Par Fabien Nègre
Auteure : MANDA.
Titre : Dans le jardin de thé. Haïkus & méditations.
Editeur : Synchronique Editions.
Année : 2021.
Se laisser gagner par la sérénité au plus profond des montagnes sauvages ou au creux d’une douce vallée brumeuse : telles sont les expériences de paix qu’évoque le roji, jardin à la minutieuse simplicité esthétique menant au pavillon de thé. Entrer dans le jardin de thé, c’est renouer avec la poésie de l’instant, retrouver le charme des émotions discrètes. Hors du vrombissement du monde, le « sentier de rosée » prépare, de petits pas en petits pas, à l’épure ritualisée de la cérémonie du thé.
Dans un écrin de verdure, les dalles de pierre soigneusement disposées invitent à s’accorder à la temporalité de la nature pour mieux s’en émerveiller. Parcourir le roji c’est retrouver la liberté et le plaisir d’être, d’écouter, de regarder, de sentir, de s’étonner. Entre admiration fusionnelle et observation respectueuse face à un simple brin d’herbe ou à la majesté d’une fleur, au son d’une goutte d’eau ou au chant du rossignol, l’adepte du thé chemine sur la voie d’un équilibre serein qui découle d’une relation intime, amicale, avec la nature.
Enrichi d’un glossaire et de notes détaillées, Dans le jardin de thé nous invite à découvrir l’extrême raffinement et les significations profondes, cachées dans chaque détail, qui président à la composition des jardins de thé japonais et au déroulement de la cérémonie de thé, rituel du bouddhisme zen.
La préface du Ministre Kenichi MATSUDA, Directeur de la Communication et Culture à l’ambassade du Japon à Paris, trace les contours poétique et initiatique du jardin de thé.
MANDA, peintre et calligraphe, a reçu en 2018, du gouvernement japonais l’Ordre du Soleil levant, Rayon d’or et d’argent (chevalier des arts et des lettres en France). Elle réside en Alsace la plupart du temps, entre deux voyages, mais se définit comme une citoyenne des arts.
Soulignons, encore une fois, que ce très beau livre qui nous plonge dans les multiples facettes de la culture traditionnelle japonaise : calligraphie, le sumi-e, les haïkus ou la cérémonie du thé; nous arrive d’un « petit éditeur indépendant » qui réalise, depuis 2008, un travail remarquable dédié à la publication de textes de qualité et de beaux-livres sur l’Orient (notamment le Japon, la Chine et l’Inde), les philosophies non-dualistes et non religieuses (Tao, zen, advaita, yoga) et le bien-être.
Ce livre décrit l’intimité d’un jardin de thé et son pavillon afin de goûter la sérénité, la beauté de l’instant présent, avant de nous convier à une cérémonie du thé. Ce véritable pèlerinage nous emporte hors du temps, et les haïkus qui l’accompagnent nous saisissent dans la contemplation du monde. Par-delà l’éveil des sens, MANDA nous introduit dans l’histoire japonaise : la religion shintoïste, les coutumes ancestrales de l’archipel.
Nous traversons ce paysage, saisissant tableau vivant rythmé par les saisons, parfois plongé dans le silence, parfois orné du chant des oiseaux, du chuchotement du vent ou du bruissement de la pluie. Dans ce texte éminemment poétique et philosophique, le végétal, l’animal et le minéral se fondent harmonieusement par la main de l’Homme. Les haïga (dessins accompagnant les haïkus) visualisent l’environnement naturel envoûtant, captent l’esthétique des émotions suscitées par le caractère éphémère des choses du monde terrestre.
Finesse, simplicité, élégance, quiétude ou encore pureté, voici les mots qui nous traversent lorsque nous contemplons cet univers. De plus en plus prisé par le public français, l’art de vivre japonais, la culture zen, la méditation font partie des thématiques qui attirent. Ce livre nous suggère d’inviter la paix en soi, de contempler le temps qui passe ou de se montrer sensible vis-à-vis des petites choses, des petits gestes du quotidien.
D’emblée, la profondeur et la puissance du propos frappe par une très belle écriture foisonnante d’images mais qui ne s’écarte jamais d’une rigueur, d’une précision. Loin du poids du quotidien déposé à la porte extérieure (sotomon) du jardin de thé, MANDA nous invite à « faire alliance avec le silence » (p.14). La pensée se libère dans l’expérience intuitive de la grâce, de la profondeur d’un silence arraché à la domination du quotidien qui obère les possibilités de la surprise. S’en suit une description fine des nuances du silence : « chaque silence possède sa tonalité propre, ses hauteurs, ses couleurs, sa densité » (p.14).
Le présent ouvrage nous appelle au détachement joyeux, loin des bavardages intérieurs, pour réapprendre les valeurs de la pauvreté ou de l’infime. Dans la cosmogonie nipponne, l’homme et la nature communient. Le shintô se définit comme la religion de la nature. En outre, la recherche esthétique ne réfère pas à la frivolité d’une élite oisive. Elle innerve tout le quotidien. L’art du thé, jardin et cérémonie, confine à la simplicité dans son extraordinaire sens de l’abstrait et sa puissance d’imagination. Il s’agit, ni plus ni moins, que du point d’orgue « d’une vie qui devient art » (p.16).
L’auteure nous gratifie de pages stimulantes sur les réunions de thé et le jeu de thé de l’aristocratie de la cour impériale et la noblesse militaire au XVIème. Un moine zen très célèbre, Sen no Rikyû, au temple Daitoku-ji, instaura, contre le faste luxueux, une nouvelle voie du thé : « le jardin qui mène au pavillon de thé…doit susciter un sentiment de paix qui règne dans un jardin niché au plus profond des montagnes, qui évoque à la fois montagnes profondes et vallées mystérieuses » (p.18).
L’allée qui mène à ce jardin moussu évoque une traversée jusqu’à la hutte de thé. Le texte, onduleux, tout à la fois mystique et poétique mais également rigoureux, nous emporte dans une joie légère et pure provoquée par un accord intime avec les éléments où la sagesse réside dans le fait de devenir « l’hôte des nuages » (p.20). La nouvelle esthétique du thé wabicha comprend le wabi (tranquillité intérieure) et le cha (pratique du thé). « La voie du thé offre les expressions les plus élevées du culte de l’instant » (p.31).
Un bien beau livre dont on fera souvent son miel en relecture, dense, onirique, précis, qui ravira autant les amoureux des haïkus que les fervents de belles illustrations ou bien tout néophyte qui voudra s’initier à l’évidente complexité de la philosophie nipponne à travers le jardin de thé, perception insoupçonnée de la sérénité de l’instant (p.64), cette « poignance des choses » (p.80) que les japonais nomment « mono no aware », art des instants cueillis en quelque sorte. MANDA peint et écrit, dans un seul mouvement, une esthétique de l’évanescence en guise d’éternité (p.122).
Par Fabien Nègre
Auteure : Laure GASPAROTTO
Titre : Si tu veux la paix, prépare le vin. Éloge de la Bourgogne.
Editeur : Grasset.
Date de parution : 12 avril 2023.
Journaliste au Monde, historienne médiéviste de formation, Laure GASPAROTTO écrit sur le vin depuis plus de vingt ans. Dégustatrice reconnue, auteure d’ouvrages importants tels que son « Atlas des vins de France » qui fait autorité sur les vignobles français, l’écrivaine du vin signe un très bel opus, variations d’un éloge de sa Bourgogne.
« Si vis pacem, para vinum ». Ces quelques mots figurent dans le Traité d’Arras de 1482. Le vin mettrait-il tout le monde d’accord, pacifierait-il les esprits ? Comment clore une guerre qui met l’Europe à feu et à sang ? En scellant l’amitié nouvelle non pas au fer du tonneau, mais dans un partage civilisé poétique et puissant. Cadeau fait aux rois de la terre et aux reines, transporté en carriole jusqu’à la table des empires réconciliés. Aujourd’hui, par cargo ou avion. Que l’histoire du vin et de la terre soit aussi puissante que l’histoire des hommes cruels ou malhabiles, voilà une sidérante énigme.
Tel se déploie le projet enthousiasmant de Laure GASPAROTTO, nous conter cette terre de passage, de commerce et de rivalité : la Bourgogne. Cette région qui a inventé le vin, scientifiquement et artistiquement, dans le secret des monastères cisterciens, mêlant influences méditerranéennes et continentales. Depuis le 11ème siècle, c’est bien ici qu’ont été développés tous les savoirs, dont naquirent des grands crus aujourd’hui légendaires et inaccessibles : Romanée-Conti, Corton Charlemagne, Bâtard Montrachet, Charmes Chambertin, Clos de Vougeot.
La Bourgogne symbolise ce don de la vigne et ses fruits, trésors élevés par des artisans de la terre et du végétal, des passionnés discrets qui perpétuent le geste ancestral du vigneron contre les grandes transformations du monde. Ce vignoble, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, tant décrit par la littérature, ouvert et pourtant bien caché, ne vaut que par sa façon de l’aborder : pieds dans la terre, mains à l’œuvre, palais à l’affût. Laure GASPAROTTO, brillante bourguignonne d’adoption et passionnée de vin, nous raconte admirablement son horizon, ses histoires, ses grandes figures comme les magnifiques Lalou BIZE LEROY ou Aubert DE VILAINE.
Eloge joyeux et vibrant d’un rapport au monde, ouvert mais conscient de son histoire, jamais rincée ou appauvrie par une mondialisation galopante : la Bourgogne incarne la France.
Rentrons maintenant dans le vif du sujet et partant de l’ouvrage original et écrit tout à la fois en essayiste et en romancière. L’auteure de « Meursault en Bourgogne » (2000) se place d’emblée sous l’ombrelle protectrice de l’âme baudelairienne du vin, tant il requiert des efforts violents sous le soleil brûlant, des abnégations intraitables, des ingratitudes solaires, tant il relève d’un « entêtement de civilisation » et d’une sorte de folie (cf. Vigneronne, 2021, pp.100,158).
Les trois premières pages qui inaugurent le présent livre ne peuvent que nous réjouir pleinement (pp.9-12) car Laure GASPAROTTO introduit une délicate méditation sur les lieux d’ancrage oniriques, réels ou parfois même très fictifs qui nous traversent : « Je n’habite nulle part. Ce sont les lieux qui m’habitent » (p.9). Plus profondément, cette réflexion sur l’atopie et le nomadisme la ressource, a contrario, vers le seul topos permanent : le vin.
Après un « déjeuner enchanté » chez les trois frères enchanteurs de Gérone, Josep, Juan et Jordi ROCA, au restaurant élu deux fois (2013, 2015) meilleur du monde au W50, EL CELLER DE CAN ROCA, lors de la visite de la cave, devant la chapelle dédiée à la Bourgogne, elle vibre de tout son corps : « Mon cœur se mit à battre plus fort…La Bourgogne est la seule région capable de mettre au beau milieu de la nature une porte avec une clé. » (p.11). Dans une manière herméneutique, la sensible vigneronne qui s’essaya ailleurs à dompter la liane ensorcelée, nous rappelle que la Bourgogne excède ses climats, elle « s’érige en personnage historique et modèle philosophique » (p.12).
Le chapitre sur les vendanges (pp.13-28) vient, de façon toujours poétique, sur cette imprégnation, les parfums et les couleurs uniques : « la profondeur de ses sols bruns, ses forêts à trompettes-de-la-mort » (p.13). L’ancienne heureuse possesseure de maisons, dont une de mariage (p.16), dans la région témoigne d’une sensation très physique d’envoûtement : « La Bourgogne me hante » (p.14).
Se faisant, l’ancienne chercheuse en histoire médiévale à la Sorbonne, dans une pelote à plusieurs fils, va nous prendre progressivement par le coeur avec tendresse et générosité pour nous conter l’histoire et la géographie de ce paysage de tous les passages qui donne naissance à « Montrachet et Romanée-Conti…références absolues du plus grand blanc et du plus grand rouge de la planète » (p.14). Outre ce dialogue secret et fervent avec sa Bourgogne qui a changé le cours de sa vie, telle une personne qui transforme, la coauteure du « Jour où il n’y aura plus de vin » avec Lilian Bérillon (Grasset, 2018) entreprend une interrogation métaphysique sur un modèle qui dépasse le temps des hommes.
La murisaltienne « émerveillée » (p.19) décrit avec émois ses premières vendanges au Château de Monthélie mais nous dessine surtout une esthétique du vin (p.20). Celle qui a réalisé le tour du monde des vignobles et des cépages essaie de comprendre, tout au long de ce beau livre à la fluidité digne d’un polar, pourquoi le pinot noir et le chardonnay font rêver le monde entier : « Deux aspects du même fruit… le jour et la nuit, la Lune et le Soleil ? » (p.23).
Dans le chapitre intitulé « Du grenier à la cave » (pp.29-40), la touchante écrivaine enrichie de ses rêveries retourne à ses premiers pas beaunois, après sa thèse sur les lettres de rémission des ducs Valois de Bourgogne, dans les combles du Château de Beaune, pour effectuer l’inventaire des archives de la Maison de négoce bien connue, Bouchard Père et Fils, fondée en 1731. Dans cette « œnothèque unique au monde, avec les trésors liquides du XIXème siècle », le « rat de bibliothèque » se mue en « rat de cave » (p.30).
Dans les archives de la Maison Louis LATOUR, créée en 1797, Laure GASPAROTTO saisit soudain, dans un geste presque psychanalytique, son rapport au monde : « poursuivre l’histoire des autres me permettait d’échapper à la mienne, dont on m’avait privée, par une rupture radicale de pays et de langue » (p.31). Elle découvre aussi les valeurs bourguignonnes de liberté, d’indépendance et de loyauté : « Entre mes mains coulaient deux cents ans d’histoire, sous forme de lettres commerciales et intimes : des échanges de la Bourgogne avec le monde entier » (p.32). Une autre valeur héritée prime tout : « l’amour loyal pour le vin est plus fort que l’argent » (p.39).
Dans un élégant chassé-croisé noué entre son histoire intime et la grande histoire mémoriale des Hénokiens, la critique de vin corrobore que « la Bourgogne a mille ans d’avance sur toute autre région du monde entier, notamment parce que ses hommes font partie intégralement du terroir » (p.35). Celle qui fut l’une des premières femmes à écrire sur le sujet ressent alors un sentiment d’appartenance et de reconnaissance : « Lorsqu’on accomplit quelque chose en Bourgogne, c’est pour longtemps » (p.38).
Le chapitre suivant, très instructif, nommé « La saveur des mots, la magie des climats » (pp.41-64) traite avec bonheur et malice de cette Bourgogne, autant dictionnaire que géographie, où « l’on marche sur les noms » (Bernard PIVOT, cité par l’auteur p.41) dans la découverte littéraire d’un vignoble, « cette marqueterie agricole » (p.46) de 1247 climats qui résultent d’un « entêtement millénaire » (p.55). Derrière les portes closes des monastères, dans le secret de leurs caves, le vin de Bourgogne a basculé de simple jus de raisin fermenté à sujet de culture.
Le climat, basé sur une roche-mère, spécifiquement étudiée, observée, expérimentée, hisse le terroir au niveau du concept (p.52). Il faut parfois dix millésimes pour comprendre la personnalité d’un climat (p.62). Le suspense sur le titre du livre se voit lever page 53. On notera, ici, la pertinence architectonique de l’ouvrage. Le traité d’Arras, en effet, en 1435, marqué par l’adage « Si vis pacem para vinum » (si tu veux la paix, prépare le vin) contre la locution latine Si vis pacem para bellum (Si tu veux la paix, prépare la guerre), ouvre une période faste et un raffinement suprême pour la Bourgogne et pour la paix européenne.
Inventé au Moyen Âge, le modèle viticole bourguignon demeure unique au monde car le vin sert de chemin dans une quête esthétique (p.63). Le chapitre qui suit, « Une source universelle d’inspiration » (pp.65-86) porte sur la place de la Bourgogne dans la mondialisation du vin. Notons le sens affûté des formulations drôles qui poivrent, çà et là, le texte tel que « Quoi qu’on dise du critique américain Robert PARKER, ses notes avaient l’avantage de révolutionner un système pyramidal aux allures féodales…sa notation a eu pour effet de créer de nouveaux rois plutôt que de faire tomber des têtes » (p.66).
Ce qui fait la force de la Bourgogne, c’est la notion de vin de lieu (p.71), l’esprit des lieux à la manière du vigneron Henri JAYER (p.72). Ce qui caractérise la Bourgogne, c’est donc son obstination unique. La partie qui vient ensuite, « L’église au milieu du village » aborde de manière à la fois offensive et poétique la question du rachat des domaines par LVMH, notamment Domaine des Lambrays (p.91) ; et Clos de Tart ou Joseph HENRIOT (p.132) par François PINAULT. La spéculation, côté pervers de la réussite de la notion de terroir (p.95) fait pendant à la rareté notamment dans des domaines comme celui d’Auvenay crée par charismatique Lalou BIZE-LEROY (p.98).
Ailleurs, on trouvera, dans ce livre attachant un beau portrait d’Aubert DE VILLAINE mais aussi de son épouse Pamela FAIRBANKS, une méditation sur le silence monacal dans lequel s’élève le vin sous les voûtes de la cuverie de la Romanée-Conti. Rien que pour la page 112 sur les nuances du silence matriciel en lien avec le cosmos et l’éternité, le toucher de bouche d’un Richebourg 73 ou la mort d’Hubert DE MONTILLE (p.115), il faut impérativement lire la talentueuse Laure GASPAROTTO à la gloire de la Bourgogne, le seul vin à la fois nature et poésie, humain et spirituel (p.133).
Par Fabien Nègre
Auteur : François DE BEAULIEU
Titre : Races bretonnes, une histoire bien vivante.
Editeur : coédition Apogée/Ecomusée de Rennes.
Date de parution : 9 novembre 2022.
Races bretonnes, une histoire bien vivante raconte la naissance, la quasi-disparition et le sauvetage de la vache Bretonne Pie-Noir et de la Froment du Léon, du mouton d’Ouessant et du Landes de Bretagne ou de la chèvre des Fossés. Le livre évoque aussi le triste sort du poney d’Ouessant, du bidet breton, de la vache de Carhaix et d’autres races éteintes. 250 documents, dont beaucoup sont inédites, illustrent un récit qui couvre plus de deux siècles de l’histoire régionale. Chevaux, vaches, moutons, chèvres, ânes et volailles de Bretagne ont accompagné les humains pendant des millénaires et cet ouvrage explore les liens originaux qu’ils ont tissés.
Loin d’être les reliques d’un temps passé empreint de nostalgie, ces animaux portent aujourd’hui des enjeux à la fois économiques, sociaux, écologiques et culturels. Il s’agit d’un patrimoine vivant issu d’une longue aventure humaine. La préservation et la transmission de cette richesse irremplaçable seront au cœur de l’agriculture de demain.
François DE BEAULIEU vit à Morlaix. Il a publié quelque 70 livres et plusieurs centaines d’articles, presque tous consacrés au patrimoine naturel et culturel de la Bretagne. Il a écrit, en particulier, des ouvrages tels que Les Bretons et leurs animaux domestiques, La Poule Coucou de Rennes, Le Mouton d’Ouessant, La Chèvre des Fossés, La Mémoire des chevaux, La Mémoire des landes. Il a été le commissaire scientifique d’expositions sur le loup, les tourbières, les landes, les révolutions agricoles, les pommes et les races domestiques de Bretagne.
L’excellente préface de Jean-Luc MAILLARD, Directeur-conservateur de l’Ecomusée de la Bintinais, revient sur les années 1990 et la redécouverte de la poule Coucou de Rennes (p.3). Bien plus, il s’agit de la prise de conscience de la menace de la disparition d’un pan entier de la biodiversité. En outre, il y va de la préservation d’un véritable patrimoine naturel autant que culturel : les races et variétés locales des régions bretonnes.
Après trente ans de travail de terrain, d’engagements et d’efforts, pour accroître les effectifs, conserver les types génétiques initiaux, accroître le nombre d’éleveurs, faire connaître les qualités gustatives des produits, valoriser la rusticité des races anciennes par des usages d’éco-pâturage; la France des terroirs et des campagnes détentrice d’un merveilleux bestiaire, se voit enfin reconnue dans sa richesse c’est-à-dire un patrimoine à la fois culturel et naturel associé au patrimoine paysager : les estives de montagnes, les Grands Causses, les bocages, les prés-salés, les landes.
Remarquablement édité par Apogée, petite maison d’édition rennaise qui fait un grand travail qu’on ne soulignera jamais assez, cet ouvrage sur les races bovines, équines et ovines anciennes à savoir rustiques nous prouve que la rusticité anticipe l’avenir des nouvelles problématiques de l’élevage (p.179).
Par Fabien Nègre
Auteur : Olivier VILLEPREUX
Titre : JOURNALISME
Editeur : ANAMOSA
Collection : LE MOT EST FAIBLE
Date de parution : Mars 2021.
Nous voudrions attirer l’attention sur la collection « Le mot est faible », dirigée par Christophe GRANGER, de l’excellent éditeur parisien ANAMOSA qui s’origine dans la phrase d’Orwell : « La pire chose que l’on puisse faire avec les mots, c’est de capituler devant eux ». Cette série de petit livre fort utile tous écrits par des chercheurs ou des praticiens présente le mérite de la clarté, de resituer les problématiques contemporaines conceptuelles avec un recul critique au sens du discernement et de la distanciation d’une problématisation qui fait souvent défaut ailleurs.
Loin des mots valises, des concepts évidés sans cesse de leur extension et de leur compréhension, souvent de leur sens, à force de psittacismes obsessifs, la collection « Le mot est faible » rentre en lutte dans un monde -le nôtre- qui n’aime rien tant que décréter le bouleversement de tout. Même les mots paraissent perdre leur sens. La révolution incarne l’étendard des conservateurs, la régression se présente sous les atours du progrès, les progressistes s’identifient aux nouveaux réactionnaires, le salaire figure un coût, le salariat une entrave, le justice une négociation et le marché une morale.
Tout ce détournement ne relève pas du travail secret d’une propagande. Il appartient à la dérégulation générale qui fait l’ordre d’aujourd’hui, vidant les mots de leur sens, les euphémisant et prenant appui sur l’ombre creuse qu’il met à leur place. Pour aller contre ce monde, il n’est alors peut-être pas de meilleur moyen que de le prendre aux mots, que de refuser, comme disait Orwell, de capituler devant eux. C’est toute l’ambition de cette série d’ouvrage courts et incisifs, sans prétention mais ambitieux, animés d’un souffle décapant aux angles originaux : chaque fois, il s’agit de s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire.
Dans « Journalisme », Olivier VILLEPREUX, journaliste sans journal, auteur, traducteur, documentariste, ouvre son petit essai sur l’aubaine que représente, pour le journalisme, le personnage de Donald TRUMP (p.10). En montrant que les inégalités sociales produisent des effets sur la fabrique de l’information, l’ancien journaliste au journal L’EQUIPE, remarque d’emblée la difficile définition du métier de journaliste si hétérogène dans ses pratiques et ses buts (p.12). Il décrit ensuite la fragile liberté d’une profession où « objectivité n’est pas neutralité » (p.23).
Le journaliste, souvent davantage un travail qu’un statut, devrait pouvoir affirmer l’être, à cette condition qu’il engage sa conscience vis-à-vis du public : celle de ne pas céder à la facilité et au confort (p.34). Olivier VILLEPREUX poursuit un but élevé dans sa vision du journalisme : révéler ce qui est caché ou en dire plus long et plus intelligemment sur un sujet que quiconque. Dans des passages instructifs pour la jeune génération qui souhaiterait rentrer en journalisme, l’auteur aborde la presse engloutie par les médias avec un brin de nostalgie, regrettant sans doute le journal en tant que structure mais aussi atmosphère (p.35).
Il n’élude pas non plus les effets de la numérisation de l’information sur les pratiques des journalistes (p.42). Dans cette jungle numérique, l’essayiste critique l’imposition des rubriques qui subvertissent et limitent le potentiel journalistique par l’extrême spécialisation (p.60). On lire avec délice la vision originale du journalisme que déploie Olivier VILLEPREUX : un travail qui réclame du temps et de la fraîcheur, la vibration d’une curiosité toute personnelle (p.63). Contre la formation qui confine parfois au formatage, le journalisme « sur le tas » demeure, selon la formule d’Edwy PLENEL, « une autodidaxie permanente » (p.76).
Pour finir, ce petit ouvrage tonique qui ouvre de riches perspectives de réflexion sur l’immédiateté qui tue le journalisme se conclue par une belle définition de ce métier qui se transforme en art dès lors qu’il s’agit d’approcher la vérité : « il ne faut pas donner au lecteur ce qu’il veut, il faut donner au lecteur des réponses à des questions qu’il ne se pose pas forcément de lui-même et ne peut résoudre seul » (p.105).
Dans la même collection, Olivier MARTIN, sociologue et statisticien, professeur à l’Université Paris Cité, signe Chiffre (parution le 5 janvier 2023) de manière éminemment politique. Les chiffres, omniprésents, semblent imposer une vérité à laquelle nous devrions nous soumettre. Or il est temps de (re)trouver une possibilité de les discuter, d’en déchiffrer les significations. Il est grand temps de se ressaisir de ces objets sociaux, pour retrouver une capacité d’en débattre, un droit de les critiquer et une liberté de les redéfinir.
Chiffres de contamination, mesure de l’intelligence, nombre de chômeurs, score de popularité, montant de la dette publique, indicateur de performance…. Si les chiffres sont omniprésents dans nos sociétés, que nous disent-ils réellement ? De quoi parlent-ils exactement ? Davantage qu’une vérité sur le monde, ils révèlent nos besoins de nous coordonner, de trouver des manières de faire des choix et de disposer de conventions pour nous entendre. Ils nous parlent d’une multitude de choses qu’ils contribuent en permanence à créer.
Fruits de l’activité humaine, ils expriment et matérialisent nos décisions, nos valeurs, nos conventions : les chiffres sont des objets sociaux et humains, et non des données naturelles s’imposant à nous. Tout l’objet de cet ouvrage est ainsi de prendre la mesure des dimensions conventionnelles, sociales et politique des chiffres, en identifiant les enjeux de pouvoirs auxquels ils sont associés. Ce déchiffrage permet de reprendre conscience des choix qui les fondent, de mieux comprendre leurs portées réelles et qu’ils doivent redevenir les objets politiques qu’ils sont en réalité, devant aussi être accessible au débat démocratique.
Il faut donc retrouver une capacité à déchiffrer les chiffres, en ne se laissant pas intimider par l’autorité que leur confère leur apparente naturalité ou les pouvoirs qui les promeuvent. Olivier MARTIN, auteur de l’Empire des chiffres. Une sociologie de la classification, Armand Colin, en 2020 expose clairement les enjeux des chiffres dans son introduction intitulée : « Tout se discute sauf les chiffres » (p.5). La magie opère car on prête aux chiffres une capacité à énoncer des faits et à les attester, en écartant tout doute et toute contestation (p.10).
Pourquoi les chiffres ont-ils autant d’autorité ? Leur pouvoir résulterait-il réellement de leur capacité à dire le vrai et à énoncer des faits indiscutables ? Connaître équivaut à mesurer depuis longtemps dans nos sociétés. L’auteur de ce petit livre captivant analyse notre croyance dans la capacité des chiffres à exprimer l’objectivité et à permettre d’accéder à la vérité sur trois plans : le premier mouvement qui place la science et la technique au cœur de notre modernité ; un deuxième mouvement qui installe l’idée que la mesure forme la condition nécessaire à la science et au développement technique ; un troisième mouvement qui diffuse cet impératif de chiffrage à toutes les sphères de l’activité humaine (p.14).
Il n’y aurait donc rien à dire sur les chiffres, nous ne pourrions que les prendre au sérieux. Pas si sûr. Ce petit livre corrosif, malicieux et finalement très subversif s’emploie méthodiquement à démonter toutes les prénotions. Il nous débarrasse de cette idée fausse qui nous fait assimiler la science à des pratiques de mesure et par inversion qui nous fait voir les mesures, nombres et chiffres comme des faits scientifiques (p.18). Les chiffres jouent depuis longtemps, un rôle social essentiel en permettant aux composantes de chaque société de s’articuler et de s’ajuster.
Le sociologue des pratiques numériques nous éclaire à chaque page sur les innombrables pratiques de chiffrage des biens et des marchandises avant l’avènement de la métrologie, science des mesures et de leurs unités (p.22). On notera le passage vraiment passionnant sur, par exemple, entre autres, l’histoire de la seconde qui nous paraît naturelle alors qu’elle résulte de millénaires de construction intellectuelle et matérielle, de socialisation à ces pratiques de découpage et de chiffrage du temps. Cette histoire résulte du choix d’une unité et de sa définition mais aussi de la construction progressive d’un rapport chiffré au temps (p.26).
Un livre absolument essentiel pour qui veut comprendre que le chiffre est relationnel, il met en relation des individus, collectifs ou institutions qui agissent de concert en se référant à ce chiffre. Il structure par les définitions et conventions qu’il incarne (p.34). On passera sur la statistique, étymologiquement science de l’Etat. On lira également avec le plus grand intérêt la tentative finale d’élaborer une théorie de la quantification qui repose sur trois fondamentaux : une convention, un dispositif technique et un pouvoir (p.58). L’auteur revendique enfin une capacité à déchiffrer les chiffres sans se laisser intimider par l’autorité que leur confère leur apparente naturalité ou les pouvoirs qui les promeuvent. Il appelle à les reproblématiser en mettant à jour les enjeux sociaux, économiques et éthiques qu’ils recouvrent. Les chiffres redeviennent alors des objets politiques en réalité (p.87).
Dans cette même petite collection courte et incisive, animée d’un souffle décapant, Annabelle ALLOUCH signe Mérite (2021). Elle n’aura pas démérité pour nous montrer que le mérite n’existe pas dans notre système sauf à considérer la dimension sensible de l’ordre social méritocratique. Annabelle ALLOUCH, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Picardie, dédie ce petit ouvrage à son père, décédé en 2021, premier de cordée. Ce petit opus émouvant qui s’ouvre sur deux récits aux antipodes, l’honneur des travailleurs, ces premiers de cordées, qui arrivent à 4h et qui commencent à 6h30, boulangers dans les gares TGV.
Une autre histoire parallèle, en juin 2017 contant une plume du Président, inventeur du « premier de cordée » qui s’offre des vacances à Gstaad en cadeau qu’il se fait à lui-même après être sorti major à l’agrégation de philosophie. Le mérite se caractérise alors par la lutte perpétuelle entre les différentes lectures de ce que l’on entend par justice sociale (p.13). Pratique sociale de l’évaluation, de la comparaison souvent quantifiée et du classement perpétuel des individus, il détermine l’accès à un bien ou à une position sociale selon le « talent », l’effort au travail ou la souffrance que l’on veut bien lui reconnaître.
Dans notre quotidien, ces formes de classement ordinaires n’ont rien d’anodins. Le paradoxe du mérite tient dans toutes les recherches en sciences sociales sur l’étude des inégalités qui soulignent le rôle des capitaux économiques et sociaux sur la distribution des positions sociales. Le mérite a tout d’une « sociodicée » pour le reprendre le terme de Bourdieu inspiré par Weber et Leibniz. C’est de cette évidence paradoxale du mérite que traite ce livre éveillé. L’auteure définit le mérite comme un discours sur l’allocation des biens, des positions et de la reconnaissance, qui, à force d’être au cœur du fonctionnement des institutions sociales, est intériorisé et incorporé par les individus au point de devenir un véritable « sens pratique », un outil de catégorisation ordinaire pour penser de manière préréflexive le monde social et son organisation (p.18).
Ce petit ouvrage dense et original place en son cœur la part incarnée, donc affective et sensible du mérite. C’est aussi un hommage à un père, né au Maroc, qui débarqua à Hendaye, un jour de décembre 1973, par goût pour la culture française et pour y faire sa vie. Un père qui ressemble à tous ceux qui croient que la mérite es la seule solution ou la moins mauvaise pour organiser l’ordre social et que leur destin peut être modifier par leurs propres actions (p.21). Le mérite fonctionne comme une fiction nécessaire selon le sociologue François DUBET.
Annabel ALLOUCH analyse avec brio et surtout singularité la circularité du mérite dans le cadre scolaire : « C’est la position sociale (elle-même souvent corrélée à l’origine sociale) qui déterminerait l’adhésion au mythe de l’école comme institution méritocratique. Être désigné comme méritant à l’école incite à croire au mérite » (p.27). Les élites se reproduisent sur la base de la cooptation des publics « naturels » et non de la sélection méritocratique (p.38).
Le mérite du présent livre consiste à montrer que, dans la société française où les hiérarchies scolaires déterminent les inégalités de salaire et de trajectoire, c’est cette rhétorique du mérite qui, bien que singulière, changeante ou de nature discriminatoire selon les époques, tend à s’imposer comme un universel (p.54). L’auteure de la Société du concours, au Seuil, en 2017, a le courage de repolitiser la notion car tous les mérites ne se trouvent pas reconnus comme « méritoires » (p.74).
Le mérite devient, ressaisi différemment, une expérience sensible du social, qui passe par les sens, les sentiments et les émotions, de ce qui nous lie aux institutions et aux autres, dans notre quotidien, sans que cette expérience passe nécessairement par la verbalisation (p.89). Le mérite en actes publicise la valeur d’un individu. Il faut lire toute cette belle méditation sur le mérite presque pour sa dernière page (p.102) qui ouvre sur une pensée de la dimension sensible de l’ordre social méritocratique pour se déprendre d’une lecture faussement consensuelle, de réhabiliter des éléments du social rendus illégitimes par sa visée universalisante.
Prendre au sérieux l’affectif c’est aussi une manière de nous approprier le sens du mérite en lui rendant un visage. C’est sur cette subjectivité que repose un système qui objectivement ne lui accorde nulle place.
Samuel HAYAT, chercheur en sciences politiques au CNRS, signe un beau Démocratie (2020) en croisant les outils de la théorie politique, la sociologie historique et l’histoire des idées pour retrouver, dans les débats et les textes du passé, la pluralité des sens possibles des concepts centraux de la politique.
Son court essai percutant démarre par les pouvoirs du concept de démocratie. Depuis quelques années, les soulèvements dans de nombreux pays touchent autant les pays aux régimes autoritaires que les démocraties établies. L’auteur dégage deux traits communs dans le fracas des révoltes : la demande d’une justice sociale et fiscale, la contestation des élites politiques (p.5). La brillante analyse qui suit déplie les tensions paroxystiques entre des élus dénoncés comme une oligarchie ne servant pas les intérêts des plus pauvres mais les siens propres et les puissants adossés parfois à des forces étrangères.
Par là-même, le concept de démocratie se brouille. Les soulèvements récents (2019 notamment) demandent une démocratie réelle. Dans leur bouche, la démocratie se dédouble : une démocratie faussée qui organise la domination des élites politiques et l’appauvrissement des masses ; une démocratie réelle mais inexistante encore à venir. S’appliquant à équarrir les préjugés, Samuel HAYAT éclaire la crise historique des régimes démocratiques car non seulement les modèles politiques des démocraties libérales subissent des turbulences sans précédent mais de grandes puissances ne s’en réclament pas, en premier lieu la Chine.
L’ouvrage s’attache alors à comprendre ce que « peut vouloir dire la démocratie si on prend au mot ceux qui la revendiquent » (p.10). Il se concentre sur le mot démocratie dans les sens que lui donnent celles et ceux qui s’en emparent pour en faire un étendard dans leurs luttes. La démocratie prend une tout autre signification, celle de la défense des intérêts des plus démunis (p.12). Un petit essai vivifiant qui met en lumière les divers sens de la notion de pouvoir que l’idée démocratique met en jeu : la souveraineté, le gouvernement, la domination (p.15). Une démonstration réflexive qui conduit à la pratique démocratique d’aujourd’hui : prendre parti, refuser d’être gouverné, lutter contre la domination. Une lecture tonique pour appréhender les aspirations à l’œuvre dans les soulèvements en cours et repenser la démocratie.
Stéphane DUFOIX, professeur de sociologie à l’Université de Paris Nanterre, s’attaque au mot Décolonial ou « décolonialisme » (parution le 5 janvier 2023). Depuis quelques années, ces mots font leur apparition dans le débat public français, dans les tribunes, discours, essais ou encore éditoriaux divers. Ils y occupent une place très particulière, celle du mot qui divise en prétendant défendre l’unité, celle du mot qui agit en prétendant se contenter de décrire, celle de la victime contre l’ennemi qui menace.
Comme nombre de titres de la collection « Le mot est faible », l’objectif de l’ouvrage est d’explorer les transformations de certaines approches épistémiques contre-hégémoniques à l’échelle mondiale. Si le mouvement décolonial n’est pas le seul existant, il est sans doute l’un des plus repris actuellement, du fait de son affinité sémantique avec l’idée de décolonisation. Explorer ces nouvelles approches nécessite aussi de s’intéresser aux logiques de résistance -politiques et intellectuelles- qui s’exercent en particulier en France à leur égard. L’ouvrage tente non pas de rester neutre mais de plaider pour un engagement académique, tout à la fois réflexif et situé, attentif à saisir à quel point et de quelle manière l’ethnocentrisme -pas seulement eurocentré- invite au binarisme.
Il s’agit d’inciter à réfléchir et à rendre possible un dialogue scientifique plus large, ouvert au(x) monde(s) et à une forme d’universalité différente qu’on appelle « pluriverselle » ou tout simplement « plurielle ».
Par Fabien Nègre
Auteures : Eléonore LEPINARD, Sarah MAZOUZ
Titre : Pour l’intersectionnalité
Editeur : ANAMOSA, Paris.
Date de parution : janvier 2022, 3ème édition.
Dans ce petit ouvrage par sa pagination, 66 pages seulement, mais fort par sa puissance heuristique et son aspect dépassionné structurant, les deux chercheuses montrent que « l’intersectionnalité possède un souffle critique à même d’animer les sciences sociales. A rebours d’une sociologie d’expertises surspécialisée et courant le risque d’être socialement hors sujet, elle donne à voir et à comprendre des expériences de marginalisation et d’oppression ; elle permet d’analyser comment les forces qui structurent nos sociétés de façon hiérarchique -capitalisme, patriarcat, hétéronationalisme, xénophobie- s’imbriquent et se renforcent mutuellement. Née dans le chaudron des luttes sociales, l’intersectionnalité nourrit la démarche contre-hégémonique des sciences sociales ».
Eléonore Lépinard est sociologue, professeure en études de genre à l’Université de Lausanne. Ses travaux portent sur les mouvements et les théories féministes, l’intersectionnalité, le genre et le droit.
Sarah Mazouz est sociologue, chargée de recherches au CNRS (Ceraps) et membre de l’Institut Convergences Migrations. Ses travaux s’appuient sur des enquêtes ethnographiques et mobilisent les critical race studies, la sociologie du droit, la sociologie des politiques publiques et l’anthropologie critique de la morale.
Soulignons, une fois encore, d’emblée, le travail remarquable des éditions ANAMOSA dirigées par Chloé Pathé, autant au niveau de la clarification des enjeux théoriques contemporains que des nouvelles méthodologies en présence dans la recherche mais également de la forme des ouvrages toujours très bien édités. Témoin la collection « Le mot est faible » dont nous traiterons ultérieurement.
Dans ce petit livre dense et clair, les deux sociologues s’appliquent tout d’abord à expliciter la force critique d’un concept à l’aune de la panique qu’il suscite. Ensuite, elles démontrent et finalement démontent les stratégies de légitimation à l’œuvre dans le surplomb affiché par les chercheurs académiques installés en proposant des épistémologies du point de vue qui éclairent les expériences et les savoirs minoritaires faisant droit à la fois à une politique de la présence et un universalisme concret pour une démarche contre-hégémonique des sciences sociales.
Evitant les polémiques stériles en apaisant le débat, sériant les résistances que l’intersectionnalité suscite (p.7), Sarah MAZOUZ et Eléonore LEPINARD rappellent les combats militants des féministes africaines-américaines des années 1980 qui, articulant la critique marxiste de l’exploitation capitaliste et la découverte freudienne de l’inconscient, introduisaient la question de la représentation politique de celles pour lesquelles la domination subie se situait au croisement de plusieurs rapports de pouvoir, la race, la classe et la sexualité, et se faisant, le concept d’intersectionnalité qui nous invite à complexifier l’analyse tant scientifique que politique (p.8).
Les deux types de discours, selon les auteures, celui du Ministre Blanquer et ceux de certains chercheurs comme Noiriel et Beaud dans leur ouvrage « Race et sciences sociales », convergent car ils se présentent comme sujets d’un discours universel à l’opposé de discours qui seraient communautaristes et donc a fortiori porteurs de querelles identitaires (p.12). Les stratégies de délégitimation de l’intersectionnalité à l’œuvre proviennent non seulement d’universitaires qui jouissent de positions académiques bien établies mais également de l’ignorance de leurs privilèges de genre et de race, symptôme d’une résistance active à la prise en compte conceptuelle, analytique et épistémologique, de certains rapports sociaux en sciences sociales (p.15).
Pis, « celles et ceux qui s’opposent au concept d’intersectionnalité n’y connaissent pas grand-chose » (p.17). Le premier procès porte sur la mauvaise identité, race et genre. Ces catégories analytiques qui visent à éclairer une réalité empirique requièrent une réflexivité et une autonomie de la réflexion scientifique en sciences sociales. La deuxième attaque tient dans le spectre de l’essentialisme (p.25). Or, l’intersectionnalité en appelle justement à sortir d’une lecture strictement arithmétique de la domination pour insister sur les configurations plurielles et toujours contextualisées dans lesquelles différents rapports sociaux s’articulent (p.27).
Loin d’une réification des identités, l’intersectionnalité renvoie à une critique de l’essentialisation, l’analyse portant sur des expériences de discrimination et la condition minoritaire qui en découle (p.31). Le troisième procès fait à l’intersectionnalité réside dans le fait qu’elle privilégierait le genre et la race sur la classe selon Noiriel et Beaud. Or, l’intersectionnalité pointe que tout rapport social s’articule fondamentalement avec d’autres (p.34) et les modalités de cette articulation et ses conséquences s’avèrent fondamentalement historiques et donc variables(p.35).
L’intersectionnalité oblige à penser l’interconnexion de toutes les formes de subordination (p.37, note 43). Elle complexifie plutôt l’analyse des régimes d’oppression et construit, dans un souci d’égalité et de réciprocité, des causes communes (p.38). Ce petit livre stimulant se termine sur quelques idées force. L’épistémologie du point de vue n’accorde pas de privilège épistémique aux dominés mais elle défend l’idée que la science ne peut pas non plus faire sans leurs points de vue et leurs expériences (p.51).
Elle remet en cause les aveuglements majoritaires, en demandant qui nos institutions académiques accueillent-elles et quels savoirs valorisent-elles et font-elles éclore. En tentant d’y répondre, elles donnent toute leur place à des travaux potentiellement porteurs de transformation sociale pour les groupes marginalisés qui produiront une recherche scientifique qui renouvelle notre compréhension du monde social et le donne à voir dans sa complexité (p.58). L’intersectionnalité construit du commun sans passer par une abstraction des différences.
Elle invite donc à produire un universalisme concret incarné dans les différences et les histoires spécifiques de celles et de ceux qui forment le corps politique (p.65). « Un modèle qui ne prétend pas mettre à bas l’héritage des Lumières mais bien à éclairer leur part d’ombre » (p.61) comme le rappelle justement les auteures de cet essai vivifiant pour les sciences sociales.
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