Par Fabien Nègre
Auteur : Céline REGNARD
Titre : EN TRANSIT. Les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le Havre, New York (1880-1914).
Editeur : ANAMOSA.
Date de parution : 22 septembre 2022.
L’historienne des migrations, Céline REGNARD, s’intéresse ici à un temps du parcours migratoire jusque-là peu exploré : celui du transit, ce moment et ces lieux de l’entre-deux. A partir de l’exemple des Syriens de la fin du XIXème siècle, c’est aussi une histoire incarnée qui s’écrit ici, à hauteur d’hommes et de femmes.
Pleinement inscrit dans le renouvellement historiographique d’une histoire mondiale et connectée des migrations, cet ouvrage met l’accent sur les circulations et, grande originalité, sur le temps et les lieux du transit, ce « temporaire » plus ou moins long, cet entre-deux, dans l’expérience migratoire. Pour ce faire, Céline REGNARD, après plusieurs années de recherche tant sur des archives françaises qu’américaines, s’est intéressé aux conditions de transit des migrants dits syriens des années 1880 à la Première Guerre mondiale.
Dans un récit très incarné, car nourri de parcours particuliers, le point de vue privilégié est celui des migrants, une histoire à hauteur d’hommes et de femmes. Outre les migrants, c’est aussi une multitude d’acteurs et d’actrices, un monde institué et/ou parallèle dans les villes-ports concernées, qui entrent en scène : logeurs, passeurs, pisteurs, bateliers, mais aussi médecins et policiers ; en effet, cette étape ou « station » que représente le transit est aussi un moment de contact singulier et particulier entre ces migrants syriens, souvent vêtus à l’orientale et parlant arabe, et les populations occidentales.
Si les regards portés sur eux sont multiples, de l’empathie à l’inquiétude, les Syriens produisent également dans ces moments de passage des représentations d’eux-mêmes et des autres. Un monde et des expériences qui paraissent bien loin, mais résonnent pourtant fortement avec notre présent ; à l’heure des frontières qui se ferment et des contrôles renforcés, les transits se prolongent pour devenir des impasses ou des retentions.
Céline REGNARD est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université, chercheuse au sein de l’UMR TELEMMe (CNRS-Aix-Marseille Université) à la Maison méditerranée des sciences de l’homme, dont elle est directrice adjointe. Elle est l’autrice de nombreux articles et notamment de Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société (1851-1914) aux Presses Universitaires de Rennes en 2009.
Louons encore une fois le travail remarquable d’une petite maison d’édition telle qu’ANAMOSA qui publie des ouvrages originaux, engagés, politiques, et surtout des beaux objets. On ne peut qu’apprécier les très belles images anciennes de familles libanaises en noir et blanc, la qualité du grain du papier. Le goût de l’archive se place sous la gratitude d’Arlette FARGE. La longue introduction, telle un début de roman policier, se situe à Marseille, en 1908, autour d’un cadavre découvert dans une malle. L’auteur nous immerge d’emblée dans les bas-fonds phocéens où les pisteurs deviennent des « entrepreneurs d’émigration » (p.8).
Ce crime spectaculaire ne signifie rien à l’historienne, sur le moment dans ces vies oubliées mais c’est en travaillant sur les archives de la police de l’émigration du port et du chemin de fer de Marseille que Céline REGNARD découvrira les Syriens de passage entre 1890 et 1900, ce monde du transit migratoire dans toute sa complexité et sa noirceur (p.11). Cette thèse passionnante d’habilitation à diriger des recherches, bien écrite, limpide, sourcée, mêle faits divers, archives judiciaires, brèches dans le tissu des jours, objets d’histoire pour une « histoire des gens », à hauteur d’hommes et de femmes qui passent, dans des hôtels, qui tissent des liens dans des lieux où des connivences se crée entre tout ce monde d’intermédiaires, de pisteurs, d’arnaqueurs, profiteurs et les hôteliers et agences d’émigration. Elle déjoue les représentations stéréotypiques des Levantins.
Le concept de transit, au sens plus vaste, confère à ces milliers de personnes, qui, au tournant du XIXème et du XXème siècles, arrivent dans les ports et en repartent, en quête d’un ailleurs (p.12). L’étude fascinante des conditions d’un passage par des territoires vers d’autres territoires, emporte. Le transit des migrants, ce temps de l’entre-deux, s’effectue dans quatre villes symboliques : Beyrouth, Marseille, Le Havre et New York. L’objet de ce beau livre consiste à comprendre ce qui se passe dans ces « stations ».
Attention : ceux appelés « Syriens » se nomment en réalité majoritairement des natifs du Mont-Liban donc des Libanais au sens actuel. Cette migration syrienne s’inscrit dans un mouvement plus général d’augmentation des mobilités à l’échelle de la planète. Les migrations transatlantiques représentent 56 millions d’Européens vers les Amériques entre 1840 et 1940. A noter également que ce livre comble un manque dans l’historiographie des migrations, longtemps histoire des installations à savoir de l’immigration et de son intégration.
Les historiens s’intéressaient peu au fait du transit migratoire et des migrants transitaires (p.26). La maîtresse de conférences à Aix-Marseille étudie l’attente, composante majeure du transit, catégorie de la pratique, histoire à hauteur d’individus qui le vivent. Prendre en compte la parole de ces acteurs revient à documenter ce que l’archive passe sous silence ou effleure (p.31) : le fourmillement de détails du voyage, l’inscription dans des réseaux, l’appui sur des ressources divers, l’histoire familiale, les impressions et sentiments. La première partie se focalise sur l’acte d’habiter, faire avec l’espace du transit (p.38). D’abord, seuls les connaissances et les compatriotes offrent le gîte.
L’existence d’un quartier syrien à New York, de même que la fonction de transit de cette ville, porte d’entrée et de départ, font du logement chez l’habitant une pratique habituelle. Les présences discrètes se transforment en investissement général des lieux (p. 49). Une autre possibilité de logement tient dans le marché de l’hébergement de courte durée (p.54) : « Dans une pièce sombre et nue, deux rangées de poutres sous-tendent, sur deux étages, des hamacs de toile. Pas de draps, pas de couvertures, pas d’oreillers, le confort des dormeurs se résume à un toit et à l’éloignement du sol » (p.56).
Parmi les villes traversées ou contournées, Marseille excepte : « la seule ville où les conditions ne sont pas réunies pour un transit rapide » (p.99, p.140 : le choléra, p.147, 148). Immobilité temporaire, le transit suppose d’habiter l’attente mais de subir également un encadrement (p.102) : passeport, visa, « murs de papiers érigés par les États » : « la hantise du migrant se situe moins dans un destin sans destination que dans un destin qui n’aboutit pas à la destination voulue » (p.103).
L’expérience de la frontière commence avant et se prolonge après le passage de la limite. On lira avec profit les pages sur la dimension angoissante et inquiétante d’Ellis Island, à New York, espace pensé et aménagé pour le transit et le contrôle, le tri des bons et mauvais éléments (p.117), lieu symbolique de passage des frontières (p.166). On s’attardera, avec la plus grande acuité, sur le chapitre 3 intitulé « un monde d’escrocs ». Les aigrefins développent une économie informelle et illicite aux dépens des migrants. « Petites mains et intermédiaires de toutes les combines, ils sont des figures familières des ports, particulièrement de Marseille et Beyrouth » (p.171).
Le portrait du pisteur marseillais César TASSO (p.181) exemplifie ce monde informel qui se déploie au détriment des migrants. Le transit fonde la condition d’existence de cet espace de l’arnaque en ce qu’il conjugue un présent et un futur à un ailleurs (p.242). Le chapitre 4 délimite l’univers des ressources et met en exergue une agentivité des migrants. La mobilité conduit à l’acquisition d’une expérience (p.254). Les compagnons d’infortune renforcent leurs liens, s’entraident. L’auteur, post-braudélienne, va plus loin, elle propose l’idée d’un jeu collectif autour d’un intérêt bien compris : « Tout se passe comme si, dans les ports de transit, se jouaient des interactions qui relevaient de situations où les protagonistes sont tous conscients du rôle joué par chacun et en acceptent les prémisses ainsi que les conséquences » (p.291).
Cette polémologie du faible, cette micropolitique de la marge, cette attention portée à la parole et aux témoignages, change les regards sur les migrants. Le chapitre 5 dispose un miroir au transit. Il décline les stéréotypes de l’Autre (p.344-346, 359). La conclusion abonde en perspectives de recherche sur le transit en tant qu’expérience migratoire, confrontation à l’inconnu, effets circulatoires des traversées suspendues (p.375).
Par Fabien Nègre
Auteur : Christophe GUITARD
Titre : Rhum au long cours. De la canne à sucre aux cocktails.
Editeur : Editions Apogée.
Date de parution : 14 septembre 2022
Arpenter les arcanes du rhum, c’est d’abord s’intéresser à sa préhistoire, celle du parcours de la canne à sucre, afin d’en ressentir la complexité, la richesse, l’ubiquité et de comprendre sa destinée tant continentale qu’insulaire. De la canne naît en effet le rhum et comme elle, il n’apprécie pas le froid mais le soleil et l’eau ; imprévisible, il peut « tuer le diable », à doses médicinales comme il peut le dissimuler par l’ivresse qu’il engendre. Il devient alors l’objet d’une âpre tentation pour les marins de tous les pavillons sur les océans et mers de l’équateur médian bordé par les tropiques : le Rhum personnalise l’exotisme au long cours mais plus encore !
De l’odyssée de la canne aux colonies sucrières, du tafia primitif au grog des marins anglais, des rhums de collection aux rhums à cocktails, des productions artisanales aux rhums industriels, « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le rhum » sera abordé dans ce précieux ouvrage où se mêlent économies et productions, écologies et traditions, consommations et alcoolisme, législations actuelles et Free rhum's land.
Christophe GUITARD s’est formé à l’œnologie et à la sommellerie sous l’égide du fameux CIDD (Centre d’Informations, de documentations et de dégustations). Il devient agent commercial et crée le site et la cave de La Contre-Etiquette en 2006 (vins bio et biodynamiques) avec trois amis. En 2014, il est entré dans le comité de sélection et déguste les vins et champagnes pour le guide Gault&Millau. Il participe aux dégustations de 60 millions de consommateurs, du site Veepee et aux sélections des rhums du concours et du site Top Rum.
Depuis quelques années, la littérature sur le rhum abonde. On citera par exemple, les grands experts mondiaux tels que Luca GARGANO avec son remarquable Atlas du Rhum en 2014 ou plus récemment Alexandre VINGTIER avec son livre de référence réactualisé en 2022 nommé « 151 Rhums, mon tour du monde des bouteilles à goûter absolument » chez Dunod. Avec humour, jeux de mots parfois, sérieux historique toujours, l’auteur nous propose un livre ambitieux résultat de son expérience de dégustateur sélectionneur. Dans sa préface, Fabien HUMBERT, rédacteur en chef adjoint de RUMPORTER, souligne l’excellence de la partie consacrée à l’histoire du spiritueux issu de la canne à sucre. Loin de la « boisson des chagrins, des enterrements et des excès d’alcool » (p.7), le rhum a le vent en poupe et notamment sur le marché français où toutes les marques du monde voudraient imposer leurs joyaux premiums.
Cet essai à l’opposé d’un guide arbitre met en lumière l’histoire, la canne, la mélasse et le rhum. Un voyage sur toutes les facettes de cet alcool devenu noble pour voir et goûter le rhum autrement (p.12). La première partie de ce volume conséquent traite des origines historiques mystérieuses de cette liane domestiquée que forme la canne à sucre ou canne à miel. La traversée captive et instruit : « En 1425, des cannes provenant de Sicile sont importées à Madère qui devient la première île « occidentale » à exploiter la canne à sucre » (p.27).
Autre lumière fascinante page suivante : « Hormis les fruits mûrs et sauvages de toutes les régions du globe, les seules sources de sucre d’origine naturelle, connues depuis la préhistoire et les plus utilisées, furent le miel et celle, concentrée, de la canne à sucre » (p.28). Ce livre réussit la prouesse de s’adresser à la fois aux érudits et aux novices. Plus loin, la classification de la plante vivace par hybridation croisée étourdit : « Il faut huit à dix ans entre la première étape et la dernière. Il existe aujourd’hui plus de quatre mille références de canne à sucre de tous types d’origines et de reproductions confondues » (p.43).
Carrefour de tensions, source d’une empathie sociale à régénérer, baromètre équinoxial des fluctuations marines des aventuriers au long cours, le rhum a partie liée à la colonisation et l’esclavage (p.72, 75) sous les tristes tropiques (p.54). Les pages sur les « hollandais violents » (p.56) pointent une histoire méconnue du siècle d’or néerlandais qui améliorèrent à la Barbade, dès la deuxième moitié du 17ème, les techniques de raffinage du sucre et de la distillation du tafia et des guildives (premières ébauches de rhum). Au versant prisé de l’eau de vie de canne à sucre correspond l’ivresse des pirates, flibustiers et autres corsaires. Sur la question, on se réfèrera aux travaux du regretté Gilles LAPOUJE.
Christophe GUITARD pimente son récit d’une foule d’anecdotes seyantes : « John Rackam (1682-1720), Anne Bonny (1697-1782) et Mary Read (1685-1721), deux femmes pirates les plus célèbres, se sont fait capturer après avoir consommé tout le rhum que transportait le bateau qu’ils avaient arraisonné » (p.62). Arme de dissuasion passive (p.64), ou active (cocktail molotov ou bombe incendiaire mêlée à de la poudre à canon), puissant psychotrope addictif, le rhum devient un moyen commercial d’échange.
On passe du sucre rare et cher, épice dédiée à l’aristocratie, au sucre prolixe, adjuvant préféré d’une population de masse (p.84). Les premiers rhums, distillés à partir de jus de canne frais puis de mélasse en 1642, d’abord à la Barbade puis en Jamaïque, s’encastrent dans l’économie de la colonisation britannique. En France, Richelieu incitera dès 1626, les colons à planter de la canne à sucre (p.91). Dès le milieu du 19ème, l’oïdium, le phylloxera et la crise du sucre profiteront à la recrudescence du rhum (p.99). L’un des grands mérites de cette mise en perspective historique tient dans la mise au jour d’un cycle du rhum qui concurrence les spiritueux métropolitains (p.101).
On pardonnera alors à Christophe GUITARD, en dépit d’un solide travail historiographique, ses facétieux jeux de mots parfois attendus (p.103 : évènement/avènement, p.190 : non réflexion/a-réflexion) ou pas toujours réussis (rhum/rhume : p.117), insérés dans ses titres de chapitre ou le corps du texte tout au long de sa démonstration. Ce voyage au long cours parvient tout de même au XXème et XXIème siècles qui marquent le renouveau de l’esprit de la canne (p.113). Les interviews de Nicolas JULHES, héritier des épiceries parisiennes du même nom et d’Alexandre GABRIEL, maître assembleur, propriétaire de la Maison de cognac FERRAND, abordent la spécificité distillatoire de la canne à sucre eu égard au raisin, aux céréales ou aux fruits.
La notion de terroir apparaît centrale. Loin du jugement de valeur souvent français sur la supériorité du rhum agricole, les fins connaisseurs mettent l’accent, à juste titre, sur le spectre aromatique de la mélasse : « arômes épicés, safranés, de réglisse noire, de zan » (p.125, 181, 253). On regrettera, cependant, quelques considérations péremptoires sans fondement voire des connaissances manquant un peu d’actualisation du même Nicolas JULHES sur la tendance supposée de la canne à sucre à conserver davantage d’aromatique après distillation que le raisin, les céréales ou les fruits (p.120, 165 : sur l’absence d’évolution dans le temps des spiritueux titrant à 40 ou 46° ; p.174).
Autre exemple frappant : une phrase étrange d’Alexandre GABRIEL, qui ne manquera pas de ravir les érudits du whisky : « Dans le whisky écossais, 99% du grain est importé » (p.127). Rappelons que le grain signifie : maïs, seigle, blé et orge non malté. Bref, ne jouons pas les esprits chagrins. Le savoir-faire du maître cannier sur les apports intrinsèques de la canne existe par transmission et par la diversité des méthodes culturales. Les processus de fermentation sous l’action des levures indigènes et exogènes font l’objet d’une discussion nourrie et argumentée (p.134), le rôle primordial de l’eau également. La partie consacrée aux types d’alambics rentrent dans le détail des colonnes, de l’aspect sociétal et culturel pour nous dévoiler un « art distillatoire » (p.158) peu souvent évoqué dans les écrits sur ce vénérable alcool ainsi qu’un art de la tonnellerie (p.161).
Christophe GUITARD ouvre le débat, rafraichit notre inextinguible curiosité sur cette « fascination presque instinctive pour le rhum qui conjugue sucrosité naturelle et cartographie mémorielle d’un ensemble mêlant saveurs et odeurs exotiques tirée d’une exosmose générale et continue du terroir insulaire… » (p.262).
Par Fabien Nègre
Auteurs : Pierre TEVANIAN, Jean-Charles STEVENS
Titre : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort.
Editeur : Anamosa.
Date de parution : 1er septembre 2022.
« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Cette phrase, prononcée par Michel ROCARD à la fin des années 1980 ; a presque acquis le statut de proverbe. Qui ne l’a jamais entendue pour justifier toujours le refus, la restriction, la fin de non-recevoir, voire la répression ? Comment y répondre ? C’est tout l’enjeu de ce livre qui analyse ces dix mots, constituant bel et bien une sentence : une simple phrase tout d’abord, exprimant une pensée de manière concise et dogmatique, sans développement argumentatif, mais aussi un verdict, une condamnation, prononcée par une autorité à l’encontre d’un ou d’une accusée.
Proférés pour clore toute discussion, ces dix mots, « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », semblent constituer l’horizon indépassable de tout débat sur les migrations, tombant comme un couperet pour justifier le refus ou la restriction. Dans cet essai incisif, il s’agit de décrypter et déconstruire tous les poncifs qui s’y logent. La juridiction ici, est l’État, ou tout bon citoyen qui s’en veut le garant ou le fondé de pouvoir. L’accusé est bien entendu, le ou la réfugiée, le ou la migrante. Quant à la peine prononcée, c’est parfois, purement et simplement, une peine de mort.
Proposant une lecture critique de cette phrase, mot à mot, ce court essai a pour enjeu de pointer et réfuter les poncifs et les sophismes qui la sous-tendent. Arguments, chiffres et références à l’appui, il s’agit en somme de déconstruire et défaire une « xénophobie autorisée », et de réaffirmer la nécessité de l’hospitalité. Pierre TEVANIAN est philosophe, enseignant, co-animateur du site Les mots sont importants. Il est notamment l’auteur de : Dictionnaire de la lepénisation des esprits (2002) ; Le voile médiatique (Seuil, 2005) ; La république du mépris (La découverte, 2007) ; La mécanique raciste (La découverte, 2017) ; Politiques de la mémoire (Amsterdam, 2021).
Jean-Charles STEVENS est expert juriste et a travaillé pendant une dizaine d’année dans plusieurs associations belges de défense du droit des étrangers. Dans ce cadre, il a écrit de nombreux articles sur l’actualité législative et jurisprudentielle principalement relative au droit des étrangers et spécifiquement au droit à l’accueil des demandeurs d’asile. Il faut, ici, une fois encore louer le travail essentiel et remarquable, politique au sens noble, de ceux que d’aucuns qualifient abusivement de « petits éditeurs ».
Créée en 2016, Anamosa, maison d’édition indépendante, propose essentiellement des ouvrages de sciences humaines, qui questionnent le monde dans lequel nous vivons. Le catalogue de la maison se veut un espace de liberté d’écriture et de narration pour les autrices et auteurs, afin que chacun puisse partager son savoir de la façon la plus accessible possible. Il est également le reflet d’un engagement et d’une volonté de faire de l’édition comme un acte politique, de porter des voix dans la cité.
Anamosa fait partie du collectif Les désirables. Celui-ci rassemble des libraires et éditeurs francophones indépendants qui souhaitent donner une nouvelle vie, par des lectures, des rencontres, des festivals, à leurs ouvrages parus après mars 2020. Les désirables, c’est aussi l’envie de s’unir pour mettre en lumière la diversité, celle des auteurs, des éditeurs et des librairies partenaires. C’est enfin se saisir d’un moteur commun pour réinjecter une forme de plaisir dans la chaîne du livre, rendre les publications plus désirables auprès du public et renforcer le lien entre les acteurs de leur transmission : auteurs, libraires, éditeurs, traducteurs, bibliothécaires, distributeurs, diffuseurs, chercheurs, lecteurs… Les membres du collectif sont : Anamosa, L’Arche, Éditions la Baconnière, Éditions B42, Créaphis Éditions, Éditions Héros-Limite, Hors d’atteinte, Lux Éditeur, Éditions Macula, Éditions de l’Ogre, Le Point du Jour, Tusitala, Éditions du typhon, Ypsilon Éditeur ; et les librairies l’Atelier, Petite Égypte, L’Échappée Belle et Descours.
Petit livre par sa pagination (77 pages) mais grand par son intensité et sa puissance d’élucidation, le présent ouvrage incisif, subversif à savoir éminemment politique frappe au cœur de son sujet dès la page 5 : « 24 263 morts comptabilisés en Méditerranée depuis 2014 ». Ecartant un à un tous les sophismes, les auteurs visent à défaire les esquives des schèmes sensorimoteurs (Deleuze) qui nous déconnectent de nos propres affects et de notre propre capacité à penser (p.8).
A la soif de pouvoir et la peur de « l’étranger », ils opposent une autre rationalité qui pense la différence et le différend : « une sympathie pour des frères et des sœurs humains, une colère contre une oppression, un certain besoin d’estime de soi, lui-même corrélé à une certaine idée de la citoyenneté, de l’hospitalité, de la solidarité, de l’égalité et de la justice » (p.9). Un livre de poche, c’est le cas de l’écrire, à un prix très modique, qui déjoue grammaticalement les poncifs du discours racistes y compris dans la pensée de gauche : « nous les travailleurs exploités contre eux les bourgeois exploiteurs…nous les autochtones contre eux les allochtones » (p.13).
Face aux artifices rhétoriques qui simulent l’impuissance et dissimulent surtout une puissance, le philosophe et le juriste montrent, chiffres à l’appui, qu’une politique d’accueil est possible (p.18). On lira avec intérêt le dernier chapitre intitulé « Pour l’hospitalité » (p.61) qui démontre que la xénophobie articule la peur et l’étranger dans un lien causal (p.62). Un manuel d’humanité contre l’inhumanité des solutions apportées à ceux qui viennent avec toute la créativité de leur agentivité (p.67).
Par Fabien Nègre
Auteur : Pierre GUIGUI
Titre : Le Renouveau des vins bretons
Editeur : Apogée
La vigne en Bretagne : une licorne, une utopie ou une résurrection ? Si le réchauffement climatique redistribue aujourd’hui les cartes viticoles, la vigne a pourtant toujours bien existé en Bretagne. Étonnamment, elle n’a pas eu le même rayonnement qu’en Île-de-France ou en Champagne, qui ne bénéficient pas d’un climat plus clément. Et si toutes les régions de France ont su se relever de la terrible maladie du phylloxera, la Bretagne a, elle, jeté l’éponge en dehors de quelques vignes résiduelles.
La renaissance du vin breton réinterroge les questions historiques, du choix d'une production bio ou non, de cépages hybrides ou non, de production de vin blanc, rosé, rouge et/ou effervescent, de typicité, de futures IGP ou de vins « libres », etc. Les témoignages de porteurs de projets, de formateurs et de spécialistes apportent des éclairages sur ce renouveau d’un vin d’utopie qui devient aujourd’hui une délicieuse réalité.
Pierre GUIGUI est journaliste, auteur de vingt-cinq ouvrages sur le vin. Il est cofondateur de l’Association pour le renouveau des vins de Bretagne, fondateur du Concours international des vins biologiques et du salon Buvons Terroirs. Il est également cofondateur de l’Association de la presse du vin (Movis).
Dans sa préface, en compagnie de Guy SAINDRENAN et Valérie BONNARDOT, Gérard ALLE, bordelais d’origine, d’un père auvergnat et d’une mère bretonne, raconte la stupéfaction d’un vignoble armoricain, à la fin des années 1970 lorsqu’un paysan, le père Quémener, lui apprend que des vignes avaient été plantées autour de l’abbaye de Langonnet pour faire du vin (p.7). D’où l’idée d’une association pour la renaissance de la viticulture en Bretagne créée par l’auteur du présent ouvrage très original, Pierre GUIGUI.
Dans son introduction qui ne manque pas d’humour, le journaliste spécialiste émérite interroge la notion de vin breton et les questionnements alentours : pourquoi s’est-il éclipsé au fil de l’histoire ? Comment est-il possible que les Bretons n’aient pas bu une production locale ? De quel vin parle-t-on, celui à boire aujourd’hui ici ou celui à déguster demain ailleurs, deux catégories qui parcourent l’histoire du vin ?
On apprend des éléments historiques rarement abordés : « La Bretagne a tenu très longtemps le haut du pavé pour le transport en demi-muid ou par pinardier. Elle a dominé le négoce avec l’Algérie » (p.12). Les pages suivantes présentent l’Association qui prend pour modèle l’Ile-de-France (p.26) et notamment le projet de mention de l’origine, depuis 2020, avec la mention « Ile-de-France ». Loin de la boutade, le chapitre suivant aborde l’histoire du vin en Bretagne (p.33). Le phylloxéra dont le premier foyer apparaît à Nîmes en 1863, entraîne la destruction du vignoble breton.
Le chapitre suivant (p.43) investit la problématique des cépages hydrides ou non pour les vins bretons afin d’écarter toute uniformisation et standardisation qui tuent les appellations. Les cépages résistants figurent un poème à la Prévert : perdin, excelsior, palatina, rayon d’or, nero, rondo ou rubilande (p.46). Les auteurs suggèrent même le bien oublié berligou, clone ancien du pinot noir, qui pourrait adéquatement (p.50). Aubert DE VILLAINE le qualifie de « plant fin » (p.53).
Le livre se présente aussi en filigrane comme un manifeste contre le dépérissement de la vigne, sa perte de diversité génétique et son manque de résistance aux maladies. La sélection clonale représente un danger souligné en 2018 par Laure GASPAROTTO dans son ouvrage intitulé « Le Jour où il n’y aura plus de vin ». Pierre GUIGUI d’abonder : « imaginez qu’une population entière soit issue d’un seul individu » (p.53). La seule alternative réside dans la sélection massale, pratiquée par les anciens.
On trouvera page 57 un tableau utile des cépages réintroduits en Bretagne notamment la magdeleine des Charentes. Le chapitre suivant expose les ensembles climatiques bretons (p.65) et surtout l’influence des évolutions du changement des conditions thermiques sur le vin qui place Rennes au niveau de Bordeaux dans trente ans.
Un petit livre sérieux, solide, parfois illustré par des graphiques pertinents fouillés y compris sur le terroir breton et ses 380 types de sols différents (p.81) ou les fiches des domaines en bonne voie (p.119) qui nous remet à notre place : « Faire du vin, c’est penser à long terme, c’est apprendre à communier avec son lieu et en connaître les plis et les replis….Être vigneron, c’est avant tout observer et se fondre, sans vouloir contraindre et imposer » (p.87). Le sage Pierre GUIGUI, avec son goût de l’aventure, de l’audace et de la passion, nous administre encore une belle leçon de vie (p.117).
Par Fabien Nègre
Auteur : Nicolas CHATENIER
Titre : LA CLÉ ANGLAISE. Géopolitique de la gastronomie française.
Editeur : MENU FRETIN, Chartres.
Date de parution : 29 juin 2022
Dans son nouveau livre, La Clé Anglaise, Géopolitique de la gastronomie française, Nicolas CHATENIER, auteur de référence et ambassadeur de premier plan pour la gastronomie française, décrypte les transformations de la cuisine mondiale pour comprendre la perte d’influence du modèle français et propose des solutions pour structurer en France un mouvement national au service de notre politique culturelle. Le guide gastronomique qui a porté haut la cuisine française dans le monde peine aujourd’hui à refléter les évolutions de la planète food.
Le Guide Michelin l’a encore démontré dans son édition 2021 des Pays Nordiques en distinguant de sa troisième étoile le chef René REDZEPI 13 ans après que son NOMA ait été couronné « meilleur restaurant du monde » par « The World’s 50 Best Restaurants ». A travers l’analyse du succès du classement britannique qui est devenu, qu’on le veuille ou non, la nouvelle référence gastronomique mondiale, celui qui en préside le jury France propose une clé de lecture anglaise pour interroger les difficultés du Guide rouge à comprendre les enjeux et à représenter le dynamisme culinaire de l’époque.
Au-delà de son appel à la réforme du guide français, Nicolas CHATENIER pointe le manque d’ambition de la France pour son patrimoine culturel culinaire. Dans un entretien avec Laurent SEMINEL, le fondateur des éditions Menu Fretin, il livre son approche radicale pour sortir la cuisine française de la sphère artisanale qui freine aujourd’hui son influence internationale. Alors que le « World’s 50 Best Restaurants » a dévoilé à Londres son vingtième classement le 18 juillet, la France, trop longtemps absente de son palmarès, doit faire son auto-critique et se donner les moyens de rayonner dans le nouvel ordre culinaire mondial.
Depuis quinze ans, la France voit son leadership gastronomique s’effriter inéluctablement face à la montée en puissance de nations culinaires concurrentes. Même si elle ne manque ni de talents ni d’arguments pour retrouver son rang, la gastronomie française peine à regarder dans la bonne direction, restant accrochée à un référentiel dépassé. Non sans conséquences pour l’attractivité culturelle de la France, la cuisine contemporaine mondiale est entrée dans une nouvelle ère où le fait de se nourrir, faire plaisir, créer des souvenirs est relégué à un second plan derrière des stratégies combinant cuisine et influence diplomatique.
La gastrodiplomatie conduit les territoires à investir dans des politiques destinées à promouvoir des recettes, des ingrédients et des têtes d’affiche pour augmenter leur visibilité. La France doit à son tour s’organiser pour retrouver la place qu’elle mérite dans cet univers concurrentiel inédit entre les pays et les cultures culinaires. Parce que le cuisinier doit être vu et reconnu comme un artiste qui capte l’air du temps et fait de sa vision une tendance, Nicolas CHATENIER a pour la gastronomie française l’ambition d’être représentée par une institution nationale à la hauteur des enjeux actuels.
Comme le secteur de la mode a réussi à donner dans toutes les langues au mot « couture » l’étoffe des émotions qu’un défilé ou une montée des marches procure, la haute gastronomie, synonyme d'excellence, doit pouvoir compter dans la stratégie politique nationale de relations internationales. Ce livre est la première pierre d’une entreprise engagée, personnelle et collective, pour rassembler une communauté de chefs prêts à faire campagne pour redonner à la gastronomie française sa place d’égérie et déclocher le trésor national de la haute cuisine du XXIe siècle.
Historien et patriote, Nicolas CHATENIER défend la cuisine française sur tous les fronts dans une contexte globalisé. Dans son livre remarquable et remarqué « Mémoires de Chefs » en 2012 aux éditions TEXTUEL et préfacé par Alain DUCASSE, Nicolas CHATENIER retrace l’histoire et relate l’âge d’or de la cuisine française en recueillant les témoignages et archives auprès des principaux acteurs de la Nouvelle Cuisine (1963-1983). Le livre a fait l’objet d’une adaptation sur France 2 dans le documentaire "La Révolution des Chefs".
Il est délégué général de l’association Les Grandes Tables du Monde qui réunit 180 restaurants dans 25 pays, depuis 2016, il occupe la fonction bénévole de Président du classement World’s 50 Best Restaurants pour la France. Il est le premier en France à considérer les chefs comme des créateurs à part entière et à les accompagner dans le développement de leur carrière, en inventant, en 2004, le métier d’agent de chefs avec la création de la première agence spécialisée dans la représentation de chefs cuisiniers.
En octobre 2012, il fonde Table Ronde et explore le format de la résidence de chefs dans un lieu pensé comme une salle de spectacle, un décor intime où il invite les plus grands chefs : Jean-François PIÈGE, Amandine CHAIGNOT, Mauro COLAGRECO, Alexandre MAZZIA, Kamal MOUZAWAK, Anne-Sophie PIC, Alexandre GAUTHIER ou encore Céline PHAM. En 2020, il fait partie des personnalités auditionnées dans le cadre de la rédaction du rapport des 20 mesures en faveur de la gastronomie et de l’œnologie françaises commandé par le Quai d’Orsay.
Il faut souligner ici le travail essentiel des éditions MENU FRETIN fondée par Laurent SEMINEL, qui, depuis 2007 et en 2004, avec Omnivore (Luc DUBANCHET), ont envisagé l’alimentation comme un élément constituant de l’identité de chacun. Cette maison d’édition entièrement indépendante publie des ouvrages qui interrogent le comestible, bousculent les assiettes et donnent à digérer l’imperceptible. Cette voix originale murmure des hypothèses, dispute des idées reçues, replace dans un discours contemporain des vérités oubliées.
Dans le flot de parole autour de l’alimentation, l’agriculture et l’environnement, les éditions MENU FRETIN revendiquent un regard différent, pertinent et parfois avant-gardiste. Dans ses ouvrages, la cohérence s’impose en norme, la mise en perspective fonde le principe et la clarification l’évidence. En 1967, Claude LEVI STRAUSS en conclusion d’un article paru dans la revue l’Arc écrivait : « la cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins que sans le savoir davantage, elle ne se résigne à y dévoiler ses contradictions ».
Ce sont ces paradoxes, ces contrariétés, ces incohérences de la société que les éditions Menu Fretin mettent en lumière dans les livres qu’elles publient. Aux postures faciles, Laurent SEMINEL préfère les actes sincères. Amoureux du savoir, de la cuisine et des livres, il privilégie l’explication à la simplification, la liberté à la censure, l’argumentation à l’affirmation, l’imagination au pouvoir.
Le livre s’ouvre sur une citation du pape collongeard de la gastronomie hexagonale, Paul BOCUSE, qui, sans doute l’un des premiers, eut le « génie » de la faire rayonner dans le monde entier. L’affaire s’avérait entendue, « nous avons la meilleure cuisine et les meilleurs vins ». Mais le visionnaire commis chez Eugénie BRAZIER et Fernand POINT, surnommé « Monsieur Paul », anticipait déjà la planète culinaire depuis une dizaine d’année « mais il ne faut pas oublier que d’autres pays ont fait des progrès considérables ».
L’avant-propos de Laurent SEMINEL, page 7, explicite clairement les raisons de ce petit livre issu des nombreux échanges avec Nicolas CHATENIER : place de la gastronomie française dans le monde, bouleversements induits par la création, en 2002, du World’s 50 Best Restaurants. Acteur influent de l’ombre passé aujourd’hui dans la lumière, historien de la cuisine, délégué général de l’association Les Grandes Tables du Monde, Academy Chair du W50 pour la France, l’auteur observe les évolutions, les nouveaux équilibres.
Cet ouvrage présente le mérite de sensibiliser, d’expliquer mais surtout de provoquer une prise de conscience face à l’immobilisme des acteurs de la profession (p.8), au manque de discernement d’une partie de la presse et à l’attachement viscéral des chefs au guide MICHELIN. Il ouvre largement la discussion sur le contexte, le constat et des éléments de solution afin que la gastronomie française ne meure pas de sa belle mort.
L’introduction insistant sur un changement violent de dimension, s’attache à décrypter les mutations de la cuisine mondiale au cours des quinze dernières années (p.9). La clé centrale de compréhension revêt la forme d’une clé anglaise. Il s’agit, ni plus ni moins, de l’invention, au Royaume-Uni, du classement, en 2002, The World’s 50 Best Restaurants. Dans cette initiative de la revue londonienne Restaurant s’origine une réorganisation singulière et inattendue de l’ordre gastronomique planétaire (p.10) que personne n’avait vu advenir et encore moins les chefs français.
La société organisatrice, William REED, introduit, en effet, des innovations majeures : répertorier les restaurants dans l’ensemble des pays du monde, en 50 adresses choisies par ordre de qualité. En quelques années, cette réévaluation globale des compétences culinaires a conféré une notoriété mondiale à des cheffes et des chefs. Nicolas CHATENIER, à juste titre, décrit cette « innovation de rupture » pour reprendre un concept économique : « radicalement nouveau dans son approche, puissant dans sa médiatisation, fiable dans sa capacité de détection, l’outil est si pratique -une simple liste- qu’il a été diffusé par tous les médias » (p.10).
La thèse de l’auteur consiste à montrer que ce nouvel instrument s’inscrit dans une série de bouleversements majeurs qui produisent un changement d’échelle à l’instar des industries culturelles, du local au global. Premièrement, les compétences culinaires n’ont jamais été aussi élevé dans le monde aussi bien au niveau technique qu’au niveau du désir de rattrapage de la restauration française par tous les pays. Deuxièmement, la médiatisation de la cuisine accroît son influence de façon quasiment exponentielle grâce à la plateformisation VOD mais également l’explosion des réseaux sociaux (p.11).
L’ouvrage souligne pertinemment que cette diffusion commentée implique un aplanissement des niveaux qui ne tient compte ni des patrimoines culinaires nationaux ni des historiques de ceux-ci. Les nations s’effaçant en quelque sorte devant les restaurants. Troisièmement, l’apparition de l’aviation à bas prix dans les années 1990 favorise l’essor d’un tourisme culinaire mondial (p.11). La France n’occupe plus l’épicentre. Ces tendances créent le nouveau concept de « gastrodiplomatie ». La cuisine, à partir de 2000, un outil de souveraineté qui s’insère dans un « soft power » selon la célèbre formule de l’historien américain Joseph NYE (p.12).
La gourmandise passe au second plan au profit des logiques politiques identitaires et culturelles. Les pays de taille moyenne découvrent un outil promotionnel de leur culture (p.13). La fine analyse de Nicolas CHATENIER sur la perte du leadership culinaire français dégage deux concepts articulés l’un à l’autre : le rayonnement et l’attractivité. Durant son âge d’or culinaire, de 1960 à 1980, la France a connu une adéquation entre sa capacité d’influence et de diffusion d’une identité culturelle à destination des autres pays et sa capacité à attirer les dépenses touristiques des visiteurs étrangers (p.13).
Ce triptyque récit/rayonnement/attractivité, sorte de pacte de croissance, a cessé en août 1990 avec la guerre du Golfe. Même si la France demeure une puissance considérable, les yeux du monde ne se tournent plus vers elle (p.14). Une crise interne à notre cuisine nationale et l’émergence d’un « génie catalan », Ferran ADRIA propulse l’Espagne sur le devant de la scène : « la créativité du chef catalan est immense et lui permet de faire entrer la gastronomie dans une nouvelle ère, décomplexée, orientée vers la recherche et l’innovation. Il revisite, il repense, il met l’accent sur les textures et l’esthétique pour faire en sorte que chaque bouchée soit une expérience mémorable » (p.15).
Joël ROBUCHON et Marc VEYRAT encouragent l’essor espagnol contre l’influence ducasienne (hypothèse discutable s’il en est) et actent le changement de paradigme dès les années 2000. De 2002 à 2009, EL BULLI remportera le titre de meilleur restaurant du monde à cinq reprises. Sans nier les acquis de la cuisine française -qualité des mets, richesse des terroirs, précision des saveurs codifiées par Auguste Escoffier, structuration en brigade- Nicolas CHATENIER explique que le critère déterminant de l’influence ne répond plus à la qualité intrinsèque de l’œuvre produite mais bien plutôt à une manière de capter l’attention mondiale, à résonner avec l’esprit du temps et à diffuser un message.
Cette évolution radicale de la scène culinaire a surpris par sidération les chefs français, incapables de réveil (p.16). Or, la France, possède, à l’évidence, toutes les ressources de cet éveil car elle maîtrise, à la perfection, ces savoir-faire. Pourtant, les chefs français, par excès d’orgueil ou par déni, révoquent encore, aujourd’hui, la puissance de la révolution espagnole puis nordique, puis latino-américaine. L’ouvrage expose, sous la forme d’un entretien fouillé et stimulant, les transformations profondes de cette nouvelle ère, de cette nouvelle grille d’évaluation très éloignée du modèle du restaurant étoilé d’antan.
La première partie, très éclairante, du livre, décortique, autant qu’on puisse écrire, les origines du « 50 Best » ou W50 dans le jargon de la planète food, sa puissance économique avec Reed Business Media, les raisons de son succès foudroyant (classement anglo-saxon, sponsorisation, évenementialisation, p.30) qui ont produit le Festival de Cannes de la haute cuisine. Nicolas CHATENIER compare avec pertinence les deux modèles d’évaluation sur le marché, MICHELIN et le W50 (p.33). Bien plus encore, il enchâsse la gastronomie dans les grandes évolutions de notre temps.
Par-delà les stratégies de communication, de marketing ou d’influence, il développe la dimension politique : « chaque table du 50 Best raconte une histoire qui est la sienne. Il y a cette magie de la rencontre comme on évoque la rencontre entre une femme ou un homme politique et les Français pour l’élection présidentielle » (p.37). Le chapitre 2 explicite les nouveaux équilibres mondiaux, les nouvelles dimensions, la rupture conceptuelle au sens où la gastronomie, depuis une quinzaine d’année, forme une « expérience émotionnelle » (p.41) à part entière.
Les pages sur le célèbre chef de Roses (p.42) décrivent bien son apport (bouchées, couleur, graphisme, texture) bien qu’il faille peut-être distinguer une cuisine techno-émotionnelle d’une cuisine « moléculaire » ou chimique même si celle-ci n’existe pas en soi car toute cuisine relève de la transformation des molécules. En bref, la cuisine techno-émotionnelle se définit comme celle qui s’appuie, avec liberté et créativité, sur de la technique pour susciter des émotions (id.). Le W50 Academy Chair France insiste sur l’effet d’entrainement sur le terroir et les produits de ce leader naturel.
L’impact essentiel et multifactoriel entraîné par ce succès prend différentes formes, agricole, touristique, culinaire (p.45). Il en va de même mais différemment pour le projet très politique de René REDZEPI appelé NOMA, aujourd’hui connu de tous (pp.52-55). L’influent consultant note bien le retard de consécration pris par MICHELIN dans ce cas. Première étoile en 2006, deuxième en 2008 et troisième en 2022. L’espace-temps du modèle MICHELIN pouvant se dilater parfois presque trop longtemps, à l’image de Guy SAVOY qui attendit dix-sept ans sa troisième étoile.
Le chapitre 3 traite du déni en tant que méthode dans la cuisine française après la guerre du Golfe et les grèves de 1995. La page 64 pointe le primat de la dimension économique dans l’approche de la cuisine française car les banques financent les fonds de commerce et les installations alors que dans presque tous les autres pays, des investisseurs apportent du capital de longue durée. La partie 4 de l’ouvrage traite du leadership culinaire en montrant l’intrication entre la gastronomie et le tourisme.
On connaît l’impact économique du MICHELIN la restauration mais le développement économique consécutif à la consécration par le 50 Best semble encore plus exponentiel. Un seul exemple, page 85 : « Le soir où Mauro COLAGRECO a été classé numéro 1 en 2019, il a reçu une demande de réservation toutes les 22 secondes. En quelques jours, il a constitué un réservoir de réservations de deux ans. Massimo BOTTURA reçoit 180 000 demandes par an ». Nicolas CHATENIER, toujours très bien informé des enjeux de l’intérieur, expose également deux autres leviers d’accélération : NETFLIX et PHAIDON.
La plateforme de SVOD et l’éditeur forment des outils puissants de repérage et d’identification d'un chef partout dans le monde rapidement. La conclusion (p.91) des analyses de ce petit livre stimulant plein d’idées ouvre des perspectives, revient sur les principaux atouts et les failles des deux modèles d’évaluation sur la planète (Michelin, W50) sans négliger la recomposition majeure de la scène culinaire mondiale entrainée par le 50 Best qui poursuit d’ailleurs sa croissance soutenue avec, par exemple, le World’s 50 Best Bars.
Les dernières pages proposent des pistes pour faire revenir l’écosystème national dans le jeu mondial : constitution d’un organisme de promotion de la cuisine française, renforcement du lien entre gastronomie et culture, changement de paradigme orienté sur la mode ou le cinéma, réinvention du Guide Michelin (p.97). L’auteur fait un constat sans appel : « En plein questionnement, cette référence mondiale ne parvient plus à entendre le pouls de la cuisine qui bat. Or, la cuisine française, immergée dans un bain concurrentiel, appellerait un guide Michelin fort, serein et constant dans ses choix, curieux des évolutions, au diapason de l’époque » (p.99).
A l’heure globale, la cuisine française doit opérer un questionnement radical et profond pour passer d’une approche artisanale à une nouvelle figure du cuisinier artiste fondée sur une expression personnelle et émotionnelle (p.100). Cette abstraction porteuse d’émotions à savoir un « processus d’artification » (p.101) qui emprunte davantage au design et à l’art contemporain qu’à la tradition culinaire classique permettrait de penser les conditions d’un retour dont la cuisine française, par sa densité exceptionnelle de talents, a les moyens (p.103).
Un petit livre d’entretien, grand par sa tentative d’ouvrir la réflexion sur la force du récit qui dépasse la propre réalité de l’ingrédient pour incorporer un imaginaire plus propice à l’apparition d’une dimension sensible et poétique (p.106). Nicolas CHATENIER, en talentueux acteur et analyste, donne la clé d’un renouvellement du discours sur la cuisine pour un nouveau leadership culinaire français.
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