Par Fabien Nègre
Auteur : Georges TRUC.
Titre : CHÂTEAUNEUF-DU-PAPE. Histoire Géologique & Naissance des Terroirs.
Editeur : Syndicat des vignerons de l’appellation d’Origine Châteauneuf-du-Pape.
Date de parution : Mai 2023.
Attention grand livre. Mieux, ouvrage magistral et majeur d’une humilité profonde par un professeur exemplaire, Georges TRUC, pour comprendre l’histoire géologique castelpapale mais encore prendre la généalogie radicale des terroirs châteauneuvois. Livre somme, livre d’une vie consacrée à la science hydrogéologique et aux savoirs empiriques des terroirs de Châteauneuf-du-Pape dans une mise en perspective de 43 domaines viticoles. Le présent ouvrage a remporté le prix « Winner Francophonie » bien justifié et mérité, des Gourmand World Cookbook Awards, de la Foire du Livre de Francfort qui, depuis 1995, récompense les meilleurs livres sur la cuisine et l’alimentation parmi 4000 ouvrages en compétition dans le monde.
Homme de terrain, passionnant et passionné, historien à ses heures, fin dégustateur, Georges TRUC décrypte les sols, leurs interactions avec les cépages. A son écoute, la terre révèle ses mystères, les dégustations deviennent limpides. Contributeur de plusieurs opus sur l’appellation étudié, il signe, ci-après, une œuvre qui fera date et autorité, qui éclairera sans doute des générations d’amateurs curieux ou de professionnels les plus doctes sur des angles insoupçonnés. Trois seuls petits bémols formels. Le format du livre longitudinal, en 231 pages lors même qu’il aurait pu en comprendre 460 fait gagner de l’espace mais ne s’avère pas pratique à manipuler compte tenu des nombreuses photos et illustrations pourtant magnifiques.
Par ailleurs, dans le chapitre 6 intitulé « Paroles de Vignerons… » (pp.181-196), la police de caractère nécessite des yeux de lynx. Enfin, la synthèse des propos des 21 vignerons au chapitre au Chapitre 6, peut-être fort utile pour le lecteur pressé mais ne nous apparaissait pas forcément nécessaire tant les témoignages structurés de ces créateurs de vin brillent par leur clarté, leur pluralité, leur connaissance intime de leurs parcelles. Un livre monumental assurément.
Abordons, dès lors, le cœur du sujet. Les premières pages qui précèdent le prologue comprennent une présentation éclairante de l’auteur par ses propres soins, des remerciements détaillés, une préface de la remarquée Pascaline Lepeltier, MOF Sommellerie et Meilleure sommelière de France 2023, 4ème au concours de Meilleur Sommelier du Monde 2023, une préface de Norbert Olszak, professeur émérite à l’Ecole de droit de la Sorbonne. Notons, enfin, une postface de Franck Thomas, professionnel reconnu, formateur à la dégustation intuitive.
L’auteur, géologue et hydrogéologue à l’Université Claude-Bernard de Lyon (1965-2005), natif de Visan, décrit avec précision son « bagage mémoriel indélébile » (p.8) dans une famille de vignerons où il écoutait « le doux grésillement de la fermentation dans les cuves » (id.). On appréciera, d’emblée, les qualités stylistiques, la sensibilité du conteur et la rigueur du scientifique, fait rare dans les sciences géologiques « qui explorent ce monde mystérieux du sous-sol…des échanges qui se manifestent entre le minéral et le vivant » (id.). Plus loin, « l’œnogéologue » (terme non présent dans le dictionnaire et sans doute inventé par le présent savant), fusionnant ses mémoires olfactives, gustatives et émotionnelles, fruit de ses activités géologiques, explicite son désir de se consacrer alors à l’étude des liens entre le sous-sol, la vigne et le vin.
Passionné ardent et pédagogue talentueux, Georges TRUC a trouvé dans les AOP du Vaucluse, de la Drôme et du Gard, une « géologie complexe et raffiné », un terrain propice à son lumineux savoir qui corrobore les liens entre la terre, le cep, les raisins et le vin accompagnés par le vigneron jusque dans les dernières recherches sur la dégustation géosensorielle. La limpidité de cette somme sur les terroirs castelpapaux s’impose sans jamais écraser de son érudition, déploie amour du savoir et sensibilité, probité de l’enquête dignes d’une « passion inassouvie des terroirs, de la vigne, du vin et des vignerons » (p.9).
Pascaline Lepeltier souligne, avec sagacité « un ouvrage qui fera date » (p.10) par ses nouvelles lectures des paysages qui fait surgir le genius loci de Châteauneuf-du-Pape. Bien plus encore, par-delà la géologie et la naissance des terroirs, il bouleverse par son appréciation de la beauté d’un « hommage au vin comme lien entre le visible et l’invisible, le passé, le présent et le futur » (id.) dans des pages pensées d’une manière enchantée et enchantante, une vision holiste. Ce précis inédit de géologie castelpapale bénéficiera désormais à l'ensemble des acteurs de la filière (p.11) : vignerons, techniciens du vin, ingénieurs, étudiants, professeurs, sommeliers, journalistes et communicants.
Le Professeur Norbert OLSZAK loue, fort à propos, les magnifiques illustrations qui fournissent tous les « détails scientifiques de l’histoire géologique du lieu » (p.12). Un autre grand mérite du livre tient au talent d’écriture du narrateur Georges TRUC qui s’annonce dans le prologue. En effet, le professeur à l’Université Claude Bernard de Lyon nous raconte une épopée théâtrale qui alterne drame et comédie, pour se conclure par un dénouement. La scène occupe toutes les terres, du très lointain passé jusqu’au présent, les ciels, les vents, les ruisseaux et les vignes, les bois.
Les acteurs vont de l’énergie tellurique aux vibrations lithologiques. De cette plongée dans les profondeurs des temps géologiques, surgissent des énigmes à résoudre chemin faisant (p.13). L’ouvrage s’organise sur la question de la spécificité des terroirs de Châteauneuf-du-Pape où les formations géologiques, plus qu’ailleurs, ont tenu un rôle capital en matière de matériaux de construction tout en postulant que les vignerons révèlent les terroirs, que leurs vins racontent les lieux où croissent leurs vignes et les sous-sols que leurs racines explorent (p.16).
Une première partie traite de la description des épisodes importants de l’histoire géologique régionale dans le contexte de la Vallée du Rhône. Une seconde se consacre entièrement à la description détaillée des terroirs castelpapaux. Une troisième se focalise sur les singularités typiques de l’appellation. Une quatrième se concentre sur les indices relatifs à la façon dont les « Anciens » ont exploité les matériaux offerts par le sous-sol. Une cinquième examine les éléments communs de la flore locale. Une sixième rassemble des paroles de vignerons. Une septième étudie l’empreinte du sous-sol au cœur de la structure des vins révélée par la dégustation géosensorielle, très en vogue depuis quelques années.
Georges TRUC resitue les roches-mères des terroirs de Châteauneuf-du-Pape dans une impressionnante histoire géologique dynamique, dans la mobilité des masses continentales de notre planète (p.23). Dans la première partie du Primaire, les roches magmatiques (famille du granite) et métamorphiques (gneiss et micaschistes) représentent l’apanage des terroirs viticoles des Côtes-du-Rhône septentrionales. Dans la vallée du Rhône méridionale, à la suite d’effondrements, ces roches gisent à plusieurs kilomètres de profondeur (id.) A la fin du Primaire, il y a 300 millions d’années n’existent que la Pangée, « totalité des terres » et la Panthalassa, immense océan global.
Hormis les graphiques pratiques bien utiles de positionnement sur l’échelle des temps géologiques et l’élégance d’un style d’écriture souvent métaphorique, le savant à la sensibilité profonde nous fournit presque à chaque page des ordres de grandeur et des échelles de valeur : « entre le milieu d’un banc marneux et celui d’un banc calcaire s’écoule une durée de seulement 24 000 ans » (p.32). Chaque passage nous enrichit et nous enseigne. La Bauxite provient du village des Baux (p.38).
Les grains de quartz (p.40), matériaux appréciés dans le monde industriel de la verrerie viennent de Bédoin, petit village du Ventoux où habitait le grand historien de la Rome antique Paul-Marie VEYNE. Où l’on surprend comment, comme dans un western géologique, le territoire de Châteauneuf-du-Pape fût cisaillé par la faille de Nîmes à l’Éocène. Le mini-bloc corso-sarde se détache et migre en sens inverse des aiguilles d’une montre jusqu’à occuper son emplacement actuel dans un voyage qui durera 30 millions d’années (p.45). Captivant. A la fin de l’Éocène, le climat et le paysage devenant totalement arides, la Mer Morte se trouvent aux portes de Châteauneuf-du-Pape (p.47). Trépidant.
Sans concession sur le vocabulaire technique bien explicité par ailleurs dans un glossaire final (p.230), le passage sur les « safres », terme franco-provençal désignant des grès plus ou moins argileux, fins ou grossiers, éclaire un point capital pour comprendre la singularité des terroirs castelpapaux eu égard au massif calcaire du Lampourdier et des miroirs de faille. On regardera les photos des pages 54 et 55 ainsi que la Figure 63 de la page 59 pour appréhender les dômes de calcaires crétacés ayant subi abrasion ou érosion au Miocène.
A la fin de cette ère, un évènement majeur, le cataclysme messinien ou crise de la salinité messinienne, va offrir à Châteauneuf-du-Pape un capital géologique supplémentaire. Dans ce roman policier des plissements lithologiques, on lira avec intérêt les pages limpides (pp.68-78) sur la Méditerranée, tributaire des apports de l’Atlantique via le détroit de Gibraltar à la fin du Messinien et aujourd’hui, sans lesquels son existence s’abolirait. L’ère quaternaire fera naître et révéler les terroirs de Châteauneuf-du-Pape. Avec un humour non dissimulé sur les périodes glaciaires longues et les interglaciaires courtes (p.84), Georges TRUC pourfend une légende répétée finalement pas très urbaine : « Châteauneuf-du-Pape a échappé à l’emprise des glaces, les beaux galets de ses terrasses ne sont pas des moraines poussées par une puissante langue glaciaire jusqu’aux portes du futur emplacement de la cité » (id.).
Au fil de cette analyse enlevée et rythmée, on assiste, après l’énigme de la grotte Cosquer et les mystères élucidés de la cavité Chauvet, à la naissance, au Néolithique, de « l’homo sapiens viticarus » (p.88), celui qui chérit la vigne à savoir le vigneron. L’hydrogéologue nous plonge d’énigmes en énigmes dans un tourbillon de science toujours claire, de l’épopée des grains de quartz (p.93) aux majestueux galets de terrasses de la Crau, magnifiques images à l’appui (p.105). En poète, écrivain et scientifique à la Bachelard dans la joie de savoir, le professeur TRUC nous montre, comment une masse ordinaire de cailloutis se transforme en terroir, où le coffre-fort des argiles forme une banque capitale pour la vigne et les plantes (p.107).
La sablification des safres (p.114) faisant émerger les plus fameux terroirs catelpapaux. La divagation fluviatile évoquant une rivière en tresses. La puissance évocatoire des métaphores éclaircit sans cesse la force heuristique de l’étude y compris dans l’analyse des curiosités géologiques de ces terroirs tels que le rountaus (p.143), surprenante accumulation de galets de quartzite sur le bord des vignes, les galets géants, les salines. Le chapitre 5 sur le compagnonnage végétal de la vigne aborde le caractère essentiel des messages élaborés dans le sous-sol par l’intermédiaire des hyphes mycéliennes de la mycorhization (p.172).
Le chapitre 6 intitulé « Paroles de vignerons » recueille des témoignages précis, subtils et très variés. De la recherche de fraîcheur au caractère de finesse, du travail sur les maturités ou les grenaches, en passant par l’influence des parcelles ou l’exposition des terrains et du vent, les interprétations et les expressions des terroirs castelpapaux se révèlent jusque dans l’extrême subtilité des remarques d’Emmanuel REYNAUD, propriétaire de l’iconique Château Rayas : « une tisane de thym, dans ce vallon de Rayas, l’infusion sera toute en légèreté : a contrario, sur Fonsalette, on aura la sensation de manger du thym » (p. 185).
Un livre important, original et cardinal en forme de dénouement sans dénuement, acte d’amour d’un sage dégustateur, lecture nouvelle des paysages sincères, pleins et éclatants des lieux de vins de Châteauneuf-du-Pape, qui touche jusqu’à sa dernière page poème (p.224) en convoquant les mots de Pierre Coste repris par Paul Coulon : « les grands vins sont des exemplaires uniques et sans défaut ; des œuvres d’art, complexes, personnelles, riches en principes sapides et odorants, échappant à la description et d’autant plus attachant à déguster. Leur consommation est rituelle » (p.223).
Par Fabien Nègre
Auteur : Leslie BROCHOT.
Titre : Ivresse.
Editeur : Apogée.
Collection : « Le savoir boire ».
Date de parution : 6 mars 2024.
Ivresse résulte d’une réflexion basée sur le vécu de la plume du vin, Leslie BROCHOT. Une contribution d’experts dans différentes disciplines étoffe son récit. Ainsi, les champs de la mythologie, de la philosophie, des religions, de l’ethnologie, des neurosciences, de l’histoire, de la médecine mais aussi de la sensualité et de l’amitié viennent apporter un éclairage sur « cet état de conscience modifié », cette ivresse ambiguë et complexe, porteuse à la fois de bonheur et de perdition. Entre délices et abîmes, l’ouvrage invite à la réflexion.
Ici, pas de jugement, ni de leçon, mais une mise en perspective et un questionnement. Il ne s’agit pas d’arborer un point de vue hygiéniste, ni de faire l’éloge de l’excès irresponsable : une ligne de crête ténue au long des chapitres et une conclusion pour le moins orientée qui incite avant tout au libre arbitre, clé de voûte des relations humaines et du savoir boire. Après des études de droit, une licence en sciences politiques, et un parcours professionnel varié, Leslie Brochot a fondé la société Maîtres d’Accords en 2018 et s’est spécialisée dans l’accompagnement de la communication des acteurs du vin.
Diplômée du WSET 3 et d’une formation en œnologie et sommellerie auprès de Kira Consultant, elle parle du vin et le met en scène à l’aide de tous les supports médias existants. Voyons maintenant le détail de l’affaire. Le présent ouvrage qui ne manque pas de bonne volonté vitale et d’une tentative d’éclairage multiforme sur la phénoménologie de l’ivresse s’inaugure sur une préface énergique et ciselée de l’excellente historienne du vin, Laure GASPAROTTO (p.9).
En effet, la journaliste au journal Le Monde série parfaitement les dépassements ou sorties des oppositions fallacieuses sur « ce sujet si sensible de l’ivresse » (id.). Elle s’interroge, ensuite, sur le titre du livre par une phrase inouïe de joyeuseté : « Il n’y a pas plus sobre que d’écrire « Ivresse » » (ibid.). Par où tous les possibles s’écarquillent. Laure GASPAROTTO, avec sa fine sagacité et son élégance d’écrivaine du vin, montre justement l’intelligence du livre qui tient dans « l’humilité de son auteur non pas à exhiber son intimité mais à dévoiler finement les confins de son humanité, avec une sincérité remarquable » (p.10).
L’auteur du beau « Vigneronne » (Grasset, 2021), récemment paru en poche et de « Si tu veux la paix, prépare le vin : Éloge de la Bourgogne » (Grasset, 2023) tire un autre fil rouge du texte : avec une aisance déconcertante et un humour décapant, Leslie Brochot parvient à faire passer des messages consistants sur le vin auprès de jeunes publics ou de non spécialistes qui tendent à s’en éloigner tant ce monde leurs est devenu incompréhensible et insaisissable.
Autre point souligné avec force et pertinence par la critique professionnelle du vin auteure de « La mécanique des vins : le réenchantement du Languedoc » : la jeune blogueuse de « Maîtres d’Accords », depuis 2018, réussit le « tour de force de parler du vin avec légèreté mais non sans profondeur ». Une question advient alors d’emblée : ce livre est-il une confession ou une thérapie ? Pierre GUIGUI, directeur de la remarquable collection « Le Savoir Boire » aux Editions Apogée, a su révéler un voyage au long cours intense et rafraîchissant qui mérite toutefois quelques remarques.
On comprend le choc de l’intitulé « Ivresse » mais il présente une étrange analogie avec la véritable œuvre littéraire d’Alicia DOREY. Dans son épigraphe, l’auteure ne cite pas sa source (p.15) puis s’attèle à une réflexion « hautement philosophique » sur l’ivresse. Contre toute attente, le positionnement du sujet ne vaut pas problématique puisque qu’il se subsume au prisme de l’ivresse liée à l’alcool. Pis, une sensation de vertige personnel : « la notion d’ivresse me passionne…Vivre l’ivresse me plaît mais la comprendre m’excite encore plus » (p.18).
En outre, les références bibliographiques mobilisées tout au long de l’ouvrage se révèlent pour le moins hétérogènes ou hétéroclites voire confuses : Platon, Marguerite Duras, Sigmund Freud, Clément Rosset. On se perd en chemin, entre l’épiphanie salvatrice et le ridicule, le prisme caléidoscopique des mythes, des religions, de la philosophie, des neurosciences, de l’addictologie, de la sensualité, de l’amitié, de l’anthropologie et de l’histoire alors que la page 21 précise que l’ivresse forme un état de conscience altéré ou modifié, un espace personnel où règle l’ambiguïté, un instant fragile où tout peut basculer ou rester sur le fil, tendu, accroché.
Cette ambivalence d’un spectre d’états qu’aborde remarquablement les travaux de Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue à l’EHESS, notamment dans La Culture de l’ivresse, semble inspirer l’autrice tout au long de son étude. Dommage, il y aurait eu quelques passages nietzschéens à commenter ou à s’inspirer du Dionysos de Maria Daraki, des ouvrages majeurs de Marcel Detienne ou de Jean-Pierre Vernant. Nonobstant les truismes éculés tels que « l’ivresse libère » (p.30), la comparaison entre celle des éléphants et des papillons (p.24), « buvez, ceci est mon sang » (p.37), on notera un commentaire judicieux de la fameuse phrase du Talmud : « Lorsque le vin entre, le secret sort » (p.33) qui nous éclaire non seulement sur la place du vin dans les pratiques religieuses juives en tant qu’il engendre une relation exacerbée au divin mais sur sa consommation qui nous permettrait de connaître les secrets divins (p.40).
Plus loin, Leslie BROCHOT nous apprend, par l’étymologie, que le vin (yayin en hébreu) a la même valeur numérique que le mot sod qui signifie secret (p.42). Le chapitre 3 relate un dialogue avec une philosophe des réseaux sociaux, Marie Robert, et ses acolytes contemporains pour conclure que l’ivresse se rapproche de la rêverie, dans une forme d’acuité, de lucidité et de clairvoyance. L’acte 4 sollicite l’expert inévitable des neurosciences en vin et dégustation, Gabriel LEPOUSEZ, qui point le paradoxe de l’ivresse, un état rationnel qui peut analyser son état proche de l’irrationnalité (p.72).
Le scientifique soulignant l’opposition entase (en soi)/extase (hors de soi) et surlignant que le vin demeure un objet cognitif riche et complexe oublie néanmoins qu’il s’enchâsse dans une culture, une civilisation, une poétique, un objet d’art ou un lubrifiant social, un vécu loin de la curieuse homologie posée par l’auteure entre la relation amoureuse et l’ivresse dans leur ambiguïté et complexité communes (p.76). L’acte 5 résume une rencontre avec Alicia DOREY, responsable éditoriale au Figaro Vin et auteure du remarqué « A nos ivresses » (Flammarion, 2023). Etre ivre, c’est ressentir le présent sous sa forme la plus absolue, intensifié la vie (p.79).
L’acte 6 s’applique à distinguer l’ivresse de l’alcoolisme. Cette partition discerne l’aventure de l’ivresse de l’identité de l’alcoolisme mais elle renvoie à l’addiction qui cimente trois éléments : un produit, un terrain, un environnement (p.96). Il existe des alcools propres mais pas d’alcools sains au sens où ils seraient bons à la santé. D’où le paradoxe de l’alcool : lien social et menace de rupture de ce nexus (p.102). L’acte 8 se penche sur le savoir boire (p.121) avec Laurence Zigliara, psychologue et ethnologue.
En s’appuyant sur une tentative de définition des règles du savoir- boire, éduquer, sensibiliser, ne pas stigmatiser, Leslie BROCHOT revient aux travaux de l’œnologue français Émile Peynaud qui a donné à la dégustation du vin ses lettres de noblesse : « La dégustation est un art de la mesure, de bon sens. Acte actif de boire ou lent prélude à l’ingestion, elle enseigne le bon usage des sens, l’introspection, la maîtrise des sensations et finalement incite à la sobriété » (p.130). L’acte final (p.145) traite du dernier verre. Prenant acte qu’avec l’ivresse, on ne peut pas s’échapper de soi, l’auteur ne perçoit pas l’essentiel dans cette galerie de portraits en actes que forment le moi. Un petit livre un peu court.
Dommage.
Par Fabien Nègre
Auteur : Christophe LAVELLE
Titre : A la découverte des vins géorgiens. Un regard culturel et scientifique.
Collection : Le savoir boire.
Editeur : APOGÉE, Rennes.
Date de parution : 25 octobre 2023.
Entre l’Europe et l’Asie, la Géorgie attire chaque année plusieurs millions de visiteurs, non seulement pour ses paysages magnifiques et l’hospitalité légendaire de ses habitants, mais aussi pour ses vins dont la réputation dépasse largement les frontières. Avec huit mille ans d’histoire, cinq cent cépages autochtones et une méthode de vinification originale en kvevri (jarre enterrée), inscrite en 2013 par l’Unesco sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, la Géorgie se présente souvent comme le berceau du vin.
Le fait est que la vigne, qui envahit aussi bien les vastes plateaux de Kakhétie que les devantures des maisons à Tbilissi, et son jus fermenté font partie du quotidien des Georgiens. Et pourtant, les vins géorgiens ne figurent pas dans la plupart des livres sur le vin et les cartes de nos restaurants. Le livre vise à corriger ce manque, à mieux faire connaître ces vins originaux tant par leurs cépages que par leur vinification. Christophe Lavelle, chercheur au CNRS et au Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris, spécialiste de l’alimentation, enseigne au sein de nombreuses universités et écoles, donne régulièrement des conférences auprès du grand public et des professionnels (chefs, formateurs, ingénieurs).
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages universitaires et récemment de De l’assiette au cerveau, la Cuisine neurogastronomique, Les Ateliers d’Argol, Paris, 2023. D’emblée, l’auteur rend hommage à son interprète, « toujours enthousiaste et enthousiasmante » à laquelle il a voulu « transmettre le goût des bonnes choses et du bon vin » (p.10). On peut finalement en écrire autant sur ce livre dans son ensemble, passionnant à bien des égards et écrit par un passionné qui nous donne à chaque instant le désir non seulement des vins, de la gastronomie et de la culture géorgiennes mais surtout la curiosité d’y voyager même si nous reviendrons sur des limites de format et des limitations d’édition.
Dans sa préface élogieuse, Gocha JAVAKHISHVILI, Ambassadeur de Géorgie en France et à Monaco, loue le voyage initiatique de Christophe LAVELLE, depuis 2017, dans la gastronomie liquide et solide de Géorgie. Il est vrai que le présent ouvrage rare, écrit par un microbiologiste des boissons fermentées, propose un guide unique de la vigne et du vin pour la reconstruction de l’identité culturelle géorgienne. Au-delà de toutes les formes d’œnotourisme, ce livre rapproche les deux pays au travers de la convivialité de la table et de la célébration des produits de la terre, si belle et si fragile (p.15).
Dans l’introduction, l’éloge de la Géorgie se poursuit : paysages magnifiques, hospitalité légendaire, vins, méthode de fermentation originale en jarre enterrée (kvevri), berceau du vin. Bien plus encore, le vin fait partie intégrante du quotidien des Géorgiens, dans les repas extravagants et interminables. Dans ce pays de quatre millions d’habitants, le vin se domestique dans tous les foyers (p.18). Pourtant, l’auteur souligne, à juste titre, l’étonnante méconnaissance du sujet et l’absence de ces vins dans nos verres. Ce livre vise à rectifier ce manque injuste pour éclairer sur ces vins originaux par leurs cépages, leurs méthodes de vinification.
En toute humilité confuse, Christophe Lavelle essaie, d’entrée de jeu, de positionner son essai : ni guide touristique, ni traité d’œnologie savant mais invitation à découvrir des vins parfois étonnants, souvent réjouissants (p.18). Malgré tous ses efforts et les qualités indéniables de sa production associées à un sens de l’humour incontestable, il peine parfois à demeurer centrer sur son sujet. Nous ne résisterons pas à la tentation de citer le fameux dicton géorgien : « Mieux vaut être battu par le bâton que par le vin » (p.19).
Le premier chapitre s’étale sur la géographie à bon escient. Un pays formé de 80% de montagnes qui présente plusieurs difficultés strictement indépendantes du vin. La langue tout d’abord, à l’écrit et à l’oral. Autre singularité : la Géorgie a la chance et le malheur de se trouver au carrefour du monde, entre Europe et Asie, Occident et l’Orient. Son histoire s’inscrit dans une longue succession d’invasions et de reconquêtes. On appréciera tout au long du texte un humour pince sans rire revigorant et souvent hilarant. A preuve : « 1879 : naissance à Gori de Staline, sans doute le Géorgien le plus (tristement) célèbre » (p.24).
Les paysages (stations thermales et balnéaires, stations de ski, parcs naturels, montagnes grandioses), l’histoire (monastères, musique, chants, danses), les chiffres touristiques défilent mais encore une fois le sujet essentiel tarde. Il faut attendre la page 29 pour enfin parler vin géorgien. Christophe LAVELLE liste à dessein les livres des sommeliers qui ne mentionnent pas les vins géorgiens dans leurs miscellanées malencontreuses : Philippe Faure-Brac (2020), Antoine Petrus (2018). L’auteur s’interroge sur ces oublis français par chauvinisme qui auraient tendance à bouder un pays « inventeur du vin », trop proche de notre fierté nationale (p.31).
Sur le versant de la littérature internationale, l’anglaise de référence Jancis Robinson dans son fameux The Oxford Companion to Wine ne consacre que deux pages sur neuf cents aux vins géorgiens (p.32). Loin du redresseur de torts, nous apprécions moins les pages d’apologie de l’œnotourisme en Géorgie vantant la diversité des cépages endémiques ainsi que la méthode de vinification aussi originale qu’ancestrale (p.33). Le Chapitre 2 aborde le berceau du vin. L’histoire du Caucase semble liée à la vigne et sa domestication par l’homme au néolithique. Deux types d’argumentations étaient cette assertion : la génétique montre que la domestication a lieu il y a plus de onze mille ans dans cette région.
L’archéologie montre également, avec les travaux de l’anthropologue américain, que des résidus de raisin fermenté ont été découvert dans la Caucase, datant de huit mille ans (p.37). D’autre part, l’auteur insiste bien sur la distinction entre une large production domestique familiale et une production commerciale. Il revient également sur le passage entre un mode de culture extensif avec des vignes sauvages entraînées à pousser autour de grands arbres à une monoculture intensive bien connue aujourd’hui (p.39).
Concernant les origines prouvées de la domestication de la vigne, des études récentes ont montré qu’elle a bien eu lieu il y a environ onze mille ans dans le Caucase et le Proche-Orient, dans deux régions distantes de plus de mille kilomètres (p.39). On déplorera au passage la faiblesse des photographies proposées par l’auteur improvisé photographe aux pages 42, 43, 52, 77, 86, 89. Dans les pages suivantes, le chercheur au CNRS s’adonne à une brève investigation ampélographique et détaille les principaux cépages géorgiens parmi les 6000 connus à ce jour dans le monde (p.45).
Le chapitre 3 aborde les mutations de la production dans le pays. La Géorgie occupe actuellement la vingtième place dans la production mondiale avec moins d’un pour cent de la production globale. Christophe Lavelle présente les trois typologies du modèle géorgien page 59 : la propriété familiale qui s’est professionnalisée produisant entre 1000 et 20 000 bouteilles ; la propriété commerciale qui nécessite des employés pour sortir entre 20 000 et 200 000 bouteilles ; la grosse entreprise qui produit entre 200 000 et 20 millions de bouteilles (!) avec un dispositif logistique et un accueil touristique de masse.
Les grandes tendances actuelles et futures du paysage vitivinicole géorgien font l’objet d’une étude précise : retour à la biodiversité avec plantation et valorisation de cépages oubliés ; attention particulière apportée au raisin avec des des modes de culture respectueux de l’environnement ; volonté d’expérimenter sans barrières ; contrôles accrus ; moins de vins sucrés, plus de vins secs et de macération ; explosion des cavistes et des bars à vins.
Le chapitre IV décrit les huit régions viticoles dont la célèbre KAKHETIE qui fournit 95% de la production commerciale du pays (p.71). Le chapitre V traite des appellations. Depuis 2005, la Géorgie a enregistré des appellations d’origine ou PDO (Protected Designations of Origin). Le Chapitre VI (p.103), l’un des plus intéressant, se différenciant des listes précédentes à la Prévert qui témoignent tout de même d’un véritable travail de documentation et de terrain de l’auteur, nous apprend bien des détails parfois sidérants sur les fameux kvevris (prononcez kouevri) : « Même si les kvevris sont avant tout des jarres vinaires, ils servaient aussi historiquement à stocker des aliments tels que beurre, céréales, légumes marinés quand ce n’était pas à enterrer les morts ! » (p.106).
Les pages sur la fabrication ovoïde montrent un art de la patience toujours de mise à chaque étape du processus. Installés dans de bonnes conditions et bien entretenus, les kvevris peuvent servir des décennies voire des siècles (p.108). Ingénieux outil qui permet la fermentation, la macération, l’élevage, le vieillissement et le stockage, le kvevri représente, depuis huit mille ans, la meilleure manière de faire du vin (p.113).
Christophe LAVELLE vient à la délicate et épineuse question de savoir si les vins en kvevri peuvent rentrer véritablement dans la catégorie « nature ». Il commence par nommer les caractéristiques d’un vin nature : issu de raisins cultivés en agriculture biologique, ferments (levures, bactéries) uniquement indigènes, aucun intrant ni sulfites. Or, en Géorgie, aujourd’hui, très peu de vignes sont certifiées bio. Ajouter des levures commerciales sélectionnés demeure totalement étranger à la tradition du kvevri mais c’est de plus en plus le cas.
Le point crucial nous semble que « par leur forte concentration en composés polyphénoliques contenus dans les rafles et les pépins et par la régulation naturelle de la température effectuée par le kvevri, les vins de macération s’en sortent plutôt bien sans sulfites ajoutés, dont l’absence facilite en outre le départ de la fermentation malolactique sous l’action des bactéries indigènes » (p.115). On notera l’humour provocateur de la note 63 sur « le mal de crâne » provoqué par certains vins nature.
A l’instar du label français Vin Méthode Nature, seule la nouvelle Natural Wine Association structurera la filière. Le Chapitre VII, stimulant, étudie le goût du vin géorgien qui possède une typicité particulière. Non seulement une signature aromatique caractérise les différents cépages autochtones mais deux différences majeures apparaissent pour les palais français : des vins rouges sucrés et des vins blancs de macération. La macération pelliculaire apporte un caractère tannique et riche en divers composés phénoliques.
Enfin, il faut distinguer les vins de familles des vins commercialisés. On appréciera les pages éclairantes sur le vin improprement qualifié d’orange qui trouvera, loin des modes et des clichés, une définition plus précise dans le terme de « vin blanc avec macération » (p.121). L’OIV met spécifiquement en avant la méthode géorgienne de vinification en kvevri. On goutera avec délice et amusement les pages sur les bulles et le conflit autour de l’appellation Champagne avec la Russie et la Géorgie qui produisit dans les années 1840 des vins mousseux.
Saluons le mérite du commissaire de l’exposition « Je mange donc je suis » (2019-2020) pour éduquer à ces vins différents à la fois le grand public et les professionnels. Le Chapitre VIII, un peu hors sujet mais connexe (p.125), se concentre sur la cuisine géorgienne. Il nous surprend à chaque page en nous montrant les classiques ravioles fourrées et la « pizza géorgienne » mais bien plus encore, le goût spécifique de cette gastronomie variée, végétale et animale. On apprend même dans la note 78 fournie de la page 127 que la Géorgie pourrait être le berceau du fromage.
Le chauvinisme français (pléonasme dixit l’auteur) a du plomb dans l’aile. Encore plus étonnant, le goût des tomates et une recette de poisson-chat de la rivière Alazani note 79. Les pages suivantes alertes et passionnées décrivent le supra, sorte de banquet durant lequel on mange, boit, chante et danse (p.131). La partie dévolue à l’eau, le cognac, la bière ou le thé ne manque pas de surprendre et de nous apprendre bien des aspects inconnus de la culture géorgienne. Le chapitre IX conseille des lieux où acheter et boire des vins géorgiens dans le monde. Le chapitre X présente une riche bibliographie commentée en anglais et en français des ouvrages à lire sur le sujet.
Pascal REIGNIEZ et Alice FEIRING figurent en bonne place page 146. Où l’on perçoit la sérieuse et monumentale recherche accomplie par Christophe LAVELLE sans prétendre à l’exhaustivité. On regrettera parfois, çà et là, le côté trop laudatif de certains passages conclusifs (p.158). On déplorera également la construction et le format du livre pas toujours centré sur les vins géorgiens mais on pardonnera dans la foulée l’enthousiasme apporté à mettre en lumière la globalité des attraits de la culture d’un pays dont on tombe facilement amoureux.
Par Fabien Nègre
Auteur : Gérard VIVES.
Titre : MES ÉPICES EN CUISINE. Plus de 45 épices et mélanges.
Editeur : Editions de La Martinière.
Date de parution : 27 octobre 2023.
Derrière la forme oblongue des graines d’anis vert, la rugosité du bâton de cannelle, la forme d’étoile de la badiane et la rondeur de la noix de muscade se cache un monde, souvent méconnu, riche en couleurs et en saveurs : l’univers des épices. Qu’elles soient fraîches et mentholées ou plus chaleureuses, qu’elles soient douces ou puissantes, voire parfois piquantes, les épices sont souvent les plus grandes oubliées de nos placards. Si poivrer un magret de canard ou apporter une touche de cannelle à une compote de pomme font partie des gestes du quotidien, nous sommes souvent intimidés face à des épices comme la maniguette, le macis ou le sumac.
Pour y remédier, Gérard VIVES, sans doute la sommité mondiale des poivres, vous ouvre les portes de cet univers aux couleurs chatoyantes et aux parfums entêtants. Il vous guide sur la route des épices et mélanges pour vous en faire découvrir 45, de leurs origines à leurs caractéristiques organoleptiques en passant par leurs nombreuses vertus. Chacune d’elles est associée à une recette gourmande et accessible : de quoi relever vos plats et épicer votre vie.
Cuisinier et épicier, Gérard Vives maîtrise les épices de la plante jusqu’à l’assiette. Venu à la cuisine par passion, il crée plusieurs restaurants dans le Sud de France puis quitte momentanément les fourneaux pour partir sur la route des épices. Il acquiert ainsi une certaine expertise qui lui permet d’intervenir dans les plantations pour améliorer la qualité des épices, qu’il intègre alors dans sa cuisine. Il continue de transmettre son savoir lors d’ateliers et de conférences.
Voyons, de prime abord, que le très beau livre de 60 recettes gourmandes et accessibles de Gérard VIVES, fruit d’une vie d’expérimentations de chef, de voyages savants pour chasser la première des épices, le poivre, diffère par la pertinence de sa mise en page, sa simplicité d’usage, les magnifiques photos de Louis Laurent GRANDADAM qui nous plongent dans le vif coloré de la matière épicée, dans un rêve de badiane, une rêverie de cannelle ou une méditation sur le safran. De la noix de muscade à la moutarde, des poivres sauvages envoûtants aux mélanges classiques dans le monde -colombo, zaatar et autres tandoori-, le photographe n’oublie pas de nous mettre l’eau à la bouche avec ses images de recettes.
Dans son introduction, le cuisinier-épicier témoigne du long cheminement qui aboutira à « sa cuisine aux épices » et à sa maîtrise de la plante à l’assiette (p.5). Depuis plus de vingt-cinq ans, Gérard VIVES part sur la route des épices. Ce provençal fervent intervient dans les plantations afin d’améliorer leurs qualités. Inventeur du poivre malgache « Voatsiperifery », auteur du renouveau du poivre cambodgien de Kâmpôt, créateur des plus gros grains de l’histoire baptisés Kappad en Inde, enseignant dans plusieurs universités et instituts français et internationaux, celui qui inaugura son premier restaurant, en 1982, à Manosque, nommé Le Café de l’Aubette, poursuit son œuvre de transmission d’un savoir par l’écriture de livres rares.
Avec humour et malice, l’ex chef du « Lapin tant pis », à Forcalquier, cite d’emblée James Joyce : « Dieu a fait l’aliment, le diable l’assaisonnement ». En diablotin, l’ancien restaurateur aixois, avec un style affirmé et original, nous familiarise avec un univers si méconnu, nous guide dans un monde végétal qui égaiera nos vies. Le fondateur de l’importateur « Le Comptoir des poivres » qui a offert aux grands chefs et aux enseignes de luxe des poivres exceptionnels, répond également aux questions pratiques sur les épices (pp.6-9).
Autre grande trouvaille de cet ouvrage à mettre sous le sapin mais à acquérir aussi toute l’année : le classement judicieux par évocation de leur rendu olfactif et gustatif, de leur tonalité, de leur puissance (p.9). La première partie évoque les épices fraîches aux notes végétales très marquées, mentholées, anisées, réglissées évoquant la fraîcheur. On repèrera une constante : les vertus et les usages thérapeutiques de presque tous les aromates présentés dans cette somme de presque 200 pages qui charmera tous ceux qui désirent s’initier simplement, à la maison, à l’art de la cuisine aux épices.
Chaque présentation d’une épice nous enseigne, sur une page, sa définition scientifique, son origine, sa description visuelle, aromatique et gustative mais également son mode d’utilisation et ses accords avec les produits pour introduire la recette associée toujours originale. La partie suivante prend pour objet les épices douces (p.33), celles qui appellent la subtilité, l’harmonie, sans choquer, sans agresser, en toute discrétion malgré une vraie présence aromatique qui marque un plat.
Dans la troisième partie, on monte d’un cran ou d’un degré d’être, on accroît notre puissance d’exister au sens philosophique avec les épices chaleureuses, aux parfums chauds, capiteux et souvent envoûtants (p.55). Le chapitre suivant nous emporte dans les épices puissantes, au parfum omniprésent, tenace et marqué. En l’occurrence, la prudence du dosage s’impose car elles dominent ou gâchent parfois le plat. Le genièvre ou le clou de girofle, la noix de muscade exigent le domptage.
Rien que pour la quatrième catégorie intitulée « Les épices piquantes », celle qui titillent la langue et les papilles, jusqu’à l’embrasement du palais et notamment toutes les pages sur les poivres (le pluriel est de mise insiste l’auteur amoureux du point d’exclamation par enthousiasme, p.104 : vert, noir, blanc, rouge, long, à queue, sauvages, faux), il faut se procurer le présent volume. On se penchera avec le plus grand intérêt sur la dernière partie instructive et limpide consacrée aux mélanges d’épices, voyages souvent iliens avec le colombo, le massalé doux ou les fameux ras el-hanout originaire du Maghreb (p.153) et le tendance zaatar (p.158).
En conclusion de ce livre solaire et joyeux sur les merveilleuses épices qui parfument, révèlent et relèvent notre cuisine (p.184), on réalisera des boissons épicées, grog, rhum arrangé ou autre champagne au sorbet d’agrume et poivre sauvage.
Par Fabien Nègre
Auteur : Stéphanie HENNETTE VAUCHEZ
Titre : Laïcité
Editeur : ANAMOSA, Collection « Le mot est faible ».
Date de parution : 5 octobre 2023
Dans la France du XXIème siècle, on attend beaucoup de la laïcité, devenue injonction, au risque de devenir discriminatoire dans le discours juridique et politique. Laïcité, donc, un mot « fort » aux enjeux de taille pour notre société, décrypté de manière limpide par la professeure de droit Stéphanie Hennette Vauchez. Insistons une fois de plus sans ratiociner sur la qualité éditoriale de la collection « Le mot est faible ». Comment lutter dans un monde -le nôtre- qui n’aime rien tant que décréter le bouleversement de tout ? Même les mots paraissent devoir perdre leur sens.
La « révolution » est devenue l’étendard des conservateurs, la régression se présente sous les atours du « progrès », les progressistes sont les nouveaux « réactionnaires », le salaire est un coût, le salariat une entrave, la justice une négociation et le marché une morale. Tout ce détournement n’est pas le travail secret d’une propagande. Il appartient à la dérégulation générale qui fait l’ordre d’aujourd’hui, vidant les mots de leur sens, les euphémisant et prenant appui sur l’ombre creuse qu’il met à leur place.
Pour aller contre ce monde, il n’est alors peut-être pas de meilleur moyen que de la prendre aux mots, que de refuser, comme disait Orwell, de capituler devant eux. C’est toute l’ambition de cette série d’ouvrages cours et incisifs, animés d’un souffle décapant : chaque fois, il s’agit de s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire. Une collection majeure d’Anamosa dirigée par Christophe Granger.
Parangon des valeurs républicaines qui connaissent un regain d’exaltation dans le discours juridique et politique, la laïcité se fait métonymie de la République. On lui demande alors de trancher une multitude de questions. A-t-on le droit de porter des tenues religieuses- à l’école, au travail ou à la piscine ? Comment lutter contre le « communautarisme » ou le « séparatisme » ? Ne faudrait-il pas accroître les limites à la liberté d’expression ?
Face à cette hypertrophie du champ et de la portée souvent conférée dans le débat public à la « laïcité », l’autrice propose ici une analyse juridique du principe. Le propos poursuit deux objectifs principaux. Le premier est de rappeler que la laïcité est d’abord un principe visant à organiser les rapports entre l’État et les cultes- et non un principe censé réguler les conduites individuelles ou collectives.
Est restituée l’histoire moderne du principe (XIXème-XXème) et mes trois principes dans lesquels se décline alors la laïcité sont présentés : séparation (des Églises et de l’Etat), garantie (de la liberté de culte) et neutralité (des autorités publiques).
Dans un second temps, l’ouvrage documente et analyse les multiples bouleversements de ce régime républicain et libéral de la laïcité. Il s’agit en particulier de revenir sur les multiples réformes qui, depuis le début du XXIème siècle, tendent à en faire un principe qui met l’accent sur les restrictions davantage que sur la garantie de liberté religieuse, via, notamment, des obligations multipliées de discrétion sinon de neutralité religieuse qui pèsent désormais sur les personnes privées.
L’analyse de ces mutations est critique, tant du point de vue de la non-neutralité de cette nouvelle laïcité qui s’érige en authentique injonction que du point de vue de son potentiel discriminatoire (vis-à-vis, en particulier, de l’islam).
Stéphanie Hennette Vauchez, professeure de droit public à l’Université Paris Nanterre, dirige le CREDOF (Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux). Depuis 2019, membre senior de l’Institut, la question des droits et libertés constitue le fil rouge de son travail de recherche. Elle s’intéresse plus particulièrement aux questions de laïcité et de liberté religieuse depuis quinze ans. Elle est l’autrice de nombreux articles et ouvrages, parmi lesquels La Démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente (Seuil, 2022).
Dans ce petit ouvrage limpide, la chercheuse en droit commence par remarquer, page 5, que bien des sujets font l’objet d’une problématisation régulière sous l’angle de la laïcité : « Ab initio, le mot n’est pas faible -mais il le devient : tordu en tous sens ». Face au caractère tout terrain du principe, Stéphanie Hennette Vauchez rappelle, sur l’école, la circulaire Jospin du 12 décembre 1989 : « le port de signes religieux par les élèves n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il relève de la liberté d’expression » (p.9).
Par ce fil sensible, l’auteure introduit, de façon originale, la laïcité dans la longue période et montre que la question laïque s’incarne sur deux terrains : la « guerre des deux France » et « la guerre scolaire » (p.10). En 1905, liberté de conscience et liberté de culture. Sur la période récente, les néo républicains ont « reformaté » la laïcité très loin des questions originaires pour la placer en clef de voûte du vivre ensemble (p.19), notion récente. La laïcité, via l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, dans les années 2020, devient une sorte de couteau suisse du projet républicain (p.24). La chercheuse note le basculement profond de la laïcité.
Page 26 et sqq, le livre revient avec pertinence sur la laïcité comme triangle de sens. Mieux, il déploie l’historicité conceptuelle de la loi dans sa richesse et sa noblesse. La Révolution par l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme la liberté de conscience et de religion. Elle dispose d’autre part du primat de la loi civile sur la loi religieuse. Le paradoxe, en tout premier lieu, tient dans la normativité ancrée dans la philosophie des Lumières qui à la fois protège la critique de la religion et protège le croyant même minoritaire (p.26).
La IIIème République déploie d’emblée un programme laïc qui ignore pourtant le mot avec la loi du 9 décembre 1905. Bien plus tard, en 2013, le Conseil constitutionnel en essayant de préciser la définition du principe de laïcité pose une pluralité de principes : neutralité de l’État, non-reconnaissance des cultes, respect de toutes les croyances, égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion, garantie du libre exercice des cultes et interdiction de salarier les cultes. En conséquence, la laïcité ne se conçoit que dans la pluralité et territorialement, il existe des régimes de laïcité (p.28).
Or, la loi de 1905 n’a jamais été appliquée ni dans les colonies ni aujourd’hui dans les territoires ultramarins. Cette « exception impériale de la laïcité » (Raberh Achi) souligne ce paradoxe. Cette pluralité conceptuelle réfère à deux autres concepts capitaux mis en évidence par Stéphanie HENNETTE VAUCHEZ : garantie du libre exercice du culte, exigence de neutralité religieuse (p.32). De facto, l’analyse du principe français de laïcité dégage trois axes fondamentaux : séparation, garantie, neutralité.
Ils forment un triangle de sens qui définit, dans la plasticité de leur conciliation et leur interprétation holistique, une difficulté sur des notions « âprement discutées et débattues » (p.33). La laïcité sent la poudre (Jean Rivero). Dans les années 1950, la conception libérale de la laïcité prime mais elle se déplace du terrain du droit aux terrains de la nouvelle laïcité des années 80 : écrasement du sens de la laïcité sur la neutralité religieuse, apparition de l’obligation de neutralité religieuse pesant non seulement sur les personnes publiques mais aussi privées.
Ce faisant, la chercheuse de l’exception permanente remarque l’hypertrophie de la composante de neutralité au détriment des autres principes. L’équilibre dynamique qui caractérisait la loi de 1905 se voit remis en cause par des tensions et des torsions majeures. La singularité nationale associe alors l’exigence de neutralité religieuse au régime de la laïcité. A l’école, par exemple, depuis la loi du 15 mars 2004, le port de signes religieux par les élèves est proscrit (p.40) sauf s’ils demeurent discrets.
Le modèle néo républicain articule donc la thèse d’une spécificité de l’espace social de l’école dans son rôle de formation et d’éducation à la citoyenneté, et en fait un lieu métonymique de la République (p.44). Les salariés ont également vu leur liberté d’exprimer leurs croyances religieuses restreinte par l’hypertrophie des exigences de neutralité. Malgré sa technicité toujours claire, ce titre fort de la collection « le mot est faible » montre les mouvements contradictoires et souvent paradoxaux du concept de laïcité : « l’idée même que des tenues puissent être laïques (ou, a contrario, contraires au principe de laïcité) est emblématique de cette hypertrophie de l’exigence de neutralité religieuse comme composante de la laïcité » (p.55).
Face à la complexité de la neutralité religieuse, redoutable question transposée à l’action publique, par exemple, l’auteure distingue pertinemment une neutralité du régulateur (l’État) d’une neutralité du régulé (la société). Elle oppose une neutralité de positionnement à une neutralité de résultat (p.60). Ailleurs, le coauteur de Thomas PIKETTY (Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Seuil, 2016) ne craint pas d’affronter des questions encore plus épineuses : « comme pour toute liberté fondamentale, une restriction de la liberté religieuse n’est admissible que pour autant qu’elle est justifiée ; elle doit par ailleurs être proportionnée aux risques qu’elle entend prévenir » (p.58).
Le régime de séparation du spirituel et du temporel étant aujourd’hui altéré ou transformé par sa dynamique propre, d’un côté, l’État assouplit le principe de l’absence de financement public des cultes, d’un autre, il place ces derniers sous une surveillance accrue (p.65). L’ouvrage s’appliquer à dégager d’une façon limpide les difficultés qui émergent sans cesse. L’État a beau ne reconnaître aucun culte en vertu du principe de séparation, il n’en reste pas moins obligé de les connaître tous : « La loi de 1905 sépare les Églises et l’État, mais ne met pas fin à leurs relations » (p.70).
Ce remarquable essai nuancé et critique se clôt sur une réflexion fertile afférente à un autre triangle : laïcité, égalité, pluralisme. Sans nier la richesse et l’importance du projet républicain, il revient de manière incisive sur l’application décontextualisée de normes abstraites au nom de l’universalisme républicain (p.98) en ouvrant des perspectives sur la tradition juridique française jamais opposée à la prise en compte ou à l’aménagement des différences et spécificités fussent-elles religieuses (p.104).
On ne peut que saluer l’effort entrepris pour penser une voie sans doute plus instable mais plus riche impliquant des variations et des adaptations qui éloigneraient certaines itérations manichéennes du discours de la nouvelle laïcité laquelle oppose hâtivement sphère privée et sphère publique lors même qu’il existe une sphère sociale (p.107).
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