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Les ambassades de la Françafrique

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Michael PAURON
Titre : Les ambassades de la Françafrique. L’héritage colonial de la diplomatie française.
Editeur : LUX
Date de parution : 22 septembre 2022
 

Il y a soixante ans, les colonies françaises d’Afrique subsaharienne accédaient à l’indépendance. Les palais des gouverneurs étaient légués aux nouveaux présidents, les administrateurs français devenaient ambassadeurs, et la France disait vouloir normaliser ses relations avec les anciennes colonies. Or, aujourd’hui, le faste des résidences de France, le comportement des diplomates et la marche de l’administration française donnent une tout autre image, où les ambassades occupent encore une place centrale dans les destinées africaines.
 
Cette enquête, véritable éclairage par le bas de la politique française en Afrique, dévoile la domination symbolique, matérielle et économique de la politique étrangère française en Afrique et, par-là, ce qu’il reste de la colonisation dans les rapports entre les Africains et ces hauts fonctionnaires. A l’heure où l’Afrique est aux prises avec des enjeux majeurs – immigration, lutte contre le terrorisme, guerre de l’information-, les empires diplomatiques de l’État français répondent d’autant plus à ses considérations tragiques, économiques et politiques, et perpétuent ainsi leur héritage colonial.
 
Journaliste d’investigation indépendant, Michael PAURON a travaillé dix ans au sein du magazine panafricain Jeune Afrique. Il collabore aujourd’hui à Mediapart et Afrique XXI.
Les ambassades de la Françafrique est le premier titre chez Lux de la collection « Dossiers noirs », dirigée par l’association Survie, qui « dénonce toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique et milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la France en Afrique ».
 
Dès l’introduction, le ton pugnace et politique nous entraîne dans la nuit angolaise et les frasques des Français appartenant au corps diplomatique (p.5). L’auteur remarque d’emblée une forme « d’arrogance » qui s’illustre à tous les niveaux : dans le rapport aux femmes, lors d’évènements officiels ou médiatiques (p.7). La néo-colonisation envahit les têtes, mieux, les imaginaires. La question porte alors, plus de soixante ans après les indépendances, sur le statut particulier de l’ambassadeur de France dans les anciennes colonies de l’Afrique subsaharienne ?
 
L’auteur, très clair et direct, expose sa thèse. La décolonisation n’a souvent pas eu lieu car l’ancien colonisateur perpétue sa puissance sur la base de la domination coloniale (p.8). Les relations tenues et surtout maintenues se fondent sur une nécessité vitale pour la France de maintien de son influence sur ces territoires. Dès lors, il y a une urgence souhaitée par la population africaine à mettre fin à cette asymétrie de pouvoir. Ce livre incisif et décisif, fruit de deux ans d’enquêtes, ambitionne « d’éclairer par le bas la politique française en Afrique » (p.11) pour parodier une expression du politologue Jean-François BAYART.
 
La première partie du présent opus couvre le vrai pouvoir de l’Ambassadeur. Le premier chapitre concerne le couple Ouattara avec un travail de terrain et d’investigation remarquable où l’on perçoit les liens étroits entre l’ambassadeur et le Président, l’exfiltration vers la France (p.21) et finalement la tradition qui veut que « l’ambassadeur de France soit le gardien de la copule incestueuse franco-ivoirienne » (p.26). Le texte situe toujours le contexte en montrant l’ingérence décomplexée des ambassadeurs français dans les anciennes colonies africaines de la France (p.28).

Ces habitudes structurales perdurent et dénotent d’une certaine forme de résilience. La réciprocité des amitiés historiques, soutien régulier à des régimes honnis allait logiquement nourrir un ressentiment à l’endroit de la France selon l’auteur bien informé (p.31). Le chapitre élucide la rupture des relations entre Paris et Bamako en s’appuyant sur les travaux de Laurent BIGOT, ancien diplomate chargé de l’Afrique de l’Ouest. Sur le Togo, les pages 56 et suivantes décrivent le destin tragique de d’un magnifique petit pays avec lequel la France n’a jamais rompu, de DE GAULLE à MACRON à l’image d’ex militaires de haut rang français qui dispensent leurs conseils au président actuel afin de sécuriser le nord du pays face au risque djihadiste.
 
De fait, se déroule le rôle essentiel joué par les ambassadeurs de France dans le maintien d’une tradition françafricaine (p.57). La deuxième partie de l’excellent livre de Michel MAURON analyse la domination symbolique et matérielle de la France sur les infrastructures, l’architecture ou la sécurité. La société SIGA, par exemple, qui emploie 3000 vigiles en Côte d’Ivoire, dirigée par une française, Maryse Malaganne-Delpeuch (p.115), filiale de Seris, propriété de la famille Tempereau, parmi les 500 familles les plus riches de l’hexagone.
 
La troisième partie de cet essai clairement subversif explicite la permissivité dans les anciennes colonies : ivresse à Bangui ; iconologie pornographique diffusée en Europe sur les Africaines (p.128 : voir l’étude de Pascal Blanchard, Sexe, race et colonies). Les petites affaires des ambassadeurs fleurissent aussi dans le pétrole et le transport maritime : « Michel de Bonnecorse Benault de Lublières, ex-patron de la cellule Afrique de l’Elysée (2002-2007) est recruté par CMA CGM » (p.152). La quatrième partie, passionnante et peu connue, nous entraîne dans le business juteux des politiques migratoires (p.161).
 
Depuis une dizaine d’années, la France privatise ses services de visas : « Les anciennes puissances coloniales gardent un contrôle absolu sur les Africains qui désirent passer leurs frontières. A travers leurs services diplomatiques, elles perpétuent l’organisation mises en place dans les capitales de leurs empires, en contrôlant les déplacements des « indigènes » afin de les contenir en « périphérie », loin des Européens et de leurs biens » (p.203).

Conclusion : un livre solide et pertinent pour comprendre l’arrogance de la diplomatie française, la morgue constante qui se poursuit sous la macronie, la suffisance et l’absence de remise en cause, la fatuité d’une position privilégiée, excellence jamais démentie par la formation des corps et la conformation du corps (p.207).       

EN TRANSIT.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Céline REGNARD
Titre : EN TRANSIT. Les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le Havre, New York (1880-1914).
Editeur : ANAMOSA.
Date de parution : 22 septembre 2022.

 
L’historienne des migrations, Céline REGNARD, s’intéresse ici à un temps du parcours migratoire jusque-là peu exploré : celui du transit, ce moment et ces lieux de l’entre-deux. A partir de l’exemple des Syriens de la fin du XIXème siècle, c’est aussi une histoire incarnée qui s’écrit ici, à hauteur d’hommes et de femmes.
 
Pleinement inscrit dans le renouvellement historiographique d’une histoire mondiale et connectée des migrations, cet ouvrage met l’accent sur les circulations et, grande originalité, sur le temps et les lieux du transit, ce « temporaire » plus ou moins long, cet entre-deux, dans l’expérience migratoire. Pour ce faire, Céline REGNARD, après plusieurs années de recherche tant sur des archives françaises qu’américaines, s’est intéressé aux conditions de transit des migrants dits syriens des années 1880 à la Première Guerre mondiale.
 
Dans un récit très incarné, car nourri de parcours particuliers, le point de vue privilégié est celui des migrants, une histoire à hauteur d’hommes et de femmes. Outre les migrants, c’est aussi une multitude d’acteurs et d’actrices, un monde institué et/ou parallèle dans les villes-ports concernées, qui entrent en scène : logeurs, passeurs, pisteurs, bateliers, mais aussi médecins et policiers ; en effet, cette étape ou « station » que représente le transit est aussi un moment de contact singulier et particulier entre ces migrants syriens, souvent vêtus à l’orientale et parlant arabe, et les populations occidentales.

Si les regards portés sur eux sont multiples, de l’empathie à l’inquiétude, les Syriens produisent également dans ces moments de passage des représentations d’eux-mêmes et des autres. Un monde et des expériences qui paraissent bien loin, mais résonnent pourtant fortement avec notre présent ; à l’heure des frontières qui se ferment et des contrôles renforcés, les transits se prolongent pour devenir des impasses ou des retentions.
 
Céline REGNARD est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université, chercheuse au sein de l’UMR TELEMMe (CNRS-Aix-Marseille Université) à la Maison méditerranée des sciences de l’homme, dont elle est directrice adjointe. Elle est l’autrice de nombreux articles et notamment de Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société (1851-1914) aux Presses Universitaires de Rennes en 2009.
 
Louons encore une fois le travail remarquable d’une petite maison d’édition telle qu’ANAMOSA qui publie des ouvrages originaux, engagés, politiques, et surtout des beaux objets. On ne peut qu’apprécier les très belles images anciennes de familles libanaises en noir et blanc, la qualité du grain du papier. Le goût de l’archive se place sous la gratitude d’Arlette FARGE. La longue introduction, telle un début de roman policier, se situe à Marseille, en 1908, autour d’un cadavre découvert dans une malle. L’auteur nous immerge d’emblée dans les bas-fonds phocéens où les pisteurs deviennent des « entrepreneurs d’émigration » (p.8).
 
Ce crime spectaculaire ne signifie rien à l’historienne, sur le moment dans ces vies oubliées mais c’est en travaillant sur les archives de la police de l’émigration du port et du chemin de fer de Marseille que Céline REGNARD découvrira les Syriens de passage entre 1890 et 1900, ce monde du transit migratoire dans toute sa complexité et sa noirceur (p.11). Cette thèse passionnante d’habilitation à diriger des recherches, bien écrite, limpide, sourcée, mêle faits divers, archives judiciaires, brèches dans le tissu des jours, objets d’histoire pour une « histoire des gens », à hauteur d’hommes et de femmes qui passent, dans des hôtels, qui tissent des liens dans des lieux où des connivences se crée entre tout ce monde d’intermédiaires, de pisteurs, d’arnaqueurs, profiteurs et les hôteliers et agences d’émigration. Elle déjoue les représentations stéréotypiques des Levantins.
 
Le concept de transit, au sens plus vaste, confère à ces milliers de personnes, qui, au tournant du XIXème et du XXème siècles, arrivent dans les ports et en repartent, en quête d’un ailleurs (p.12). L’étude fascinante des conditions d’un passage par des territoires vers d’autres territoires, emporte. Le transit des migrants, ce temps de l’entre-deux, s’effectue dans quatre villes symboliques : Beyrouth, Marseille, Le Havre et New York. L’objet de ce beau livre consiste à comprendre ce qui se passe dans ces « stations ».
 
Attention : ceux appelés « Syriens » se nomment en réalité majoritairement des natifs du Mont-Liban donc des Libanais au sens actuel. Cette migration syrienne s’inscrit dans un mouvement plus général d’augmentation des mobilités à l’échelle de la planète. Les migrations transatlantiques représentent 56 millions d’Européens vers les Amériques entre 1840 et 1940. A noter également que ce livre comble un manque dans l’historiographie des migrations, longtemps histoire des installations à savoir de l’immigration et de son intégration.
 
Les historiens s’intéressaient peu au fait du transit migratoire et des migrants transitaires (p.26). La maîtresse de conférences à Aix-Marseille étudie l’attente, composante majeure du transit, catégorie de la pratique, histoire à hauteur d’individus qui le vivent. Prendre en compte la parole de ces acteurs revient à documenter ce que l’archive passe sous silence ou effleure (p.31) : le fourmillement de détails du voyage, l’inscription dans des réseaux, l’appui sur des ressources divers, l’histoire familiale, les impressions et sentiments. La première partie se focalise sur l’acte d’habiter, faire avec l’espace du transit (p.38). D’abord, seuls les connaissances et les compatriotes offrent le gîte.
 
L’existence d’un quartier syrien à New York, de même que la fonction de transit de cette ville, porte d’entrée et de départ, font du logement chez l’habitant une pratique habituelle. Les présences discrètes se transforment en investissement général des lieux (p. 49). Une autre possibilité de logement tient dans le marché de l’hébergement de courte durée (p.54) : « Dans une pièce sombre et nue, deux rangées de poutres sous-tendent, sur deux étages, des hamacs de toile. Pas de draps, pas de couvertures, pas d’oreillers, le confort des dormeurs se résume à un toit et à l’éloignement du sol » (p.56).
 
Parmi les villes traversées ou contournées, Marseille excepte : « la seule ville où les conditions ne sont pas réunies pour un transit rapide » (p.99, p.140 : le choléra, p.147, 148). Immobilité temporaire, le transit suppose d’habiter l’attente mais de subir également un encadrement (p.102) : passeport, visa, « murs de papiers érigés par les États » : « la hantise du migrant se situe moins dans un destin sans destination que dans un destin qui n’aboutit pas à la destination voulue » (p.103).
 
L’expérience de la frontière commence avant et se prolonge après le passage de la limite. On lira avec profit les pages sur la dimension angoissante et inquiétante d’Ellis Island, à New York, espace pensé et aménagé pour le transit et le contrôle, le tri des bons et mauvais éléments (p.117), lieu symbolique de passage des frontières (p.166). On s’attardera, avec la plus grande acuité, sur le chapitre 3 intitulé « un monde d’escrocs ». Les aigrefins développent une économie informelle et illicite aux dépens des migrants. « Petites mains et intermédiaires de toutes les combines, ils sont des figures familières des ports, particulièrement de Marseille et Beyrouth » (p.171).
 
Le portrait du pisteur marseillais César TASSO (p.181) exemplifie ce monde informel qui se déploie au détriment des migrants. Le transit fonde la condition d’existence de cet espace de l’arnaque en ce qu’il conjugue un présent et un futur à un ailleurs (p.242). Le chapitre 4 délimite l’univers des ressources et met en exergue une agentivité des migrants. La mobilité conduit à l’acquisition d’une expérience (p.254). Les compagnons d’infortune renforcent leurs liens, s’entraident. L’auteur, post-braudélienne, va plus loin, elle propose l’idée d’un jeu collectif autour d’un intérêt bien compris : « Tout se passe comme si, dans les ports de transit, se jouaient des interactions qui relevaient de situations où les protagonistes sont tous conscients du rôle joué par chacun et en acceptent les prémisses ainsi que les conséquences » (p.291).
 
Cette polémologie du faible, cette micropolitique de la marge, cette attention portée à la parole et aux témoignages, change les regards sur les migrants. Le chapitre 5 dispose un miroir au transit. Il décline les stéréotypes de l’Autre (p.344-346, 359). La conclusion abonde en perspectives de recherche sur le transit en tant qu’expérience migratoire, confrontation à l’inconnu, effets circulatoires des traversées suspendues (p.375).       

Rhum au long cours. De la canne à sucre aux cocktails

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Christophe GUITARD
Titre : Rhum au long cours. De la canne à sucre aux cocktails.
Editeur : Editions Apogée.
Date de parution : 14 septembre 2022

 
Arpenter les arcanes du rhum, c’est d’abord s’intéresser à sa préhistoire, celle du parcours de la canne à sucre, afin d’en ressentir la complexité, la richesse, l’ubiquité et de comprendre sa destinée tant continentale qu’insulaire. De la canne naît en effet le rhum et comme elle, il n’apprécie pas le froid mais le soleil et l’eau ; imprévisible, il peut « tuer le diable », à doses médicinales comme il peut le dissimuler par l’ivresse qu’il engendre. Il devient alors l’objet d’une âpre tentation pour les marins de tous les pavillons sur les océans et mers de l’équateur médian bordé par les tropiques : le Rhum personnalise l’exotisme au long cours mais plus encore !
 
De l’odyssée de la canne aux colonies sucrières, du tafia primitif au grog des marins anglais, des rhums de collection aux rhums à cocktails, des productions artisanales aux rhums industriels, « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le rhum » sera abordé dans ce précieux ouvrage où se mêlent économies et productions, écologies et traditions, consommations et alcoolisme, législations actuelles et Free rhum's land.
 
Christophe GUITARD s’est formé à l’œnologie et à la sommellerie sous l’égide du fameux CIDD (Centre d’Informations, de documentations et de dégustations). Il devient agent commercial et crée le site et la cave de La Contre-Etiquette en 2006 (vins bio et biodynamiques) avec trois amis. En 2014, il est entré dans le comité de sélection et déguste les vins et champagnes pour le guide Gault&Millau. Il participe aux dégustations de 60 millions de consommateurs, du site Veepee et aux sélections des rhums du concours et du site Top Rum.
 
Depuis quelques années, la littérature sur le rhum abonde. On citera par exemple, les grands experts mondiaux tels que Luca GARGANO avec son remarquable Atlas du Rhum en 2014 ou plus récemment Alexandre VINGTIER avec son livre de référence réactualisé en 2022 nommé « 151 Rhums, mon tour du monde des bouteilles à goûter absolument » chez Dunod. Avec humour, jeux de mots parfois, sérieux historique toujours, l’auteur nous propose un livre ambitieux résultat de son expérience de dégustateur sélectionneur. Dans sa préface, Fabien HUMBERT, rédacteur en chef adjoint de RUMPORTER, souligne l’excellence de la partie consacrée à l’histoire du spiritueux issu de la canne à sucre. Loin de la « boisson des chagrins, des enterrements et des excès d’alcool » (p.7), le rhum a le vent en poupe et notamment sur le marché français où toutes les marques du monde voudraient imposer leurs joyaux premiums.
 
Cet essai à l’opposé d’un guide arbitre met en lumière l’histoire, la canne, la mélasse et le rhum. Un voyage sur toutes les facettes de cet alcool devenu noble pour voir et goûter le rhum autrement (p.12). La première partie de ce volume conséquent traite des origines historiques mystérieuses de cette liane domestiquée que forme la canne à sucre ou canne à miel. La traversée captive et instruit : « En 1425, des cannes provenant de Sicile sont importées à Madère qui devient la première île « occidentale » à exploiter la canne à sucre » (p.27).
 
Autre lumière fascinante page suivante : « Hormis les fruits mûrs et sauvages de toutes les régions du globe, les seules sources de sucre d’origine naturelle, connues depuis la préhistoire et les plus utilisées, furent le miel et celle, concentrée, de la canne à sucre » (p.28). Ce livre réussit la prouesse de s’adresser à la fois aux érudits et aux novices. Plus loin, la classification de la plante vivace par hybridation croisée étourdit : « Il faut huit à dix ans entre la première étape et la dernière. Il existe aujourd’hui plus de quatre mille références de canne à sucre de tous types d’origines et de reproductions confondues » (p.43).
 
Carrefour de tensions, source d’une empathie sociale à régénérer, baromètre équinoxial des fluctuations marines des aventuriers au long cours, le rhum a partie liée à la colonisation et l’esclavage (p.72, 75) sous les tristes tropiques (p.54). Les pages sur les « hollandais violents » (p.56) pointent une histoire méconnue du siècle d’or néerlandais qui améliorèrent à la Barbade, dès la deuxième moitié du 17ème, les techniques de raffinage du sucre et de la distillation du tafia et des guildives (premières ébauches de rhum). Au versant prisé de l’eau de vie de canne à sucre correspond l’ivresse des pirates, flibustiers et autres corsaires. Sur la question, on se réfèrera aux travaux du regretté Gilles LAPOUJE.
 
Christophe GUITARD pimente son récit d’une foule d’anecdotes seyantes : « John Rackam (1682-1720), Anne Bonny (1697-1782) et Mary Read (1685-1721), deux femmes pirates les plus célèbres, se sont fait capturer après avoir consommé tout le rhum que transportait le bateau qu’ils avaient arraisonné » (p.62). Arme de dissuasion passive (p.64), ou active (cocktail molotov ou bombe incendiaire mêlée à de la poudre à canon), puissant psychotrope addictif, le rhum devient un moyen commercial d’échange.
 
On passe du sucre rare et cher, épice dédiée à l’aristocratie, au sucre prolixe, adjuvant préféré d’une population de masse (p.84). Les premiers rhums, distillés à partir de jus de canne frais puis de mélasse en 1642, d’abord à la Barbade puis en Jamaïque, s’encastrent dans l’économie de la colonisation britannique. En France, Richelieu incitera dès 1626, les colons à planter de la canne à sucre (p.91). Dès le milieu du 19ème, l’oïdium, le phylloxera et la crise du sucre profiteront à la recrudescence du rhum (p.99). L’un des grands mérites de cette mise en perspective historique tient dans la mise au jour d’un cycle du rhum qui concurrence les spiritueux métropolitains (p.101).
 
On pardonnera alors à Christophe GUITARD, en dépit d’un solide travail historiographique, ses facétieux jeux de mots parfois attendus (p.103 : évènement/avènement, p.190 : non réflexion/a-réflexion) ou pas toujours réussis (rhum/rhume : p.117), insérés dans ses titres de chapitre ou le corps du texte tout au long de sa démonstration. Ce voyage au long cours parvient tout de même au XXème et XXIème siècles qui marquent le renouveau de l’esprit de la canne (p.113). Les interviews de Nicolas JULHES, héritier des épiceries parisiennes du même nom et d’Alexandre GABRIEL, maître assembleur, propriétaire de la Maison de cognac FERRAND, abordent la spécificité distillatoire de la canne à sucre eu égard au raisin, aux céréales ou aux fruits.
 
La notion de terroir apparaît centrale. Loin du jugement de valeur souvent français sur la supériorité du rhum agricole, les fins connaisseurs mettent l’accent, à juste titre, sur le spectre aromatique de la mélasse : « arômes épicés, safranés, de réglisse noire, de zan » (p.125, 181, 253). On regrettera, cependant, quelques considérations péremptoires sans fondement voire des connaissances manquant un peu d’actualisation du même Nicolas JULHES sur la tendance supposée de la canne à sucre à conserver davantage d’aromatique après distillation que le raisin, les céréales ou les fruits (p.120, 165 : sur l’absence d’évolution dans le temps des spiritueux titrant à 40 ou 46° ; p.174).
 
Autre exemple frappant : une phrase étrange d’Alexandre GABRIEL, qui ne manquera pas de ravir les érudits du whisky : « Dans le whisky écossais, 99% du grain est importé » (p.127). Rappelons que le grain signifie : maïs, seigle, blé et orge non malté. Bref, ne jouons pas les esprits chagrins. Le savoir-faire du maître cannier sur les apports intrinsèques de la canne existe par transmission et par la diversité des méthodes culturales. Les processus de fermentation sous l’action des levures indigènes et exogènes font l’objet d’une discussion nourrie et argumentée (p.134), le rôle primordial de l’eau également. La partie consacrée aux types d’alambics rentrent dans le détail des colonnes, de l’aspect sociétal et culturel pour nous dévoiler un « art distillatoire » (p.158) peu souvent évoqué dans les écrits sur ce vénérable alcool ainsi qu’un art de la tonnellerie (p.161).
 
Christophe GUITARD ouvre le débat, rafraichit notre inextinguible curiosité sur cette « fascination presque instinctive pour le rhum qui conjugue sucrosité naturelle et cartographie mémorielle d’un ensemble mêlant saveurs et odeurs exotiques tirée d’une exosmose générale et continue du terroir insulaire… » (p.262).             

On ne peut pas accueillir toute la misère du monde

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteurs : Pierre TEVANIAN, Jean-Charles STEVENS
Titre : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort.
Editeur : Anamosa.
Date de parution : 1er septembre 2022.

 
« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Cette phrase, prononcée par Michel ROCARD à la fin des années 1980 ; a presque acquis le statut de proverbe. Qui ne l’a jamais entendue pour justifier toujours le refus, la restriction, la fin de non-recevoir, voire la répression ? Comment y répondre ? C’est tout l’enjeu de ce livre qui analyse ces dix mots, constituant bel et bien une sentence : une simple phrase tout d’abord, exprimant une pensée de manière concise et dogmatique, sans développement argumentatif, mais aussi un verdict, une condamnation, prononcée par une autorité à l’encontre d’un ou d’une accusée.
 
Proférés pour clore toute discussion, ces dix mots, « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », semblent constituer l’horizon indépassable de tout débat sur les migrations, tombant comme un couperet pour justifier le refus ou la restriction. Dans cet essai incisif, il s’agit de décrypter et déconstruire tous les poncifs qui s’y logent. La juridiction ici, est l’État, ou tout bon citoyen qui s’en veut le garant ou le fondé de pouvoir. L’accusé est bien entendu, le ou la réfugiée, le ou la migrante. Quant à la peine prononcée, c’est parfois, purement et simplement, une peine de mort.
 
Proposant une lecture critique de cette phrase, mot à mot, ce court essai a pour enjeu de pointer et réfuter les poncifs et les sophismes qui la sous-tendent. Arguments, chiffres et références à l’appui, il s’agit en somme de déconstruire et défaire une « xénophobie autorisée », et de réaffirmer la nécessité de l’hospitalité. Pierre TEVANIAN est philosophe, enseignant, co-animateur du site Les mots sont importants. Il est notamment l’auteur de : Dictionnaire de la lepénisation des esprits (2002) ; Le voile médiatique (Seuil, 2005) ; La république du mépris (La découverte, 2007) ; La mécanique raciste (La découverte, 2017) ; Politiques de la mémoire (Amsterdam, 2021).
 
Jean-Charles STEVENS est expert juriste et a travaillé pendant une dizaine d’année dans plusieurs associations belges de défense du droit des étrangers. Dans ce cadre, il a écrit de nombreux articles sur l’actualité législative et jurisprudentielle principalement relative au droit des étrangers et spécifiquement au droit à l’accueil des demandeurs d’asile. Il faut, ici, une fois encore louer le travail essentiel et remarquable, politique au sens noble, de ceux que d’aucuns qualifient abusivement de « petits éditeurs ».
 
Créée en 2016, Anamosa, maison d’édition indépendante, propose essentiellement des ouvrages de sciences humaines, qui questionnent le monde dans lequel nous vivons. Le catalogue de la maison se veut un espace de liberté d’écriture et de narration pour les autrices et auteurs, afin que chacun puisse partager son savoir de la façon la plus accessible possible. Il est également le reflet d’un engagement et d’une volonté de faire de l’édition comme un acte politique, de porter des voix dans la cité.

Anamosa fait partie du collectif Les désirables. Celui-ci rassemble des libraires et éditeurs francophones indépendants qui souhaitent donner une nouvelle vie, par des lectures, des rencontres, des festivals, à leurs ouvrages parus après mars 2020. Les désirables, c’est aussi l’envie de s’unir pour mettre en lumière la diversité, celle des auteurs, des éditeurs et des librairies partenaires. C’est enfin se saisir d’un moteur commun pour réinjecter une forme de plaisir dans la chaîne du livre, rendre les publications plus désirables auprès du public et renforcer le lien entre les acteurs de leur transmission : auteurs, libraires, éditeurs, traducteurs, bibliothécaires, distributeurs, diffuseurs, chercheurs, lecteurs… Les membres du collectif sont : Anamosa, L’Arche, Éditions la Baconnière, Éditions B42, Créaphis Éditions, Éditions Héros-Limite, Hors d’atteinte, Lux Éditeur, Éditions Macula, Éditions de l’Ogre, Le Point du Jour, Tusitala, Éditions du typhon, Ypsilon Éditeur ; et les librairies l’Atelier, Petite Égypte, L’Échappée Belle et Descours.
 
Petit livre par sa pagination (77 pages) mais grand par son intensité et sa puissance d’élucidation, le présent ouvrage incisif, subversif à savoir éminemment politique frappe au cœur de son sujet dès la page 5 : « 24 263 morts comptabilisés en Méditerranée depuis 2014 ». Ecartant un à un tous les sophismes, les auteurs visent à défaire les esquives des schèmes sensorimoteurs (Deleuze) qui nous déconnectent de nos propres affects et de notre propre capacité à penser (p.8).
 
A la soif de pouvoir et la peur de « l’étranger », ils opposent une autre rationalité qui pense la différence et le différend : « une sympathie pour des frères et des sœurs humains, une colère contre une oppression, un certain besoin d’estime de soi, lui-même corrélé à une certaine idée de la citoyenneté, de l’hospitalité, de la solidarité, de l’égalité et de la justice » (p.9). Un livre de poche, c’est le cas de l’écrire, à un prix très modique, qui déjoue grammaticalement les poncifs du discours racistes y compris dans la pensée de gauche : « nous les travailleurs exploités contre eux les bourgeois exploiteurs…nous les autochtones contre eux les allochtones » (p.13).
 
Face aux artifices rhétoriques qui simulent l’impuissance et dissimulent surtout une puissance, le philosophe et le juriste montrent, chiffres à l’appui, qu’une politique d’accueil est possible (p.18). On lira avec intérêt le dernier chapitre intitulé « Pour l’hospitalité » (p.61) qui démontre que la xénophobie articule la peur et l’étranger dans un lien causal (p.62). Un manuel d’humanité contre l’inhumanité des solutions apportées à ceux qui viennent avec toute la créativité de leur agentivité (p.67).   

Le Renouveau des vins bretons

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Pierre GUIGUI
Titre : Le Renouveau des vins bretons
Editeur : Apogée
 

La vigne en Bretagne : une licorne, une utopie ou une résurrection ? Si le réchauffement climatique redistribue aujourd’hui les cartes viticoles, la vigne a pourtant toujours bien existé en Bretagne. Étonnamment, elle n’a pas eu le même rayonnement qu’en Île-de-France ou en Champagne, qui ne bénéficient pas d’un climat plus clément. Et si toutes les régions de France ont su se relever de la terrible maladie du phylloxera, la Bretagne a, elle, jeté l’éponge en dehors de quelques vignes résiduelles.
 
La renaissance du vin breton réinterroge les questions historiques, du choix d'une production bio ou non, de cépages hybrides ou non, de production de vin blanc, rosé, rouge et/ou effervescent, de typicité, de futures IGP ou de vins « libres », etc. Les témoignages de porteurs de projets, de formateurs et de spécialistes apportent des éclairages sur ce renouveau d’un vin d’utopie qui devient aujourd’hui une délicieuse réalité.
 
Pierre GUIGUI est journaliste, auteur de vingt-cinq ouvrages sur le vin. Il est cofondateur de l’Association pour le renouveau des vins de Bretagne, fondateur du Concours international des vins biologiques et du salon Buvons Terroirs. Il est également cofondateur de l’Association de la presse du vin (Movis).
 
Dans sa préface, en compagnie de Guy SAINDRENAN et Valérie BONNARDOT, Gérard ALLE, bordelais d’origine, d’un père auvergnat et d’une mère bretonne, raconte la stupéfaction d’un vignoble armoricain, à la fin des années 1970 lorsqu’un paysan, le père Quémener, lui apprend que des vignes avaient été plantées autour de l’abbaye de Langonnet pour faire du vin (p.7). D’où l’idée d’une association pour la renaissance de la viticulture en Bretagne créée par l’auteur du présent ouvrage très original, Pierre GUIGUI.
 
Dans son introduction qui ne manque pas d’humour, le journaliste spécialiste émérite interroge la notion de vin breton et les questionnements alentours : pourquoi s’est-il éclipsé au fil de l’histoire ? Comment est-il possible que les Bretons n’aient pas bu une production locale ? De quel vin parle-t-on, celui à boire aujourd’hui ici ou celui à déguster demain ailleurs, deux catégories qui parcourent l’histoire du vin ?
 
On apprend des éléments historiques rarement abordés : « La Bretagne a tenu très longtemps le haut du pavé pour le transport en demi-muid ou par pinardier. Elle a dominé le négoce avec l’Algérie » (p.12). Les pages suivantes présentent l’Association qui prend pour modèle l’Ile-de-France (p.26) et notamment le projet de mention de l’origine, depuis 2020, avec la mention « Ile-de-France ». Loin de la boutade, le chapitre suivant aborde l’histoire du vin en Bretagne (p.33). Le phylloxéra dont le premier foyer apparaît à Nîmes en 1863, entraîne la destruction du vignoble breton.
 
Le chapitre suivant (p.43) investit la problématique des cépages hydrides ou non pour les vins bretons afin d’écarter toute uniformisation et standardisation qui tuent les appellations. Les cépages résistants figurent un poème à la Prévert : perdin, excelsior, palatina, rayon d’or, nero, rondo ou rubilande (p.46). Les auteurs suggèrent même le bien oublié berligou, clone ancien du pinot noir, qui pourrait adéquatement (p.50). Aubert DE VILLAINE le qualifie de « plant fin » (p.53).
 
Le livre se présente aussi en filigrane comme un manifeste contre le dépérissement de la vigne, sa perte de diversité génétique et son manque de résistance aux maladies. La sélection clonale représente un danger souligné en 2018 par Laure GASPAROTTO dans son ouvrage intitulé « Le Jour où il n’y aura plus de vin ». Pierre GUIGUI d’abonder : « imaginez qu’une population entière soit issue d’un seul individu » (p.53). La seule alternative réside dans la sélection massale, pratiquée par les anciens.
 
On trouvera page 57 un tableau utile des cépages réintroduits en Bretagne notamment la magdeleine des Charentes. Le chapitre suivant expose les ensembles climatiques bretons (p.65) et surtout l’influence des évolutions du changement des conditions thermiques sur le vin qui place Rennes au niveau de Bordeaux dans trente ans.
 
Un petit livre sérieux, solide, parfois illustré par des graphiques pertinents fouillés y compris sur le terroir breton et ses 380 types de sols différents (p.81) ou les fiches des domaines en bonne voie (p.119) qui nous remet à notre place : « Faire du vin, c’est penser à long terme, c’est apprendre à communier avec son lieu et en connaître les plis et les replis….Être vigneron, c’est avant tout observer et se fondre, sans vouloir contraindre et imposer » (p.87). Le sage Pierre GUIGUI, avec son goût de l’aventure, de l’audace et de la passion, nous administre encore une belle leçon de vie (p.117). 

96 livres

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