Par Fabien Nègre
Auteure : Pascaline LEPELTIER
Titre : MILLE VIGNES penser le vin de demain.
Editeur : HACHETTE VINS.
Date de parution : octobre 2022.
Après une maîtrise en philosophie sur Henri Bergson, Pascaline LEPELTIER décide de se consacrer au vin. Angevine, elle apprend des vignerons visionnaires de sa région l’importance du respect du vivant. Formée à l’école de la gastronomie et des accords auprès de Jacques THOREL**, elle découvre l’héritage des icones classiques. Cette double formation la conduit aux États-Unis où elle crée, pour des restaurants étoilés, des cartes des vins engagées pour « mieux boire ». Master Sommelier, Meilleure Sommelière de France et Un des Meilleurs Ouvriers de France 2018, elle dirige les boissons de Chambers, depuis 2022, un restaurant farm-to-table du quartier de TriBeCa, à New-York, qui compte plus de 3000 références de vin majoritairement biologiques, biodynamiques et naturelles. Sélectionnée pour représenter la France au concours de Meilleur Sommelier du monde, à Paris, en 2023, elle se classe 4ème.
Cet ouvrage total dont on a le sentiment, peut-être à tort, qu’il se veut ultime comptant 333 pages et en conséquence très ambitieux qui souhaite décrypter la vigne pour comprendre l’évolution du vin et les codes pour bien le déguster, sous le titre métaphorique et poétique de « MILLE VIGNES. Penser le vin de demain », prétend aborder toutes les problématiques du champ : la vigne meurt-elle d’être cultivée ? les terroirs existent-ils ? le vin n’est-il que du jus de raisin fermenté ? les accords mets et vins ont-ils une réalité historique ? la dégustation n’a-t-elle pas standardisée le vin ? n’est-il pas paradoxal de parler de vins naturels ?
Des angles différents émergent dans une approche holistique : le décryptage de la triangulation vigne-paysages-vin ou encore de la complexe concaténation bouteille-dégustation-hommes-terroirs-vignobles. L’un des principaux mérites de cette somme ouverte non exhaustive, livre fleuve qui court des connaissances scientifiques les plus actuelles en botanique, géographie, climatologie, anthropologie ou encore neuro-physiologie aux expériences contemporaines dans les vignobles du monde entier, revient à dépoussiérer nos prénotions sur la vigne en nous invitant à déguster le vin de demain.
Une interrogation perdure cependant tout au long de sa lecture : cette somme issue en quelque sorte d’un cerveau collectif lors même que nous escomptions la vision profondément singulière d’une auteure si brillante et si aguerrie sur le sujet parviendra-t-elle à faire date, autorité ou référence ?
Tentons maintenant d’appréhender cette montagne qui présente trois lectures ontologiques au sens proprement philosophique en l’occurrence : la vigne, les paysages et le vin. Les deux liminaires hommages émanant d’un scientifique, Marc-André Selosse, et d’un célèbre journaliste gastronomique, François-Régis Gaudry, avancent l’un, « le talent à conter l’improbable chemin qui mène de la vigne au verre » (p.6), l’autre « le coup de tonnerre sur la scène du vin et de la gastronomie… un livre de référence sur le vin… une auteure accomplie » (p.7).
Dans une préface au titre évocateur de l’œuvre de Simone de Beauvoir, Pascaline LEPELTIER se confie quelque peu : « Mille vignes est le livre que j’aurais voulu avoir entre les mains en commençant ma vie dans le vin…. » (p.9). Livre initiatique ou livre d’initiation, la question demeure béante. Exposant sa méthode de l’architecture holistique du système, un des points saillants de son tome athéologique, la médiatique sommelière situe d’emblée les enjeux : « Un livre me semblait manquer, celui qui ferait le pont entre les savoirs hyper-spécialisés et des informations vulgarisées » (ibid.).
Elle relate avec pudeur sa vocation tardive, le goût familial pour les aliments naturels dont elle hérita très tôt « goût juste » des choses selon l’expression de Jacques PUISAIS. La jeune étudiante en philosophie avoue une « curiosité insatiable » pour Tout l’Univers afin de « connecter les champs du savoir » (p.10). La passion vire à l’obsession. Contrainte à une pause dans le rythme effréné de ses études, l’agrégative suit le conseil presque thérapeutique d’un professeur admiré : « pourquoi ne pas essayer de travailler quelques mois en cave » (ibid.)
Mordue, elle enchaîne avec un magistère d’Hôtellerie-Restauration. Un maître d’hôtel bouleverse la stagiaire chez Potel & Chabot avec un Château d’Yquem 1937. « La dégustation s’avéra littéralement transcendante » (p.11). L’émerveillée au sens platonicien comprend alors que le vin transcende l’espace et le temps mais actualise des mondes disparus. Le vin, pour Pascaline LEPELTIER, actualise ses expériences philosophiques restées abstraites (idid.). La sommelière de Chambers (NYC) définit son rapport au vin : « ce vivant était bien plus que la seule vigne, il englobait des communautés visibles et invisibles, présentes, disparues ou à venir, humaines, végétales ou microbiennes. Que tout était connecté dans une dynamique vitale incroyable » (ibid.).
Les pages suivantes prennent étrangement le lecteur par les deux mains afin de lui expliciter comment « lire » MILLE VIGNES. Nous regretterons, parfois, dans la formulation, un manque d’humilité lors même que l’auteure fait l’unanimité parmi ses pairs : « Mille Vignes est, je crois, un livre un peu unique en son genre » (p.12). Pourfendeuse des lieux communs et des mythes entretenus, l’ouvrage ne cesse quelquefois de les reconduire : « Il n’y a donc pas un vin mais mille vins, pas une vigne mais mille vignes ».
Certes, la volonté de mettre en adéquation le terrain de la sommellerie et la problématisation philosophique diffère autant que la tentative très contemporaine de dépasser la dichotomie occidentale entre nature et culture. Par ailleurs, faire la généalogie des concepts et l’archéologie des pratiques dans un dialogue des disciplines dénote d’une perspective engagée. Cependant, une ambiguïté de positionnement subsiste dans la réception, entre un monde universitaire dont les remarquables travaux n’outrepassent pas le microcosme, un grand public cultivé et un univers professionnel trop technique ou jargonneux.
Radicale au sens où elle prend les choses à la racine, Pascaline LEPELTIER excède, malgré cela, le système racinaire pour penser le rhizome en deleuzienne avertie. Un livre labyrinthique où l’on entre par le milieu, la fin ou le début, pour enrichir la multiplicité de lectures possibles qui dessinent autant de tracés originaux (p.13) qui invitent « à vous émerveiller » (idid). La première partie de cet opus (pp.15-96) qui écarte tout encyclopédisme fait fond sur une lecture de la vigne, liane longuement domestiquée mais reconsidère également les biotopes complexes et dynamiques, visibles ou invisibles, dans leur interconnexion.
Liane verte, arbustive et pérenne au potentiel adaptatif et agricole unique (p.16), la vigne serait « un fossile vivant des plantes à fleurs » (ibid.). La jeune femme au porte du podium du dernier concours de Meilleur Sommelier du Monde, en 2023, malgré un style dense et un brin technique, s’inspirant des travaux de Patrick McGovern, entre autres, impressionne par ses savoirs accumulés et des encarts toujours précis et stimulants (p.21, sur le marathefliko chypriote). Elle recontextualise le cépage (12 250 dans le monde aujourd’hui !) tel un concept vigneron différent de la réalité botanique.
En « philosophe », elle avance avec méthode en problématisant l’ampélographie (p.22). S’appuyant, en l’occurrence, sur les travaux de Pierre GALET (1921-2019), auteur du fameux Dictionnaire encyclopédique des cépages (2000), la chroniqueuse à la Revue du Vin de France essaie, à chaque pas, d’apporter sa contribution en dépit d’une technicité de vocabulaire qui contrevient partiellement à la fluidité de la lecture. Sur la forme, la ténuité de la police de caractère nonobstant la clarté des illustrations, cartes et autres tableaux, pourrait nuire à la concentration du lecteur lors même que chaque page nous fournit des motifs d’étonnement (p.30, histoire du pépin).
Les entêtes de chapitre, fort utiles, précisent les enjeux chiffrés de chaque thématique ou sujet abordé. On apprend ainsi que, sur 6000 cépages classés dans le monde une fois les homonymes triés, seulement 10 cépages dominent la production mondiale. De l’étude du système racinaire, au terroir et de façon plus nouvelle aux porte-greffes, les nouveaux paysages viticoles s’articulent sur un penser de la vigne autrement dans l’éthnobotanique (p.70). S’inscrivant dans la lignée des travaux du mycologue Marc-André Selosse sur le sol compris comme un ensemble extrêmement complexe et fragile d’écosystèmes vivants, support de vie et de ressources pour la biosphère (p.76), Pascaline LEPELTIER s’attache au monde souterrain de la vigne à la suite des pionniers Claude et Lidia Bourguignon : symbiose mycorhizienne chère aux trufficulteurs, phytosiologie, plantes compagnes de la vigne (p.88), pastoralisme viticole moderne, agroforesterie viticole.
Cette démarche en intelligence avec la vigne déplace notre vision anthropocentrée pour apprendre d’autres façons d’être au monde et réévaluer les hiérarchies du vivant (p.94). La deuxième grande partie de cet ouvrage se nomme « Lire les paysages » (pp.103-198). Largement influencée par l’apport majeur de Roger DION dans sa thèse, Histoire de la vigne et du vin (CNRS, 2010), l’ancienne khâgneuse, dans des pages saisissantes, parcourt l’infinité des sols et des vignobles, « incarnation du génie et de la liberté humains, faits sociaux » (p.103) pour montrer comment l’humanité a sculpté le terroir au fil de ses besoins et de ses rêves.
On notera la page 112 sur les vents, souvent oubliés, facteurs prépondérants dans la viticulture de qualité. On remarquera la page 116 sur la viticulture héroïque où la dimension paysagère joue fondamentalement. Le chapitre dévolu à la géologie des vignobles marque une pierre angulaire de l’ouvrage (p.124). Roches magmatiques, sédimentaires et métamorphiques font partie intégrante du goût du vin. Les développements sur le terroir utilisent la méthodologie « dionienne » de géographie historique et ses prolongements actuels dans l’œuvre de Jean-Robert Pitte.
La Rochelaise de conclure pertinemment : « Plutôt que de nier le rôle majeur de l’homme dans la création des terroirs viticoles par une approche trop naturaliste de la question, accepter l’anthropisation des terroirs et la part d’ingéniosité humaine dans la culture des vignobles historiques du monde permet d’envisager avec plus de lucidité et de perspective les possibles d’une viticulture de demain » (p.163). Dans sa réflexion sur l’invention des appellations d’origine, l’ancienne stagiaire d’Eric BEAUMARD conteste même l’histoire bourguignonne : « l’invention de la hiérarchie des terroirs est une histoire fantasmée. Ceux qui vont mettre en avant les climats, les distinguer et les valoriser ne sont pas les moines mais les parlementaires, officiers et bourgeois des villes de Beaune et Dijon cinq cent ans plus tard » (p.183).
L’ex-sommelière de Jacques THOREL, a contrario, fait « valoir des terroirs et des paysages uniques, porteurs de goût, avec une vision à long terme de préservation des dynamiques entre les pratiques et les environnements, sans muséifier ni artificialiser à l’excès au nom d’intérêts économiques à court terme. Les paysages viticoles sont eux aussi, par nature, des biens communs vivants, et il faut les accompagner comme tels » (p.199).
La dernière partie, « Lire le vin » (pp.203-334) se concentre sur la double naissance du vin, dans les chais et dans la tête du dégustateur, phénomène transcendant. Elle insiste sur le vin vivant nous reconnectant avec notre nature, notre liberté et notre futur (p.203). On consultera avec profit et curiosité la roue des arômes à défaut des vins de Jean-Michel Monnier exposé à la page 241. L’approche de la dégustation, exercice de pleine conscience, indique que le vin forme un objet sensoriel total (p.271). On regrettera quelques longueurs finales sur le bouchon, la bouteille de vin ou la mythologie de l’étiquette.
Quant à l’analyse de la figure du sommelier, elle arrive bien tard (pp.326-327) avec des sources pas toujours contrôlées rigoureusement (p.327 : Stéphane Olivesi n’est pas philosophe mais professeur en sciences de l’information et de la communication à l’UVSQ) même si la mention des apports de Josep ROCA ou Ferran CENTELLES à la théorie des accords montre un travail conséquent de plusieurs années. La conclusion sur le vin de demain bien trop sommaire voir lapidaire, sans doute rédigée à la hâte, désarçonne par des formules étonnantes du type : « Le vin fait donc toujours sens, mais ce sens est celui que chacun veut donner à son existence » ou « la révolution à venir, tellement nécessaire, ne pourra qu’être une révolution de palais » (p.333).
Par Fabien Nègre
Auteur : Cyrille MALD
Titre : RHUM et autres spiritueux de canne à sucre, illustré par Jocelyn CHARLES.
Editeur : HACHETTE
Date de parution : octobre 2022.
Chroniqueur, expert international du monde des spiritueux, Cyrille MALD, auteur d’une somme intitulée WHISKY (EPA, 2021), sillonne la planète des esprits depuis de nombreuses années. Enthousiaste de la perception sensorielle, il axe ses recherches sur la dégustation conçue avant tout telle une mise en éveil de tous les sens mais aussi une école d’humilité. L’approche tranche par son originalité et sa scientificité. Bien loin de configurer un exercice subjectif propre à chacun en fonction de sa culture, de son expérience et de ses attentes, la dégustation doit, bien au contraire, aboutir à une identification commune des mêmes arômes et des mêmes textures (p.10).
Elle défait le dualisme de la sensation et de l’analyse. Moteur de toute recherche, le consensus n’existe qu’en situation et en présence d’une grammaire aromatique commune qui définit les milliers d’arômes que notre système olfactif détecte. Toute complexité ne se saisit vraiment que dans le plaisir. Les prestigieux préfaciers de cet ouvrage exhaustif et sans doute total qui fera date, ne manquent pas. Le grand aventurier, collectionneur de spiritueux de canne à sucre, embouteilleur des rhums d’exception DEMERARA, découvreur du stock oublié des CARONI trinidadiens et des clairins haïtiens, propriétaire de la célèbre maison VELIER, salue, à juste titre un « excellent dégustateur, intense dans les échanges et doté d’une très grande sensibilité » (p.6).
Cyrille MALD appartient au cercle très rare, au niveau mondial, des palais et des dégustateurs qui peuvent prétendre à la maîtrise de tous les spiritueux. Cérébral et sensible, animé et rigoureux, spontané et érudit, porté par un désir incessant d’élargissement de son horizon, il réussit, dans cet ouvrage à l’écriture ciselée et notamment dans ses notes de dégustations, petits chefs d’œuvres miniatures en forme de cartes postales persanes splendidement illustrées par Jocelyn CHARLES, a embarquer littéralement le lecteur dans les paysages du rhum, non pas une rêverie ou même un rêve, mais un voyage historique et géographique qui s’adresse tout à la fois aux débutants, aux amateurs et aux connaisseurs.
Parmi la multitude des angles originaux abordés loin des partis-pris brutaux et spécieux, on retiendra un des éléments méthodologiques nodaux, proposé sur le Whisky et repris avec efficace sur le Rhum : le classement des distilleries. Nous nous accordons volontiers avec Ian BURREL : « Ce livre constitue… un ouvrage clé : il représente peut-être la somme de connaissances la plus actuelle sur les spiritueux de canne à sucre, les techniques de dégustation et l’évolution des marchés » (p.7). Autre grande singularité : cette imposante encyclopédie des savoirs sur le rhum jamais lassante inclut la catégorie la plus méconnue, la cachaça (p.8) comme le remarque Mauricio MAIA.
Rapprochons-nous maintenant du cœur de l’écrit dans le détail de ses plis et replis scintillants. L’avant-propos, remarquablement limpide et synthétique, comme à l’accoutumée, place en exergue une admirable phrase des Mémoires de Giacomo CASANOVA que d’aucuns gagneraient à méditer ab initio : « L’homme qui veut s’instruire doit lire d’abord, et puis voyager pour rectifier ce qu’il a appris » (p.9). L’auteur cerne dès l’abord les enjeux d’un spiritueux d’une prodigieuse diversité : terres inconnues, terroirs sculptés par des sols singuliers, variétés de canne, de climats et des savoir-faire.
Le cofondateur de l’Institut Olivonomy explicite sa vision fouillée et synoptique. Il rappelle que le rhum, la cachaça et le clairin comprennent plusieurs milliers de composés aromatiques. Il insiste sur un univers en plein mouvement avec des avancées en responsabilité environnementale (p. 9), environnement social. Le livre commence par une chronologie historique (pp.12-21) bienvenue afin de mieux situer la diffusion de la canne à sucre dans le monde mais surtout de comprendre la « réelle singularité » (p.12) de la distillation, laquelle évolua au cours des civilisations par ses usages sacrés, médicinaux et spirituels.
On mesure, à chaque date, l’étendue de sa méconnaissance et parfois de sa parfaite ignorance. Exemple : les premières techniques d’extraction du sucre apparaissent en Chine en 6000 av.J.-C. Le mot Alambic provient du Grec ambix, signifiant « vase ». Stimulant et captivant. En 1130, l’eau-de-vie ne s’utilise que dans un cadre thérapeutique : « l’alcool permet la conservation des plantes et la désinfection des chairs » (p.13). On apprend qu’en 1450, la canne est implantée à Madère.
Le premier volet du présent livre intitulé « DE LA CANNE A SUCRE AU RHUM » (pp.25-115) décrit les paysages, les ingrédients et les méthodes. Le chroniqueur à la RVF revient sur des fondamentaux pas souvent évoqués. Seules trois matières naturelles participent aux caractéristiques organoleptiques du rhum : l’eau, la canne à sucre (jus, mélasse, sirop), les levures. On lira avec passion les passages sur l’influence de l’eau sur le refroidissement des condensateurs, sur la dilution lors des opérations de coupage du distillat ou sur les réductions lors de la mise en bouteilles.
Les pages sur la canne, graminée à l’origine bifide, cultivée et sauvage, les périodes de récolte, le broyage, les variétés témoignent d’un travail phénoménal d’érudition mais aussi de terrain, de rencontres afin de cerner la complexité d’un processus. Il en va de même des levures et notamment de l’effet des cuves sur la fermentation, aspect généralement peu abordé (p.36). L’un des principaux mérites du chapitre sur le terroir, l’environnement et la durabilité, réside dans la mise en lumière de l’approche parcellaire et monovariétale (p.38). La comparaison avec l’effet millésime des grands vins ne paraît pas déraisonnable.
On louera l’effort définitionnel sur le rhum, la cachaça et les autres spiritueux de canne à sucre résumé dans le tableau de la page 53 qui propose une autre typologie que celle établie par VELIER et Luca GARGANO. Nous nous délecterons, ensuite, plus avant, de la réponse drôle et si lucide de Cyrille MALD à la question qu’il pose à son lecteur en l’interpellant dans le cours de sa concentration. Qu’est-ce qu’un grand rhum ? : « Les rhums sont comme les vins : les bons se distinguent des autres par leurs qualités alors que les mauvais se ressemblent tous par leurs défauts » (p.55).
Poursuivons, cependant, les critères posés par l’auteur sans résister au plaisir de citer des tentatives de saisi de l’objet : « un grand rhum, c’est d’abord une rencontre choc avec l’inattendu, la découverte d’un nouveau territoire aromatique aussi infini qu’inconnu, qui laisse une émotion particulière. C’est une surprise et une évidence pour tous : débutants, amateurs avertis ou connaisseurs. L’impression de n’avoir jamais imaginé ni dégusté quelque chose de comparable avant, une mémoire olfactive imprimée à vie » (p.56).
On lira absolument les pages saisissantes qui suivent sur le grand rhum, complexe et riche, d’une grande élégance dans son évolution au nez et en bouche, très harmonieux dans son déploiement aromatique. « Un grand rhum incite au partage, invite ceux qui le dégustent à en découvrir toutes les facettes tant il suscite une émotion particulière et un ressenti profond qui dépassent la simple analyse sensorielle… un moment partagé mais qui implique une concentration, des instants de repli sur soi, où le silence précède l’explosion inoubliable. Une bouteille qui existera toujours, tel un nectar immortel » (p.57).
Mais Cyrille MALD ne se subsume surtout pas à un écrivain lyrique. Il se lance, plus loin, dans un exposé minutieux et détaillé de l’élaboration du rhum au sens scientifique sans omettre aucune phase : extraction, imbibition, fermentation, composition des moûts, fermentations longues, ensemencement en cuve mère. Abordant l’art de la distillation, le globetrotteur qui goûte au moins mille rhums par an recontextualise avec beaucoup de brio : « La distillation est d’abord une extraction de toutes les substances plus volatiles et plus solubles dans l’éthanol que l’eau….la salle des alambics constitue le poumon des distilleries de rhum. Il existe autant de profils aromatiques des rhums et autres spiritueux de canne que de formes d’alambic qui les façonnent….Aucune autre eau-de-vie n’utilise autant d’appareils distillatoires » (p.66).
L’un des points essentiels de ce maître ouvrage tient dans la typologie des fûts et leurs apports aromatiques (p.87). Sur les fûts français, la page 93 figure une véritable leçon de précision sur l’effet des forêts (Vosges, Bertranges, Bercé, Tronçais) sur le profil aromatique. La deuxième partie (pp.117-157) de cet opus vertigineux à consulter avec profit aussi bien au chevet qu’aux offices expose l’art de la dégustation propre au Master Ambassador à la Scotch Malt Whisky Society : « mise en éveil des sens…partage, ressentir beaucoup avec peu » (p.118).
De l’importance de l’odorat (olfaction et rétro-olfaction) à l’analyse des strates aromatiques verre à l’horizontale, à l’absence de cartographie du goût sur la langue, jusqu’au toucher de bouche, rien n’échappe au cofondateur de Rum Intelligence. Mieux, il nous dote d’une grammaire aromatique par la roue des arômes MALD-VINGTIER (p.145) qui « permet d’objectiver l’analyse des arômes et de la fonder sur les composés chimiques qui les constituent. Elle a vocation à s’appliquer de manière universelle à toutes les boissons et à s’adresser à toutes les cultures ».
La mixologie (p.157), art du mélange des boissons et de leur création, fait l’objet d’un exposé net avec l’interview d’un star du strainer : Jeff « Beachbum » Berry (p.165). La quatrième partie nous attire dans un excitant un tour du monde des rhums. On lira avec intérêt et surtout jubilation les notes de dégustation, de phrases lapidaires aux tourbillons poétiques, en passant par le carnet de voyage d’un paysage au cœur d’un verre : « en constante évolution (pudding au sirop d’érable, cannelle de Ceylan, jonc odorant), cette cuvée unique est d’une fraîcheur fruitée insolente (baies fraîches, ananas, kiwi, banane). Son équilibre est parfait entre un rancio racé, le tabac frais, la mousse tourbière et le pin maritime » (p.187).
Hormis le talent manifeste de vrai nez des esprits, de dégustateur expert hors-pair consacré par ses pairs et les publics des novices, amateurs ou professionnels confirmés, le juge au Kura Master nous immerge dans le labyrinthe des distilleries en les classant. Mention spéciale également pour le chapitre sur la cachaça (p.216) quasiment jamais mentionnée dans les ouvrages sur le rhum. Citons, à nouveau, une strophe enthousiaste et impeccable pour mieux saisir le style imagé mais précis de l’auteur décrivant la sensation de l’expression Caroni Velier Full Proof Heavy Trinidad Rum, 1984, 24 ans, 58.3° : « le sorbet citron vert et l’encre de seiche, ainsi que l’oscillation permanente entre le cuir de Russie et la menthe poivrée, assurent à ce rhum de légende une incroyable complexité » (p.295).
La dernière partie de ce fort volume de 430 pages très digeste aborde les autres continents (p.369) avec d’étonnantes créations ; du premier rhum français issu d’un pur jus de canne à sucre cultivée à Hyères-les-Palmiers par la Maison FERRONI fondée à Marseille sise à Aubagne, au Tamure, un rhum blanc polynésien au floral sauvage adouci par un sirop de mangoustan (p.409).
Par Fabien Nègre
Auteurs : Brian ASHCRAFT, Takashi EGUSHI.
Titre : La bible du saké. Le Guide complet pour découvrir, choisir & déguster.
Editeur : Synchronique Editions.
Année : octobre 2022.
L’univers du saké de qualité offre une finesse, une richesse et une diversité n’ayant d’égal que l’amour des Japonais pour la perfection et pour la gastronomie. Bien qu’ils soient produits différemment, cette passion n’est pas sans rappeler notre culture culte voué à l’élaboration et à la dégustation du vin. Méconnu du grand public, le saké japonais est désormais prisé des amateurs éclairés et fait aujourd’hui fureur dans le monde entier.
Découvrez : néophyte ou connaisseur, restaurateur ou sommelier, partez à la découverte du monde fascinant du saké. Visitez avec Brian ASHCRAFT les meilleures brasseries du pays pour comprendre les techniques de brassage, traditionnelles comme modernes, les secrets de la culture et du polissage du riz, de la fermentation et se l’affinage. Rencontrez les hommes et les femmes qui produisent ce nectar, héritiers d’une histoire si intimement liée à la culture millénaire du Japon.
Choisissez : Takashi EGUSHI a sélectionné 100 sakés parmi les meilleurs, dont certains spécifiquement en fonction de leur disponibilité en France. Ses notes de dégustation vous permettront de choisir les bouteilles qui vous correspondent le mieux et d’optimiser vos achats. Les meilleurs sakés ne sont pas nécessairement les plus chers !
Dégustez : choix des récipients, températures de dégustation, gammes gustatives, accords mets-saké… L’art de la dégustation du saké n’aura plus de secret pour vous ! Embarquez pour un voyage gustatif intense rythmé par les saveurs classiques ou inattendues du saké japonais.
Brian ASHCRAFT est journaliste et auteur. Rédacteur senior pour le site Kotaku et chroniqueur pour le Japan Times, c’est un passionné de saké et de culture japonaise. Originaire du Texas, il vit à Osaka depuis 2001.
Takashi EGUSHI est un expert et un conférencier reconnu. Il est diplômé de l’Association japonaise des sommeliers et responsable d’un cours sur le tourisme autour du saké à l’université Doshisha de Kyoto. Il vit à Tokyo.
Ce livre a reçu le Gourmand Award (Edouard Cointreau), « Best in the world » dans la catégorie « spiritueux ».
Après la traduction française du livre de référence de Brian ASHCRAFT, « Whiskies japonais. La voie de l’excellence » chez Synchronique Editions, le même éditeur qui accomplit un travail minutieux et essentiel nous donne le présent ouvrage qui s’annonce, hormis son titre un peu grandiloquent, comme une autre somme indispensable pour tous les amateurs, professionnels ou simplement honnêtes hommes éclairés de notre temps.
Dans un avant-propos très éclairant, Richie HAWTIN, samouraï du Saké, explore le partage du saké avec le monde d’aujourd’hui. Cette merveilleuse boisson artisanale (p.4) qui fait partie de la culture japonaise depuis 1000 ans, présente un éventail surprenant de saveurs profondes, raffinées, uniques aussi bien dans ses arômes délicats que dans ses textures subtiles. En outre, un bel équilibre entre tradition et technique moderne se loge au fondement de ce processus artisanal, sophistiqué et inventif (p.4).
Un autre attrait de ce livre imparable dévoile les familles, les propriétaires de brasseries, les maîtres brasseurs et les ouvriers. L’énigme du saké demeure. Avec sincérité, persévérance et dévouement, un mélange d’ingrédients simples donne naissance à une « magie en créant la complexité et la multiplicité des saveurs, textures, arômes » dans une séduction absolue (p.5). Une autre force du nihonshu s’apprécie à sa capacité à souligner en douceur les saveurs des plats en se mariant aux cuisines du monde entier parfois avec stupeur ou enthousiasme (p.5).
Dans son avant-propos aux notes romantiques et parfois poétiques, Brian ASHCRAFT avoue son amour du paysage d’Aomori et d’Honshu où il vit depuis 2001. Il raconte sa première visite dans une brasserie de saké par un matin d’automne de 2005, à Nara : « des élégantes senteurs fermentées assaillent mes narines…mon émerveillement » (p.6). Le grand spécialiste de l’alcool de riz fermenté remarque également à regret que le nombre de brasseries de saké au Japon se réduit presque chaque année.
En effet, il passe de 30 000 à la fin du XIXème siècle à 1250 aujourd’hui dans l’archipel. Après des ventes au sommet en 1975, le saké représentait, en 2017, 7% des consommations bien après la bière, le shochu ou les liqueurs. Pourtant, depuis quelques années, les étrangers s’intéressent aux sakés et la qualité augmente : « Cette boisson ne reflète pas la culture japonaise mais elle est la culture japonaise » (p.7). La dynamique dépasse depuis peu le Japon puisque Taïwan, le Mexique ou le Brésil produisent d’excellents sakés.
La première partie s’attache à expliciter en quoi le saké demeure la boisson nationale du Japon. Brian ASHCRAFT rentre tout de suite dans le détail de la complexité définitionnelle. Alors qu’il signifiait, durant mille ans, l’alcool brassé à partir de riz, fin XIXème, le terme nihonshu (alcool japonais) le distingue du yoshu (alcool occidental). Toute confusion devient impossible. Légalement, le saké est filtré à partir de riz fermenté, de koji et d’eau (p.9). Les auteurs éclaircissent à juste titre les contresens fallacieux ou comparaisons souvent erronées entre le saké, le vin et la bière.
A certains égards, le saké ressemble au vin car il se consomme lors d’un repas et offre un toucher de bouche. La comparaison s’arrête là : « les brasseurs de saké disent souvent que 80% du vin dépend du raisin alors que 80% du saké dépend du brasseur » (p.10). Le saké ne résultant pas d’un jus, il ne s’identifie pas à un vin. Son procédé, comme le rappellent les deux experts, « le rapproche de la bière » (id.) Le débat s’avère captivant et demeure ouvert car des deux boissons brassées seule la bière provient du malt.
La théorie des comparaisons née il y a plusieurs siècles, ne date pas d’hier mais on peut affirmer que « le saké n’est ni une bière de riz ni un vin de riz (il ne s’apparente pas non plus aux boissons distillées comme le whisky). Le saké est unique et rien ne lui est comparable » (p.11). La lecture de ce livre ne lasse jamais car la variété des sujets abordés et la diversité des personnages s’enchaînent. Exemple : Toshio TAKETSURU, 14ème président de la célébrissime TAKETSURU SHUZO. La page 15 fait un focus synthétique et très clair sur les types de sakés souvent confondus en précisant que « ces catégories se distinguent par le mode de fabrication ou par les ingrédients et non par la variété de riz utilisée ou la région dont il provient ».
Les pages suivantes font une mise au point bien utile sur la naissance du ginjo et du daiginjo premium. Très en vogue dans les années 80-90, ces sakés premiums, employés par les professionnels, se présentaient surtout dans les concours. Ces ginjo ont durablement modifié les règles du jeu (p.19). Ensuite, l’ouvrage propose une typologie des sakés troubles et non dilués, des sakés bruts et non travaillés (p.23), des sakés de niche (p.28), des koshu (sakés vieillis, p.30), des sakés pétillants inventés aux États-Unis en 1939 ! (p.21). Les différents pieds-de-cuve (shubo) font l’objet d’une étude précise.
L’ouvrage passe en revue les saisons du saké (brassage, qui importent radicalement, les maîtres tonneliers. La deuxième partie aborde les « dix mille méthodes pour élaborer un grand saké » (p.41. Tout semble simple et évident : « on lave le riz, on le fait tremper, on le cuit à la vapeur, on y incorpore du koji-kin (un champignon), on réduit ce mélange en purée avec de l’eau (en plusieurs temps), on presse le tout et on embouteille le liquide ainsi obtenu » (p.41).
De plus près, tout renvoie à une infinie complexité : « la chimie est si complexe et l’habilité requise si grande que l’élaboration d’un bon saké relève du miracle » (id.). Le polissage du riz s’opère de différentes façons (pp.41-43). Le lavage et le trempage débarrassent le riz de la fine poudre qui reste parfois sur le grain après polissage (p.44). La cuisson à la vapeur, phase délicate suivante, précède la fabrication du koji. Un encart sur le super-premium super-poli de la brasserie Niizawa, au nord du Japon, intrigue. Surnommé « prouesse » ou expérience transcendante, ce saké issu d’un riz poli à 99% fut le seul (p.50).
Puis apparaît un incroyable personnage, Tsukasa NISHIDA, directeur de la brasserie Nishida Shuzoten, qui dans une inlassable recherche de la perfection, compare son saké à la maroquinerie Hermès (p.59). D’autres opérations adviennent : pressage, filtrage, pasteurisation, embouteillage (p.62). La troisième partie de ce maître ouvrage aborde les cinq ingrédients essentiels : riz, eau, koji, levure, terroir (p.73). Rarement abordées, les variétés de riz anciens figurent aux pages 84 et 85. On lira également avec un vif intérêt la page 114 sur le terroir qui confère au riz des nuances qu’on retrouvera dans la boisson.
Les auteurs en profitent pour exposer les plus grandes régions productrices : aichi, akita, fukuoka, fukushima, fushimi, ishikawa, kumamoto, nada, niigata, saijo, shizuoka, yamagata sans grande révélation. Les pages 125 à 154 nous présentent un guide de l’acheteur élaboré par Takahi EGUCHI. La partie 4 trait de l’appréciation du saké à trois niveaux : températures, profils gustatifs, accords mets et saké (p.153). Les spécialistes rappellent les grands principes de la dégustation. Le saké représente la « boisson alcoolisée la plus versatile du monde » (id). La dégustation atteint des sommets quand le saké s’accorde avec un plat ou d’autres sakés. Chauffer le saké ouvre toute une gamme aromatique qui ne se manifesterait pas autrement. Inversement, le réfrigérer convient à merveille aux températures estivales (id). Page 159, Takashi EGUCHI suggère une dégustation par strates aromatiques et saveurs qui nous paraît pertinente :
1/ingrédients : riz, farine de riz, riz cuit, son de riz, foin, guimauve, mochi, châtaigne, eau, barbe à papa, lait en poudre et autres notes lactées.
2/arômes fruités et floraux issus de la levure : pomme, poire asiatique, litchi, muscat, banane, melon, abricot, orange, mandarine, citron vert, fraise, lys, lavande.
3/nuances tranchantes de l’alcool : poivre, romarin, herbe.
4/fermentation : fromage, beurre, yaourt, crème fraîche.
5/nuances mûres apparues lors du vieillissement : fruits secs, chocolat, sirop d’érable, caramel, miel, champignons séchés, cèdre, chêne des fûts, noix, sauce soja, thé de Darjeeling, cire, vanille.
Pour contrevenir à la trop convenue pratique des accords mets/sakés, on réfléchira avec attention aux propos du célèbre brasseur Uehara SHUZO sur les saveurs profondes : « Nous ne nous intéressons pas à la façon dont notre saké se marie aux plats… Il est donc impossible de souligner les saveurs spécifiques dans certains repas. Si les associations fonctionnent, tant mieux. Nous n’y pensons absolument pas » (p.161). Le livre vient enfin sur la question cruciale du choix du récipient (pp.171-180). Dans la cinquième partie intitulée « Brève histoire du brassage du saké, d’un alcool sacré de contrebande à une boisson largement commercialisée » (pp.181-214), on regrettera le rappel de certains éléments historiques, culturels ou techniques déjà présents dans deux sommes décisives et sans doute définitives : la thèse de Nicolas BAUMERT, Le saké, une exception japonaise, Rennes, PUR, coll. « Tables des hommes », 2011 ; et Gautier ROUSSILLE, Nihonshu : le saké japonais - De la production à l'art de la dégustation, Dunod, 2019.
Par Fabien Nègre
Auteur : Christophe SERVELL, photographies Fabrice LESEIGNEUR.
Titre : A l’origine. Rencontres en terres de café.
Editeur : Apogée, Rennes.
Date de parution : 24 mai 2023.
Quelque chose a changé dans le café ces dernières années : il est aujourd’hui possible de boire du bon café en France, en Europe et un peu partout dans le monde. Chez soi, chez son torréfacteur, au restaurant, au bureau, la bonne tasse est accessible à tous. En effet, le café de qualité n’a rien à cacher; bien au contraire, il a tout à dévoiler : son fruité, sa floralité, ses épices, sa douceur, son corps, son équilibre et tant d’autres attributs que le grand public est en droit de découvrir.
Une formidable dynamique, irréversible, est en marche, car la filière que l’on nomme désormais « café de spécialité », est structurée et organisée. Producteurs, sourceurs, importateurs, torréfacteurs, œuvrent ensemble pour proposer des cafés qui n’ont jamais été si bons. Christophe SERVELL appartient à cette communauté pour avoir créé une des premières enseignes de café de spécialité en Europe : Terres de café. Depuis plus de dix ans, il voyage « à l’origine », à la rencontre des producteurs, pour comprendre les filières, les forces et les faiblesses de chacune d’entre elles et mener des projets de développement.
Ce sont ces expériences qui lui ont permis de comprendre quelles sont nos responsabilités -producteurs, torréfacteurs, consommateurs- et de se forger la vision qui dicte aujourd’hui sa façon de travailler et les valeurs qu’il transmet. A l’origine est un voyage à la rencontre de tout ce que devrait contenir un paquet de bon café. Christophe SERVELL, fondateur de Terres de café, sacré meilleur torréfacteur de France en 2015, sillonne depuis des années les pays producteurs, à la recherche des meilleurs cafés du monde.
Au fil du temps, il a tissé de solides liens d’affaires et des amitiés avec de grands producteurs et contribue à l’émergence d’une filière caféicole qualitative et durable. Photographe et réalisateur, Fabrice LESEIGNEUR est passionné de gastronomie et de vin. Il réalise les couvertures et les reportages de plusieurs magazines spécialisés et a signé les photographies de nombreux ouvrages en compagnie des plus grands chefs français (Alain SENDERENS, Guy SAVOY, Pierre GAGNAIRE, Alain PASSARD, Anne-Sophie PIC).
La préface d’Alexandre BELLANGé, PDG de BELCO, positionne les enjeux à venir du café de spécialité, véritable révolution opérée par des hommes et des femmes libres, passionnés qui ont changé la manière de produire, transformer, distribuer et boire le café dans une vision humaniste, écologique (p.5). Ce livre qui retrace un récit de voyage, symbolise aussi un témoin engagé du monde et une filière agricole en lutte pour sa survie. Les risques qui menacent l’avenir du café semblent vertigineux. « Sans producteurs, il ne pourra plus y avoir de café » (id).
La réduction des terres cultivables imposée par le changement climatique structure la deuxième menace. Le café pourrait redevenir un produit de luxe, plus rare. Sortir d’une consommation réflexe pour aller vers une consommation responsable et raisonnable. La conclusion paraît sans appel : « Nous ne pourrons pas nous dispenser de changer radicalement de paradigme » (p.6). Cela signifie se tourner vers des modèles agricoles vertueux, non émissifs, qui favorisent la polyculture et l’agroforesterie.
Dans son avant-propos, Christophe SERVELL affirme le changement radical : « il est désormais possible de boire du bon café en France, en Europe et un peu partout dans le monde » (p.11). Le café de qualité dévoile son fruité, sa floralité, ses épices, sa douceur, son corps, son équilibre (id). Le café redevient un produit gastronomique. Une nouvelle filière renaît, celle des cafés de spécialité. Cette économie repose sur un marché et une communauté. Christophe SERVELL a créé en 2009, une des premières enseignes de café de spécialité en Europe, TERRES DE CAFÉ.
Cette révolution décloisonne la chaîne de valeur entre producteurs, torréfacteurs et consommateurs. Elle tire sa prospérité de la rencontre et de l’échange entre les parties. L’auteur loue les voyages, les merveilleuses collaborations. Ces expériences forment autant de briques de compréhension qui obligent à prendre ses responsabilités (p.12). Ainsi, Stéphane SERVELL se forge une vision qui réinvente la production agricole respectueuse, instaure les règles d’un échange juste et d’un juste échange (p.13).
Les programmes de développement communs se fondent sur l’éducation, la traçabilité, la confiance en vue d’une transition alimentaire réellement durable (id). Ce beau livre illustré par des photographies respectueuses et humaines jette les bases d’une économie intelligente. Le voyage commence par le Salvador, dans la région montagneuse d’Ilamatepec (p.17). Il y a une dizaine d’années, la médiocrité dominait tous les stades de la chaîne de valeur du café, de la matière première à la dégustation en passant par la torréfaction.
Une filière commerciale domine encore le monde avec trois méga-torréfacteurs, NESTLÉ, LAVAZZA, JDE, qui se partagent 80% du marché mondial. Pourtant, aux États-Unis, le grain de qualité représentait déjà 25% avec BLUE BOTTLE ou INTELLIGENTSIA COFFEE (p.18). Le Salvador propose justement deux versions diamétralement opposées du café de spécialité. L’une où seuls comptent le volume et le score de dégustation, et l’autre où la qualité forme la base d’une démarche agricole passionnée, respectueuse et donc durable (p.19). La responsabilité et la mission de Christophe SERVELL consistera alors dans une philosophie humaniste et écologique (id).
En Éthiopie et précisément dans le Wallaga, des paysages de montagne verdoyants et magnifiques, les voyageurs découvrent les cafés de forêt (p.29) quasiment sauvages, d’une complexité et d’une vivacité extraordinaires. Les producteurs, tirés vers le haut, passeront alors d’une vie de subsistance à une vie de projets. Les consommateurs rentreront dans un rapport de confiance (p.34). L’acte d’achat devient engagé, sensé, philosophique (p.36). Au Costarica, dans l’Alajuela, le chasseur de café d’exception met en place des stratégies complexes de développement durable (p.53) notamment avec la ferme Volcan Azul (p.54).
Au Panama, dans un paysage vertigineux à coupé le souffle (p.59), développe la relation avec le producteur, le fermier, qui compose le terroir (p.63). L’auteur insiste sur le lien de souffrance qui existe entre le café et la colonisation. Au Brésil, les pionniers luttent pour une caféiculture durable, intelligente et partagée (p.72) à travers un modèle agricole biologique agroforestier (p.74). Christophe SERVELL évoque, dans de très belles pages, « un moment de grâce », « ses moments des échanges vrais, désintéressés, ces moments ancrés dans le présent, disponible pour les êtres avec qui on les partage » (p.77).
En Colombie, Christophe SERVELL se voit bouleversé par le bourbon rose : « je n’ai jamais senti cela. Citron, grenadine, une fraîcheur et une pureté incroyable » (p.85). Un effet millésime comme pour le vin existe dans le café. En Éthiopie, il se livre à une recherche sur les variétés botaniques autochtones (p.95). Ces cafés de vergers impressionnent avec leur dégradé : « fleurs, framboises, cassis, miel, sucre de canne, ananas, citron » (p.104).
Un bien beau livre passionnant qui comprend de nombreux passages poétiques presque philosophiques : « un sentiment d’apaisement, d’harmonie, nous saisit dans cette forêt, comme un ensemble nourricier qui nous enveloppe. En ces lieux, la sensation ressentie physiquement et spirituellement nous révèle que chaque entité vivante fait partie d’un tout -l’arbre, la fleur, l’abeille, le buffle, le caféier, l’étoile, la lune, le soleil, l’humain. » (p.115). Au Kenya, les cafés envoûtent littéralement : « notes de mûres, de cassis, de groseille, de framboise, de pomme verte, de tomate » (p.121).
En Equateur, les auteurs tombent sous le charme de cafés raffinés « aux notes de framboise, de rhubarbe, de jasmin, de citronnelle, de fruit de la passion » (p.159). Le café comme art de vivre.
Par Fabien Nègre
Auteure : MANDA.
Titre : Dans le jardin de thé. Haïkus & méditations.
Editeur : Synchronique Editions.
Année : 2021.
Se laisser gagner par la sérénité au plus profond des montagnes sauvages ou au creux d’une douce vallée brumeuse : telles sont les expériences de paix qu’évoque le roji, jardin à la minutieuse simplicité esthétique menant au pavillon de thé. Entrer dans le jardin de thé, c’est renouer avec la poésie de l’instant, retrouver le charme des émotions discrètes. Hors du vrombissement du monde, le « sentier de rosée » prépare, de petits pas en petits pas, à l’épure ritualisée de la cérémonie du thé.
Dans un écrin de verdure, les dalles de pierre soigneusement disposées invitent à s’accorder à la temporalité de la nature pour mieux s’en émerveiller. Parcourir le roji c’est retrouver la liberté et le plaisir d’être, d’écouter, de regarder, de sentir, de s’étonner. Entre admiration fusionnelle et observation respectueuse face à un simple brin d’herbe ou à la majesté d’une fleur, au son d’une goutte d’eau ou au chant du rossignol, l’adepte du thé chemine sur la voie d’un équilibre serein qui découle d’une relation intime, amicale, avec la nature.
Enrichi d’un glossaire et de notes détaillées, Dans le jardin de thé nous invite à découvrir l’extrême raffinement et les significations profondes, cachées dans chaque détail, qui président à la composition des jardins de thé japonais et au déroulement de la cérémonie de thé, rituel du bouddhisme zen.
La préface du Ministre Kenichi MATSUDA, Directeur de la Communication et Culture à l’ambassade du Japon à Paris, trace les contours poétique et initiatique du jardin de thé.
MANDA, peintre et calligraphe, a reçu en 2018, du gouvernement japonais l’Ordre du Soleil levant, Rayon d’or et d’argent (chevalier des arts et des lettres en France). Elle réside en Alsace la plupart du temps, entre deux voyages, mais se définit comme une citoyenne des arts.
Soulignons, encore une fois, que ce très beau livre qui nous plonge dans les multiples facettes de la culture traditionnelle japonaise : calligraphie, le sumi-e, les haïkus ou la cérémonie du thé; nous arrive d’un « petit éditeur indépendant » qui réalise, depuis 2008, un travail remarquable dédié à la publication de textes de qualité et de beaux-livres sur l’Orient (notamment le Japon, la Chine et l’Inde), les philosophies non-dualistes et non religieuses (Tao, zen, advaita, yoga) et le bien-être.
Ce livre décrit l’intimité d’un jardin de thé et son pavillon afin de goûter la sérénité, la beauté de l’instant présent, avant de nous convier à une cérémonie du thé. Ce véritable pèlerinage nous emporte hors du temps, et les haïkus qui l’accompagnent nous saisissent dans la contemplation du monde. Par-delà l’éveil des sens, MANDA nous introduit dans l’histoire japonaise : la religion shintoïste, les coutumes ancestrales de l’archipel.
Nous traversons ce paysage, saisissant tableau vivant rythmé par les saisons, parfois plongé dans le silence, parfois orné du chant des oiseaux, du chuchotement du vent ou du bruissement de la pluie. Dans ce texte éminemment poétique et philosophique, le végétal, l’animal et le minéral se fondent harmonieusement par la main de l’Homme. Les haïga (dessins accompagnant les haïkus) visualisent l’environnement naturel envoûtant, captent l’esthétique des émotions suscitées par le caractère éphémère des choses du monde terrestre.
Finesse, simplicité, élégance, quiétude ou encore pureté, voici les mots qui nous traversent lorsque nous contemplons cet univers. De plus en plus prisé par le public français, l’art de vivre japonais, la culture zen, la méditation font partie des thématiques qui attirent. Ce livre nous suggère d’inviter la paix en soi, de contempler le temps qui passe ou de se montrer sensible vis-à-vis des petites choses, des petits gestes du quotidien.
D’emblée, la profondeur et la puissance du propos frappe par une très belle écriture foisonnante d’images mais qui ne s’écarte jamais d’une rigueur, d’une précision. Loin du poids du quotidien déposé à la porte extérieure (sotomon) du jardin de thé, MANDA nous invite à « faire alliance avec le silence » (p.14). La pensée se libère dans l’expérience intuitive de la grâce, de la profondeur d’un silence arraché à la domination du quotidien qui obère les possibilités de la surprise. S’en suit une description fine des nuances du silence : « chaque silence possède sa tonalité propre, ses hauteurs, ses couleurs, sa densité » (p.14).
Le présent ouvrage nous appelle au détachement joyeux, loin des bavardages intérieurs, pour réapprendre les valeurs de la pauvreté ou de l’infime. Dans la cosmogonie nipponne, l’homme et la nature communient. Le shintô se définit comme la religion de la nature. En outre, la recherche esthétique ne réfère pas à la frivolité d’une élite oisive. Elle innerve tout le quotidien. L’art du thé, jardin et cérémonie, confine à la simplicité dans son extraordinaire sens de l’abstrait et sa puissance d’imagination. Il s’agit, ni plus ni moins, que du point d’orgue « d’une vie qui devient art » (p.16).
L’auteure nous gratifie de pages stimulantes sur les réunions de thé et le jeu de thé de l’aristocratie de la cour impériale et la noblesse militaire au XVIème. Un moine zen très célèbre, Sen no Rikyû, au temple Daitoku-ji, instaura, contre le faste luxueux, une nouvelle voie du thé : « le jardin qui mène au pavillon de thé…doit susciter un sentiment de paix qui règne dans un jardin niché au plus profond des montagnes, qui évoque à la fois montagnes profondes et vallées mystérieuses » (p.18).
L’allée qui mène à ce jardin moussu évoque une traversée jusqu’à la hutte de thé. Le texte, onduleux, tout à la fois mystique et poétique mais également rigoureux, nous emporte dans une joie légère et pure provoquée par un accord intime avec les éléments où la sagesse réside dans le fait de devenir « l’hôte des nuages » (p.20). La nouvelle esthétique du thé wabicha comprend le wabi (tranquillité intérieure) et le cha (pratique du thé). « La voie du thé offre les expressions les plus élevées du culte de l’instant » (p.31).
Un bien beau livre dont on fera souvent son miel en relecture, dense, onirique, précis, qui ravira autant les amoureux des haïkus que les fervents de belles illustrations ou bien tout néophyte qui voudra s’initier à l’évidente complexité de la philosophie nipponne à travers le jardin de thé, perception insoupçonnée de la sérénité de l’instant (p.64), cette « poignance des choses » (p.80) que les japonais nomment « mono no aware », art des instants cueillis en quelque sorte. MANDA peint et écrit, dans un seul mouvement, une esthétique de l’évanescence en guise d’éternité (p.122).
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