Par Fabien Nègre
Auteur : Karima LAZALI
Titre : LE TRAUMA COLONIAL. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie.
Editeur : LA DECOUVERTE
Date de sortie : Septembre 2018.
Psychologue clinicienne, psychanalyste à Paris et Alger, Karima LAZALI nous donne un livre brillant, important, pas toujours facile car il engage de la complexité et de l’émotion, pour comprendre l’Algérie contemporaine. En effet, dans cette enquête singulière sur ce que la colonisation française a fait à la société algérienne, elle nous restitue des résultats étonnants. Le constat de départ tient dans l’incapacité de la théorie psychanalytique à rendre compte des troubles spécifiques des patients.
Seuls les effets profonds du « trauma colonial » permettent de comprendre que, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, les subjectivités continuent à se débattre dans des blancs de mémoire et de parole en Algérie comme en France. L’auteure de « La Parole oubliée » (Eres, 2015) nous montre ce que ces blancs doivent à l’extrême violence de la colonisation : extermination de masse dont la mémoire enfouie n’a jamais disparu, falsifications des généalogies à la fin du XIXème siècle, sentiment massif que les individus sont réduits à des corps sans nom.
La « colonialité » fut une machine à produire des effacements mémoriels allant jusqu’à falsifier le sens de l’histoire. En détruisant l’univers symbolique de « l’indigène », elle a dérouté la fonction paternelle. Cet impossible à refouler resurgit inlassablement, clef de la permanence du fratricide dans l’espace politique algérien. Un livre incisif, lucide et courageux où l’analyse clinique mobilise également les travaux des historiens et une relecture nouvelle des œuvres d’écrivains algériens de langue française tout en poursuivant un dialogue fécond avec l’œuvre fanonienne.
Cet ouvrage imposant et lumineux s’inscrit dans la lignée de la thèse essentielle de Mohamed BENRABAH, « Langue et pouvoir en Algérie » (Verdier, 1999) justement sous-titrée « histoire d’un traumatisme linguistique », qui avait entrepris l’analyse de la langue où s’exprime et se construit le plus profond de la personnalité intime et collective.
Karima LAZALI nous invite à dépasser le pacte colonial : « le temps est vraiment venu de permettre à l’Histoire de faire vivre sereinement une mémoire plurielle dans laquelle chaque sujet d’ici et de là puisse se reconnaître, se sentir accueilli et exister, pour enfin délivrer le chant « déchiré » de l’homme. Et ainsi espérer que l’Histoire entre enfin dans le débat public contemporain » (p.274).
Par Fabien Nègre
Paru le 16 janvier 2020, 400 pages (10€), le livre d’Aurélia MICHEL intitulé « Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial » est un livre majeur, brillante synthèse originale de l’histoire de l’esclavage, qui donne à comprendre pour la première fois, le rôle capital de l’ordre racial dans la structuration du monde contemporain. Cette investigation historique entreprend de relater et de clarifier, auprès d’un très vaste public, le poids encore très actif de l’esclavage dans nos sociétés.
Dans ce travail décisif reprenant les grandes étapes qui ont conduit de l’esclavage méditerranéen puis africain et atlantique aux processus de colonisation européenne dans trois continents (Afrique, Amérique et Asie), elle fournit les clés historiques de la définition de la race, et dévoile ses fondements économiques, anthropologiques et politiques. L’expérience atlantique fondée sur le travail forcé et la traite esclavagiste, non seulement a forgé la puissance économique de l’Occident mais a aussi orienté ses catégories du politique, ses savoirs scientifiques et la construction de sa philosophie humaniste.
En revenant sur l’histoire passionnante du mot « nègre », l’ouvrage explicite les significations de la « blanchité » aujourd’hui. L’auteure, Aurélia MICHEL, née en 1975, est historienne, maître de conférences en histoire des Amériques noires à l’Université Paris-Diderot et chercheuse au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA). Ses recherches actuelles portent sur le Brésil contemporain. Elle a notamment contribué au scénario du documentaire « Les Routes de l’esclavage » diffusé sur ARTE en 2018.
On ne soulignera jamais assez à quel point il demeure rare, complexe et difficile de produire un livre d’histoire bien écrit, qui se lit presque comme un roman grand public sans céder à la facilité et qui mobile une grille analytique diversifiée (anthropologie, sociologie, philosophie, linguistique). Aurélia MICHEL réussit ce pari souvent impossible même si l’on pourrait discuter des points de détails érudits. Il s’agit d’un livre essentiel pour tous les étudiants mais également le grand public éclairé qui s’intéresse à la question de l’ordre racial et ses effets de réel dans la domination occidentale qui régit notre monde contemporain.
Il en va également de ce qui engage nos identités au prisme des notions de liberté, d’égalité, de travail, de construction européenne. L’essai historique d’Aurélia MICHEL plante le décor dans une première partie sur les esclavages et les empires. Elle montre clairement comment l’esclavage s’institue d’abord dans une dynamique européenne puis dans la plantation atlantique avant la découverte américaine. Dans une deuxième séquence, la période nègre se centre autour de la plantation négrière comme société impossible qui conduira à une crise majeure débouchant sur l’abolition.
De la fiction nègre à celle du blanc s’installe un règne du blanc par une réorganisation du travail colonial sans esclavage. Le récit de la supériorité blanche perdurera par des nouvelles conquêtes, le gouvernement des races, des délires et des démons jusqu’à sa cristallisation ultime au tournant des années 30 dans le nazisme. L’intrigue de la race, de la fiction nègre à la fiction blanche, invite à en finir avec la race pour une « proposition politique globale » (p.351).
Dans son avant-propos, Aurélia MICHEL balaie d’emblée les idéologies qui pourraient se réclamer de la race (p.9) s’appuyant sur les conclusions du célèbre fascicule édité par l’Unesco en 1950 : « Qu’est-ce qu’une race ? ». La race, notion infondée sur le plan biologique, n’existe pas. Le racisme fait l’objet d’une condamnation morale et surtout juridique. Mais les inégalités raciales et la violence raciste existent bel et bien dans nos sociétés (p.10). Le mot « nègre », métonymie datant de la fin du XVIème, associant durablement les termes d’esclave et d’Africain, revêt pourtant une puissante actualité.
L’auteure de ce brillant essai critique remarque d’ailleurs : « c’est encore l’écho de cette violence qui conduit beaucoup de personnes (blanches) à éviter le mot « noir » au profit d’une sorte d’euphémisme, « black », qui place peut-être celui qui l’énonce à distance de la réalité qui l’évoque ». Elle pose tout de suite le principal enjeu de son ouvrage appelé à devenir un classique : « la race en tant que réalité sociale et politique, malgré son invalidation scientifique, existe. Cette réalité est à la fois niée et parfaitement connue » (p.10).
L’esclavage s’avère central dans la construction de la modernité européenne et en particulier française puisque la France est la nation qui a poussé le système esclavagiste et colonial à son plus haut degré et à sa pleine puissance. Il y a obstacle et impossibilité à dire une telle violence. Le fil directeur de cette enquête historique minutieuse montrera la centralité, la violence, la continuité de l’institution esclavagiste puis raciale dans notre histoire (p.12).
Cette introspection se veut à la fois modeste car elle ne prétend rien révéler et ambitieuse car elle aspire à l’élaboration d’un savoir historique fondamental qui affirme qu’une histoire de la race est possible et que celle-ci est un objet historique. (p.14). Ce processus commence par l’expansion européenne et le développement de la traite atlantique au XVIème siècle, se diffuse à travers la colonisation de l’Afrique et de l’Asie. Cette connaissance historique vise à dégager l’intelligibilité de « l’ordre blanc », héritier de l’Ancien Régime chrétien en Europe, son développement atlantique moderne, et son ancrage dans les Lumières et la révolution française (p.15).
Aurélia MICHEL analyse cet ordre total qui repose sur l’autorité d’un individu masculin européen désirant la liberté, la famille, la propriété et la patrie. Dans une longue introduction, l’historienne des Amériques noires s’applique à brosser l’histoire des mots « nègre », « blanc » ou « racisme ». Elle choisit la définition du racisme de la sociologue Colette GUILLAUMIN, l’exercice d’une domination par discrimination. (p.17). « L’assignation a une race est un procédé unique qui s’inscrit dans le cadre de l’occidentalisation du monde » (p.18).
On apprend à chaque page de ce livre dense et érudit. Le mot « race » ne prend un sens contemporain que très tardivement, en Europe, à la fin du XVème. Il désigne « la lignée, attribut de la noblesse féodale qui, en établissant sa généalogie » se distingue du commun (p.18). Ce changement paradigmatique de la noblesse européenne privilégie les liens de sang eu égard aux liens de la terre pour modifier les successions et héritages, et répondre à une crise majeure de son économie. Minant les erreurs historiennes et errances historiques, déminant les truismes heuristiques de la période, la chercheuse au CESSMA déjoue tous les pièges habituels à ce champ d’analyse.
La race apparaît quand l’esclavage disparaît. (p.19). Il faut donc inverser toutes les perspectives : « C’est bien parce que les Européens ont mis les Africains en esclavage qu’ils sont devenus racistes ». Les raisons de la traite précèdent l’idée de race et n’ont même strictement aucun rapport avec la couleur de la peau. L’enquête lexicale saccage les égarements. L’esclavage, une des institutions les plus répandues dans l’histoire de l’humanité, se développe spécialement autour de la Méditerranée à l’époque antique et au Moyen Âge, sans aucune question de couleur de peau mais de statut, de travail forcé, de captures de guerre, d’échanges de marchandises tous azimuts. (p.23).
Aurélia MICHEL, dans une approche historique perspectiviste, présentifie bien des articulations invisibles ou méconnues voire inconnues : le rôle majeur de la plantation esclavagiste qui industrialise par ses échelles de production et ses bénéfices enregistrés le système capitaliste et sa mondialisation ; la fonction du projet colonial dans le paradigme où prévalent le salariat industriel et l’économie urbaine. En bref, le rôle des immenses fortunes accumulées (p.128 : Antoine Crozat, banquier du roi et homme le plus riche de France, construira le Palais de l’Élysée, la Place Vendôme et le Ritz) aux colonies dans la révolution industrielle (p.25). Au vrai, elle dévoile, à la disposition de tous, parfois dans le détail insoutenable, « la construction usurpée, fracassante et aujourd’hui péniblement nostalgique, d’un monde en nègre et blanc » (p.26).
La reprise de la définition de l’esclavage de Claude MEILLASSOUX, permet une pertinence en miroir de la parenté. L’esclave est l’antiparent (p.37). Etre exclu de la parenté revient à ne pas pouvoir transmettre le statut conféré aux congénères, aux libres, aux nationaux, aux citoyens, aux hommes des droits de l’homme ou toute autre qualité qui définit l’appartenance à un groupe. (p.39). L’esclave naîtra et grandira chez le maître mais il ne deviendra jamais le conjoint des enfants libres avec qui il aura grandi et n’intégrera pas la parenté ni par le mariage ni par la filiation (p.41). Cet état assure sa domestication.
Les conséquences sociales de l’esclavage impliquent que les esclavagistes « captent » la part du travail que l’esclave aurait dû destiner à sa descendance. On voit alors que les deux modalités d’acquisition d’esclaves se concentrent entre la guerre et le marché. La production d’esclaves se qualifie par trois procédés concomitants dans toutes les sociétés : dépersonnalisation, désexualisation, décivilisation.
Pour comprendre, la « face nègre » de l’Occident (p.109), il faudra penser la plantation, rouage de l’économie atlantique, lieu où converge les violences et les relations sociales qui en découlent, expérience humaine radicale que les élites n’auront de cesse de justifier (p.110). L’état négrier de Colbert promulgue le Code Noir en 1685. Il existe une raison d’état qui produit le nègre, le capture en Afrique, le transporte à travers les mers, le force à travailler (p.125). La production coloniale et en particulier du sucre ou du café, n’a d’intérêt que par sa dimension capitaliste (p.131).
Les colonies incarnent le laboratoire et bientôt l’usine d’une expérience traumatique qui n’en finit pas de résonner (p.133). Le système de plantation caraïbéen, entre 1710 et 1750, se présente comme une société impossible où l’usage systémique de la violence (inouïe, cumulative, exponentielle, auto dévastatrice) constitue l’unique principe de socialisation (p.136). « Pour le planteur, il n’y a pas de femmes ni d’hommes mais des nègres dont le travail doit être poussé au maximum grâce à une organisation adéquate du travail ». La violence force d’abord au travail mais évite aussi la rébellion (p.151).
La surenchère paranoïaque provoque une terreur structurelle (p.153) où la crainte du marronnage hante et crispe les propriétaires. En 1771, Samuel DUPONT DE NEMOURS entend démontrer l’égalité naturelle des Noirs avec les Blancs. L’esclavage devient inadmissible moralement. La Révolution française en précipite la fin (p.189) en 1794. Aurélia MICHEL montre la fragilité de la fiction du nègre et qu’elle pouvait exploser à tout moment à la figure de celui qui la brandit. (p.190).
Mais la violence structurelle insoutenable (p.192) accumulée demeurera après l’abolition comme « intransformée » (Caroline OUDIN-BASTIDE) dans notre inconscient collectif. Napoléon, dont la femme Joséphine est fille d’un planteur martiniquais, s’empresse de revenir dessus en 1803. Même Toussaint Louverture, ancien planteur et général noir, fait appliquer une législation esclavagiste en 1801 à Saint-Domingue. Là où l’institution esclavagiste faillit, la race trouvera sa fonction dans le règne du blanc (p.200).
La « domi-nation » s’étendra de 1790 à 1830. « Car le nègre est non seulement l’esclave mais la menace permanente d’une affiliation à l’esclave et de la confrontation avec la violence qui l’a produit ». (p.213). Dans une conclusion remarquable sur l’intrigue de la race, l’auteure explique que nous n’en avons pas fini avec la grille raciale qui continue d’organiser les rapports sociaux dans nos démocraties. L’histoire de la race ne se réduit pas à celle des racisés. La race est notre ordre social global (p.339) indissociable de l’esclavage.
Elle consiste dans un fait psychologique jamais entièrement rationalisable dans une théorie économique ou dans le pragmatisme capitaliste. « L’expérience nègre nous fait entrer dans un cycle exponentiel dans lequel à la violence succède son déni, qui déclenche une violence plus importante encore (p.341) ». Dans l’inconscient profond de nos sociétés occidentales, l’ordre racial touche à nos structures anthropologiques. Tout l’enjeu du racisme réside dans la restriction de l’accès au statut de parent qui définit l’appartenance au groupe au sens anthropologique c’est-à-dire à l’humanité (p.349). Défaire la race consisterait alors à accepter le moindre rôle de la filiation biologique (p.351), se soumettre aux exigences d’un cycle qui nous constituerait en fraternités-sororités de parents responsables des générations précédentes et engagés dans l’avenir des suivantes.
Auteur : Aurélia MICHEL.
Titre : UN MONDE EN NEGRE ET BLANC. Enquête historique sur l’ordre racial.
Editeur : Seuil.
Collection : Points Essais Inédit.
Date de sortie : janvier 2020.
Par Fabien Nègre
Traduit de l’américain par Nicolas CASAUX, le présent ouvrage de Gail DINES initialement publié aux Etats-Unis, à Boston, en 2010, entreprend de montrer comment la pornographie, au cours des dernières décennies, a investi tous les pores de la société aussi bien les médias culturels (Télévision, Cinéma, internet, jeux vidéo, littérature, presse) qu’en tant qu’industrie majeure moteur du développement technologique et capitalistique. Il s’agit là d’une enquête incisive décisive à la fois eu égard à la durée de l’étude mais également à la diversité des sources, livre politiquement engagé, à charge, sur une omniprésence dans nos intimités par une activiste, féministe et militante.
Dans son avant-propos, Cécilia LEPINE, écrivaine française spécialiste des mouvements sociaux américains, ne manque pas de situer l’ouvrage dans le courant de la pensée féministe contemporaine tout en pointant les paradoxes libéraux au sein de ce mouvement. Les faits ne mentent jamais : « 95% des enfants de onze ans ont déjà été exposés à des images pornographiques ». La pornographie audiovisuelle se consomme majoritairement sur internet (p.7) où elle pullule depuis au moins vingt ans. Gail DINES montre, de façon implacable que cette industrie maltraite les actrices, renvoie une image de la femme comme objet sexuel.
L’étude porte plus précisément sur le gonzo, genre inspiré de la pornographie amateur qui se distingue par des actes sexuels d’une extrême cruauté envers les femmes. Or, la pornographie représente, pour certains libéraux, une forme de libération sexuelle combattant la répression morale et la censure (p.9). Gail DINES argue que le « sexe violent » diffère de la « violence érotisée ». Les conséquences en termes de représentations sociales, de comportements sexuels et de rapports émotifs relèvent de l’incommensurable (p.16).
PORNLAND ouvre, en outre, par son analyse implacable ad nauseam, sur l’imminence d’imaginer l’épanouissement sexuel entre les femmes et les hommes où le plaisir ne fait plus loi sur l’empathie. « Nous avons tous droit à mieux » (p.16). Dans une préface rigoureuse et émouvante, Robert JENSEN, collègue de l’auteure, écrivain, professeur à l’université d’Austin, souligne les fondements patriarcaux de l’industrie pornographique en expansion quasi infinie. Il salue le combat critique féministe radical pionnier de sa consœur mais avoue : « Dans un monde décent, ce livre n’aurait pas lieu d’être. Malheureusement, il est plus pertinent que jamais » (p.27).
Dans une généalogie subtile et une archéologie profonde de l’industrialisation du sexe, Gail DINES éclaire sur les sommes pharaoniques en jeu, sur le rôle central de magazines tels que Playboy (p.83), Penthouse et Hustler dans la préparation de l’espace culturel pour l’avènement de l’industrie contemporaine du porno hardcore (p.65), sur l’exploitation des personnes non-blanches (pp.263-293), sur la pédopornographie qui banalise la sexualisation des enfants (p.333).
La conclusion appelle à riposter dans un monde où la pornographie s’invisibilise par son omniprésence (p.336). La résistance s’organise à petite échelle avec l’éducation populaire comme puissant outil de changement. Ce mouvement inclut les hommes déshumanisés, avilis par les images qu’ils consomment. « La lutte contre la pornographie propose aux hommes une sexualité célébrant le relationnel, l’intimité et l’empathie, une sexualité fondée sur l’égalité plutôt que sur la subordination ». (p.339).
Dans une postface offensive, Tom FARR, chercheur britannique spécialisé dans les droits humains au sein du CEASE (Centre pour en finir avec toutes les exploitations sexuelles), rend hommage au caractère visionnaire du présent ouvrage qui mérite une lecture méticuleuse indispensable.
Auteur : Gail DINES.
Titre : PORNLAND. Comment le porno a envahi nos vies.
Editeur : EDITIONS LIBRE
Date : 2020
Par Fabien Nègre
Normalienne, agrégée de lettres, Sandra LUCBERT publie son troisième récit dans la prestigieuse collection « Fiction & Cie » fondée par Denis ROCHE aujourd’hui dirigée par Bernard COMMENT. L’auteure poursuit un travail singulier de fiction sur le monde social profondément politique qui mixte les structures narratives entre fiction et non-fiction, interroge notre rapport philosophique aux catastrophes du système. Il s’agit d’un beau livre, rare, puissant et violent, qui non seulement nous fait frissonner mais décortique de façon imparable et glaciale le devenir capitalistique.
L’auteure de Mobiles (Flammarion, 2013) entreprend avec ironie parfois et sans cynisme toutefois, de décrire la transformation d’un champ lexical. De mai à juillet 2019, elle a assisté au procès France-Télécom-Orange, unique dans l’histoire moderne de l’entreprise. Sept dirigeants ont été accusés d’avoir organisé la maltraitance de leurs salariés. Parfois jusqu’à la mort (19 salariés se suicidèrent entre 2006 et 2010). De leur longue interrogation et de leur interminable explication, rien ne ressort. Ils ne voient pas le problème. Le P-DG, Didier LOMBARD, fait part d’un seul regret : « Cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête » (6 mai 2019, à la barre).
Ce récit de 154 pages, tour à tour cocasse et lapidaire, empli de nombreuses références (Rabelais, Kafka, Lacan, Deleuze, Melville, Aristote), montre un monde où « les coupables les plus manifestes ne sont pas même nommés pendant le procès. Un monde jugé depuis lui-même » (p.138). Notre effroi provoque aussitôt notre sidération devant des crimes impunis, face à un glissement « génocidaire » interne. Employés et employeurs ne partagent pas le même monde, pis, la même langue. Dans ce « Nuremberg du management (expression d’un internaute du Figaro » (p.11), le DRH fait de « la mort son métier » pour paraphraser le titre du roman de Robert MERLE.
Sandra LUCBERT pétrie la langue, la retourne, la colle et la décolle pour nous bousculer sur l’obsession des dirigeants de ce groupe mondial côté au CAC40 de « désalarier » 22 000 personnes et de produire 10 000 mobilités. Du jamais vu. Le cœur de métier tient tout entier dans le harcèlement moral. Dans ce procès inédit à l’horizon arendtien, l’organisation attaquée a nui à l’ensemble des salariés. (p.15). Autre nouveauté : « D’ordinaire, en France, on ne juge pas ces gens-là ».
Mais l’auteure de La Toile (Gallimard, 2007) nous parle de la grammaire par laquelle nous sommes parlés. « Le procès France Télécom est l’histoire d’un enlisement grammatical » (p.21). Le DRH, Olivier Barberot, présente un crash program. La herse s’active partout. C’est une question de cash flow. (p.29) et de tuyauterie qui passe du liquide au fluide. Garantir le flow, seulement le flux. Sandra LUCBERT, dans une écriture imparable, note des glissements lexicaux et la force de la normation : « Il ne s’agissait pas de virer 22 000 personnes mais de supprimer 22 000 postes » (p.31), « Et les salariés. On dit : collaborateurs » (p.50), « On ne dit pas bourreaux, on dit machineurs » (p.88).
L’uberisation c’est-à-dire la plateformisation globale de l’économie garantit le flow qui conduit à la fosse. De ce récit labyrinthique virtuose se dégage la grammaire capitalistique dans sa cohérence : l’architecture du tribunal, le suicide comme enjeu d’époque, l’imperium de la machine, la guerre des classes (p.49). Le PDG d’Orange de nommer le cauchemar capitaliste : « On va faire quelque chose de formidable et ce sera la fin des gens » (p.154).
Auteur : Sandra LUCBERT
Titre : Personne ne sort les fusils
Editeur : Seuil - Collection : Fiction & Cie
Par Fabien Nègre
Après le très remarqué roman « Les Enténébrés » (2019, Prix de la Closerie des Lilas), Sarah CHICHE, auteure remarquable parmi les contemporains, clinicienne des mots, nous livre une délivrance mélancolique. La scène inaugurale, dédiée aux vulnérables et aux endeuillés, vient sur une ritournelle au cœur de l’œuvre de la psychanalyste : le deuil. (p.13). La Saturnale se dédouble entre calme et violence. (p.60). Entre Alger et Paris, des histoires se tissent et se trament (p.85). Egarement, dévoration, intranquillité se conjuguent dans la structure très physique de la langue.
Rien ne se raconte dans le roman de l’essayiste sauf la vie sans cesse ravagée d’un désastre solaire. (p.142). Une folle histoire d’amour crépusculaire se joue entre Harry et Eve mais le mal radical pour lequel nous demeurons tous potentiellement disponibles fracasse tout. (p.100). Loin des « feel good books », l’auteure d’Une histoire érotique de la psychanalyse (Payot, 2018) nous plonge dans la sensation orpheline de l’essence tragique de l’existence par où s’affirme la vie. Sarah Chiche fait retour sur la topologie de notre anéantissement traversée par les mains capricantes de notre nuit et les lacs de notre enfance (p.204).
Mais seuls comptent la force des amours achoppées, la puissance des pleurs d’alacrité, le charme de l’imagination des rêves évaporés, ces lieux où nous n’irons jamais, ces affrontements, ces passions, ces déchirures qui n’existent plus que dans le souvenir. Pour les mélancoliques, les amoureux, les endeuillés, les intranquilles, « Tout est perdu, tout est sauvé, tout est splendide ». (p.205).
Auteur : Sarah CHICHE
Titre : SATURNE.
Editeur : SEUIL
Date de publication : août 2020.
Photo : Hermance Triay
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