Par Fabien Nègre
Après le très remarqué roman « Les Enténébrés » (2019, Prix de la Closerie des Lilas), Sarah CHICHE, auteure remarquable parmi les contemporains, clinicienne des mots, nous livre une délivrance mélancolique. La scène inaugurale, dédiée aux vulnérables et aux endeuillés, vient sur une ritournelle au cœur de l’œuvre de la psychanalyste : le deuil. (p.13). La Saturnale se dédouble entre calme et violence. (p.60). Entre Alger et Paris, des histoires se tissent et se trament (p.85). Egarement, dévoration, intranquillité se conjuguent dans la structure très physique de la langue.
Rien ne se raconte dans le roman de l’essayiste sauf la vie sans cesse ravagée d’un désastre solaire. (p.142). Une folle histoire d’amour crépusculaire se joue entre Harry et Eve mais le mal radical pour lequel nous demeurons tous potentiellement disponibles fracasse tout. (p.100). Loin des « feel good books », l’auteure d’Une histoire érotique de la psychanalyse (Payot, 2018) nous plonge dans la sensation orpheline de l’essence tragique de l’existence par où s’affirme la vie. Sarah Chiche fait retour sur la topologie de notre anéantissement traversée par les mains capricantes de notre nuit et les lacs de notre enfance (p.204).
Mais seuls comptent la force des amours achoppées, la puissance des pleurs d’alacrité, le charme de l’imagination des rêves évaporés, ces lieux où nous n’irons jamais, ces affrontements, ces passions, ces déchirures qui n’existent plus que dans le souvenir. Pour les mélancoliques, les amoureux, les endeuillés, les intranquilles, « Tout est perdu, tout est sauvé, tout est splendide ». (p.205).
Auteur : Sarah CHICHE
Titre : SATURNE.
Editeur : SEUIL
Date de publication : août 2020.
Photo : Hermance Triay
Par Fabien Nègre
Initialement paru aux Editions du Seuil en 2019, « les Enténébrés », auréolé du prix de La Closerie des Lilas 2019, vient de sortir en édition de poche. Ecrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste, auteure de deux romans chez Grasset et de trois essais importants (Ethique du Mikado, une histoire érotique de la psychanalyse), Sarah CHICHE déploie et déplie une théorie des catastrophes avec brio où se jouent les fils de nos vies intimes et les faits ex-cathedra de l’Histoire. L’effondrement joyeux et la mélancolie gaie se placent au cœur de l’œuvre dans un climat passionnel.
Passion d’une femme pour deux hommes jusqu’à se ravager, se brûler, se dévaster mais vie augmentée, accéléré par la splendeur des jours presque sous l’emprise d’un grand amour. Passion entre une fille et une mère qui s’aime d’un respect absolu jusqu’au bout sur fond des horreurs d’un siècle hanté par le mal absolu et radical. Questionnement fantomal sur la malédiction familiale qui traverse des générations, cette puissante fresque contemporaine et parfois très sombre n’élude pas pour autant les fantômes qui nous habitent de manière incandescente.
Une leçon sur le courage de vivre, l’élan d’énergie malgré tout de traverser la vie en nos temps troublés, souvent brouillés. Le roman s’ouvre sur le théâtre de marionnettes d’Henrich Von Kleist où la grâce de l’obscurité le dispute à la faiblesse de la réflexion. Cette représentation de l’infini en miroir figure la connaissance de l’homme dans deux uniques positions, soit pantin soit dieu. Nous oscillons entre le goût du savoir et l’innocence du devenir. Telle est le constant chapitre de l’état du monde. (p.1). Cette allégorie de la peinture anticyclonique élève la bonté en éclaircie dans l’orage paradoxal d’un souffle frais dans un brasier qui s’écroule sous lui-même. (p.15).
Les réfugiés périssent d’une maladie cardiaque qui se nomme la vie, qui soudain les déserte. (p.19). Toutes les fleurs disparaissent avec les flocons glacés qui recouvrent la plaine et les clochers. La force poétique qui se dégage de l’écriture de Sarah CHICHE relève à la fois de l’enchevêtrement de structures narratives documentaires, imaginaires et d’une méditation profonde sur les racines du mal dans l’histoire sans en appeler à une malédiction.
Dans la trame souterraine et sans doute multiple de nos existences (p.67) se déplient des morts qui voyagent vite, des éclaircissements vertigineux dans le bruissement du monde dont nous ne percevons que des esquisses phénoménologiques (p.101). L’obscurité que nous portons en nous nous aide à danser avec humilité (p.394).
Auteur : Sarah CHICHE
Titre : LES ENTENEBRES.
Editeur : POINTS SEUIL
Date de publication : 2020.
Par Fabien Nègre
Un jeune éditeur talentueux et courageux, Kevin HADDOCK, co-fondateur des éditions LIBRE, à Paris, publie la traduction attendue de l’ouvrage de Julia HILL, « De Sève et de Sang », qui parut initialement, en 1999, chez HarperCollins, sous le titre original de « The Legacy of Luna ». Emouvant, poignant, éminemment politique, ce livre d’engagement absolu, presque mystique, raconte l’histoire d’un séquoia millénaire californien surnommé Luna mais, surtout, le combat d’une jeune femme, Julia HILL, pour sauver une forêt de séquoias. A noter que l’excellente traduction de Cassandre GRUYER éclaire tout le spectre agonistique dans ses nuances et ses variantes.
Le 18 décembre 1999, pour la première fois depuis plus de deux ans, les pieds de Julia HILL touchent à nouveau la terre ferme. En 1997, la jeune femme grimpait à plus de 55 mètres de hauteur dans « Luna », son arbre aimé et choisi, pour ce qu’elle imaginait constituer une occupation temporaire de quelques jours. Cette action de blocage avait un seul objectif, empêcher la société Pacific Lumber de procéder à une nouvelle coupe à blanc, processus particulièrement destructeur pour la nature et dangereux pour les communautés locales. Du haut de sa plateforme, Julia HILL écrit son histoire.
Au cours de ce qui devint une action de désobéissance civique historique, elle dut subir les tempêtes, notamment celle d’El Nino, le harcèlement des hélicoptères, l’épandage de napalm, le siège des agents de sécurité de l’entreprise écocidaire (sur le concept de crime d’écocide et sa reconnaissance juridique internationale, on se réfèrera aux excellents travaux de Valérie CABANES : Un nouveau droit pour la Terre : pour en finir avec l’écocide, Seuil, 2016 ; Homo natura, Buchet/Chastel, 2017).
Honorée dans le monde entier pour sa vigilance et son esprit indomptable, Julia HILL livre avant tout un récit inspirant, puissant, empli d’amour, d’absolu de conviction et de courage afin de lutter à mort pour l’héritage de notre Terre.
L’amour profond d’un arbre, d’une forêt, d’un paysage et la volonté de s’opposer radicalement à leur destruction bouleversent parfois des trajectoires de vie. La force, l’engagement, la résistance, l’amour, autant de valeurs éminemment actuelles et urgentes qui décuplent la défense de la magie de la Terre juste sous nos pieds, rendent admirable le destin de ceux qui consacrent leur vie à la cause qu’ils défendent.
Derrick JENSEN, dans une courte préface aussi dense que percutante, pose d’entrée de jeu les enjeux de l’anthropocène pour reprendre le concept du philosophe Bernard STIEGLER qui vient de nous quitter : disparition des rivières, des zones humides, des prairies, des forêts et des océans (p.7). Devant cette entropie exterminatrice, il faut se souvenir que chaque atrocité de masse provient du fruit d’innombrables atrocités individuelles. Chaque année, 15 milliards d’arbres disparaissent (p.9). Julia HILL comprit, par une sorte d’éclair, que le monde agonise, « arbre après arbre ».
Ce livre force le respect par un témoignage fort et puissant : « Il est hors de question que vous détruisiez cela. Pas tant que j’y veillerai. Cherchez au fond de vous-même ce que vous aimez et défendez-le. Découvrez quels sont vos dons et mettez-les au service de la protection de notre planète. Le monde a besoin de vous. Telle est la leçon de ce livre. C’est la leçon la plus importante que nous n’ayons jamais apprise ».
Une seule personne peut faire la différence et cette personne c’est chacun de nous. Julia « Butterfly » (nom de code d’activiste) Hill, en presque trois cents pages, aborde tous les aspects matériels de son existence dans un arbre durant deux ans, la difficulté de construire et de fixer sa plateforme, une espèce de petite cabane-nacelle suspendue, de danser, de chanter, de parler ou bien même de se rendre aux toilettes, son dialogue avec les écureuils, ses écoutes attentives des oiseaux, ses méditations dans les branches, les températures glaciales à endurer, les gardiens à chasser, les menaces permanentes des bucherons et des hélicoptères qui lui foncent dessus, les nuits venteuses, la cohabitation parfois difficile avec ses visiteurs, la disparition des militants proches assassinés par les organisations qui exploitent les forêts.
Elle livre, enfin, au fil des pages, ses confidences clandestines, ses conceptions politiques et écologiques profondes, ses considérations métaphysiques, ses impressions poétiques sur la couleur des cieux, la forme des nuages, sa passion de l’amour et du sacré sans dieu, son enfance pieuse, les médias intrusifs, last but not least, sa fascination fusionnelle pour Luna, l’arbre de sa vie.
Un ouvrage éminemment actuel qui bouscule le silence quelquefois complice de nos vies consuméristes.
Par Fabien Nègre
Le journaliste, Hervé LEVY, rédacteur en chef du magazine culturel POLY et le photographe Stéphane LOUIS, nous invitent dans un bien beau, singulier et original ouvrage à nous perdre dans les Vosges souvent méconnues. A travers ces 25 circuits et leurs détours, nous percevons l’intimité des auteurs avec la forêt vosgienne qu’ils sillonnent depuis de nombreuses années. Invitation à se lancer à l’assaut de la montagne sans épouser les chemins traditionnels par trop frayés, les itinéraires suggérés, entre grands classiques et pépites oubliées, appellent à se perdre entre les sapins, à escalader des rochers fantastiques, à flâner sur les chaumes, dans le brouillard ou sous un soleil radieux.
Ce guide amoureux des Vosges, à l’image gracquienne d’un « Balcon en forêt », forme, en outre, une invite à l’heureuse rencontre de deux regards ; celui de l’alerte journaliste, Hervé LEVY, dont les mots mêlent errances poétiques, incises historiques et humeurs vagabondes ; celui du photographe Stéphane LOUIS qui installe un univers artistique cohérent et somptueux, faisant redécouvrir des paysages qui nous semblaient jusque-là familiers.
Sur leurs pas buissonniers, nous traversons les cols et l’histoire, nous retrouvons les traces d’animaux sauvages ou de terribles batailles, nous faisons un gourmand détour par une ferme auberge, nous nous perdons dans la neige et dans les rêves pour apprécier, émerveillés, la beauté infinie du massif vosgien.
Toute promenade dans la pensée invente souvent aussi une pensée du cheminement dans la forêt au sens heideggérien. S’égarer dans les bois tel un enfant dans la profonde nature, c’est également se perdre soi-même, jouer à se faire peur pour mieux se ressaisir pour se réabandonner de nouveau dans le ressac noueux du labyrinthe de la vie. Dans un style raffiné et soutenu qui fait exception dans la catégorie des ouvrages qui se destinent à l’exhortation au voyage, Herve LEVY, grand spécialiste de la culture allemande et notamment de l’art lyrique, du théâtre ou encore de la musique classique, tisse des mots rares ciselés (émerillonné, pacage, cupule, barbacane, oriel) avec des expressions plus populaires (p. 193 : la vie a repris ses droits quand nous arrivons à la voiture).
Ces randonnées au cœur du massif vosgien nous plongent dans la nostalgie onirique des commencements et la force tellurique des origines. Ce livre ne constitue pas un nième guide vert des allées pédestres mais bien un recueil quintessencié d’une dizaine d’années de travail afin de prélever les vingt-cinq sentiers buissonniers les plus marquants, les pentes de la rêverie d’un promeneur solitaire. La figure tutélaire de Robert REDSLOB, auteur bien oublié de « Sur les sentiers des Vosges » plane dès l’introduction (p. 11).
Ce guide amoureux et sauvage des Vosges s’inscrit dans un double regard ; celui textuel du narrateur mêlant aisément digressions poétiques, recontextualisations historiques et ressentis atmosphériques ; celui visuel, théâtral, cinématographique, d’un photographe qui installe d’emblée une cohérence dépourvue de toute présence humaine, une sérénité ontique qui présentifie des paysages et inquiète la traversée les stéréotypes.
Cette circumnavigation sensible dénomme paradoxalement une volonté de se perdre dans les futaies loin de l’apologie de la lenteur prônée par Sylvain TESSON ou de l’éloge de la marche silencieuse affichée par l’anthropologue David LE BRETON ou bien encore le philosophe Frédéric GROS. Il s’agit, ici, de renouveler le rapport à la randonnée dans la perspective fulgurante du Recours aux forêts d’Ernst JUNGER : « La grande surprise des forêts est la rencontre avec soi-même, le noyau inaltérable du moi, l’essence dont se nourrit le phénomène temporel et individuel ».
Dans la profonde forêt se tapissent des rochers aux formes étranges que les croyances populaires associent à des rites ancestraux voire proto-archaïques. (p. 12, le mont aux énigmes du Taennchel). Les montées en pente douce dévoilent des champignons, des châtaignes oubliées et bien des mystères dans cette partie de l’Alsace. Druides, fées et gnomes apparaissent dans des courants telluriques. Les explorations troglodytiques (p.23) en croquenots s’accompagnent de plongées dans l’Histoire, errances dans les limbes de la légende. (p. 17). Les promeneurs enlaçant les rochers nus ou habillés recherchent les vibrations énergétiques du magnétisme des dieux.
Dans les Vosges du Nord, les émouvantes ruines des châteaux sur les pitons de grès épousent les formes du rocher. (cf. p. 23 : Fleckenstein). La neige lourde et drue entraine le randonneur dans une quatrième dimension. (p. 58, Le Ban-de-la-Roche). Lumières des glaces et des ruisseaux, éblouissements de la fatigue, jardin des fées et festin de pierres (p.79), on ressent la musique des brouillards apollinariens et des clairières désertes au milieu des bosquets. Après le Ballon d’Alsace, les tribulations gallo-romaines du Wasserwald (p.118) nous emportent dans les limbes du passé, dans une errance archéo-poétique entre les murets de pierre d’un village oublié. Les chants d’automne, les cailloux moussus et la pierre brute nous ouvrent les lieux de mémoire oubliés de la guerre de 1914-18 (p.188 et p. 208, la montagne de la mort).
Bref, on l’aura compris, il s’agit d’un livre essentiel à tous ceux qui veulent explorer le présent et remonter le temps par les voies des hautes solitudes glacées des hameaux jusqu’aux vertus thaumaturges des neiges de Saverne (p.246).
Auteurs : Hervé LEVY, Stéphane Louis
Titre : BALADES POUR SE PERDRE 25 circuits et leurs détours VOSGES
Editeur : Poly La Nuée Bleue - Serpoise - Copur
3, rue Saint Pierre le Jeune - 67077 Strasbourg Cedex
tel 03 88 15 77 31 - 06 81 35 63 56
Florence Hernandez, journaliste spécialisée dans les vins, vient de publier aux éditions Flammarion un bel ouvrage qui rend hommage uniquement aux vins de l’Atlantique à la Méditerranée. Florence nous promène dans les vignes du Sud-Ouest, du Languedoc, du Roussillon, de la Vallée du Rhône, de la Provence pour arriver en Corse.
C’est un réel plaisir d’apprendre ce qui se passe du côté de Gaillac, Collioure, Cahors sans oublier Banyuls, les Côtes du Luberon et Bandol.
Ce très beau livre est ponctué de somptueuses photos de paysages, de chais, de vignes et de châteaux. Chaque page donne envie de partir en week-end à la rencontre des vignerons présentés. Utile, pratique et magnifique, cet ouvrage se doit d’être sur votre table de salon.
Editions Flammarion. Prix : 40 €.
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