Les Livres de Lesrestos.com

Types de livre



Le retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Fanny CHARRASSE
Titre : Le retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité.
Editeur : Les empêcheurs de penser en rond/Les éditions de la découverte.
Date de parution : septembre 2023.

 
Comment un commandant de police, une responsable qualité et un éducateur sportif en viennent-ils à quitter leur emploi pour devenir magnétiseurs ? Pourquoi le magnétisme, assimilé à une « vieille erreur » par les scientifiques désignés par Louis XVI pour en faire l’examen à la veille de la Révolution, est-il de mieux en mieux toléré aujourd’hui ? L’ambition de ce livre est de comprendre et d’expliquer sociologiquement ce phénomène. Pour ce faire, il présente les histoires de vie de personnes devenues magnétiseuses. Il décrit concrètement leur pratique qui mobilise de l’énergie et parfois des esprits.
 
Grâce à une plongée dans cinquante ans d’archives, il revient ensuite sur les poursuites qu’ont subies les magnétiseurs jusque dans les années 1980 pour exercice illégal de la médecine, et sur la façon dont ils y ont répondu. Enfin, à travers des entretiens avec des médecins, des membres du ministère de la Santé et des observations en oncologie-radiothérapie, il analyse la place que tient aujourd’hui le magnétisme dans la société française. Revenant sur une autre enquête, réalisée auprès de chamanes de la côte nord péruvienne, la fin de l’ouvrage montre que s’intéresser à des pratiques magiques suppose d’étudier leur conversion (partielle) au « naturalisme », cette ontologie des « Modernes » dont l’avènement a donné lieu à l’émergence de l’opposition entre la nature et la culture.
 
Cela oblige à en décrire la métamorphose : la manière dont le naturalisme est en train de devenir plus « réflexif », c’est-à-dire conscient de lui-même et ouvert à d’autres ontologies.
Fanny CHARASSE est sociologue (EHESS, LIER-FYT). Elle est post-doctorante à l’université Saint-Louis à Bruxelles. Le présent ouvrage résulte de tout ou partie d’une thèse de doctorat en sociologie à l’EHESS intitulée : « Magies de la modernité. Illégitimité et légitimation du magnétisme en France et du chamanisme au Pérou », soutenue à Paris en 2021. Cette étude croisée France-Pérou fait écho à l’épigraphe subversive d’Ernesto DE MARTINO.
 
La réalité magique se produit et se reproduit chez l’occidental cultivé car la présence fonde un acquis historique mais révocable sous certaines conditions. On voit dès l’entame comment la jeune sociologue renvoie dos à dos la science et la magie tout en réintroduisant une réversibilité de l’épistémologie hypothético-déductive. Le prélude, page 9, descriptif et littéraire, nous jette dans « l’éternelle présence des huacas, ces pyramides préhispaniques ». L’auteure, en sociologue immersive étudiante en master en 2013, nous décrit sa rencontre avec des chamanes de la côte nord péruvienne. Dans l’interaction, la chercheuse se positionne davantage en anthropologue (p.13).
 
L’introduction (p.15) expose la magie dans la modernité, l’intérêt croissant de nos sociétés industrielles pour les pratiques « magico-traditionnelles » : chamanisme, voyance, hypnose, magnétisme. Le chamanisme semble à la mode depuis les années 80. Fanny Charasse pose la thèse paradoxale de son enquête (p.16) : alors que les sociétés occidentales se donnaient pour ambition d’éradiquer les pratiques magico-traditionnelles, comment peuvent-elles connaître un regain d’activité depuis des décennies au point d’être parfois légitimées par les institutions modernes ?
 
Changement culturel dans le postmodernisme ? Symptômes du capitalisme tardif qui produiraient l’émergence d’une nouvelle demande en biens spirituels qui engendrerait une offre d’ampleur inédite de pratiques indigènes désormais recyclées en produits (p.17) ? Le deuxième angle de la thèse du livre de la chercheuse à l’EHESS s’inscrit à rebours de ces hypothèses. Il postule que critiquer a priori un phénomène équivaut à s’interdire de le décrire et donc de le comprendre. Un changement culturel général ne peut être appréhendé sans un examen des transformations qui affectent en profondeur l’organisation sociale.
 
Ce livre propose donc une réponse sociologique au retour de la magie. Par-là, la sociologie se définit comme la volonté d’analyser les sociétés humaines du point de vue des changements qui affectent tant leur organisation interne que leurs cadres de pensée (p.18). Ceci implique une perspective holistique, dénaturalisante et scientifique qui pose plusieurs prédicats :
- 1. Aucune action n’est individuelle. La société fournit aux individus le cadre mental et normatif sans lequel il leur serait impossible d’agir ou de penser.
- 2. Le monde est un monde d’évènements. On ne peut rabattre les pratiques humaines sur une stricte causalité efficiente.
- 3. L’enquête empirique est nécessaire à toute œuvre de connaissance sociologique ou anthropologique.
 
Il s’agira de décrire et de comprendre le phénomène par une analyse symétrique qui observe des épreuves qui créent des asymétries expliquées par l’histoire (p.19). Pour ce, il s’agira d’enquêter sur tous les processus qui participent de l’intégration et l’admission voire le soutien des pratiques magiques dans les institutions modernes. La première partie étudie empiriquement le cas du magnétisme en France sous la forme d’histoires de vies d’individus devenus magnétiseurs. La seconde partie, mobilisant des observations, décrira la pratique de soin faisant intervenir l’énergie et les esprits et en quoi elle éprouve le cadre normatif de la modernité.

La troisième partie rend compte des poursuites dont les magnétiseurs ont été l’objet jusqu’en 1980. La dernière partie analyse la place que tient aujourd’hui le magnétisme dans l’organisation du travail française. A travers une enquête réalisée auprès des chamanes de la côte nord péruvienne, l’auteure élargira la focale pour tenter d’élucider certains paradoxes actuels par le rôle majeur des sciences sociales afin qu’elles assument pleinement leur tâche politique (p.20).
 
Fanny Charrasse, revient d’emblée, entre fascination et méthode, sur l’ailleurs mythifié des anthropologues : « Le véritable travail anthropologique commence lorsque le banal se fond avec l’extraordinaire et que l’Autre ne s’érige plus en Altérité » (p.23). L’entrée sur le terrain souvent aisée n’évite pas les obstacles épistémologiques. A l’aide des travaux de Bruno Latour, la sociologue bruxelloise repère l’asymétrie préjugeant de la séparation de la croyance et du savoir. La symétrie coûte et éprouve l’enquêtrice compréhensive. La suspension du jugement critique s’impose alors.
 
Un autre danger réside dans le fait de se faire prendre sans retour par son objet (p.31). La tentation du devenir indigène menace toujours l’ethnographe qui ne sort jamais indemne d’une expérience de terrain. La réflexion sociologique exige une plasticité entre l’anthropologie rationaliste et l’enquête relativiste. Par une méthode interactionniste inspirée notamment des travaux sur les carrières d’Everett C. Hugues puis d’Howard Becker et Erving Goffman, Fanny Charasse distingue l’explication de la compréhension. Avec les concepts de tendance à agir toujours contradictoires et l’histoire des dispositifs matériels, organisationnels, l’évolution de la division du travail explique les changements observés.
 
Selon cette perspective, comprendre comment on devient magnétiseur c’est avant tout comprendre comment on résiste aux processus contraires à le devenir. L’introduction des expériences énigmatiques qui mettent à l’épreuve la conception de la réalité puis des conflits d’ontologisations portant sur la définition d’une entité, permettent de sociologiser l’analyse c’est-à-dire de dénaturaliser les ontologies en focalisant le regard sur les acteurs engagés dans une lutte pour définir le réel (p.42). Les conflits d’ontologisations apparaissent alors comme une lutte entre des agents activateurs et des agents inhibiteurs. Idem concernant les conflits d’étiquetages.
 
Inspiré largement de Bruno Latour, la théorie des alliés se définit comme des individus qui en aident d’autres à refonder le lien social pour y inclure l’action de certains non-humains. Ici, de l’énergie et des esprits (p.49). Les tendances à agir au sens de Cyril Lemieux produisent des évènements déclencheurs. On regrettera ici un modèle théorique orienté sur l’invisibilisation des rapports de force ou de classes au sein d’une historicité située et les longues insertions de témoignages, d’interviews parfois totalement inutiles qui auraient permis de diviser par deux la pagination de l’ouvrage.
 
Dans une approche délibérément éloignée de « l’illusion biographique » bourdieusienne, Fanny Charasse fait prévaloir la construction narrative comme performance plutôt que comme artefact. Elle décrit et analyse des épreuves et des bifurcations. La succession d’expériences énigmatiques et d’agents activateurs ne suffit pas pour une entrée dans un métier ou une carrière. « Est réel ce qui résiste dans l’épreuve » selon la définition de Latour. Il faudra contracter des alliances avec des agents activateurs pour la création d’un collectif (p.75) et remporter le conflit d’étiquetages. Les analyses de l’ethnographe montrent de manière très fine le devenir-magnétiseur dans sa fragilité, mirage, but fluctuant qui s’évanouit quand il ne s’épanouit pas (p.88).
 
A la suite de Everett Hugues, l’auteure étudie, chapitre 5, les changements intergénérationnels des carrières en tant que processus. La lente transformation du magnétisme, au sens du changement social, advient : « défini autrefois comme un don obtenu par la transmission familiale de prières et de secrets, il est considéré aujourd’hui comme une aptitude. On peut parler d’une sécularisation de la pratique et d’une essentialisation du don » (p.97). S’appuyant sur la théorie de Philippe Descola dans « Par-delà nature et culture », pour établir un naturalisme réflexif contemporain, la post-doctorante prend au sérieux l’ensemble des acteurs. La manière dont s’incarne la lutte pour la définition de la réalité équivaut à définir l’ontologisation comme performance collective.
 
En d’autres termes, Fanny Charrasse s’intéressant à la définition de l’être en tant qu’être et non de l’être en tant qu’autre (p.105), articule ontologisations et ontologies pour démontrer le paradoxe de la modernité dans la deuxième partie de son opus. Il s’agira donc de rendre compte d’une dynamique interactionnelle, décrire et comprendre la pratique dans sa pluralité dans les fluctuations des régimes d’actions (p.109). La troisième partie traite de la dimension processuelle de la conversion au naturalisme (p.183).
 
Dans une démarche eliasienne, le regard se porte sur l’organisation sociale française et la description de l’évolution du magnétisme de façon compréhensive. La naturalisation du monde -distinction de ce qui relève de la physicalité universelle et de ce qui relève de l’intériorité singulière- au sens de Descola s’accompagne d’une modernisation simple. Face à l’ordre des médecins, des paradoxes émergent. Ils s’opposent à l’usage du magnétisme comme moyen thérapeutique mais le définissent comme acte médical. Les tribunaux n’affirment jamais son efficacité.
 
La médecine, profession par excellence, sert de modèle à l’analyse fonctionnaliste de la professionnalisation (p.213). La création d’un territoire professionnel du magnétiseur n’entre plus en conflit avec les médecins et permet une complémentarité (p.256). La distinction des « vrais » magnétiseurs et des charlatans, la scientifisation du magnétisme forment les éléments centraux de sa professionnalisation. La quatrième partie se consacre à la métamorphose du naturalisme (p.279) par l’ouverture de l’institution médicale à une pratique analogique partiellement naturalisée (p.280).
 
Fanny Charasse tente, en vain, d’élaborer un constructiviste non relativiste et total en s’éloignant de l’hégémonie de l’ontologie des Modernes. Elle n’y parvient pas tout à fait en écartant, elle-même, certains griefs majeurs qu’on pourrait adresser à son étude notamment la déréalisation : « cette dérive du constructivisme se montre oublieuse de l’organisation sociale et des pratiques à l’origine des phénomènes étudiés, c’est-à-dire qu’elle refuse de prend au sérieux le fondement matériel des croyances, des savoirs… » (p.285).
 
Au risque d’un interlude chamanique, appendice curieusement rapporté à son ouvrage, dans les magies de la modernité qui correspondent mal à l’émergence d’un naturalisme réflexif non réductionniste (p.376). S’il s’agit d’appeler à une attitude réflexive consistant à encourager une articulation des ontologisations, elle fonctionnera au grain magique (p.383).

Monsieur Louis. Souverain majordome.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Louis VILLENEUVE
Titre : Monsieur Louis. Souverain majordome.
Editeur : Les Editions Noir sur Blanc, Lausanne.
Date de parution : 6 juin 2024.


A l’Hôtel de Ville de Crissier, près de Lausanne, l’excellence gastronomique attire le beau et le grand monde - têtes couronnées, vedettes de cinéma, artistes, politiciens-, et Monsieur Louis, tout sourire, vigilant comme Argus, n’a pas eu son pareil pour enchanter le service. Dans ces pages, Louis Villeneuve se remémore l’étonnante trajectoire qui, de la ferme de ses parents, en Bretagne, où il est né en 1948, l’a conduit jusqu’aux sommets de la gastronomie mondiale. Ce jeune breton a connu, dans l’après-guerre, une enfance et une adolescence, qui nous rappellent les livres photographiques de Raymond DEPARDON : les premiers tracteurs, le lycée agricole, le service militaire dans la Marine, et une jeunesse qui a soif de changement. Louis tournera le dos à la ferme pour se lancer dans la restauration. Des Suisses de passage en Bretagne, une invitation acceptée et la grande aventure commençait.
 
Né à Cesson-Sévigné en 1948, dans une famille d’agriculteurs bretons, Louis Villeneuve a accompli une carrière exceptionnelle dans la haute gastronomie, jusqu’à se voir désigné « meilleur directeur de salle du monde » (Prix Mauviel 1830) en 2017 à New-York. Remarquons que quelques happy few ont été récipiendaires de cette prestigieuse distinction : Denis COURTIADE, Esteban VALLE, François PIPALA ou Éric BEAUMARD. Désormais à la retraite, après plus de quarante ans à l’Hôtel de Ville de Crissier, il vit dans la région de Lausanne.
 
Louis Villeneuve, dit « Monsieur Louis », dit « l’Amiral », a officié très longtemps dans le temple suisse de la gastronomie, L’Hôtel de Ville de Crissier, élu en 2015, « meilleur restaurant du monde ». Chef de salle hors norme, il a mis son savoir-faire au service de quatre chefs parmi les plus remarquables de notre temps : Frédy GIRARDET, élu « Cuisinier du Siècle » par le Gault & Millau, puis Philippe ROCHAT, Benoît VIOLIER et Franck GIOVANNINI, chacun triple étoilé au Guide MICHELIN. Dans ces pages passionnante, Louis Villeneuve se remémore son étonnante trajectoire, de la ferme bretonne parentale aux sommets de la gastronomie mondiale.

Précisons-le sans ambages et d’emblée, le présent ouvrage, grand livre hors de sa catégorie, excède largement le classique et basique livre de souvenirs souvent ennuyeux et soporifique d’un maître d’hôtel de restaurant au firmament de la planète étoilée pour moultes raisons dont nous n’évoquerons que trois axes. En effet, il montre, tout d’abord, une écriture remarquable, fluide, drôle qui se lit presque d’une traite tel un roman policier jamais policé. Ensuite, il expose une exemplarité professionnelle au plus haut niveau mondial, à la longévité tout aussi inhabituelle.

Enfin, à la fois singulière et universelle, émouvante et belle, cette trajectoire de vie affirmative et solaire traversée de tragédies intimes et de drames professionnels, nous prodigue une leçon de valeurs, courage, volonté, abnégation, élégance, probité, classe pour des générations entières de futurs directeurs culinaires mais aussi pour tous les entrepreneurs, les créateurs et enfin, pour nous tous, tout simplement, nous redonnant goût à la solarité de la vie et nous réconciliant avec son jaillissement.

Scindé en 75 courts chapitres correspondant sans doute à l’âge de départ à la retraite de Louis VILLENEUVE, le livre, comme il se doit, commence par une scène incroyable de nativité (p.5). Dans un hiver de sécheresse insensée, à Cesson-Sévigné, non loin de Rennes, presque devant la chaleur d’une cheminée, le petit Louis prénommé comme son père, ouvre ses grands yeux bleus (id). C’est encore l’époque des propriétaires fermiers auxquels on doit démontrer sa servilité, ce qui révolte encore aujourd’hui celui qui fût l’immense directeur du meilleur restaurant du monde sous la houlette du génial Frédy GIRARDET, 87 ans aujourd’hui. Les anecdotes plus drôles les unes que les autres fusent à chaque page (p.9).

C’est du « nanan », selon l’expression un peu vieillie validée par l’Académie Française. En 1966, année charnière, tous les prénoms proviennent du calendrier, une épreuve de l’enfance réside dans l’absorption impossible d’une cuillère d’huile de foie de morue au réveil, des petits riens amusent les enfants notamment les étourdis qui oublient leur voiture dans la baie du Mont-Saint-Michel (p.9). Vêtu de chaussettes mouillées et de godillots embourbés, à 7 ans, le gamin s’attèle aux terribles labeurs des champs : « la pluie vient avec le jour gris, sur les pas de mon père, à travers les champs marécageux du domaine, je ramasse des brassées de trèfle, je pousse la brouette, je soulève la fourche, elle pèse son poids » (p.12).

Le jeune paysan aux vêtements dont la coupe façonne le corps, robinson des étangs, pêcheurs de carrelets, d’anguilles et de brochets apprend tout avec son père : « ce touche-à-tout à qui rien ne résiste » (p.12). Il hérite, au passage, d’une éthique d’existence : l’enthousiasme et la curiosité viennent à bout du moindre obstacle. A 5 ans, il monte sur un tracteur, à 6, la préparation des repas le fascine. Il annonce déjà le menu à son paternel (p.14). La campagne et ses charges lui enseigne bien des éléments, bagages pour toute une vie : chasser les champignons, traire les vaches, adorer les légumes, savoir griller des poissons, des cuisses de grenouilles, sacrifier le cochon (p.15).

Mais le vent tourne avec l’exode rural vers les villes et l’entrée à l’internat des frères laïcs qui produira, chez lui, une répugnance totale pour les religions en général (p.20). Le clan Villeneuve vit dans la bonne humeur constante. Dans leur Traction Citroën 11 les parents vont à la découverte des bonnes auberges : « pas question de laisser deviner notre provenance. Nous sommes bien mis : habits propres et repassés, souliers cirés, sans oublier la goutte de « sent-bon » comme dit maman. Je ne perds rien du spectacle, l’univers de la restauration me fascine » (p.23)         

Ces escapades gourmandes fleurent le kig ha farz, un pot-au-feu de farine de blé noir, ou la cotriade, fameuse marmite de poissons où nagent des rougets, du lieu jaune, de la dorade ou du congre, des moules et des pommes de terre revenues à l’ail et à l’échalote. En 1959, le papa qui rêvait de piloter des avions survole les départementales avec un carrosse mythique : une Citroën DS. A noter que de très belles photos en noir et blanc illustrent ce beau livre mené à un rythme joyeux et endiablé. En outre, toute l’histoire de la France des années 50 à 2000 défile devant nos yeux écarquillés, de la rigolade à la régalade.

Chez les scouts, Louis Villeneuve joue en plein air. Sa dilection se dévoile : « J’aime le contact avec les gens, la vie en société me remplit d’aise » (p.26). En 1962, certificat d’études empoché, il reprend les travaux du domaine : moissons, traite, foins, fourrage, mais il ressent bien que son destin vibrera ailleurs. Pourtant, il intègre une école d’agriculture puis une MFR (Maison Familiale et Rurale) où il prend goût au sport. Peu avant sa majorité, le garçon débrouillard choisit la restauration pour toujours (p.30) avec le soutien et la confiance indéfectible de ses parents.

Par l’intercession de son oncle, il prend son premier poste à l’Hôtel de Combourg, lieu d’enfance de Chateaubriand, non loin de Saint-Malo : « le baptême professionnel est sans appel. Je suis dans mon élément…Mon zèle et mon entregent ne passent pas inaperçus » (id). L’ambitieux, avec ses rudiments d’anglais acquis sur l’île de Jersey lors d’un voyage avec son père et son intérêt pour les traditions culinaires, rentre en stage au Comptoir des Colonies à Vannes où le majordome, un ancien boxeur, l’initie, sans coup férir, aux gestes du service à table (p.31). Le hasard et par conséquent la chance participe parfois aux magnifiques bifurcations de vie.

Son père, en discutant à la pompe à essence, lui trouve un poste en 1966, année bénie, à Gstaad, au prestigieux Hôtel Alpenrose, chez Fredy von Siebenthal. Se familiarisant avec les sports d’hiver, le jeune homme apprend l’allemand mais le transport et la présentation des plats ne font pas de soi : « gestes, attitudes, tenue, le service est un art et je suis à bonne école. L’élégance s’apprend » (p.38). Le débutant couvert de compliments fréquente les belles tables suisses notamment celle de Jacques LACOMBE au Lion D’Or, à Colony. Avec ses économies, il s’envole au Canada pour encore se dépayser et conquérir les grands espaces (p.39).

Las, il revient à Saint-Malo, au restaurant de l’Univers. On remarquera le rôle essentiel de l’amour et du soutien des parents dans une carrière : « toujours là pour moi…ni réprimandes, ni sarcasmes » (p.41). Autre hasard heureux : il revoit Fredy et Monika von Siebenthal, qui le placent dans un poste à la hauteur de ses ambitions : le prestigieux Bernerhof de Gstaad. L’incollable sur les marques de luxe peaufine ses connaissances à l’Hôtel Carlton de Lausanne : service au guéridon, découpages, flambages, apprêts divers, « une école de précision, de rapidité et d’agilité » (p.44).

En 1972, une rencontre changera radicalement le cours de la vie du cycliste aguerri : le charismatique Frédy GIRARDET (p.46). En filigrane, en toute discrétion, Louis Villeneuve montre les qualités singulières et finalement objectives qu’un grand directeur de restaurant se doit de posséder en homme de civilité : « le lis et parfait mes connaissances sur l’actualité et les grands de ce monde. Je suis curieux de tout et j’aime comprendre l’ordre des choses sur la scène internationale » (p.47). En 1975, c’est la consécration pour le jeune marié. Il se présente à l’Hôtel de Ville de Crissier pour prendre son poste le jour où Frédy Girardet reçoit la distinction très convoitée de la Clef D’or Gault & Millau (p.48).

La maison attend l’excellence en tous domaines : « je suis sur un ring. Çà peut cogner. Mais je ne tomberai jamais » (p.51). Préparé au feu, le jeune père, en 1976, poursuit son exploration du calvinisme vaudois : « Le rythme de travail est tel qu’on pourrait y laisser sa santé tant physique que mentale si l’on n’y prenait pas garde » (p.55). Au fil de temps, dans une quête monomaniaque de l’excellence, Louis Villeneuve affinera « sa perception de la joie éphémère » qu’il lui incombe de « transformer en souvenir chez le client ».

Les entrées en scène s’effectuent dans une partition théâtrale, une « véritable chorégraphie ». On lira avec malice la page 59 sur le pourboire ou « bonne main » en suisse romande. Se déploie toute une philosophie morale emplie de nuances et de discernement. Dans un restaurant à l’aura internationale, tout le gotha des célébrités et les gastronomes anonymes se disputent une table. Humainement, le maestro de l’Hôtel de Ville ne retient pourtant que trois personnalités : Jacques BREL, Lino VENTURA et Frédéric DARD (p.65).

Louis VILLENEUVE comprend sa chance mais saisit également que « le monde de la restauration est impitoyable, il faut des trésors d’endurance pour tenir le coup » (p.67). Plus loin, il témoigne sincèrement de la dureté du métier : « Travailler sous les ordres du grand chef Frédy GIRARDET est un honneur mais il y a un prix à payer : savoir encaisser » (p.71). D’une humeur toujours égale, le majestueux Amiral découpe ses volailles avec une adresse de maître danseur (p.75). Le métier de directeur de restaurant maître d’hôtel confine à un art : sourire, discrétion, sens de l’à-propos, protocole ancestral des découpes, apaiser les tensions, « démêler les embrouilles » (id).

L’homme-orchestre de Crissier décrit admirablement de l’intérieur toutes les consécrations inouïes notamment le sacre de Frédy Girardet meilleur cuisinier du siècle en 1989, passage à 3* Michelin directement en 1993 et bien tardivement. Surviennent également des drames successifs qui bouleversent la grande maison qui saura toujours les surmonter et les dépasser, brillant aujourd’hui encore au firmament mondial sous la direction, depuis 2018, de Franck GIOVANNINI. Cette histoire très émouvante, de l’arrivée du prodige Benoît VIOLIER coopté par Joël ROBUCHON à son suicide avec un fusil de chasse, des décès accidentels de Philippe ROCHAT et de son épouse, ne raconte pas des simples souvenirs extraordinaires mais bien la traversée d’une vie et d’une époque voire d’un siècle, les montagnes russes d’une âme empreinte de douceur.

L’homme aux 40 965 canards découpés, frappé également par une tragédie dans sa vie privée, se singularise majestueusement par une affirmation et un enthousiasme à toutes épreuves, nous prodigue une leçon de vie et de joie, un parangon d’élégance et de simplicité : « A mes yeux, le style est autant dans les apparences que dans les gestes et les attitudes…Dans le métier de majordome, les formules de politesse sont creuses dès lors qu’on manque d’empathie et d’authenticité. » (p.96).

Le Guéridon d’Or, meilleur directeur de salle du monde prix Mauviel 1830 en 2017 ne cède nulle part à la nostalgie dans son message profond de lumineuse exemplarité. Au vrai, il faut absolument lire tout ce court livre, immense texte philosophique qui nous arrache des larmes et des fou rires, parcouru par un humour alerte et une réelle gourmandise, lequel aurait pu aisément comporter 300 pages supplémentaires, d’un seul trait, en symbole de la grandeur à hauteur d’homme, de la saisissante humilité de celui qui aiment les gens mais qui ne « saurait sortir de son rang » (p.104).
 
Aujourd’hui, le diplomate au doux sourire et à la gaieté communicative continue de sculpter sa pleine puissance d’exister et, au sortir d’un refuge de haute montagne, il s’émerveille d’un renard en quête de nourriture ou, à la tombée de la nuit, d’un joli faon apeuré qu’il observe de longues minutes (p.124).             

VOIR LE PORTRAIT DE LOUIS VILLENEUVE PAR FABIEN NÈGRE.

Vins, vignes, femmes Une odyssée viticole ?

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Florence Tilkens Zotiades
Titre : Vins, vignes, femmes Une odyssée viticole ?
Editeur : Apogée
Collection : Le savoir boire
Date de parution : 15 mai 2024

 
Vins, Vignes, Femmes explore la mise à l’écart historique des femmes dans l’univers du vin. Après avoir évoqué les hypothèses concernant leur rôle dans la découverte de la vigne et du vin, cette exploration débouche sur les origines de leur discrimination et l’exposé de la longue invisibilisation des femmes, en dépit de leur présence et de leur travail constant dans les vignes depuis l’Antiquité jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle.
 
L’investigation se poursuit par le rappel des raisons de cette discrimination et des moyens, religieux, juridiques et culturels, utilisés pour la consacrer. L’enquête se clôt par le constat que la féminisation récente de l’univers du vin est désormais inéluctable. L’ouvrage est illustré par des portraits de pionnières qui ont joué un rôle essentiel dans l’univers du vin et par les témoignages de professionnelles de la filière qui confirment qu’elles doivent encore faire face, au XXIème siècle, à des comportements discriminatoires.
 
Après une carrière dans le développement international en entreprise et en milieu associatif, Florence Tilkens Zotiades a rejoint l’univers professionnel du vin. Fondatrice de Vins d’Hellène/Danaan Wines à Londres, elle est aussi dégustatrice professionnelle dans de nombreux concours internationaux. Elle est l’auteure de L’Odyssée des vins grecs (Apogée, 2022). Parallèlement à ses activités, elle milite pour l’égalité professionnelle et l’autonomie économique des femmes. Elle est membre de l’association française Led By HER, dont elle est présidente en 2022 et 2023. Led by HER accompagne, dans leur projet de création d’entreprise, les femmes ayant vécu des violences.
 
Rentrons dès lors dans la matière du présent essai qui se place d’emblée sur l’ouverture d’un débat sur la façon dont le sexisme se manifeste dans l’univers du vin et d’autres industries (p.9 : citation d’Alice FEIRING). Dans son avant-propos, Florence TILKENS ZOTIADES délimite bien son objet pour une approche historique et factuelle sur la place des femmes dans l’univers de la viticulture et du vin (p.11). La question qui sous-tend tout l’ouvrage se pose alors ainsi : « pourquoi les femmes, qui, selon les hypothèses historiques en cours, auraient inventé vin et viticulture, furent-elles généralement mises à l’écart de la filière viticole au cours des siècles ? » (id.).
 
L’auteur justifie sa focale sur la France pour trois raisons. D’abord, par la place de la France dans la filière agricole mondiale, l’un des trois pays producteurs de vin dans le monde. Ensuite, en considérant l’importance culturelle du vin, art de vivre et philosophie. Enfin, par la révolution de 1789, évènement majeur français précurseurs de bouleversements politiques et sociaux dans toute l’Europe, qui aurait dû aboutir à la fin de toute discrimination sexuelle (p.12).
 
Dans sa préface, la sommelière Feredica ZANGHIRELLA, insiste sur la mise à l’écart historique des femmes du monde de la vigne et du vin même si les lignes bougent aujourd’hui. Elle constate toutefois un manque de légitimité et des difficultés de reconnaissance en dépit de compétences réelles. Elle prône un changement radical auquel le livre de Florence TILKENS ZOTIADES devrait participer. Elle souligne, à juste titre, l’évènement que constitue le présent ouvrage qui ouvre la voie à une célébration de l’action des femmes dans le monde du vin mais forme aussi un manifeste en faveur d’un changement positif (p.14).
 
L’autre préfacière, universitaire, Andreea GRUEV-VINTILA note le regard nouveau et décapant d’une histoire de la lutte des femmes dans un univers structurellement dominé par les hommes en sériant les idées maîtresses d’un maître-livre. Premièrement, l’univers du vin se constitue comme l’un des domaines de la subordination des femmes. Deuxièmement, certaines femmes réussirent à mobiliser des ressources afin d’y prendre part malgré le contrôle masculin dans toutes ses dimensions, religieuse, sociétale, culturelle (p.16). Bien plus, le présent livre montre la division sexuée du travail et ses conséquences sur la découverte de la vigne et du vin.
 
Il dévoile que le contrôle des femmes dans l’espace social se maintient par une invisibilisation dans l’espace public, une discrimination au nom de préjugés sexistes, une humiliation : « pour les désobéissantes, la punition et même l’exécution : interdiction absolue de consommation de vin pour les femmes de la Rome antique sous peine de mort, un féminicide légal » (id.). En France, jusqu’à 1965, le contexte d’inégalité dans le mariage consacrée par le Code napoléonien (1804) ne permettait qu’aux veuves de récupérer la personnalité juridique requise pour reprendre une entreprise (p.17).
 
A contrario, la Crète minoenne matrilinéaire, Florence TILKENS ZOTIADES retrace le rôle prépondérant des femmes dans la production et le commerce du vin. L’étude « oenopsychologique » éclaire les réseaux féminins, le mentorat, l’éducation féministe, « un peuple en soi », à travers les portraits fascinants de celles qui font exception dans l’histoire. Par-là, l’initiée féministe nous donne une vision joyeuse, authentique et affirmative.
 
L’introduction un peu trop lapidaire expose la féminisation incontestable et inéluctable de l’univers du vin longtemps cloisonnée par des normes sexistes tout en remarquant sa fragilité. Se pencher sur l’évolution de cette boisson hors du commun revient également à comprendre les défis contemporains auxquels elle se confronte car les études de genre s’avèrent quasi absentes de l’histoire vitivinicole. Il s’agit alors d’examiner une contribution féminine quotidienne, silencieuse et officieuse peu mentionnée dans les archives (p.19). En d’autres termes, rechercher les raisons de cette exclusion historique liées aux enjeux socioéconomiques du vin, insigne de pouvoir et prestige accaparé par les hommes (p.20).
 
Le premier chapitre traite du rôle des femmes dans la découverte du vin. Il révèle les hypothèses récentes admises sur les premières tentatives de la culture de la vigne par les femmes. A partir des travaux de Patrick McGovern sur la naissance de la vigne et du vin, toutes les pages captivent (p.23 notamment) sur les vertus de prédigestion de la boisson fermentée qui ralentit le métabolisme des premiers hommes, favorise le stockage des graisses. Véritable lubrifiant social, l’alcool désinfecte, détend, soulage, induisant même le sommeil : « Le tout premier breuvage alcoolisé fut sans doute une sorte d’hydromel naturel issu de miel accumulé dans un tronc et sujet à un début de fermentation » (p.23).
 
Florence TILKENS ZOTIADES, réfutant le simplisme et la nocivité des stéréotypes genrés, croise le comparatisme ethnographique et l’étude des vestiges pour montrer que la division sexuée du travail associée à l’hypothèse paléolithique selon laquelle le vin aurait été découvert par les femmes, nous révèle la contribution significative des femmes aux activités de subsistance du groupe par la collecte (p.26). On découvre alors le rôle central des femmes dans les débuts de l’agriculture et de la viticulture (p.30).

Le chapitre 2 couvre les origines de la discrimination des femmes. Avec la naissance de la civilisation urbaine, le vin passe de médicament à fonction rituelle d’appartenance sociale. L’auteure éclaire la transformation des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes qui ouvre à un ordre social inégalitaire fondé sur la hiérarchisation des genres en faveur du masculin. Fortune, pouvoir, androcentrisme entrent en causalité (p.34). Certaines figures féminines exceptent à cette tendance. C’est l’un des grands mérites du livre que de les exposer.

Témoin cette reine mésopotamienne de plein droit, Kug-Bau, la tavernière ou femme du vin, qui autorisa les femmes à posséder tavernes et débits de boisson (p.37). Autre exception largement commentée : la civilisation minoenne, sur l’Îles de Crète, environ 3000 à 1200 av.J.-C. (p.38 et sq.), qui atteste de la puissance des femmes dans une société matrilinéaire et matristique. Les Égyptiennes, autre exception, achètent et cultivent la terre mais boivent du vin (p.42). Rénénoutet, par exemple, non seulement représente la Déesse de la Végétation mais aussi celle de la transformation du raisin en vin.
 
Mais dès lors que le dieu mâle, Dionysos apparaît, les femmes disparaissent. C’est l’une des hypothèses matricielles du présent essai : « Dionysos devient Bacchus. Les Romains considèrent les femmes comme des mineures » (p.53). Plus loin, page 54, les matrones possèdent les clefs du foyer mais pas celle du cellier. Deux fautes clairement identifiées les condamnent à mort, l’adultère et la consommation de vin ! (p.54). 
 
S’appuyant sur les célèbres travaux de Jean-Pierre VERNANT sur la Grèce Antique joints à des études archéologiques plus récentes, Florent TILKENS ZOTIADES rectifie brillamment quelques erreurs historiques : « Il a été parfois écrit que les femmes n’avaient pas le droit de boire du vin sous peine de mort. Or les textes de lois de cette période ne mentionnent aucune interdiction formelle excepté pour les cités de Milet en Ionie et de Phocéa (l’actuelle Marseille) » (p.48).
 
Le Chapitre 3 s’étend sur l’invisibilisation des femmes et ses exceptions (p.63). On lira avec attention les pages sur le rôle des monastères dans la survie et la valorisation des vignobles mais également le rôle central des moniales bénédictines et bernardines notamment les dames de Tart (p.69), Mathilde di Canossa ou l’emblématique Aliénor d’Aquitaine, Catherine de Chenonceau, Katherine Briçonnet, Catherine de Médicis dans la production et le commerce du vin. Florence TILKENS ZOTIADES nous donne des portraits de femmes oubliées ou invisibilisées, Françoise-Joséphine de Sauvage d’Yquem. La Champagne fait exception.
 
Presque toutes les grandes maisons voient le jour à la fin du XIXème siècle, grâce aux veuves champenoises : Apolline Godinot (Henriot), Barbe-Nicole Ponsardin (veuve Cliquot), Jeanne Alexandrine Louise Mélin (veuve Pommery), Mathilde-Emilie Perrier (veuve Laurent). Même si, à la naissance de la viticulture moderne, autour de 1850, les femmes ne peuvent pas travailler en cave pour ne pas perturber la productivité des hommes et en raison de tabous persistants sur les menstruations susceptibles de faire « aigrir le vin doux » (Pline l’Ancien), elles n’en jouent pas moins un rôle essentiel (p.88). A preuve, Caroline Soehnée, qui combat le phylloxéra en 1869.
 
Le chapitre IV s’attaque aux stéréotypes, préjugés et discriminations (p.93). De l’exclusion de la taille, du greffage et du pressurage aux salaires dérisoires, jusqu’à l’objectivation dans des opérations promotionnelles, les femmes pâtissent d’une pratique genrée du travail à la vigne (p.100). A contre-temps au sens benjaminien et en contre-exemples, on lira avec délectation les développements (pp.103-104), passés dans les silences de l’histoire, sur les vigneronnes d’exception : Elisabeth Law Lauriston-Bouberts, veuve de Jacques Bollinger, qui assuma, en pleine occupation allemande, la direction de la maison Bollinger ; Carol Duval-Leroy et Marcelle Bize-Leroy qui codirigea le prestigieux domaine de La Romanée-Conti.
 
Malgré des chapitres V et VI conclusifs qui, peut-être, mériteraient davantage de débats ou de nuances sur l’exclusion et l’invisibilisation, étayés notamment par les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier-Augé sur la valence différentielle des sexes (p.121), la hiérarchisation sexuée des rôles (p.123) sans jamais envisager le pouvoir des femmes de vignerons, la puissance fondatrice des vigneronnes, « la domination féminine » dans certaines espaces sociaux, symboliques et culturels de décision du monde vitivinicole contemporain et actuel, le présent travail remarquable de Florence TILKENS fera date parce qu’il nous place sur la voie d’une approche non genrée des professions du vin, fondée sur « la coopération et l’altérité car après tout, le vin n’a pas de sexe » (p.152).         

Une philosophie du vin

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre
 
Auteur : Pierre-Yves Quiviger
Titre : Une philosophie du vin
Editeur : Albin Michel
Date de parution : 31 août 2023

 
Est-il vrai que le flacon importe peu pourvu qu’on ait l’ivresse ? Peut-on boire seul ? Pourquoi le vin est-il une question religieuse ? Quels sont les philosophes qui ont le mieux écrit sur le vin ? Le présent livre tente de répondre à ces sept questions pour élaborer une philosophie du vin, relevant aussi bien de l’esthétique que de la morale, de la théorie de la connaissance que de l’histoire de la philosophie.
 
Brassant des thèmes originaux en la matière, comme l’expérience sociale du vin, ses différents métiers (vigneron, œnologue, caviste, critique), ou encore les liens entre connaissance, expérience et plaisir, ce livre, à savourer sans modération, sillonne la route allant de notre palais à notre cerveau et rencontre, en chemin, des vins, grands et petits, rouges, blancs ou rosés, mais aussi le droit, la médecine, l’histoire, la théologie, l’art et la littérature.
 
Pierre-Yves Quiviger, qui se définit comme « un amoureux passionné du vin », propose une réflexion inédite, érudite et vivante à la fois. De Rousseau à Platon et passant par Clément Rosset ou Montaigne, de la Bourgogne au Bordelais, de l’Auvergne au Jura, il explore les liens entre le plaisir sensoriel que procure la Dive bouteille et la connaissance intellectuelle que l’on en a (ou que l’on aura après l’avoir lu), tout en nous faisant partager, d’une plume allègre et précise, sa joyeuse obsession vinicole.
 
Ancien élève de l’École normale supérieure, Pierre-Yves Quiviger, professeur de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, dirige le département de philosophie de cette même Faculté. Spécialiste de philosophie du droit, on lui doit plusieurs publications consacrées à Sieyès, Calvin, Villey, au droit administratif mais aussi au cinéma et à l’éthique médicale.
 
Essayons, dès lors, de rentrer au cœur de l’objet. La première page témoigne tout de go de l’humour de l’auteur qui compare son livre à un cru, millésimé 2023, récolté à Hyères, vinifié à Saint-Julien-Chapteuil et embouteillé par la maison Albin Michel. Il appert de bon augure qu’un philosophe ne s’applique pas trop à l’esprit de sérieux d’autant que le premier chapitre (pp.10-35) nous entraîne d’entrée de jeu dans un questionnement herméneutique qui ne pêche pas par sa pratique trop théorique sur le nexus entre vin et connaissance et finalement le savoir boire (p.11).
 
Le livre commence par un dîner d’amis, une scène cinématographique ou théâtrale, là encore non dénuée d’humour, que les grands amateurs de jus de raisin fermenté auront vécu à moultes reprises dans leur existence mais nous conduit en douceur dans une pensée du vin. La petite perversité du jeu qui consiste à identifier précisément un vin relève de la joie et de la souffrance (p.11). Bonheur d’un vin excellent mais souffrance de devoir jouer une partie presque perdue d’avance tant le monde du vin échappe à une connaissance exhaustive y compris à Raimonds Tomsons.
 
Pierre-Yves QUIVIGER nous introduit alors à un savoir boire : « L’amateur de vin cherche à connaître ce qu’il boit » (p.12). Ce qui lui permet d’exposer dans les pages suivantes les mérites et les désagréments respectifs des dégustations à l’aveugle ou informée sans trancher. Subtilement, le spécialiste de Sieyès, avance une isosthénie à savoir une impossibilité de décider. Boire à l’aveugle équivaut à déguster en toute ignorance mais avec un regard vierge (p.13). Le président de la section philosophie du Conseil National des Universités compare les deux modes de dégustation puis recommande de bonnes pratiques au sens médical.
 
La dégustation cachée propose « une fraîcheur de l’expérience, sa naïveté cultivée » (p.14). Cette expérience profane du vin fait retour à une expérience pure et nue. Elle réhabilite la concentration, mobilise des souvenirs et un savoir. Les valeurs se renversent au sens nietzschéen : plus de snobisme, d’étiquette, de fausses gloires (p.16). Cette façon de boire élude pourtant la profondeur et la finesse. L’écrivain compare, en l’espèce, le vin aux œuvres d’art qui exigent une initiation qui détermine le jugement (p.18). Il note très pertinemment que la bonne connaissance du vin requiert une inscription dans plusieurs séries (p.19).
 
La dégustation pure, isolée de toute consommation de nourriture, n’a pas grand sens sauf pour les vins de méditation ou les champagnes. Sur le versant des vertus et défauts d’une dégustation informée ou érudite, l’auteur du « principe d’immanence », en 2008, chez Honoré Champion, remarque l’absence de naïveté et la révérence obligée (p.21). Avec une grande rigueur, Pierre-Yves QUIVIGER moque gentiment ceux qui boivent comme des premiers de la classe. Mieux, il reprend judicieusement la distinction russellienne entre « connaissance par fréquentation » et « connaissance par description ».
 
Boire ses fiches de lecture fait passer à côté du vin réel. La dégustation informée présente de grandes vertus déclinées plus loin : le vin en tant que production culturelle, artistique ou artisanale exige une connaissance solide et précise de ses caractéristiques qui accroît sa compréhension (p.24). La dégustation érudite présente avant tout un aspect heuristique. Elle développe une curiosité incommensurable du savoir. Ensuite, elle assure une précision dans la finesse et la subtilité (p.28). C’est le « luxe de détails » (p.32).
 
Sans vouloir nullement offenser le présent essayiste véritable amoureux passionné du vin, cultivé mais jamais jargonneux, savant mais accessible, l’isosthénie entre les deux types de dégustation amicales sus évoquées ne se dépasse que dans la déprise à la fois d’une certaine « perversité » de la première et de la pratique de la neutralisation d’une monstration parfois vaine de la « science » de la seconde. En effet, la dégustation qu’on qualifiera, par hâblerie, « à l’aveuglette » si elle attise souvent le feu de la devinette et le jeu des conjectures, peut ramener instantanément à l’humilité n’importe quel auto-proclamé grand connaisseur de vin ou piéger l’étincelant Raimonds TOMSONS.
 
Bien boire requiert une épaisseur expérientielle de la pratique tout en la ressaisissant dans une érudition approfondie. Réciproquement, le savoir boire ne se résume jamais à un savoir sur ce que l’on boit. Bien plus encore, dépasser ces deux visions du vin implique de déconstruire l’un des mythes fondateurs les plus tenaces de l’histoire de la gastronomie moderne : l’accord. Un grand vin pouvant alors se déguster seul dans le silence d’un chai, débout, dans une amicale communion. Un grand plat nécessitant, a contrario, de l’eau ou un liquide faiblement alcoolique pour en apprécier toute la puissance et la complexité.
 
Le chapitre deux intitulé « Cinquante nuances de vin ou Qu’est-ce que le vin ? » (p.39) étudie, en revenant de manière originale à la puissance comparative de la sérialisation interne et externe, les propriétés communes à tout vin. A noter, page 41, que le vin improprement nommé « orange », afin d’éviter toute confusion, trouverait une définition plus précise dans la qualification de « vin blanc de macération » comme le préconise aujourd’hui l’OIV.
 
Pierre-Yves Quiviger, après avoir rapidement brosser la genèse complexe du vin, s’emploie fort justement à la distinguer de sa structure (p.44). Les origines ne résument jamais une identité, une généalogie ne définit pas une essence. La méthode de la variation eidétique husserlienne permet d’approcher une définition du vin comme le droit : « produit obtenu exclusivement par la fermentation alcoolique, totale ou partielle, de raisins frais, foulés ou non, ou de moûts de raisins » (p.47). Pourtant, l’approche juridique peine à en fournir une définition fine.
 
Le vin, produit agricole issu d’une terre cultivée, réfère au raisin, produit fermenté de la vigne (p.52). Liquide, boisson modérément alcoolisée, il présente un taux d’acidité volatile contenu (p.54). L’auteur considère ensuite la couleur, le degré d’alcool et la transformation par fermentation (p.60). On notera dans ces pages érudites historiques et toujours drôles, les excellentes mises au point définitionnelles de la page 61 qui différencient les VDN (vins doux naturels) des vins cuits et des mistelles, issus d’un mélange de jus de raisin non fermenté et d’un alcool distillé improprement nommés « vins de liqueurs ».
 
Le chapitre 3 disserte sur le vin et l’esthétique ou entreprend de répondre à la question : « Qu’est-ce qu’un bon vin ? » (p.65). Le philosophe en Sorbonne mobilise l’esthétique humienne qui montre qu’on sous-estime des éléments objectifs dans le jugement sur le goût du vin : ce qui est présent dans le vin et la formation méthodique du goût (p.67). Un bon vin se conforme à sa définition et on apprécie qu’un vin corresponde à sa définition (p.69) : « on vérifie si le monde est bien conforme à ce qu’en raconte le livre du monde… » (p.71). Mais un bon vin apporte du plaisir, de la satisfaction, se boit avec délectation loin de l’adéquation au concept.
 
Une autre direction tient dans la réflexion sur les conditions de possibilité d’un jugement de goût qui, en l’occurrence, viserait l’objectivité en s’occupant du plaisir ressenti et non pas simplement de la conformité à la définition. La capacité d’évaluer les qualités d’un vin renvoie à des données objectives (p.80) qui nécessitent une « longue expérience et des dégustations comparatives virtuellement infinies » (id.). Seuls les super-dégustateurs à l’instar de Michel Bettane peuvent, par une très ancienne et très méthodique pratique, développer un regard juste sur chaque bouteille en s’appuyant sur une mémoire encyclopédique et hypersensible.
 
L’auteur met en lumière le voyage de soi qui préside à la dégustation, car il faut connaître sa propre subjectivité pour profiter de l’objectivité des spécialistes. Seul le grand amateur, l’expert ou le véritable connaisseur peut justement « trouver bon un vin qu’il n’aime pas » (p.81). Le plaisir intellectuel dans la compréhension du vin relèverait alors de la joie au sens de Clément Rosset : « une joie qui correspond à la pleine sensation d’exister et d’accepter le réel tel qu’il est, le seul réel, dans sa diversité et sa bigarrure, le réel plein de choses délicieuses mais aussi de choses mauvaises, le réel unique que seule la tautologie peut appréhender » (p.85).
 
Le chapitre 4 aborde la question de l’ivresse en étudiant le lien complexe entre connaissance du vin et ivresse. La belle page 113 conclue sur ses vertus : « la belle ivresse, celle des bons vins et des quantités maîtrisées, rend les discussions passionnées, libres, joyeuses, elle désencombre des raideurs de l’habitude, des rites sociaux compassés, elle fait de nous des esprits plus volontiers critiques, prompts à la générosité, à l’audace et, pourquoi pas, à la témérité…si le vin est un merveilleux liant social, c’est avant tout parce qu’il nous grise et, ce faisant, nous rend disponibles au dialogue et à l’interaction ».
 
On lira avec hilarité l’intermède qui suit, bien nommé « trou normand. Beuverie moscovite » (pp.116-125) où l’enseignant au Collège universitaire français de Moscou conte avec grand humour une nuit d’ivresse à la vodka (p.121). Le chapitre 5 s’interroge sur l’expérience sociale du vin, autrement dit sur les professions du vin qui boivent seul mais insiste (p.136) sur l’expérience collective du vin qui permet la confrontation des impressions, l’échange de souvenirs mais surtout une dimension linguistique (p.138). Dans cet art de la dégustation collective toujours individuelle se joue finalement une sociabilité joyeuse.
 
La philosophie du vin accorde donc une grande attention à la contextualisation sociale de la dégustation. Le chapitre 6 planche sur l’articulation entre boire et croire, il déploie une grande érudition sur des points souvent frayés (P.Benguigui, S.Brissaud) hormis l’importance du vin dans le Talmud (p.173) ou la séquence vin-fermentation-éternité pour tenter de définir une philosophie du vin : « contre la tentation du repli sur soi et contre la religion du vin frileuse et xénophobe, l’ambition d’une philosophie du vin est, en dialoguant avec les grandes traditions viticoles, vinicoles et œnophiliques, de connaître le vin, et les réalités qui l’entourent, dans un esprit de curiosité et d’ouverture (pas seulement de bouteilles) » (p.179).
 
Le chapitre 7 présente le vin des philosophes et par là, prétend montrer que le vin ne constitue pas un objet comme les autres dans le discours philosophique. Pour Platon, le temps passé à boire ensemble joue un rôle important dans l’éducation (Les Lois, 641c-d). Sénèque fonde sa philosophie sur la modération (p.192), la juste mesure. Cet art de boire élabore une pédagogie de la tempérance (p.195). Pour Rabelais, le vin éloigne l’humanité de la tromperie, de la dissimulation et de l’imposture car il rend les hommes sages et savants (p.202). Chez Montaigne, toute philosophie du vin présuppose une philosophie du vin (p.211).
 
Pierre-Yves Quiviger nous apprend même que John Locke, dans ses « Observations sur la croissance et la culture des vignes et des olives », fait preuve d’une connaissance de première main du vignoble français (p.212). Le chapitre 7 et demi interroge le vin des philosophes et l’histoire de la philosophie du vin. Rousseau nous rappelle qu’il existe des vins et non du vin. « Pour Kant, dans l’ivresse, je est un autre » (p.236). Pour Kierkegaard, la vérité fonde une apologie du vin (p.239).
 
On lira également avec jubilation les pages emplies d’alacrité sur l’auteur de La Terre et les rêveries du repos : « Bachelard est, avec Rabelais, Montaigne et Rosset, un des rares philosophes qui écrit sur le vin comme amateur…son écriture est pleine de la joie de boire de bonnes bouteilles…le vin n’est pas seulement le motif d’une rêverie terrienne, il est rêve lui-même » (p.241).
 
Suivant Clément Rosset, ce livre foisonnant d’enthousiasme et de savoir s’achève sur la joie profonde du vin qui produit un état de grâce, de simplicité, de plénitude d’être, qui tient à la fois à distance des raisonnements alambiqués et des lourds traités (p.252), faisant droit à une pleine philosophie du vin qui induit une perception de la réalité profondément juste, qui ouvre les yeux sur le tragique joyeux du réel, fondamentalement dépourvu de sens, autrement dit de signification comme d’orientation (p.249).       

Des oranges en Alsace

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Nicolas SENN
 Titre : DES ORANGES EN ALSACE ?  Paroles de vigneronnes et de vignerons autour du vin nature en Alsace.
 Editeur : Z4
 Date de parution : Mars 2023.

 
Petit clin d’œil à un type de vin que l’on rencontre de plus en plus en Alsace et ailleurs, le vin orange plus précisément qualifié aujourd’hui de « vin blanc de macération » fait intégralement partie de la famille des vins nature. Il n’en figure, cependant, qu’un représentant car les vins nature offrent des profils multiples. Dans cet ouvrage passionnant et rare directement inspiré du livre « ES BRUTAL » de Romain COLE à propos des vignerons catalans publié précédemment aux Editions Cambourakis, il ne s’agit pas du tout d’ampleur théorique mais d’expériences, d’informations, de vécus, de styles, de visions du monde.
 
Ils ont entre 22 et 66 ans, se passionnent pour leur métier. Dans ces 24 entretiens, vous ferez connaissance presque intime avec des passionnés de leur métier qui racontent l’histoire de leur domaine, leur parcours, leur vision du vin nature en répondant aux questions de l’auteur. Les sujets librement évoqués s’étendent du quotidien à l’environnement, de l’écologie aux vins, des terroirs à l’histoire. L’Alsace viticole fait face à un tournant de son histoire, une jeune génération, sur les traces des pionniers du vin nature, a fermement l’intention de rajeunir l’image des crus de la région. Elle s’y emploie avec brio et le monde entier désire ses vins.

Pour tout amateur, connaisseur ou professionnels, écouter ces vignerons revient à comprendre un peu mieux ce qui se cache derrière une bouteille de vin vivant. Il faut vivement saluer, ici, le travail remarquable d’un petit éditeur loin des coteries parisiennes tel que Daniel ZIV, créateur de Z4 Éditions, situé non loin d’Arbois, qui a édifié patiemment un catalogue d’œuvres originales et souvent captivantes sur tous les champs du savoir.
 
Dans un avant-propos éclairant, Nicolas SENN raconte son parcours mais également ce qui l’a conduit il y a 25 ans, comme beaucoup d’amateurs, a se diriger vers les vins vivants à savoir les vins qui font sens (p.7). D’une plume militante, l’auteur martèle : « la vogue des vins nature n’est pas une mode, c’est un réel changement de paradigme ». De formation hôtelière, sensibilisé au goût, l’auteur a enseigné les métiers de la restauration durant quinze ans en créant le première section « sommellerie » dans le Haut-Rhin. Ambassadeur des vins d’Alsace dans toute la France, il a connu une époque où ils pâtissaient d’un cruel manque d’intérêt.
 
Aujourd’hui, grâce aux vins nature et parmi eux aux vins blancs de macération (encore appelés parfois improprement vins orange), pétillants naturels, l’Alsace amorce un nouveau virage avec les vins glou-glou et les vins de terroir. En parallèle, le mouvement Slow Food sensibilisant les citoyens du monde à leur alimentation, la réalité du travail des paysans a été mise en avant. Dans le convivium haut-rhinois, Nicolas SENN côtoie des pionniers comme Chantal et Jean-Pierre FRICK ou Patrick MEYER. Par « l’énergie née de la passion de la terre » (p.9), la sagesse rare, l’intelligence de cœur, la joie communicative et l’amitié fidèle des vignerons, émerge une philosophie du vivant, une fraternité, une « dynamique commune » qui dépasse le cadre d’une AOC, d’une étiquette ou même d’un label.
 
Jean-Pierre FRICK, sis à Pfaffenheim, cite d’emblée les précurseurs : Bruno SCHUELLER, Patrick MEYER, Christian BINNER. Il montre que la pratique de la viticulture biodynamique se prolonge par l’étape novatrice du « sans soufre », qui équivaut à apprendre un nouvel alphabet (p.13). Loin des œnologues sorciers des années 80 qui ont provoqué la dérive des alsaces sucrés, les vrais vins nature se caractérisent par zéro sulfites ajoutés (p.16). C’est également une « histoire de bête réalisme » (ibid). Le vin traditionnel ne s’écoule pas alors que les vins nature se vendent facilement.
 
Le marché des vins vivants concerne les capitales, les grandes villes, un public 30/40 aisé. Ce public ne déguste pas, il boit, surtout après un travail intense. Autre avantage : « le vin nature permet de garder la tête au clair » (id.). L’Alsace se répartit aujourd’hui en trois vitesses : la masse industrielle, la sortie des AOC, les tenants du nature qui portent une mission culturelle (p.17). Le vin nature respecte les noms de lieux, pense dans la durée des terroirs et des paysages. Jean-Pierre FRICK s’oppose radicalement au glou-glou : « Le vin n’est pas fait pour s’enivrer. Le vin doit élever » (p.18).
 
Le vin libre ne subsume pas une boisson mais incarne une histoire plurimillénaire, une écriture, la naissance des arts et donc une « espèce de transcendance » (ibid.) et une « transparence ». Pierre WEBER, jeune vigneron « immédiatement en nature » (p.25) à Husseren-les-Châteaux, après avoir travaillé cinq ans à l’Agence Parisienne du Climat, fait souvent des « macérations », courtes ou longues (p.29). Il fait l’éloge complet du métier de vigneron (p.32) : « C’est complet, infini, paysan, nature, végétal, gastronomie, découverte des accords, aucune tâche cloisonnée », et tient à demeurer « petit ». Il sait qu’une vie c’est 30 millésimes donc il faut préserver son corps et planter des arbres à grande échelle (p.34).
 
Jean DIETRICH, installé à Scherwiller, au Domaine Achillée, provient de 14 générations de vignerons en polyculture mais il a deux grands-parents morts d’un cancer. Il pratique les macérations de manière systématique pour ne pas dénaturer le produit (p.38). Sa vision des vins nature : « une belle trame acide, de beaux amers, une belle salinité » (p.39). Il balaie le mythe du terroir réduit au sol : « beaucoup de choses : un climat, un type de sol, l’orientation, l’inclinaison, l’altitude des parcelles, les usages, l’historique des lieux, l’encépagement » (p.40).
 
Christian BINNER, un des précurseurs tout de suite en nature en 1999, réalise un entretien passionnant par sa volonté de créer du lien et son énergie du collectif. Le créateur du Salon des Vins Nature intitulé « Pirouettes » rassemble, fédère, fait bouillonner l’Alsace et les vins vivants. Il insiste sur l’éthique du sans soufre ajouté avec des raisins propres dans le respect du lien, la convivialité et l’échange (p.48). Inspiré par des modèles tels que Marcel Lapierre, Pierre Overnoy ou Alain Castex, le vigneron d’Ammerschwihr a longtemps ressenti une immense solitude, d’où ce besoin de réunir pour échanger aussi bien des informations techniques que sur l’organisation de la commercialisation (p.49).
 
La transparence importe alors au plus haut point : « pour être vraiment nature, il faut être en bio, zéro intrant, sans filtration » (p.51). Face au changement climatique, la permaculture permet de « favoriser la vie dans les sols et mettre la plante dans une forme de bien-être et d’autogestion par sa propre immunité » (p.54). Christian BINNER exprime une esthétique du vin naturel où « les pét’nat’, les macérations, les oxydatifs, sont un moyen de décharner la matière » (p.57). En acteur essentiel, il aborde également la traction animale, le maraîchage pour une autonomie légumière, la « communauté de vie, de vignerons, d’amis » (p.61).
 
Florian et Mathilde BECK-HARTWEG, à Dambach-la-Ville, présentent une humilité rare. Florian remarque : « je ne me sens pas comme un créateur de vins, c’est plutôt laisser les terroirs et les raisins d’exprimer » (p.67). Ils interprètent le terroir comme une « structure gustative » (id.). Cette guidance du raisin, esthétique du vin, se ressaisit dans les textures, le grain, la salinité et la mâche. Chaque lieu-dit implique une salinité d’énergie ou angulaire. Se dégage, via la trilogie structures-textures-énergies, un « esprit du vin » émanant d’un « système-sol » (p.71).
 
Ce couple attachant pratique le « zéro/zéro » (pas de filtration, pas d’ajour de soufre). Ils cherchent à comprendre le terroir, les raisins, le millésime (p.73). Bref, l’esprit d’un lieu. Une autre valeur avancée tient dans la dimension militante de la parentalité (p.77). Un couple très singulier qui affirme un « rôle sociétal, diffuser des pratiques à travers l’échange » (p.81). La page 83 sur leur vision des vins de macérations explicite clairement les enjeux par-delà le vin orange. La marque d’un terroir se spécifie par sa structure et sa texture.
 
David KOEBERLE, à Saint Hippolyte, affiche une volonté de « casser les codes » (p.86). Celui qui rêve de devenir paysagiste ou horticulteur embrasse la diversité du végétal (p.88). Il repense la vie dans ses vignes en agroforesterie depuis 2018 en plantant des arbres fruitiers à la place des pieds de vignes. Du vin de soif aux vins de terroirs, il pratique la taille douce Marceau Bourdarias. Ce jeune vigneron évoque comme beaucoup le déchirement, paradoxe écologique, de vendre 80% à l’export alors qu’il aimerait utiliser le circuit court (p.99).
 
Créatif et innovant, il envisage des infusions de plantes avec les vins, les fruits, les fleurs des arbres (p.100). Hubert HAUSHERR raconte, plus loi, l’éthologie du rapport au cheval, « animal vertical qui colle à la terre » (p.107). Pour lui, en cohérence avec Christian BINNER, un vin nature présente plusieurs caractéristiques : libre, non dirigé, RARE (Rien Ajouté, Rien Enlevé). Revendiquant la « galère » et le « zéro transmission », le vigneron cite René ENGEL, grande figure bourguignonne de l’entre-deux-guerres : « Miracle du vin qui fait de l’homme ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : l’ami de l’homme » (p.112).
 
Stéphane BANNWARTH à Obermorschwihr met en avant l’aventure des Qvevri (p.117). André KLEINKNECHT pointe le casse-tête de la gestion des allocations (p.135). Le très jeune Théo EINHART, 22 ans, expose sa pure conviction : « le terroir, ce n’est pas seulement ton jus qui en provient mais aussi toutes les parties solides, tes pépins, tes pellicules et les rafles » (p.142). Dans un profond égard aux héritages, fidèle à l’AOC, il recherche une approche sensorielle et vibratoire (p.147). Versé, à l’instar de sa génération, dans la « cuvée avec ses amis » (p.148), il préfigure une version de l’avenir du vin nature alsacien.
 
Philippe BRAND, à Ergersheim, un temps étudiant en géologie, stagiaire en Grèce, redéfinit le vin nature : « je préfère vins vivants, on va garder la vie dans le vin » (p.153). Décrivant la mosaïque des terroirs alsaciens, il précise l’énergie, la complexité non bridée, la souplesse de ses vins (p.155). D’où une autre ivresse, plus joyeuse et partageuse. Le créateur d’un bar à vin de village ; soucieux de l’entraide vigneronne, remet l’humain au centre dans un travail circulaire et collégial des décisions (p.160).
 
Jean-François GINGLINGER à Pfaffenheim, parle conteste également la notion de nature, il privilégie la sensation vibratoire et l’émotion (p.163). Autrement dit, l’âme de la vigne doit respirer. Patrick MEYER, à Nothalten, influencé par Claude COURTOIS, qui réalisa sa première cuvée nature en 1992, place au centre le ressenti et la fluidité loin du terroir, « histoire dangereuse » (p.178). Il préfère les relations qui se font polarités (p.179). Suzy THOMAS des Funambules à Ammerschwihr revendique sa sensibilité pour les longues cogitations (p.184) mais aussi, hilare, sa vocation de gauche assez extrême (p.186).

Elle plante des arbres, équipe toutes ses parcelles de nichoirs. Sur la place des femmes dans le vignoble, elle se fait catégorique : « on prend conscience qu’elles ont toujours été là mais qu’elles n’ont jamais été visibles » (p.188). Elle dit son respect immense pour les quatre fantastiques mousquetaires pionniers du nature en Alsace : Schueller, Meyer, Frick, Binner (p.190). Dans une conception holistique du vin de terroir défini par sa fraîcheur et son acidité, la vigneronne trentenaire analyse la vibration, le caractère festif des vins tels la musique ou l’amitié (id.).
 
Yann DURRMANN, féru de piano, d’économie et de politique, à Andlau, s’appuie sur les principes de l’agriculture naturelle de Manasobu FUKUOKA (p.199). Il applique l’écopâturage depuis 20 ans. Il produit des « vins crus » (p.201). Lambert SPIELMANN à Saint Pierre prône la liberté totale (p.211) des vins glou-glou de terroir avec une certaine complexité (p.212). Ce vigneron singulier à la tête d’un petit jardin enchanté où les arbres vivent en plein milieu des parcelles (p.215) élève son riesling « le point levé » (id.). Entre cuisine et musique, ses grandes passions, il fait créer ses étiquettes par son tatoueur (p.217). Boire des coups pour refaire le monde.
 
Bruno SCHLOEGEL au Domaine LISSNER à Wolxheim, par son approche philosophie, fait figure d’ancien et d’exemple dans cet écosystème : « les vignes sont ancrées dans un climat, une langue, un temps long. Elles nous regardent passer mais elles gardent une partie de leur sagesse, de leur science, de leur histoire » (p.224). Intellectuel du vin (p.231), plongé dans des questions complexes, il voudrait « retrouver des vignes en échalas ou mariés avec des arbres, au plus proche de leur physiologie de lianes pour découvrir de nouvelles lectures de nos terroirs » (p.232).
 
Catherine RISS, à Bernardvillé, l’hérétique qui vient de la restauration, passe tous ses vins en barriques bourguignonnes (p.242). Elle n’a pas besoin d’une Porsche ou de partir en vacances à l’autre bout du monde, elle se promène dans la forêt pour ramasser des champignons (p.246). Guislain MORITZ et Angela PRADO confient créer des « vins de montagne » (p.253). Ils utilisent des couverts végétaux, tout ce qui concourt à la conservation de la vie du sol, des thés de composts oxygénés (p.257).
 
Bruno SCHUELLER, une référence absolue, nature depuis 1989, parle de ses rencontres avec des bouteilles, de Rayas à Gramenon, de Lapierre à Henri Bonneau ou Overnoy, avec son oncle et son père (p.263). Ce chercheur de marqueurs de terroir, de vigueur dans les vins, précurseur du sans soufre à 100%. Maître de l’umami avec ses amis japonais, il écoute la question du vin que l’on aimerait encore boire le dernier jour de sa vie (p.272). Jeanne GASTON-BRETON à la Ferme des 9 chemins, à Reischfeld met des animaux dans sa vigne et du houblon (p.286).
 
Cette jeune femme enthousiaste et solaire goûte pleinement son ravissement : « je suis heureuse de vivre en tiny, de faire du vin, d’être en bonne santé, d’avoir des animaux, je n’ai aucune raison de me plaindre et je suis là où j’ai envie d’être, le matin quand je me lève et le soir quand je me couche. Ma vie c’est ici et j’ai beaucoup de chance » (p.287). Un rayon d’or dans la joie à l’image de cet ouvrage enrichissant et énergisant, stimulant jamais pesant, essentiel et fluide, monument de paroles vives de vignerons qui inventent de « purs vins » (p.311) en sellier-arnacheur (p.318), soyeux et flamboyants (p.324).
 

106 livres

Page :