dont se construit la figure paternelle : « l’absence participe pleinement de la manière d’être père. Cette absence est une forme de distance qui, valorisée, contient aussi une obligation de respect : il faut respecter ses parents et, par-dessus tout, son père. Un père est essentiellement caractérisé par son autorité » (p.46). Contrairement aux deux conflits mondiaux, la France ne fait pas appel à la réserve en Algérie ; l’homogénéité d’âge définit l’un des traits distinctifs de cette guerre officiellement qualifiée jusqu’au bout de simples « opérations de maintien de l’ordre » (p.65).  
 
Dans ce « service militaire aux conséquences inconnues » (p.69), la vraie nouveauté s’établira dans le bateau pour franchir la méditerranée. Cette séparation, pour les jeunes couples, signifiera "un temps d'attente voué à faire mûrir ou mourir la relation amoureuse » (p.70). La guerre, reconnue officiellement en octobre 1999, par définition, remodèle les familles d’autant qu’aucun appelé sous les drapeaux pendant le conflit ne connaît la durée de son séjour en Algérie (p.79). En outre, personne ne peut dire ce qui se fait précisément dans l’unité ou le secteur sur le terrain.
 
Loin de former une trace vouée à l’oubli, ceux qui partent réactivent, en quelque sorte, le substrat émotionnel commun de la première guerre mondiale au fondement de leur génération. L’historienne s’intéresse ensuite, dans le deuxième chapitre de la première partie, aux manières de dire la famille malgré la distance. L’absence physique à combler s’éprouvera et se prouvera « lettre après lettre » (p.86). Notons le travail fastidieux et originale accompli sur les archives de la correspondance par la chercheuse : « fenêtres ouvertes sur l’intérieur des maisons » (p.87).
 
Le lien se maintient par les livres, les colis. La réciprocité du pacte épistolaire (p.99), son espace privilégié et intime (p.105), le protocole des lectures collectives, autant de thématiques conceptualisées qui contribuent à l’élaboration de scripts familiaux (p.115) qui reconduisent l’ordre familial. L’étude des relations internes aux adelphies fait émerger l’importance du statut d’aîné qui attribue des droits et devoirs spécifiques imposant la tenue de son rang. Par ailleurs, l’inégalité fondamentale de genre transparait (p.138).
 
Le troisième chapitre se consacre au partage du temps car « le temps passé sous les drapeaux n’a pas la texture du temps ordinaire. En Algérie, sa trame fondamentale est souvent faite d’ennui, organisé par une routine occasionnellement trouée par des évènements violents » (p.139). Pour conjurer « la glu des jours sans fin » ou la peur de mourir avant de rentrer, les militaires vivent l’étoffe de la correspondance routinière : « l’enjeu n’est pas seulement de réduire l’absence, mais d’en faire quelque chose, d’en extraire une intimité particulière » (p.154). Mises en scène de soi, jeux de miroirs, « les hommes qui se confient attendent des réponses des femmes qu’ils aiment » (p.169).
 
Le chapitre 4 aborde la correspondance sous l’angle de la représentation limitée que les Français de métropole ont de l’Algérie. Le poids de la censure et de l’autocensure pèse sur les militaires mais « l’Algérie est aussi un voyage » (p.191) : « un jeu subtil consiste à donner à voir des éléments de la réalité qui puissent être assimilés par les proches sans les inquiéter, tout en dissimulant la véritable nature du danger » (p.198).
 
La deuxième partie du livre évoque la question du retour en citant l’anthropologue Marc AUGé : « Rien n’est plus difficile à réussir qu’un retour, il faut une grande force d’oubli : ne pas réussir à oublier son dernier passé ou le dernier passé de l’autre, c’est s’interdire de recoller au passé antérieur » (p.248). Celui-ci se décompose en trois mouvements : retrouvailles, reprise d’une activité professionnelle et engagement dans une vie de couple. « Ces hommes sont désaxés » (p.264) et « la France a changé » (p.265) mais la guerre « est restée dans les têtes et les corps : les nuits en témoignent parfois » (p.283).  
 
Le chapitre 7, à partir d’une recherche inédite dans sept services d’archives d’hôpitaux psychiatriques (note a, p.355) met en évidence la névrose traumatique, les décompensations, les symptômes s’exprimant des années voire des décennies après la guerre. Le chapitre 8 sur les bifurcations explore les effets disruptifs de la guerre (p.367). On retrouve toute la trame méthodologique du livre qui mérite examen attentif et discussion : « mon propos vise à réfléchir à partir d’exemples particuliers à des dynamiques collectives » (p.379).
 
La troisième partie s’aventure dans l’héritage, dans « ce silence dense qui renvoie au plein de la guerre » (p.440). Ce voile du silence revêt une forme de transmission (p.452). Pour l’universitaire de Nanterre, les écrits autobiographiques tendent vers trois dimensions : réparatrice, testimoniale, testamentaire. Scotome, ce qu’on ne voit pas et qui pourtant se place au centre, la guerre d’Algérie, narrativité trouée, demande aux enfants d’objectiver un passé qu’ils ne connaissent pas (p.521). Dans la conclusion de ce livre important, Raphaëlle BRANCHE revient sur les métamorphoses familiales des silences.
 
Elle repère trois grandes configurations des silences familiaux. Dans le premier, l’expérience de guerre et la famille rentrent en consonance. Il existe un implicite partagé. Dans les autres cas, elles présentent une dissonance par des silences de protection. Dans sa postface inédite, l’autrice souligne que les configurations de parole ou de silence s’avèrent intrinsèquement historiques (p.547). Une enquête majeure sur la trace de l’insistance du silence, ses configurations qui continuent, aujourd’hui, d’imposer leur tempo.        
     
 

43 portraits du Roussillon viticole

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Marie-Louise BANYOLS
Titre : 43 portraits du Roussillon viticole
Editeur : TRABUCAIRE, Perpignan
Date de parution : 2022

 
Louons d’emblée la pertinence d’Alain POTTIER, directeur de collection raffiné, érudit et enthousiaste, qui accueille l’ouvrage singulier et quasiment inédit de Marie-Louise BANYOLS, connaisseuse hors-pair du Roussillon viticole. La première page d’Henri Lhéritier, tout en poésie, évoque d’abord des odeurs, des couleurs et la galerie de ces portraits de femmes et d’hommes transportés par leur terroir, entêtés, dignes minutieux envoûtés. Ce vignoble complexe a produit des personnages qui exaltent une terre pour réenchanter le monde, ni plus ni moins, à l’image de l’auteur de ce livre émouvant et fervent.

La préface d’Olivier REYNAL, succincte mais percutante, explicite la contribution magistrale des « Caves du Roussillon », renommé caviste port-vendrais, distributeur de vins, dans l’histoire du vignoble, du mousseux de muscat à la mythique Petite Sibérie d’Hervé BIZEUL. Ces 43 portraits dessinent ainsi 43 esquisses, 43 témoignages profondément humains, au sens pictural et phénoménologique, d’une « femme du vin », encore trop injustement méconnue car discrète, humble et sincère. Le prologue ne manque ni d’humour, t’auto-dérision ou de dignité par où s’identifie, d’entrée de jeu, le style clair et sensible d’une grande dame du vin.

Celle dont le « cheminement de vie » embrasse et les paysages solaires et les évolutions du Roussillon, laisse percer l’allégresse qui brûle en elle : « les mots me manquent et pourtant ils se bousculent dans ma tête, me font mal parfois… Ecrire sur un temps heureux, un temps de grand bonheur simple, se replonger dans son passé pour en extraire, non pas des souvenirs éteints, mais des braises vives, est à la fois une intense émotion et un vrai plaisir » (p.6, Cf. mon portrait : /decouvrir/portraits-autres/marie-louise-banyols-cofondatrice-du-salon-be-ranci).

La fille de restaurateurs perpignanais écrit ses images qui affleurent d’un rire malicieux : « il ne fallait pas leur en promettre aux maraîchers : tripes, langoustes à « l’américaine », tête de veau, escargots », « il y avait toujours un ami de mon père pour lui crier : Albert, tu n’as pas oublié de lui mettre du vin dans son cartable ? » (p.7). L’ex brillante juriste franco-catalane qui aimait « les tartines trempées de vin et de sucre en guise de goûter » conte avec rigueur mais sans aucune austérité son « union avec le vin », le déclencheur de sa passion, le fameux Docteur PARCé, la couleur des Sauternes et le Byrrh, cet apéritif typique au succès sans précédent composé des meilleures écorces de quinquina, de plantes et d’épices du monde.       

Celle qui rencontra le même jour Jules CHAUVET, Alain CHAPEL et Marcel LAPIERRE, bi-étoilée Michelin avec son mari, Didier BANYOLS, si discret que sa photo ne figure même pas dans le présent ouvrage, lutte encore contre ceux qui s’acharnent à effacer la mémoire du goût. Au vrai, cette attachante personnalité, de « rencontre en rencontre », nous dévoile sa galerie de caractères, un « chemin de vie » (p.9), d’un vin l’autre. Cette vie aux mille feuilles qui force le respect, jamais mièvre, nous emporte tel un coup de foudre amical.

De la directrice du Relais Saint-Jean niché au pied de la Cathédrale éponyme à l’organisatrice des mémorables soirées de la Saint-Bacchus ; de l’amie des Gauby, Montès, Gardiès, Pithon et autres Bizeul, de la meilleur sommelier du Languedoc-Roussillon à la journaliste membre du Comité de dégustation de la Revue du Vin de France; de l’agent du Domaine de La Romanée-Conti en Languedoc à la directrice des produits pour tout le groupe LAVINIA, on saisit un destin qui façonne une destinée (p.13).

La coorganisatrice de « BE RANCI », unique rencontre européenne des vins oxydatifs secs, émue par « ces vins de racines, le tonneau éternel, la mémoire, la géographie, l’histoire, un goût d’éternité » (p.13) nous flanque une nouvelle leçon d’humilité par ces 43 nobles exercices d’admiration. L’épilogue, à lui tout seul, mérite le voyage : « les vins du Roussillon m’offrent aujourd’hui, ce que je recherche le plus : l’harmonie, la texture, le velouté ou la puissance en fonction des moments. Je suis attirée par leur subtilité, leur délicatesse. Jouir d’un vin, c’est aimer sa complexité, comprendre son aboutissement. Un grand vin donne envie de se resservir… Chacun a sa musique du vin, elle vient aussi de la personne avec laquelle on le partage et, pour ouvrir une grande bouteille il faut le désir de la partager » (p.111). La pudeur de la grandeur.  
 
Figurent dans ce livre allègre les portraits des personnages suivants qui contribuèrent, tous, à leurs manières, à grandir le vignoble du Roussillon : André DOMINé, le Docteur André PARCé, Antoine GERBELLE, Bernard RIEU, Bernard SAPERAS, Cathy ROUSSEIL-MUCIOLO, Eliane et Jean-Marc LAFAGE, Christine ONTIVERO, Christian PEYRE, Cyril FHAL, Didier BANYOLS, Famille DAURé, Fernand VAQUER, les frères CAZES, les frères GONTIES, les frères SEMPER, Georges PUIG, Gérard BERTRAND, Henri LHéritier, Gérard GAUBY, Hervé BIZEUL, Jacques PALOC, Jean LHéritier, Jean-Louis JAUBERT, Jean-Pierre CAMPADIEU, Jean-Pierre CENTèNE, Jean-Pierre RUDELLE, Marc MéDEVILLE, Marc PARCé, Marcel ROUILLé, Michel CHAPOUTIER, Michel JOMAIN, Michel PORTOS, Michel SMITH, Patrick DOUDON, Paul SCHRAMM, Pierre CITERNE, Pierre TORRES, Thierry PARCé, Yves LEGRAND, Aurore REYNAL.           

La Fabrique du Consommateur

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Anthony GALLUZO
Titre : LA FABRIQUE DU CONSOMMATEUR. Une histoire de la société marchande.
Editeur : ZONES
Date de parution : juin 2020

 
Vers 1800, la majorité des Français étaient des paysans qui construisaient eux-mêmes leur maison, récoltaient leurs céréales, pétrissaient leur pain et tissaient leurs vêtements. Aujourd’hui, l’essentiel de ce que nous consommons est produit par un réseau de grandes et lointaines entreprises. En deux siècles à peine, la communauté paysanne autarcique s’est effacée pour laisser place à une myriade de consommateurs urbains et connectés.
 
Cet ouvrage bien écrit et stimulant retrace les grandes étapes de cette conversion à la consommation. Comment s’est constitué le pouvoir marchand ? Quels changements sociaux ont accompagné la circulation massive des marchandises ? En parcourant l’Europe et l’Amérique du Nord des XIXème et XXème siècles, ce livre retrace l’histoire de multiples dispositifs de marché : la marque insufflant à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scènes inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique déployée par les relations publiques et la publicité. Il raconte la conversion des populations à la consommation et la fulgurante prise de pouvoir des marchands.
 
Anthony GALLUZZO, maître de conférences à l’université de Saint-Etienne, travaille au laboratoire de recherche Coactis (EA 4161) dont il codirige l’axe scientifique « cultures de consommation et nouvelles stratégies de marché ». Ses travaux de recherche portent principalement sur les cultures de consommation et leur histoire.
 
L’introduction de la Fabrique du consommateur s’inscrit d’emblée dans la lignée braudélienne de « Civilisation matérielle, économie et capitalisme » (p.7). L’auteur nous montre qu’aucune transformation majeure du système ne tombe du ciel, ne s’avère anhistorique. Le bouleversement des structures profondes de notre quotidien, depuis deux siècles, procèdent d’une historicité, de l’autarcie à la connexion planétaire.
 
Cette prodigieuse accélération, de la communauté terrienne au marché mondial, possède une histoire qu’Anthony GALLUZZO entreprend finement pour démontrer le passage d’une économie presque autocentrée sur la production, sur l’immobilité, à un ordre matériel aujourd’hui rigoureusement inverse centré sur l’acte consommatoire : « Nos intérieurs sont riches de produits industriels, d’objets électroniques complexes. Il y a du tungstène chinois dans nos réseaux électriques, du cobalt congolais dans nos ordinateurs, de l’indium coréen dans nos écrans. Nous consommons des tomates d’Espagne, du café brésilien et du poulet turc » (p. 5).
 
Anthony GALLUZZO montre judicieusement que le travail productif et l’acte de consommation autrefois indissociables se muent aujourd’hui en deux étapes éloignées dans une structure spatio-temporelle qui se perd dans l’infini des médiations marchandes. La force de l’analyse tient dans le fait que nous sommes tous engloutis dans la consommation qui nous aliène. Pis encore, notre régime de consommation se confond avec un mode d’organisation sociale structuré, le marché, qui nous fabrique en tant qu’automates qui répondent à des besoins (p.6). L’auteur creuse encore davantage.
 
Ce qu’il nomme « révolution mentalitaire » naturalise notre rapport au monde par une mentalité, des gestes et des pratiques. Notre culture de consommation, produit d’une marchandisation fulgurante, résulte d’un processus historique. L’historien des dispositifs de marché dégage plusieurs étapes : la marque qui attribue à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scène inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique distribuée par les relations publiques et la publicité.
 
Evidemment, la problématisation marxienne et sa grille d’analyse traverse tout le chapitre 1 nommé « l’incarnation de la marchandise ». La société de consommation se définit, en conséquence, comme un « système où chacun s’entoure d’objets qu’il n’a pas produits ou vu produire » (p.7). Le monde, vers 1800, essentiellement rural, ne se présente pas encore à nous comme une immense accumulation de marchandises. Le transport de celles-ci rencontre deux obstacles presque insurmontables : la distance et la vitesse (p.8). Faire circuler des marchandises représente une entreprise risquée, coûteuse et fastidieuse. Le marché n’existe pas mais une multitude de marchés. L’invention des moteurs indépendants des forces musculaires et notamment la locomotive à vapeur abolit la distance. Le train devient « le tout premier mode de transport massif de marchandises : rapide, sûr, précis et régulier » (p.11).
 
Le télégraphe renforce le découplage de l’espace et du temps. On pense au Marx des Grundrisse, 3. Le capital, par l’extension spatiale du marché détruit l’espace par le temps. La mobilité marchande bouleverse le travail et augmente sa division, en mouvement et réseau. « On ne produit plus pour soi mais pour le monde… L’objet n’existe plus simplement à travers sa valeur d’usage, il devient une marchandise » (p.13). Ce nouveau modèle économique enchaîne les populations au marché. Le processus de fétichisation où l’objet, autrefois produit direct du travail communautaire, devient avec la marchandisation, un phénomène étrange et étranger, détaché du processus concret de production, se généralise.
 
Anthony GALLUZZO, par des formules imagés et justes, synthétise la violence de cette dépossession : « la marchandise se trouve recouverte d’un halo d’ignorance… L’homme moderne ne peut plus appréhender le produit que sur un mode halluciné : l’objet semble exister par lui-même, indépendant de tout le maillage social qui lui a donné naissance… fantasmagorie, rêve éveillé du consommateur-contemplateur » (p.15). L’un des moments forts de l’ouvrage consiste à montrer comment la fétichisation bouleverse les rapports de confiance et comment la marque va résorber ce déficit (p.20).
 
Les grandes entreprises ont le pouvoir d’agir sur les imaginaires et les représentations. Les marques, par la publicité et l’ingénierie symbolique à grande échelle, dès le début du XXème siècle, s’ancrent dans notre imaginaire pour ne plus en sortir. On regrettera, dans ce livre pourtant de bonne facture, l’excès de zèle pédagogique qui indique la mention « résumons-nous » parfaitement inutile, à la fin de chaque chapitre.
 
Le chapitre 2 « La spectacularisation de la marchandise » emprunte à Guy DEBORD sans jamais le citer mais aborde avec finesse la façon dont les grands magasins vont inventer des techniques d’un rapport sensuel à la marchandise afin de transformer le flâneur en shopper. L’industrie du loisir de masse reconfigure la ville tel un parc d’attractions (p.28). Se développe une idée selon laquelle regarder devient un plaisir. Le spectacle visuel urbain repose sur un jeu de regards (p.29).
 
Lire les pages pertinentes sur la prolifération lumineuse des affiches, panneaux et autres vitrines éclairées. Les « grands magasins, « véritables cathédrales de la consommation » (p.32) misent sur la diversification des produits et l’entrée libre. Le badaudage devient un divertissement, un loisir en soi que l’expérience immersive et le désir d’achat irrépressible hypnotise (p.34). En dépit de sa qualité d’écriture et d’analyse, on pourra s’étonner que l’auteur n’ait recours qu’à un seul modèle théorique dominant, celui de Jean Baudrillard, qui parle de « salivation féérique » (p.36, 66, 193).
Avec beaucoup de minutie, Anthony GALLUZZO déploie les transformations de l’espace marchand en lieu de sociabilité (p.42), la nidification féminine corrélative à l’émancipation bourgeoise jusqu’à la cleptomanie, figure ultime de la frénésie féminine. Il étudie « la science de l’étourdissement » par l’objectivation du rapport compulsif à la marchandise. Le livre laisse une impression d’ensemble parfois un peu caricaturale par des assertions non discutées scientifiquement et une méconnaissance de réalité pratique évidente. Exemple : l’auteur affirme que les boulangers présents dans les grands-magasins où ne « pétrissent pas la pâte » (p.51).
 
Autre exemple : sur les escaliers de service des grandes demeures qui « invisibilisent » la main-d’œuvre domestique en minimisant les occasions pour les maîtres de croiser leurs serviteurs (p.59), on s’étonnera de ne pas voir mobiliser le modèle sociologique bourdieusien. L’analyse du salon bourgeois, pièce de barrière et de niveau, a contrario, nous éclaire sur le mythe étiologique de l’ordre social. Dans la société de classes, la double mécanique distinction-affiliation joue à plein (p.68) comme dans les trois figures du protoconsommateur qu’incarnent le snob, le dandy et le bohémien.
 
Le jeune maître de conférences délimite ainsi la bourgeoisie : « cette classe incertaine et incomplète, qui doit sans cesse prouver son être par l’avoir, signifier son identité par l’objet, a entraîné à travers elle tout le corps social » (p.79).
 
Le chapitre 4 traite du fantôme de la marchandise. Dans la société précapitaliste, l’horizon se définit par le village, la communauté. L’imprimé révolutionne la médiation de la marchandise. Il colporte des images dans le monde (p.84). Le catalogue, fin XIXème, pénètre les consciences et les imaginaires (p.87). Les pages sur le « magazine, magasin chez soi » (p.89) déclinent une microsociologie rafraichissante de la flânerie inversée par l’entretien du regard : « comme le grand magasin, le magazine est départementalisé, il s’organise en rubriques ; histoires, reportages, voyages, conseils domestiques » (p.90). 
 
On lira avec clairvoyance les pages remarquables consacrées au cinéma (p.98,102 et sq.) dans ses trois fonctions marchandes : éducation à la consommation, implémentation d’un imaginaire social, normalisation de la marchandise. Dans l’imaginaire cinématographique hollywoodien émergent ce que Melvyn STOKES qualifie d’« absences structurantes » : travail manuel, pauvreté, syndicalisme, immigration. Le chapitre 6 concerne l’ingénierie sociale et notamment le nouvel ogre institutionnel : la grande entreprise multidivisionnelle et internationale (p.137).
 
Dans la crainte d’une révolution anticapitaliste, elle invente une nouvelle caste de spécialistes, les agents en relations publiques. Détentrice d’un énorme capital financier qu’elle convertit en capital symbolique, la multinationale construit une assise idéologique par des investissements communicationnels (p.159). Un livre parfois dépourvu de nuances mais qui présente le mérite de nous interpeller sur une humanité scindée en deux parties, l’une enchaînée à la production, l’autre qui se consacre à la consommation (p.237).
 
La conclusion brutale agrémentée de poncifs (le marché est un réseau planétaire, nos économies nous plongent dans l’interdépendance et la fragilité, les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel) diagnostique l’implacable horizon de la fusion homme-marchandise dans le cyborg, figure ultime du consommateur.                  
 

L’ODYSSÉE DES VINS GRECS

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Florence TILKENS ZOTIADES
Titre : L’ODYSSÉE DES VINS GRECS. A la rencontre de vignerons engagés.
Editeur : APOGEE, Rennes.
Collection : Le savoir boire
Date de parution : mai 2022

 
Rendons hommage encore une fois à la collection « Le savoir-boire » ou boire en pleine conscience, dirigée par Pierre GUIGUI, qui accueille toujours des ouvrages originaux et précis. En effet, boire du vin équivaut à déguster de la culture, des cépages, des paysages, des savoir-faire ancestraux ou contemporains. Boire du vin revient à élever son âme, accéder aux mythes et aux fondements de nos civilisations. Le vin réfère à une construction sociale au carrefour des champs de connaissances aussi bien historiques que philosophiques. Il incarne aussi un mode de vie.
 
Le livre de Florence TILKENS ZOTIADES intitulé sobrement « l’Odyssée des vins grecs » et sous-titré « A la rencontre de vignerons engagés », s’inscrit dans cette perspective de comprendre et de conter. Passionnée de Grèce et d’Antiquité, la fondatrice de Vins d’Hellène, organise des évènements autour des vins biologiques grecs. Sommelière, pédagogue, dégustatrice professionnelle dans de nombreux concours internationaux de vins tels qu’Amphore par exemple où elle introduisit les vins grecs biologiques en 2018.
 
Dans sa préface, page 14, Dionysos MAVROMMATIS, sommelier du restaurant parisien étoilé MAVROMMATIS, explique bien le renouveau des vins grecs depuis les années 1990 et les deux atouts importants qui caractérisent le vignoble grec : des cépages indigènes parfaitement adaptés au climat (assyrtiko de Santorin, par exemple) et des terroirs dédiés à la culture de la vigne depuis des centaines d’années. Dans son introduction très brève (p.19), l’auteure donne la tonalité de la philosophie du vin chez les Grecs avec ses mythes et symboles. Un étonnant paradoxe affleure : le vin naît en Grèce et pourtant la Grèce demeure atypique dans l’univers du vin.
 
Véritable manifeste pour le vin grec et notamment les vins biodynamiques et naturels grecs, ce livre complet aborde toutes les facettes de son objet, de l’invitation au voyage à l’imaginaire dionysiaque, en passant par l’histoire tumultueuse du vin grec et de ses usages antiques. Enfin, et c’est sans doute l’un des temps forts de l’ouvrage, la tonique et érudite passionnée, spécialiste des vins grecs, nous invite à la découverte d’une cinquantaine de domaines biologiques engagés dans une quête d’authenticité : « Bon voyage donc dans cette contrée lumineuse aux criques bercées par le chant des cigales, aux forêts immémoriales peuplées de créatures mythologiques et au bleu unique du ciel et de la mer » (p.20).
 
Le premier chapitre traite du mythe et de la réalité d’une figure fascinante du polythéisme des anciens Grecs : Dionysos. Ce dieu complexe qui oscille entre le raffinement des symposia et l’extrême violence de l’ivresse. A l’ambivalence du Dieu correspond l’ambiguïté du vin (p.21). Malgré l’excellence des pages sur cette divinité autour de laquelle une religion quasi exhaustive existe avec ses rituels, des prêtes et son mysticisme, on s'étonnera de ne pas voir apparaître en notes de bas de page les travaux presque définitifs de l’historienne et anthropologue Maria DARAKI dans son brillant « Dionysos et la Déesse Terre, Flammarion, coll. Champs, 1994 » ou ceux du géant Jean-Pierre VERNANT.
 
On notera, tout de même, la double naissance ou renaissance de Dionysos, les origines orientales du Dieu du vin, de la vigne, des excès et de l’orphisme. Florence TILKENS souligne à juste titre le caractère atypique du culte voué au pampre (p.34) rattaché à aucune cité ni organisation sociétale. Notons, au passage, un abus du point d’exclamation tout au long du livre (p.36,38,52, 77, 84, 85, 98, 99 notamment, bref presque à toutes les pages) qui traduit sans doute la ferveur de l’auteure pour son sujet qu’on lui pardonnera bien volontiers tant l’étendue de son savoir historique et la profondeur de sa connaissance des vins naturels grecs d’aujourd’hui frappent.
 
Remarquons, en outre, que les encarts explicatifs ne semblent pas toujours nécessaires hormis quelques mises au point essentielles sur le symposium, l’ivresse, pp.50-52, par exemple.  
 
Le chapitre 2 traite du vin grec du Néolithique à nos jours. On l’eût préféré moins panoramique et plus apte à entrer dans le vif de la topique vitivinicole grecque. Néanmoins, l’auteur expose bien les raisons du retard grec résultant de l’occupation ottomane, de la guerre d’indépendante et des vicissitudes récentes (p.67). Il faudra attendre les années 2000 pour un essor qualitatif du vin grec par l’innovation et l’investissement dans du matériel de pointe (p.70), l’émergence d’une génération d’œnologues grecs (Boutaris, Averoff, Parparoussis, Tsantalis, Gerovassiliou) formés pour la plupart en France.
 
Le chapitre 3, s’inspirant des travaux de l’archéologue américain Patrick McGovern, revient sur la fabrication, la conservation, la consommation et le transport du vin de l’Antiquité grecque (p.75). On y découvre l’hypothèse paléolithique de la naissance du vin : « Attirés par des baies aux couleurs vives, regroupées en grappes sur des lianes grimpant aux arbres, les hommes les goûtent. » (p.76) ; la domestication de la vigne sauvage par sélection des pieds, l’invention de la taille par la civilisation grecque ; la distinction entre le foulage avec les pieds et celui effectué par frottement destiné aux raisins séchés (p.86).
 
Plus loin, la description des fermentations en jarres ou dans des outres en peau de chèvre qui servent également pour les transports terrestres dans les montagnes nous instruit sur la genèse de la création du vin. La couleur du vin de l’Antiquité appelle, en outre, une controverse moderne. Le vin antique, ni blanc ni rouge, s’identifierait plutôt à un vin orange, vin blanc vinifié selon la technique de vinification des vins rouge, le contact prolongé du moût et du marc donnant sa couleur orange au vin (p.97.
 
Sur le mystérieux breuvage nommé cycéon (mélange de boisson et de nourriture à base de vin, d’orge grillée, de miel et de fromage), on lira avec contentement, page 99 et 100, les développements sur la transe et son psychédélisme avant la lettre. A cette topologie sémantique du vin correspond une typologie du buveur : « les pratiques de commensalité, la nourriture et la boisson sont des facteurs d’identification ou rejet : frugalité contre goinfrerie, tempérance contre ivresse ? La seule boisson civilisée est le vin » (p.102).
     
Florence TILKENS ZOTIADES se lance, ensuite, au chapitre 4 dans l’analyse du renouveau du vin grec et elle s’applique à dégager les atouts du vignoble : « succession de montagnes escarpées, vallées fluviales, plaines côtières, îles, la Grèce a un relief diversifié et constitue une succession de terroirs uniques » (p. 119). Littoral très étendu, territoire majoritairement montagneux, roches sédimentaires (calcaire, grès), effet médiateur de la mer sur les amplitudes thermiques déclinent autant d’avantages de la géographie grecque.
 
Le goût des vins grecs décrit avec lyrisme page 124 nous attire vers une balade sans maquillage, des nobles amers aux senteurs sauvages, des saveurs corsées, salines ou terpéniques, au miel des vins mutés. Michalis GIANNIKOS, vigneron sur les hauteurs de Corinthe, résume clairement la philosophie des vins grecs biologiques d’aujourd’hui les plus aboutis : « Nous pensons qu’un bon vin prend ses racines dans le vignoble avec des vignes saines et naturelles ; nous sommes aussi conscients de notre responsabilité envers la terre et les générations futures » (p.147).     
 

105 livres

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