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Rester Barbare

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Louisa YOUSFI
Titre : RESTER BARBARE
Editeur : LA FABRIQUE
Date de parution : Juillet 2022
 

« Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare ». Cet énoncé de Kateb YACINE, Louisa YOUSFI l’entend comme une formule magique : à la fois mot d’ordre esthétique et fable politique, elle permet de convoquer ensemble Chester Himes, Toni Morrison, Booba, PNL et toute une cohorte ensauvagée à l’assaut de l’Empire.
 
Ce beau manifeste décolonial, revendique, dès l’abord la paternité de Mohammed DIB, par une archéologie et une généalogie philosophique de la pensée barbare. Le « soleil de barbarie » invoqué et en l’occurrence convoqué, puise à d’autres sources fondatrices, l’écrivain rebelle Sony Labou Tansi. La brillante journaliste déplie non pas une réflexion mais une écriture physique, viscérale à propos des conditions de possibilité du demeurer barbare. Conserver en soi la barbare au sens affirmatif, le seum, la haine positive, la niaque, l’affirmation (p.11).
 
Dans cette énergie percutante, cet éloge de la vitalité, on ressent une vraie volonté de radicalité, de geste pur, de poésie. L’élan littéraire, philosophique et rageur du rester barbare de Louisa Yousfi éclate la dichotomie stérile entre barbarie et civilisation. Cette tentative intempestive d’hérétique consacrée saccage l’ordre des mots et des choses. Là, le récit tourne au politique. Garder sa barbarie revient à conserver cette part d’ombre et maudite bataillenne inaliénable en soi.
 
L’auteure trame à la fois un enfermement et un déferlement, une révolte inassouvie et une vulnérabilité inébranlable. Elle distingue alors, dans la déshumanisation de la colonisation, le barbare du sauvage. Le sauvage se singularise par son inoffensivité. Le barbare résiste. « Barbare je suis, barbare je reste » (p.15). L’animatrice à Paroles d’Honneur, en stratège topologue et dialecticienne, retourne les armes de l’ennemi contre lui-même. Il y a là une fierté à retourner le stigmate, l’art de l’inversion contre l’Empire. Le barbare respire face à l’étouffoir de l’intégration, mascarade masquée.
 
Là encore, il s’agit non pas de saborder mais de saboter la distinction savante entre dedans et dehors, frontière et limite, barbare et civilisé. « Il ne suffit pas de franchir la frontière pour l’abolir » (p.18). Cette souffrance lucide nous hante : « Comment ne pas perdre le Sud ? ». Dans sa lumineuse analyse de l’œuvre de DIB, elle nous murmure surtout le haut ne doit pas oublier le bas. L’identitaire place dans un paradoxe cinglant : « comment avoir la nostalgie de ce qui n’a pas eu lieu ? » (p.20).
 
Réponse : ne pas se laisser contaminé par l’intégration dans l’Empire. La friche, la jachère, la terre vierge en nous, c’est ce qui nous exhorte à ne pas devenir barbare mais le rester. Le barbare revêt l’inassimilable en nous, notre histoire, notre culture, notre âme (p.22). Le barbare, en aucun cas, ne s’identifie au sauvage. Il est irrécupérable. Mieux, figure du futur, condamnée à venir (p.23). Le barbare, révolté de la dernière et de la pire espèce, diffère de l’ensauvagé, vient d’une épaisseur historique, d’une vie profonde (p.25).
 
Dans son chapitre « Noir tu Blanche » sur Chester HIMES, la jeune écrivaine montre comment il opère un retournement des valeurs. La mécanique tragique de la science raciste fonctionne comme une boucle infinie qui autoréalise ses propres prophéties (p.29). Dans l’impossible communion des larmes, Louisa YOUSFI met sur la table une interrogation redoutable : « Combien de vies du Sud valent une vie occidentale ? » (p.52). Elle met aussi ce feu baldwinien qui menace de tout brûler, tenu en respect sans jamais pourtant s’éteindre, demeurant une barbarie intime qui donne le courage de lutter, parfois contre ce feu même (p.54).
 
Le chapitre « Ounga ounga », consacré à l’œuvre du rappeur Booba, représente sans doute l'une des plus fines et des plus puissantes interprétations d’un personnage archétypal du rapp français (p.71). Il déjoue sans relâche les charmes du système pour réussir en barbare et en pirate. En réalité, Booba, alias Elie Yaffa, franco-sénégalais élevé par une mère blanche dans une cité tranquille de Meudon (p.73) invente des figures de style, un rapport au monde. Cette pensée de la résistance présente des combinaisons inédites, une hétérogénéité aberrante (p.78).
 
Puissance d’expérimentation par le bas en même temps que puissance d’incorporation, le rapp veille à se faire au milieu du chaos. La langue du rapp, misère faite à la langue, expérience jubilatoire, explose à l’horizon (p.83). L’ampleur du saccage s’appelle punchline, intelligence de l’évènement, sortie de la langue (p.86). Affaire éthique qui déclare la guerre à langue, mouvement de la mer, éternel et imprenable (p.89). Le chapitre consacré au groupe PNL impressionne également par sa maestria analytique qui demeure physique : « L’œuvre de PNL ne vient pas. Elle ne fait aucun pas vers l’autre. Elle est fière et hautaine. A l’entrée, cet avertissement : QLF (Que la famille) » (p.92).
 
Moins on est, mieux on se porte. Louisa YOUSFI déploie un territoire de reconnaissance immédiate à travers une confidence sur l’histoire intime de la misère. Les barbares sensibles de PNL, fragiles comme la paix (p.96) veulent une évasion ambitieuse. La beauté de leur monde se trouvait précisément dans sa laideur (p.103). La conclusion, « La voie du blâme », émeut car elle aborde le fait d’écrire en tant que « femme issue de l’immigration » (p.105), augmentée par l’épreuve du rejet. Elle esquisse des pistes pour une éthique et une esthétique du rester-barbare, une voie spirituelle.
 
La journaliste à Sciences Humaines de conclure : « J’ai écrit ce livre parce que j’ai échoué. Je ne suis pas restée barbare. Je suis une bonne élève de la République, une bonne indigène aux cheveux lissés et à la langue domestiquée » (p.110).

Guide des vins bio 2023

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Pierre GUIGUI
Titre : GUIDE DES VINS BIO 2023
Editeur : BBD Editions, 75014
Date de parution : 23 septembre 2022
 

Guide engagé et unique, enrichi d’une application renseignant sur les ingrédients et les additifs, signé par le journaliste Pierre GUIGUI, acteur reconnu pour son implication dans le bio depuis 20 ans, cet ouvrage propose une sélection de 400 vins bio soigneusement sélectionnés et dégustés par l’auteur, fervent défenseur de la viticulture biologique et biodynamique, ou provenant de la sélection du Concours International des vins Biologiques et en Conversion-Amphore.
 
Avec la volonté d’offrir une totale transparence aux consommateurs, ce précieux guide nous plonge en préambule dans le monde très controversé de la fabrication et de l’élevage du vin. Difficile de s’y retrouver entre la nature et l’origine des additifs, produits phytosanitaires et autres auxiliaires. Grâce à ce dossier mêlant témoignages de spécialistes, données d’organismes officiels et informations pratiques, vous serez désormais incollable.
 
En amont des notions de transparence qui seront appliquées en 2024 grâce à un étiquetage nutritionnel et d’une liste dématérialisée des ingrédients, définis par la nouvelle politique agricole commune, ce guide précurseur propose pour chaque vin sélectionné un QR code menant à l’application dansmabouteille.com. Cette application 100% indépendante est la première au monde à afficher une totale transparence sur les ingrédients et additifs contenus dans les boissons alcoolisées. C’est le guide indispensable d’un éditeur engagé dans la collection Ni Bu Ni Connu, webmédia animé par un collectif de passionnés www.nibuniconnu.fr
 
Pierre GUIGUI est journaliste et auteur. Il a coécrit, dirigé plus de 20 ouvrages chez Gault & Millau, Marabout, La Martinière et Apogée. Il est membre fondateur de l’association de la presse du vin MOVISn fondateur du Concours International des vins bio Amphore. Il organise le Salon Buvons Terroirs à Paris et collabore au Salon Pantin Boit Bio organisé par la commune.
 
Dans sa préface judicieuse et lapidaire, Adrien TRECHOT rappelle à juste titre que cela fait 40 ans que des informations précises existent sur les ingrédients et additifs utilisés dans la conception des produits alimentaires consommés en Europe et dans le monde. Il aura fallu attendre 2024 pour que des obligations de transparence se fassent jour sur les ingrédients, additifs, auxiliaires œnologiques et autres résidus de pesticides dans le vin. Ceci donne une idée de l’évènement que constitue la sortie du premier guide des vins bio (p.7).
 
Les 37 premières pages de ce dictionnaire de poche très pratique reviennent sur le sujet éminemment sensible de la transparence qui touche à la santé publique et aussi à l’économie. Pierre GUIGUI, auteur courageux de cet opus inédit, s’engage, depuis trente ans avec des viticulteurs qui font le choix d’une « production intégrée » (p.9) à savoir bio, biodynamique ou « nature ». L’introduction présente le mérite d’ouvrir le débat avec des témoignages de vignerons comme Emmanuel GIBOULOT (p.10) sur les levures, Vincent POUSSON sur l’analyse chimique pour chaque cuvée après la mise en bouteille via un QR Code sur la bouteille suggérée également par Hervé BIZEUL (p.12).
 
Même pour les spécialistes, chaque page contient des informations structurées sur les résidus de pesticides (p.15), les coûts externalisés afférents à l’utilisation des produits phytosanitaires (p.17), la disparition volontaire des résidus (p.22), les additifs et auxiliaires dont on trouvera un tableau complet (pp.27-30). Un guide sélectif, complet et essentiel avec son application associée nommée www.dansmabouteille.com.
 

Teveth

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Alexandre THABOR.
Titre : TEVETH
Editeur : Erick BONNIER, Paris.
Date de parution : 2022.

 
La nouvelle de l’assassinat de Tamar, avocate de la Ligue des Droits de l’homme à Jérusalem plonge Israël dans la stupeur. Son meurtre en pleine élection dominée par deux généraux de Tsahal, Isaac NADIR et Ouriel MERONE, ce dernier donné gagnant en 2011, ne peut être le fait d’une simple coïncidence. Or, ni le Shin Beth, ni le Mossad, ni la Criminelle ne savent par où commencer l’enquête, d’autant que Tsahal y joue un rôle important. Seuls Yoram, jeune avocat, et Yaël KESTEL, journaliste, découvrent les liens entre ces trois réseaux et toutes les luttes internes au sommet de l’État d’Israël.
 
Avec l’aide de cyber-agents et du logiciel de surveillance et d’attaque intrusive TEVETH, ils défient un ennemi aux moyens illimités dotés d’un système de cyber-espionnage qui contrôle des hommes dans les cercles du pouvoir en Israël, en Europe et à New-York, où se déroule une partie du livre. Un thriller digne d’une série Netflix. Né à Tel-Aviv, il y a 94 ans, où il a vécu, Alexandre THABOR a fait la guerre d’Indépendance de 1948, puis ses études à l’Université hébraïque de Jérusalem. En 1994, il s’installe en France où il devient consultant en stratégie marketing spécialisé dans le lancement de nouveaux produits de plusieurs grands groupes pharmaceutiques, alimentaires, chimiques et métallurgiques.
 
En 2020, il publie son premier livre, Les Aventures Extraordinaires d’un Juif révolutionnaire, préfacé par Edgar MORIN, aux éditions Temps Présent. Le deuxième opus d’Alexandre THABOR nous bascule totalement dans un autre univers, moins autobiographique que le premier. Il bouscule, par définition, notre vision souvent partielle ou partiale sur un topos mille fois éculé dont il nous montre la complexité infinie et l’humaine tragédie. Il nous entraîne dans un thriller sur le conflit israélo-palestinien. Plus précisément, il s’agit de l’affaire du cyber contrôle et de la surveillance des personnes en Israël.
 
Citant ses auteurs favoris et ses livres de chevet d’emblée, le lecteur pressent tout de suite un décor, des énigmes et une intrigue. Surtout des drames. L’art forme ce mensonge qui dévoile la vérité pour reprendre la célèbre formule de Pablo PICASSO. Toutes les premières pages campent le portrait d’une femme extraordinaire : Tamar Bat-Or. Avocate israélienne aux yeux verts d’une éblouissante beauté (p.7) menacée par le Goush Emounim (Bloc de la Foi). Accusée par un rabbin d’être une « din rodef » (persécutrice méritant la mort selon la Torah).
 
L’idéologie de Tamar devenue avocate de la Ligue des Droits de l’homme tient dans un seul principe : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » prime tout : le gouvernement, les militaires, les partis, les théologies juifs et arabes (p.9). Alexandre THABOR nous embarque progressivement mais sur un rythme infernal (prouesse pour un livre de 450 pages) à l’intérieur du système, dans ces groupes fondamentalistes, messianiques d’extrême droite, surveillés par le Shin Beth, qui prennent pour cible les défenseurs courageux de la liberté (p.11).
 
La trame du scénario gagne encore en épaisseur sur fond d’élection présidentielle, de cyber-pirates d’Elcod, de mafias de l’immobilier, et de l’énigmatique unité 8200 : plus grande unité militaire de renseignement d’Israël spécialisée dans la guerre électronique et la collecte de renseignements, comparable à la NSA américaine. On estime à 1000, le nombre de start-ups licornes lancées par ses anciens membres (p.15). Tamar incarne une héroïne, une forme de pureté.
 
Elle revient aux fondements de la déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël le 14 mai 1948, pour la justice et la paix : « liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture, citoyenneté égale et complète et surtout promesse d’une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous les citoyens, sans distinction de croyance, de race et de sexe » (p.18). L’auteur évoque aussi la société yerushalmite, les amitiés tortueuses, les amours indécises, la sensualité des rencontres, la musique des cafés, les succulentes pâtisseries (p.23).
 
Et toujours la figure de Tamar : « Elle jouait comme elle vivait, une femme qui risque toujours tout, famille, fortune, sa vie même, une femme extraordinairement subversive dans son métier d’avocate, n'hésitant pas à dénoncer l’obscène iniquité du pouvoir quand celui-ci répandait la misère, l’oppression, les persécutions et les humiliations » (p.25). Plus loin, Alexandre THABOR nous dévoile finalement « le fondement stratégique d’Israël » (p.27), un monde où tous les coups sont permis, le crime, l’assassinat, la mort : « comment Israël a su se tailler une niche de marché unique par son utilisation du territoire palestinien occupé comme laboratoire pour tester ses armes de haute technologie et sécurité et de renseignement. Et ce, afin qu’elles puissent être commercialisées au niveau mondial comme « testées au combat ». C’est ainsi qu’Israël est devenu un maillon central de l’usine high-tech de surveillance mondiale » (p.29, 91). Témoin le centre d’intelligence artificielle du TECHNION d’Haïfa, arme secrète de la « nation start-up » (p.37).
 
Plus loin, il s’agit toujours d’une fiction, certes, mais bien renseignée tout de même, l’auteur nous ouvre les portes du Kidon (baïonnette en hébreu), le service action du Mossad qui a pour mission de « tuer les ennemis d’Israël » (p.42). Cette cellule active des services secrets israéliens est capable de se battre à mains nues avec n’importe quel type d’armes en circulation, un couteau, un stylo ou une carte de crédit (p.151). L’un de ses membres, Dan Mera, vénère Tamar car elle a été la seule à s’opposer à lui. Puis, la fascinante avocate tombe, chez elle, assassinée froidement.
 
L’enquête commencera à la page 102. Les enquêteurs qui veulent la venger seront à leur tour supprimés dans d’étranges accidents de voiture où les pneus explosent dans un bruit terrifiant (p.200). Les amis de Tamar poursuivent la « pègre numérique » jusqu’à Manhattan où ils se heurtent à l’invisible mais puissant lobby de l’AIPAC (American Israël Publics Affairs Committee, p.246). Le malfrat en chef n’est autre que Orrin PARSKY, milliardaire de l’extrême droite israélienne (p.343) qui se cache dans la ville.
 
Un livre allégorique pour essayer de comprendre le passage de Tsahal d’une armée de défense à une armée d’occupation, l’intimité polémique qui unit des êtres sans conciliation possible entre deux libertés existentielles (p.50), le logiciel espion TEVETH, système d’algorithmes intelligents le plus précis au monde, cybernétique de la pensée. Entre Glock 45 inamical, Uzi féroce (p.356) et manteaux de fourrures enfouraillés des patrons du FBI, un récit envoûtant et émouvant qui se clôt sur la musique, l’abandon, la plénitude, l’amour qui chante la vie en bord de mer d’Herzliya (p.393, 446). 

Notre-Dame du Luxe

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Olivier ASSOULY
Titre : NOTRE-DAME-DU-LUXE. Une économie du capital symbolique.
Editeur : LE POMMIER
Date de parution : 7 septembre 2022.


 
Tout ce qui brille n’est pas luxe. Lundi 15 avril 2019. Incendie de Notre-Dame de Paris. Dans les jours qui suivent, les dons affluent, de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’euros. Parmi les donateurs, on compte de grandes fortunes industrielles, emblématiques du luxe français. L’événement devient l’occasion d’une surenchère, à l’image des rivalités économiques. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Georges BATAILLE avait étrangement, mais significativement, intitulé un de ses textes « Des cathédrales aux maisons de couture ».
 
En inversant la proposition, Olivier ASSOULY s’interroge : et si le capitalisme s’attachait désormais à tirer profit d’une cathédrale ? Les croyances du XIIIème siècle qui ont rendu possible le faste des cathédrales gothiques n’ayant plus cours, comment ces dernières pourraient-elles entrer en résonance avec de simples produits de luxe et une réalité sociale radicalement autre ? La question que pose ainsi Olivier ASSOULY, c’est celle d’une réaffectation culturelle et marchande. En déclassant le faste des monuments religieux, en quoi les maisons de couture sous tutelle de LVMH ou KERING sont-elles l’emblème d’un nouvel âge du luxe ?
 
« Le luxe…fut de moins en moins le chose du peuple (comme il l’était encore dans les cathédrales). Ce que nous reconnaissons aujourd’hui n’est guère que le luxe de séparation, que constituent les dépenses faites pour fonder le rang » (Georges Bataille). Philosophe formé auprès de Jacques DERRIDA, Olivier ASSOULY est docteur en philosophie et chercheur à Paris-1-Panthéon-Sorbonne à l’Institut ACTE (Arts Créations Théories Esthétique). Ses travaux portent notamment sur l’alimentation et le goût. Il est l’auteur de Philosophie du goût. Manger, digérer et jouir (Agora Pocket, 2019).
 
Ce livre original et actuel s’inscrit sous le triple parrainage de Marcel PROUST, Georges BATAILLE et John DEWEY. Le premier anticipe la mort des cathédrales au sens de musées glacées d’eux-mêmes. Le second, grand philosophe, écrivain, chartiste bien oublié, prophétise paradoxalement la similitude symbolique entre une cathédrale et une maison de couture. Les marques d’aujourd’hui ne symbolisent-elles pas les cathédrales de l’ordre capitalistique ?
 
Le troisième soulève un point essentiel en notre temps : l’équivalence entre le collectionneur et le capitaliste. Tous deux amassent des œuvres pour attester, dans une culture d’élite, d’une position dans le monde économique. L’introduction nous replonge dans la stupéfaction générale du fameux lundi 15 avril 2019, date de l’incendie de notre Notre-Dame de Paris. Au-delà du sinistre et des foules médusés qui accoururent sur les quais ce jour fatidique, Olivier ASSOULY (p.7) s’interroge tout de suite sur les centaines de millions d’euros qui affluent des donateurs tels que Bernard ARNAULT.
 
Simulacre de générosité ? Morale surannée ? Il semble paradoxal en apparence que des hommes aussi puissants qui ne jurent que par le renouvellement défendent l’ordre statique et intemporel d’un monument. Or, l’auteur, philosophe, spécialiste de l’industrie du luxe et du goût, émet une autre hypothèse qui fonde l’ouvrage à partir d’un texte de BATAILLE. Il conviendrait de prouver que ces dons relèvent de l’investissement, calcul non dissimulé, pour établir un lien entre les activités des marques de luxe et Notre-Dame (p.8).
 
La mutation décisive du luxe consécutive à l’essor du capitalisme tient dans la maison de couture qui aurait supplantée la cathédrale, délaissée et déclassée. Olivier ASSOULY inverse la proposition : pour quelle raison devrions-nous désormais retourner des maisons de couture aux cathédrales ? Autrement dit, comment les magnats du luxe, par-delà leurs déclarations de volonté de restauration patrimoniale, exploiteraient la valeur des cathédrales ?
 
Cet ouvrage détonnant risque l’hypothèse selon laquelle les industries du luxe exploitent des patrimoines, religieux ou non, dans le but d’étayer l’autorité symbolique de leurs propres productions (p.10). Autre question irréfragable : dans quel but opérer la conversion d’une cathédrale du XIIIème siècle, puissant symbole du culte catholique, en un possible dopant économique ?
 
La première partie du texte analyse les enjeux contemporains de l’article méconnu de Georges BATAILLE, « Des cathédrales aux maisons de couture » (1941-1942), laissé de côté au moment de la publication de son célèbre « La Part maudite » (1949). Olivier ASSOULY met en garde contre la doxa qui tend à assimiler, par une filiation historique, maisons de luxe et cathédrales, en plusieurs points : caractère sacré, excellence, tradition. Le chapitre 2 retrace l’histoire l’origine du concept de luxe et la distinction pas si tranchée entre dépenses productives et improductives (p.26).
 
La dépense improductive au sens de Bataille serait associée à la naissance de la maison de couture. Aujourd’hui, la logique du luxe exploite, voire réactive les cathédrales sous l’angle des ressources symbolique, patrimoniale et architecturale avec sa cohorte de métiers d’art et de symbole d’excellence. On peut penser à la Samaritaine, rénovée durant dix ans par LVMH. ASSOULY commentant BATAILLE montre que le luxe correspond à une dépense telle qu’elle obéirait à la règle du gaspillage (p.35).
 
Avec l’apparition du capitalisme, la dépense, toujours proportionnée aux ressources, deviendra le miroir d’une conduite ascétique. Le bourgeois méconnaît la pure perte. Seule une forme d’aristocratie, résidu d’une dépense glorieuse, laisse deviner la cathédrale. Le chapitre 3 souligne l’effet de loupe de la maison de couture en posant des axiomes inspirés du texte de Bataille, qui risquent fort de se voir, au XXIème siècle, dissoudre dans le bain du marché. Exemple contestable aujourd’hui : « Une cathédrale ne peut être l’objet d’exploitation commerciale » (p.39).
 
La maison de couture, évènement français sans précédent au début du 20ème siècle, s’imbrique totalement à l’économie de marché (p.39). Le chapitre 4 expose un luxe social, propre à la collectivité. Le luxe communautaire, là où la fête se donne à tous également, a été remplacé par un luxe de bien-être (p.54). Inscrite dans l’économie d’un don ni gratuit ni désintéressé au sens de Mauss, on peut postuler que Bernard Arnault ou François Pinault agissent tels des marchands opérants froidement et ne dilapideront pas leur fortune en pure perte à moins que ses dépenses ne soient des formes masquées d’investissement (p.59).
 
La deuxième partie du livre commente « la mort des cathédrales », texte proustien daté du 16 août 1904. Une façon contemporaine de s’interroger sur le statut du monument : « Qu’est-ce qu’aujourd’hui qu’une cathédrale ? La maison de Dieu, un patrimoine ouvert à la curiosité touristique ? » (p.66). En effet, des lieux cultuels se muent parfois en œuvres culturelles dans de nombreuses villes touristiques (p.68). L’auteur, avec Bataille, démontre que la cathédrale, presque dès l'origine, ne se destinait pas qu’au culte liturgique et assumait des fonctions sociales et morales, esthétiques et créatrices.
 
Selon Rodin, une cathédrale a une destination par-delà sa prédestination (p.75). ASSOULY ouvre les enjeux d’une réaffectation patrimoniale voire économique. La troisième partie de cet essai dense et érudit qui dérange déploie l’articulation symbolique entre les maisons de couture et Notre-Dame. En apparence et en vertu de la loi de séparation, les magnats du luxe ne songent guère à faire rentrer ce sujet dans le marché. Mais l’affaire, si l’on ose encore écrire, se présente sous une forme symbolique.
 
Olivier ASSOULY avance une sorte de retournement du stigmate dans l’absence d’usage : « L’abandon de l’usage, voire de la consommation, est la condition sine qua non d’une expérience proprement esthétique que prolongera une configuration muséale privilégiant la contemplation » (p.98).           
 

Les ambassades de la Françafrique

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Michael PAURON
Titre : Les ambassades de la Françafrique. L’héritage colonial de la diplomatie française.
Editeur : LUX
Date de parution : 22 septembre 2022
 

Il y a soixante ans, les colonies françaises d’Afrique subsaharienne accédaient à l’indépendance. Les palais des gouverneurs étaient légués aux nouveaux présidents, les administrateurs français devenaient ambassadeurs, et la France disait vouloir normaliser ses relations avec les anciennes colonies. Or, aujourd’hui, le faste des résidences de France, le comportement des diplomates et la marche de l’administration française donnent une tout autre image, où les ambassades occupent encore une place centrale dans les destinées africaines.
 
Cette enquête, véritable éclairage par le bas de la politique française en Afrique, dévoile la domination symbolique, matérielle et économique de la politique étrangère française en Afrique et, par-là, ce qu’il reste de la colonisation dans les rapports entre les Africains et ces hauts fonctionnaires. A l’heure où l’Afrique est aux prises avec des enjeux majeurs – immigration, lutte contre le terrorisme, guerre de l’information-, les empires diplomatiques de l’État français répondent d’autant plus à ses considérations tragiques, économiques et politiques, et perpétuent ainsi leur héritage colonial.
 
Journaliste d’investigation indépendant, Michael PAURON a travaillé dix ans au sein du magazine panafricain Jeune Afrique. Il collabore aujourd’hui à Mediapart et Afrique XXI.
Les ambassades de la Françafrique est le premier titre chez Lux de la collection « Dossiers noirs », dirigée par l’association Survie, qui « dénonce toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique et milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la France en Afrique ».
 
Dès l’introduction, le ton pugnace et politique nous entraîne dans la nuit angolaise et les frasques des Français appartenant au corps diplomatique (p.5). L’auteur remarque d’emblée une forme « d’arrogance » qui s’illustre à tous les niveaux : dans le rapport aux femmes, lors d’évènements officiels ou médiatiques (p.7). La néo-colonisation envahit les têtes, mieux, les imaginaires. La question porte alors, plus de soixante ans après les indépendances, sur le statut particulier de l’ambassadeur de France dans les anciennes colonies de l’Afrique subsaharienne ?
 
L’auteur, très clair et direct, expose sa thèse. La décolonisation n’a souvent pas eu lieu car l’ancien colonisateur perpétue sa puissance sur la base de la domination coloniale (p.8). Les relations tenues et surtout maintenues se fondent sur une nécessité vitale pour la France de maintien de son influence sur ces territoires. Dès lors, il y a une urgence souhaitée par la population africaine à mettre fin à cette asymétrie de pouvoir. Ce livre incisif et décisif, fruit de deux ans d’enquêtes, ambitionne « d’éclairer par le bas la politique française en Afrique » (p.11) pour parodier une expression du politologue Jean-François BAYART.
 
La première partie du présent opus couvre le vrai pouvoir de l’Ambassadeur. Le premier chapitre concerne le couple Ouattara avec un travail de terrain et d’investigation remarquable où l’on perçoit les liens étroits entre l’ambassadeur et le Président, l’exfiltration vers la France (p.21) et finalement la tradition qui veut que « l’ambassadeur de France soit le gardien de la copule incestueuse franco-ivoirienne » (p.26). Le texte situe toujours le contexte en montrant l’ingérence décomplexée des ambassadeurs français dans les anciennes colonies africaines de la France (p.28).

Ces habitudes structurales perdurent et dénotent d’une certaine forme de résilience. La réciprocité des amitiés historiques, soutien régulier à des régimes honnis allait logiquement nourrir un ressentiment à l’endroit de la France selon l’auteur bien informé (p.31). Le chapitre élucide la rupture des relations entre Paris et Bamako en s’appuyant sur les travaux de Laurent BIGOT, ancien diplomate chargé de l’Afrique de l’Ouest. Sur le Togo, les pages 56 et suivantes décrivent le destin tragique de d’un magnifique petit pays avec lequel la France n’a jamais rompu, de DE GAULLE à MACRON à l’image d’ex militaires de haut rang français qui dispensent leurs conseils au président actuel afin de sécuriser le nord du pays face au risque djihadiste.
 
De fait, se déroule le rôle essentiel joué par les ambassadeurs de France dans le maintien d’une tradition françafricaine (p.57). La deuxième partie de l’excellent livre de Michel MAURON analyse la domination symbolique et matérielle de la France sur les infrastructures, l’architecture ou la sécurité. La société SIGA, par exemple, qui emploie 3000 vigiles en Côte d’Ivoire, dirigée par une française, Maryse Malaganne-Delpeuch (p.115), filiale de Seris, propriété de la famille Tempereau, parmi les 500 familles les plus riches de l’hexagone.
 
La troisième partie de cet essai clairement subversif explicite la permissivité dans les anciennes colonies : ivresse à Bangui ; iconologie pornographique diffusée en Europe sur les Africaines (p.128 : voir l’étude de Pascal Blanchard, Sexe, race et colonies). Les petites affaires des ambassadeurs fleurissent aussi dans le pétrole et le transport maritime : « Michel de Bonnecorse Benault de Lublières, ex-patron de la cellule Afrique de l’Elysée (2002-2007) est recruté par CMA CGM » (p.152). La quatrième partie, passionnante et peu connue, nous entraîne dans le business juteux des politiques migratoires (p.161).
 
Depuis une dizaine d’années, la France privatise ses services de visas : « Les anciennes puissances coloniales gardent un contrôle absolu sur les Africains qui désirent passer leurs frontières. A travers leurs services diplomatiques, elles perpétuent l’organisation mises en place dans les capitales de leurs empires, en contrôlant les déplacements des « indigènes » afin de les contenir en « périphérie », loin des Européens et de leurs biens » (p.203).

Conclusion : un livre solide et pertinent pour comprendre l’arrogance de la diplomatie française, la morgue constante qui se poursuit sous la macronie, la suffisance et l’absence de remise en cause, la fatuité d’une position privilégiée, excellence jamais démentie par la formation des corps et la conformation du corps (p.207).       

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