Par Fabien Nègre
Sylvie LAURENT
Pauvre petit Blanc
Le mythe de la dépossession raciale
Editions de la Maison des Sciences de l’Homme
Septembre 2020
Sylvie LAURENT, historienne et américaniste, maîtresse de conférences à Sciences Po, chercheuse associée aux universités d’Harvard et de Stanford, travaille sur les questions de race et de classe aux Etats-Unis. Elle a notamment publié Homérique Amérique (Seuil, 2008), Martin Luther King (Seuil, 2015), La couleur du Marché. Racisme et néolibéralisme aux Etats-Unis (Seuil, 2016). Dans cette nouvelle enquête, elle pratique une archéologie conceptuelle des sources et une généalogie axiologique contemporaine afin d’analyser finement le mythe de la dépossession raciale.
Elle déconstruit l’étrange idée selon laquelle les Blancs seraient aujourd’hui, au même titre que les minorités, victimes de discriminations, voire d’un « racisme anti-Blancs ». Résultat d’une conscience raciale blessée, cette croyance s’origine dans les Etats-Unis du XVIIIème siècle. Donald TRUMP politise sa promesse de restauration d’une préséance blanche perdue confisquée par d’autres. Cette rhétorique victimaire traverse, de nos jours, l’Atlantique pour imposer la fantasmatique du déclin ou de la stigmatisation de l’homme blanc.
En dévoilant les origines de ce discours, Sylvie LAURENT démontre que le « pauvre petit Blanc » relève du mythe, d’un tour de passe-passe des élites blanches qui s’approprient la posture de l’opprimé afin de préserver leur statut et leur privilège racial vivement contesté depuis les années 1960 jusqu’au Black Lives Matter. Dans sa longue introduction de 31 pages, Sylvie LAURENT pose le problème de la légitimité de la blancheur et non de la blanchité en tant que force unifiante. Par opposition à l’Europe, elle concentre son étude sur les Etats-Unis où la définition même de l’américanité équivaut strictement à la couleur.
« Être blanc n’est ni une caractéristique biologique ni une apparence physique. C’est un rang, un statut, un patrimoine » (p.14). Il y aurait une conspiration pour déchoir les Blancs de leur position, un fantasme de dépossession raciale, une spoliation. Mobilisant des références telles que Toni Morrison ou Chester Himes, l’auteure interroge cet ahurissant étonnement, ce retournement historique surprenant qui définit la structuration victimaire selon laquelle des millions de Blancs américains ont le sentiment, en raison de leur couleur de peau, de se vivre tels des « pauvres petits Blancs ». Le titre de l’ouvrage pointe une ironie épistémologique à double titre.
D’une part, parce que Sylvie LAURENT maîtrise parfaitement le sujet de la pauvreté américaine abordé dans sa thèse de doctorat publiée sous le titre suivant : « Poor white trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain » aux Presses Université Paris-Sorbonne en 2011. Cette victimisation fantasmée des Blancs correspond à l’outrageante invisibilisation des souffrances racistes subies par les non-Blancs. D’autre part, car elle essaie de comprendre les mythes et mythologies qui traversent la société américaine contemporaine souvent occultés par les Américains eux-mêmes. Par-là, elle déconstruit ses soubassements idéologiques. Toute son enquête conceptuelle démontre que si les structures du pays produisent la race par la systématisation des discriminations, elles ont également fabriqué son angoisse consubstantielle : la peur chez les Blancs de la dépossession (p.16).
La croyance en cette fièvre obsidionale a produit des affects, anxiété, mélancolie, rancœur, ressentiment parmi les Blancs pourtant dominants, facteur le plus déterminant du vote pour Trump (p.17). Cette logique de persécution engendre l’émergence d’une subjectivité collective comme catégorie politique (p.18). L’électorat ébloui par le « Make America great again » dans son fantasme de rétablissement d’un ordre ancien, sans se percevoir comme raciste, requiert une « politique de l’identité blanche » explicite. Le paradoxe saisit dans la volonté de restaurer une préséance raciale dont ils n’avaient jamais cessé de bénéficier.
La grande spécialiste des structures américaines réfute toute lecture journalistique, sociologique voire ethnographique ou universitaire simpliste qui consisterait dans la thèse suivante : « les classes populaires blanches occidentales seraient en colère et cette juste colère face aux affres de la mondialisation aurait rendu inexorable la victoire aux Etats-Unis d’un candidat promettant le retour à des emplois industriels, le protectionnisme économique et l’évincement des élites condescendantes du pays » (p.20).
Or, il existe une spécificité et une historicité proprement américaines en particulier le rôle de l’idéologie raciale dans la perception du statut social voire de la conscience de classe. Le lieu commun du discours néo-réactionnaire du petit Blanc malmené séduit à droite comme à gauche (p.29). Cette idéologie de l’insécurité culturelle vise à délégitimer les demandes de justice raciale émanent des véritables discriminés (p.30).
Sylvie LAURENT démontre comment, dans ce livre dense et essentiel qui prolonge ses travaux antérieurs, cette démocratie réactionnaire non seulement normalise les théories de l’extrême droite mais efface l’expérience des classes populaires immigrées ou racialisées, qui ne sont pas créditées de la même souffrance de classe et moins encore d’appartenance à la nation. Autrement dit, au-delà de son internationalisation politique et médiatique récente, l’histoire du « pauvre petit blanc » trouve nonobstant son ancrage originel aux Etats-Unis où naquit dès le XVIIIème siècle une dialectique entre classe et race qui lui donna corps. (p.31).
L’expression axiomatique de dépossession raciale se formule dans le cadre épistémique lockien d’une conception libérale et moderne du citoyen où la citoyenneté se pense comme patrimoine. Le citoyen américain gagne sa liberté, mérite son statut, conquiert son confort matériel par son corps et sa force de travail. Toute remise en cause de ce patrimoine se perçoit en tant que confiscation (p.35). La mercantilisation effrénée et la prédation spécifique à l’âge néolibéral entraînent une aggravation des inégalités de richesse, de dignité et de pouvoir qui nourrit, en retour, la rhétorique de la spoliation. Historiquement, la citoyenneté excluante prend sa source dans le fait esclavagiste que les Noirs américains étaient les biens des Blancs, propriétaires par excellence. Sur ce point, voir l’ouvrage décisif d’Aurélia MICHEL : Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Seuil, 2020. « Être blanc ou noir aux États-Unis n’offre pas d’accéder aux mêmes droits, n’expose pas aux mêmes situations sociales et détermine pour beaucoup la qualité de votre vie » (p.37). Sans considération biologique, ces catégories opératoires naturalisent l’attribution du pouvoir par assignation raciale.
« Être blanc est une distinction. Ne pas l’être est une différence » (p.39). L’idée de race blanche, inséparable de celle d’« Occident » se matérialisa dans le projet impérial américain où la distinction raciale se construisit comme la trame matricielle du destin national. Thomas JEFFERSON, théoricien de la supériorité raciale des Blancs, participa de l’édifice institutionnel de légitimation (p.41). Cette théodicée wébérienne du privilège ou cette sociodicée bourdieusienne à savoir une justification théorique du fait du privilège définit la couleur de peau comme position de pouvoir de l’individu, une praxis de l’avantage et de la préséance.
Aujourd’hui encore, les Noirs ne possèdent pas un droit égal à la vie et le mouvement Black Lives Matter rappelle que les vies noires « comptent » (p.43). Être blanc constituait un patrimoine à ne pas perdre. La ségrégation spatiale, historiquement construite, rendait impossible la familiarité avec la vie réelle des Noirs. Très vite, dans les années 30, les penseurs noirs américains, en particulier James BALDWIN, montrent que l’identité blanche renvoie consubstantiellement à la subordination noire.
Le pacte paradigmatique de l’abjection racialiste fabrique une peur blanche des Noirs et une idéologie de l’innocence blanche qui s’exonère du racisme (p.48). Dès la fin des années 60, les radicaux du Black Power posaient la domination blanche en termes structuraux. La romancière Toni MORRISON, suggérant l’urgence de l’appel à la réflexivité pour l’Amérique blanche, par ses travaux sur les ruses de la domination blanche, explorant les soubassements de l’imaginaire littéraire américain, retraça la genèse et les transformations des modalités d’énonciation de la blancheur afin de comprendre le processus de subjectivation racial.
Bien avant l’intersectionnalité, la suprématie blanche se déploie comme un système confiscatoire des droits fondamentaux et du pouvoir des non-Blancs par les Blancs (p.51). Dans l’espace public, les Blancs deviennent transparents. La blancheur incarne un mode d’être, une expérience sensorielle et politique. Ce geste performatif d’affirmation de sa supériorité invisibilise les acquis, fonde une culture macrosociale mais aussi individuelle, à bas bruit, dans les tribunaux et les habitus culturels.
« Le droit d’avoir des droits constitue le privilège blanc primordial » (p.54). Au-delà de la distinction spécieuse entre essentialisme et « communautariste », Sylvie LAURENT argue que l’invitation à la réflexivité adressée aux Blancs par les Noirs sur un système raciste structurel ou systémique qu’ils n’ont pas construit mais qu’ils perpétuent malgré eux, contribue non pas à penser une fragilité blanche mais à le reproduire (p.56). L’auteure justifie d’ailleurs, dans la note 44 de la page 60, son recourt au terme de blancheur par opposition à la notion de blanchité, par un attachement à l’identification des prodromes d’une domination raciale, à sa fluidité et ses métamorphoses.
L’analyse de l’histoire d’une nation blanche par la dialectique entre race et nation qui présida à la fondation du pays (note 13 de la page 81 sur la proximité réelle entre les Nazis et le Ku Klux Klan qui rassemblait près de 4 millions de membres en 1930), les pages sur la fabrique du ressentiment, Nixon et les Blancs méprisés (White ethnics), Reagan et l’homme blanc en colère, la discrimination inversée en tant que résistance aux politiques d’affirmative action, la blessure de la présidence Obama, l’irruption du peuple de Trump et le mythe du pauvre petit blanc déclassé, la terreur migratoire ou la haine de l’antiracisme, feront de cette somme un classique pour les étudiants curieux d’approfondir leur savoir mais aussi pour le public éclairé qui cherche à comprendre « l’homérique Amérique », ce grand pays dans lequel « l’altérité est forcément une altération » (p.308).
Par Fabien Nègre
Landry ROUTHIAU
UN VOYAGE POUR LA PLANETE
Editions I&I Production Albi
Octobre 2020
Landry ROUTHIAU, jeune ingénieur trentenaire démissionnaire d’une grande entreprise, décide de tout quitter, de rompre avec la rondeur pâle des jours du métro parisien afin de voyager en Europe, dans 22 pays, pendant un an, avec son Combi Volkswagen, pour ramasser des déchets soit devenir un « éboutripeur », un éboueur voyageur. Cet acte courageux, parfois radical (p.297) et audacieux, tour à tour enthousiaste et effondré (p.304), aventureux et critique, contemplatif et intense, nous emporte dans un horizon de noblesse politique autant qu’un tour d’Europe pratique stimulant.
Honorons, d’emblée, l’intrépidité de Julien GIRAUD, un éditeur albigeois qui se présente comme suit : « J'ai 40 ans, marié, deux enfants et suis le fondateur de I&I production. J'ai tout plaqué en 2016... CDI, appartement, et suis parti voyager avec mon épouse et notre fille, à bord d'un vieux combi de 1976. Ce voyage aura duré trois ans. Aussi loin que remontent mes souvenirs d'enfance, j'ai toujours voulu écrire, alors j’ai écrit un livre. J'ai raconté une histoire vraie, une tranche de vie, avec les interrogations et l'expérience qu'un tel voyage vous procure. Et puis j'ai posé mes valises, vendu mon vieux combi et me suis décidé à ouvrir I&I Production ».
Le récit détaillé d’un citoyen responsable qui lutte, chaque jour, pour défendre et conserver notre planète dans une vision du bien commun force l’admiration par ses actions. Les témoignages poignants abondent dans un ouvrage qui aborde la question écologique sans rien espérer des institutions souvent rattrapées par un système qui privilégie le profit face à la biodiversité. Le périple de Landry ROUTHIAU définit presque une exemplarité car il place l’action au cœur de la protection de l’avenir et du devenir des générations futures. Fidèle à Pierre RABHI (p.347), l’auteur croit que les grandes évolutions surgissent des gestes minuscules.
« La plus belle révolution est celle que l’on mène avec soi-même » précise Julien GIRAUD. Très bien illustré par des photos évocatrices des aurores boréales ou des décharges à ciel ouvert, ce manifeste pour la planète comprend une préface volontairement vitale et provocatrice de Franck FLAMERMONT (Gérant de Maison Bois 2F, écologiste et avant tout humain) qui appelle au goût d’agir et à la volonté urgente de transformer le monde. Les questionnements philosophiques de premier plan fusent : quelle est cette conscience qui saccage notre belle terre mère ? « Souhaiterions-nous vraiment être les abrutis des gens qui nous prennent pour des imbéciles » ?
Des solutions simples existent pourtant au quotidien mais elles exigent une éthique de « consom’acteurs » qui ébranle nos habitudes. A la portée de tous, ces pratiques d’économie sociale et solidaire en commerce direct regroupent des producteurs talentueux qui vivent de ce maillage. Seuls les voyages secouent les puces (p.7). Cette pérégrination européenne inouïe cristallise plusieurs tourments ultracontemporains : quête de sens, colère intérieure exponentielle (p.241, 260), mal-être. Au vrai, une remise en question de « ce monde subjectif voyant le bonheur dans la (sur)consommation ».
Landry ROUTHIAU se prend alors d’une folie pure : traverser 22 pays pour « éboutriper » 24 000 kilomètres de route. Un désir pédagogique accompagne le voyageur nullement « anti-système » qui désire rejoindre le tout en équilibre avec la nature, une harmonie. Ce travail d’expérimentation de soi, loin de la banalité intensive de la consommation, en reconnexion avec la nature vise le « bonheur » que l’auteur ne distingue pas de la joie. Cette revendication de la frugalité heureuse défend la beauté du monde contre ceux, trop nombreux, qui « prennent la planète pour une poubelle » (p.11).
De fait, une distinction fondatrice traverse tout le livre, « gagner sa vie » ou « vivre sa vie ». Otium et negotium diffèreront toujours à l’évidence mais la centralité référentielle actuelle de l’argent choque le jeune globetrotteur. Toutes les premières pages garnies de conseils pratiques détaillés louent le choix du Van avec son côté vintage, un Combi T2a Volkswagen 1971 (pp.19-32). Des pages « infoquidouillent » alternent allégrement avec des encarts « linfoquècool ». Les astuces de préparation de l’aventure fourmillent car « la précipitation est le moteur de tous les échecs » (p.25).
Dans sa maison ambulante de la grande traversée, le jeune homme aperçoit ipso facto des montagnes de détritus non loin de Nantes. Une colère intérieure l’envahit tout au long du chemin : « Sommes-nous en France ? Un pays où l’instruction est obligatoire mais où l’on peut trouver en quelques minutes 3 sacs de 150 litres de déchets au sol ? La bataille risque d’être rude » (p.39). La première nuit en pleine forêt de Chenonceau lui paraît « super étrange » (p.44). Craquements, « bruit chelou », tout l’inquiète. Sur les aires de repos, une autre « saloperie ramassée » le révolte à chaque fois : le mégot (p.267 : 137 000 jetés dans le monde par seconde).
Des portraits de tripeurs (couples, étudiants, équipes de fous) étonnants parsèment la route. « Le voyage : des rencontres fortes mais éphémères » (p. 47). La description des pannes du véhicule, des sauveurs croisés ou des contrôles douaniers amusent (p.53). Des ressentis d’étapes ponctuent le texte tels des respirations conceptuelles : la solitude, la fatigue de la route, la vision négative de l’impact du projet, la peur de l’avenir, le stress du manque d’argent (p.57). Toutefois, l’excitation du lendemain, la passion de la route, la découverte de la nature humaine, le plaisir de parler, la reconstruction personnelle par les solutions écologiques l’emportent.
La réflexion qui se veut modeste de Landry ROUTHIAU s’exerce sans cesse sur le silence complice de « ceux qui regardent sans rien faire ». La collecte comporte des étapes précises : repérage du site, ramassages des éléments avec une pince, comptage des déchets, pesée, tri. La diversité des pays parcourus, de la Scandinavie du nord à la Slovénie en passant par la Grèce ou la Pologne, la complexité des enjeux environnementaux, les politiques de traitement, les volontés écologiques nous instruisent tout en nous donnant envie de visiter la Norvège.
Dans ces « paysages hors normes de gosse » (p.71), les rencontres au grand cœur se transforment en paysages. La petite routine du nomade solitaire transi de froid et d’humidité reprend le dessus. Le désespoir (p.282) guette le frigorifié lorsque tout le monde le regarde ramasser ses déchets sans l’aider ni le soutenir (p.91). On retiendra aussi la pratique anti-gaspillage du « dumpster diving » (p.94) consistant à manger de la nourriture intacte trouvée dans les poubelles des supermarchés.
Chaque ville fait l’objet d’une analyse synthétique avec note conclusive, accompagnée d’anecdotes précises ou bons plans précieux : « En Norvège, les prix du gasoil changent plusieurs fois par jour, alors pour faire un plein le plus économique possible, choisis le lundi matin ou le mercredi matin » (p. 127). A contrario, même s’il adore le pays des Vikings, Landry ROUTHIAU fustige certains poncifs sur le bilan écologique norvégien : « Je m’attendais à rencontrer des gens conscients et proches de la nature. Finalement, j’ai surtout croisé des consommateurs à l’américaine avec un gros billet en poche » (p.139).
Des entretiens avec le froid par -40°C dans la forêt suédoise (p.144), de l’exemplarité verte estonienne, des apologies justifiées du savon de Marseille, de la gourde, de la consigne ou de la brosse à dent en bois, on apprend à chaque page que le bonheur ne réside pas dans le confort mais dans la liberté (p.218, 223), l’air respiré, l’eau bue, la fraternité (p.283).
Par Fabien Nègre
Médérick TRÉMAUD
VINS CABOTINS
Editions SATINVAË
Date de sortie : quatrième trimestre 2020
Sommelier iconoclaste diplômé du WSET ADVANCED 3 (Pass with merit), scénariste de dégustations, Médérick TREMAUD, nous donne un livre pour le moins singulier, frais, drôle, tour à tour ironique et sarcastique parfois, sur ses jus de dilection. Le quarantenaire croix-roussien stylé au mitan de Raymond DEVOS et de Pierre DESPROGES, avait déjà frappé fort en 2013 avec son premier fait d’armes, « Quand je pense à Fernande, quel vin boire ? Brèves de terroirs » aux Editions Hétérotopies, tiré de son blog bien nommé Vinobingo.com
L’ancien élève de l’école Le Cordon Bleu Paris, major de promotion, aime à rappeler, en appogiature, la phrase d’un compagnon de quilles : « On ne boit pas pour oublier mais pour se souvenir ». A dessein, l’ouvrage bénéficie de deux préfaciers qualifiés : Pierre VILA PALLEJA et Franck RAMAGE. Le premier, talentueux propriétaire du restaurant « Le Petit Sommelier » Paris, souligne que l’échanson, en ambassadeur de joie, doit comprendre les circonstances dans lesquelles les commensaux se situent (p.8).
Le second, maître sommelier international, insiste davantage sur l’habileté à écrire des sensations, le style jamais cabotin de l’auteur qui manie la langue française avec délices et espièglerie (p.10). En effet, le sommelier de THE PIG ON THE BEACH aime les mots, ponctue tous ces billets de dégustation par deux formules introductives et conclusives hilarantes, respectivement, « Résumons-nous ! » et « C’est ainsi que Bacchus est grand ! ». Dans son prologue à la fois en forme d’interrogation sur la prétention à participer à cette « orgie vino-livresque » (p.11) et de justification de sa scénarisation qui introduit une mise en abîme de la dégustation, l’ancien étudiant en économie titulaire d’un DESS insiste sur la raison essentielle de boire du vin : le plaisir.
Avec son colocataire rhinocéros, Denis, figuré par une sculpture, il ose inventer des histoires de circonstance. Le postulat radical de ces chroniques s’éclaire : une bouteille ne se boit que dans une contingence précise (p.12). L’ancien sommelier de chez RECH échappe aux corsetages attendus des vérités acquises pour parler aussi bien au grand public qu’à ses pairs. Un souffle d’humour, le plaisir pédagogique de la transmission, une tendre ironie traverse tout le livre. Chaque petit chapitre se présente comme une structure narrative, une ouverture festive sur la vie.
La description de la sensation visuelle, olfactive et gustative du vin se compose de mots précis jamais techniques (p.18). En conclusion, une ouverture souvent provocatrice mais affûtée qui casse les codes ou les formatages apparaît. Exemple page 20 sur la cuvée Côte du Py 3,14 2007 du Domaine Jean FOILLARD : « Parler de « vin nature » ne signifie presque plus rien. L’adjectif est inutile et ne peut faire démonstration à lui seul. Ce serait une étiquette bien trop restrictive qui ne serait que carcan et obscurantisme pour intellectuels fatigués et déclinants. Le vin est ! Tout simplement; admirable d’émotions procurées ».
Peu avide du jargon coutumier et de la technicité qui rebutent bien des impétrants, le Cout Of Master Sommelier 2018, de son alerte plume, moque gentiment les ignorants, nous amuse par un savoir partagé avec alacrité : « En 2001, 1984, 1980, 1974, l’appellation n’existe pas. La récolte ne correspondait pas à la qualité requise. Avis à nos amis faussaires chinois qui voudraient commercialiser à prix d’or un Château-Chalon issu de ces millésimes » (p.31). Les vins étrangers figurent également dans la sélection de l’ami du Rhinocéros.
Lors d’une soirée dominicale de repassage, la précision poétique du Smaragd 2012 du Domaine Franz PICHLER se cisèle : « La magie des arômes s’échappant du verre commence à opérer. Des notes de litchi frais, de fruits blancs mûrs, de fleurs blanches, de safran, de miel se conjuguent à merveille pour nous offrir un nez puissant et intense… la finale se perd dans les méandres du Danube. Lascive, d’une pointe zestée, elle serpente pour nous raconter encore mille belles choses » (p.80). En fin de volume, on notera avec jubilation les « non remerciements » (p.171) et l’« auto présentation » (p.173). Une approche originale et décomplexée, une vision du vin rafraîchissante.
Par Fabien Nègre
Alexandre THABOR
Les aventures extraordinaires d’un juif révolutionnaire
Editions Temps Présent
Date de sortie en librairie : 20 août 2020
Né en 1928 à Tel Aviv, Alexandre THABOR, caché pendant l’Occupation par l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants) dans le sud de la France puis par des dominicains suisses, participa à la création de l’État Israël puis s’établit en France où il travailla pour le ministère de l’Economie avec des proches de Pierre MENDES FRANCE. Dans son premier récit, épopée émouvante, il nous raconte les confessions de son père, Sioma, au soir de sa vie : ses combats absolus pour la liberté, l’amour éternitaire pour sa femme, Tsipora, morte à Auschwitz.
Cette plongée haletante en tourbillon apnéique dans les plus grands conflits du XXème siècle, au cœur de la Révolution russe à Odessa, au sein des Brigades internationales pendant la guerre civile espagnole, comme prisonnier dans les camps du régime de Vichy, aux côtés des partisans de la création d’un Etat d’Israël binational, ne montre pas seulement les bégaiements tragiques d’une agonistique comme grille d’intelligibilité historique d’une cinglante contemporanéité, mais une épique équipée sentimentale d’un couple héroïque qui nous transporte dans l’histoire des peuples et les tribulations des continents.
Cet héritage sans testament force le respect et l’admiration car il s’agit ni plus ni moins que de penser l’histoire de l’humanité en tant que traversée, dans la nuit transpercée de ces femmes et ces hommes qui n’ont jamais renoncé à comprendre ni à agir en sachant que « sans l’espérance, on ne trouvera pas l’inespéré » (Héraclite). Cette leçon philosophique de vie et d’humilité, de révolte et de révolution, d’historicité et de noble politique, de courage ébloui et de lucidité calcinée, cette aventure intérieure d’un homme qui voit ses idéaux de paix, de justice et de fraternité s’effondrer, justifient la très belle préface du grand sage Edgard MORIN : « Lorsqu’Alexandre THABOR m’a proposé de lire son livre, j’ai été ému et bouleversé par son récit… Quand un matin je l’eus terminé, j’étais sous le choc d’une émotion d’une extraordinaire intensité » (p.11).
Cette aventure vitale d’un couple d’amoureux révolutionnaire en lutte totale pour la liberté et la justice se déroule dans un autre temps et pourtant elle figure une anticipation de nos temps. Sioma et Tsipora défendent leur judéité contre toutes les formes de totalitarismes, dans un geste flamboyant et touchant. La différence gît, d’emblée, au cœur de leur union. Ils n’appartiennent pas au même milieu. La filiation avec les philosophes (Héraclite, Spinoza, Hegel, Marx) par la figure du père de Tsipora, instituteur, et leur professeur de philosophie, Vilensky, accouche leurs intelligences dans un appel à la Révolution.
Nourris des messages de Tolstoï, Dostoïevski, Hugo, Shakespeare qui laïcisent leur espérance dans le messianisme juif, Sioma et Tsipora croient aux bouleversements des « eaux glacés sur calcul égoïste » selon la célébrissime formule de Marx. L’ouvrage frappe par son style direct, intense sous forme de témoignage d’un père à son fils. Sans testament, les formes théâtrales et cinématographiques surgissent à chaque page. Alexandre retrouve son père, à Paris, après vingt-deux ans d’absence. Sioma a tout quitté, son épouse et son fils de huit ans, pour partir sur les routes de la liberté, de la résistance, du combat ininterrompu, à corps et à cris, dans la tempête de toutes les grandes tragédies du siècle passé.
L’exemplarité des personnalités du couple, libres, jamais sectaires, conscientes des excès de violences dans tous les camps (bolchéviques, stalinien notamment), force l’admiration. En Palestine, ils œuvrent pour une entente judéo-arabe, espèrent un État commun selon le philosophe Martin BUBER. Tsipora, arrêtée par la Gestapo en 1942 pour faits de Résistance, meurt comme elle avait vécu, en héroïne bouleversante, une semaine avant l’arrivée des Russes. Un sentiment de fraternité, un souffle de liberté, une pureté d’âme traversent leurs actions pour émanciper le monde dans son inhumaine humanité.
Tous les messages, humaniste, révolutionnaire, européen, prophétique et universaliste convergent. Par-là, ce livre s’adresse aux générations de demain, les appelle à penser les exterminations massives de l’histoire et les luttes clandestines, inépuisables pour qu’une justice y mette un terme. Ce couple inestimable d’indomptables nous enseigne les déchirants bégaiements de l’histoire mais aussi les victoires de l’humanité. En nos temps assombris, notre devoir consiste à continuer d’espérer pour la première fois, dans le destin de l’humanité malgré tout, celle des gentils.
Le prologue de l’ouvrage s’ouvre, dans un glacial froid parisien, le 17 mars 1958, sur des retrouvailles avec un père absent depuis vingt deux ans. Ce père si singulier, si courageux, chassé de Palestine par les Anglais suite aux grandes grèves de 1936. Les parents d’Alexandre THABOR, Sioma et Tsipora, combattent auprès du philosophe Martin BUBER et son Association Brit Shalom, fondée à Jérusalem (p.15). Une Terre commune pour deux peuples. Ce fut ce qu’ils craignaient : « une guerre de cent ans » pour reprendre la formulation du penseur d’origine autrichienne.
Il y avait des Juifs, des Arabes, des Anglais, des sionistes et des non-sionistes. En 1925, tous les grands esprits du temps, Albert Einstein, Gershom Scholem luttaient contre l’intolérance, la colère, le refus de reconnaître les mêmes droits. Le 3 avril 1958, le père se tenait, à 17h, avec angoisse, dans un café de l’Alma. L’embrassade à la russe bouleversa les deux hommes. Après le temps du silence, des larmes, des yeux, le père se racontait : « Nous portons en nous cet héritage judaïque, la quête insatiable de liberté. Nous refusons l’oppression et le servage » p.18).
La première partie du livre évoque la ville portuaire d’Odessa entre 1904 et 1924 (pp.25-104), sa douceur, son ouverture sur l’horizon du grand large, mais aussi son monde de pogroms (« premières fondations de l’antichambre de la Shoah », p. 50) perpétrés par les Cent-Noirs, ce groupe monarchiste antisémite qui fit basculer pour toujours les Juifs ukrainiens dans le camp des insoumis. Dans le quartier juif, à la lisière de la Moldavanka, le russe s’apprend avec Gogol, Pouchkine ou Tolstoï et Gorki, l’hébreu avec la Torah et le Talmud, le yiddish avec Pinsker (p.27).
Des personnages hors-normes animent le quartier : Gricha, l’ami merveilleux (p.30); Yeshoua VARCHEVSKI, l’antiquaire brocanteur le plus malin ; Naftiel, le pêcheur, Adeline KAUFMANN, la douce médecin de famille (p.47). Là, Tsipora EPPELBAUM croisera le regard de Sioma, à terre, blessé par les Cent-Noirs. « Elle rêvait de faire de son amour un objet d’art, car, disait-elle, c’était la seule chose qui valait la peine de vivre » (p.71). Mais les amoureux n’appartiennent pas à la même classe : « La seule chose que nous avions en commun, c’était d’être juifs, mais pas de la même synagogue » (p.73).
Ernst VILENSKY, un professeur de philosophie anti-léniniste chahuté par les étudiants bolchéviques du Parti fascinait son auditoire : « Sans le savoir, il a complété ma formation d’adolescent révolutionnaire » (p.74). La deuxième partie du récit couvre la période palestinienne entre 1924 et 1936. Elle raconte la souffrance et l’émotion du départ vers une terre aride pour ceux qui rêvaient d’être médecins ou avocats mais certainement pas fermiers (p.108). Dès 1923, profondément influencé par les idées de leur ami philosophe Martin BUBER et en particulier son œuvre « Je et Tu », le couple réglé selon la saison, le vent, le soleil et la pluie, fait sienne la sentence : « Toute existence véritable est rencontre » (p.121).
Le dialogue philosophique et théologique s’inscrit au centre de la problématique bubérienne au sens de l’Altérité, sens de l’Autre comme personne, dimension absolument essentielle à toute vie humaine. Tsipora concluait : « L’essentiel n’est pas de s’expliquer mais de s’aimer » (p.122). Dans ses « années zéro » du conflit israélo-arabe, les idéologies des différents camps (Arabes, Juifs, Anglais) essaient de « s’ouvrir du définitif à l’infinitif » (p. 127) mais ce fut la « guerre de cent ans ».
Le 26 août 1929, Jeanne LEV, une jeune anthropologue normalienne envoyée par Marcel MAUSS à Martin BUBER, belle et brillante, débarque pour faire une thèse sur les hassidim. Les tueries vont bon train, le chaos approche en Europe (p.133). Ces pages appellent à une méditation profonde sur le sens de l’histoire définie comme une scène troublée voire trouble dans laquelle la complexité nous pousse toujours à ne pas tomber dans la distinction déjà minée des vainqueurs et des vaincus, des bourreaux et des victimes.
En 1936, en Palestine, la brutalité de la police anglaise qui avait massacré les Irlandais lors des troubles de 1920-22, rivalise avec celle des nazis. Sioma décide alors de rejoindre les républicains espagnols dans leur bataille contre Franco (p.149). La troisième partie (pp.149-224) traite de cette « fête folle et tragique » (p.151) où des Brigades Internationales sacrifièrent leur vie pour sauver l’Espagne républicaine du fascisme. Ceux qui font l’histoire dont on ne reconnaît ni le sacrifice ni le nom. Le théâtre des furieux corps-à-corps dans la Bataille de Madrid surpassent les tueries des cosaques (p.155).
Dans cette époustouflante épopée, Alexandre THABOR nous relate la liberté et la vérité qui jaillissent comme des torrents irrésistibles (p.163) de la bestialité des « hordes de fous » qui s’affrontent. Jusqu’à épuisement, au milieu des offensives de l’aube, il y l’héroïque « actrice » : « Jeanne avait ouvert ses yeux bleus pleins de douceur et de profondeur, la négation absolue de la mort » (p.164). Il s’agissait de comprendre le passé, de dénoncer le présent et de construire un futur de justice, de liberté et d’égalité en conservant les trois dimensions de la judéité : mémoire, vie, espérance.
Un livre essentiel, qui, dans l’insolence de son innocence, expose une leçon d’humanité et d’humilité. Dans ce « No Pasaran !» qui flèche un témoin vers notre futur se joue aussi notre actualité. Le temps presse. Le temps n’attend pas.
Par Fabien Nègre
Nicolas SCHAPIRA
Maîtres et secrétaires (XVI-XVIIIème siècles). L’exercice du pouvoir dans la France d’Ancien Régime
Albin Michel
Septembre 2020
Professeur à l’Université de Nanterre, spécialiste de l’histoire politique de l’écrit et du phénomène littéraire au XVIIème siècle, Nicolas SCHAPIRA entreprend une enquête éclairante et subtile qui saisit toutes les complexités de l’invention d’un métier qui paraît aujourd’hui aller de soi : secrétaire, celui qui garde les secrets. Cette figure omniprésente dans notre monde contemporain apparaît davantage comme un binôme élémentaire de la vie des pouvoirs : le couple maître-secrétaire, confiance contre fidélité, où l’un décide tandis que l’autre relaie, écrit, contrôle, tient mémoire.
Entre la Renaissance et les Lumières, quand le papier devient le support de toute décision, quand les administrations des souverains, grands seigneurs et autres prélats se rationalisent, le besoin de tels agents s’affirme. Avec cette étude d’une silhouette de l’ombre, Nicolas SCHAPIRA dessine aussi une anthropologie des pouvoirs modernes, souligne les singularités d’un groupe ascendant qui ne se s’identifie ni à un métier ni à un statut mais dont le pouvoir s’accroît à mesure de la construction de l’État et pénètre progressivement toutes les strates de l’administration jusqu’à notre monde présent.
Dans une préface dont la densité égale la précision, Roger CHARTIER, Professeur au Collège de France, rappelle le lien intime entre les secrets et les écritures. Parmi toutes les occurrences de la définition de la charge, il relève deux traits communs essentiels : service de plume et relation de domesticité (p.8). Il note d’emblée les paradoxes de la fonction : dépendance et autorité, service et aisance, obéissance et complicité. Il précise, en outre, l’originalité du travail de l’auteur qui s’attache aux trajectoires des acteurs avec leurs aléas, leurs grâces et leurs disgrâces.
Nicolas SCHAPIRA, se faisant, apporte une contribution originale à une histoire de la culture écrite ou mieux, « graphique » au double sens de l’action et de la force performative. Cette « microhistoire interactionniste » récuse l’idée répandue selon laquelle l’histoire de la monarchie française se réduirait à l’histoire d’une bureaucratisation. Bien au contraire, c’est dans la perpétuation d’un « modèle domestique de l’exercice du pouvoir » que se partagent les secrets et les jours. En poèsie, secrétaire signifie confident (p.11).
Dans son introduction, Nicolas SCHAPIRA annonce ses ambitions. Il s’agit ni plus ni moins que de proposer une méthodologie relative à la manière d’étudier une profession (p.20). Le secrétaire ne se situe pas aisément sur l’échelle des conditions du fait de son état de domestique dans la proximité d’un bien plus puissant que lui (p.21). L’effort de l’enquête porte alors sur l’étude d’une relation sociale dont on recherchera les traits structuraux. Elle engage des gestes et des usages sociopolitiques qui implique un nouvel examen des pratiques politiques de l’âge moderne.
Le secrétaire particulier, loin d’être le symbole de l’archaïsme des pouvoirs d’Ancien régime, incarne au contraire une figure de la modernité qui escorte le développement des appareils de pouvoir bureaucratique. Voilà une des thèses les plus originales de cet ouvrage passionnant et bien écrit. A l’examen du nexus entre maîtres et secrétaires surgit d’emblée une aporie redoutable : l’inégalité des positions de secrétaires suivant l’inégale puissance de leurs patrons (p.23). Le secrétaire ne forme pas un domestique comme les autres.
Il défie l’historien qui tente de le situer dans la société d’Ancien Régime. Son seul statut de domestique n’est pas sans conséquence sur son identité sociale et pourtant ce statut ne suffit pas à définir la place qu’il occupe dans le monde social. Les secrétaires proviennent d’horizons sociaux très différents et ils échappent à toute hiérarchisation intrinsèque (p.25). La pluriactivité fait partie intégrante de la charge. Explorer l’ambiguïté sociale du secrétaire équivaut à traverser les principaux lieux de pouvoir où on les rencontrait.
Loin du tremplin social, il faut saisir à la fois les contraintes des positions et la capacité d’action qui tient aux caractéristiques de la relation sociale de travail qui les lie à leurs patrons (p.26). Une dialectique se noue alors entre la construction d’un réseau de relations autonomes qui confère une certaine indépendance au secrétaire et le rehaussement du prestige du patron grâce à la disposition d’une charge officielle de secrétaire.
Il existe également une grande hétérogénéité de la fonction : secrétaire d’ambassade, secrétaire du Roi, secrétaire particulier. Ce dernier cas offre un curieux partage entre richesse, pouvoir et statut. La proximité d’un puissant fournit un statut protecteur et rémunérateur mais ne confère aucun droit ni privilège. Le pouvoir va de pair avec la précarité (p.29). L’exercice d’un office peut se transformer car celui qui le détient occupe un poste de secrétaire particulier (p.33). Secrétaire renvoie à un double emploi (p.36) : emploi domestique et ensemble de tâches prenantes au sens où elles privent de liberté.
La condition domestique vécue avant tout comme un travail s’oppose à l’état bourgeois qui suppose de vivre de ses rentes (p.37). La question de la rémunération des secrétaires donne à voir sous un angle autre la condition des domestiques privilégiés. Le haut personnel des Maisons aristocratiques, pris dans une économie de la sollicitation, perçoit des gages en fonction de ses alliances. Gratifications, pensions viagères ou pots-de-vin résultent du rôle d’intermédiaire ou d’exécuteur de ses ordres (p.40). « La diversité des activités lucratives de certains secrétaires à côté de leurs fonctions officielles ne met pas seulement en lumières leurs revenus, elle produit aussi un trouble quant à leur identité professionnelle réelle » (p.42).
Le statut social envié de domestique de confiance dans une grande Maison relève de l’instrumentalisation poussée. La condition domestique apparaît dès lors caractérisée non par un type de rémunération mais par une capacité différentielle à accéder à des revenus qui dépendent de la position occupée dans la Maison (p.46). Nicolas SCHAPIRA esquisse ici une sociologie des milieux ou des univers professionnels dans lesquels devenir secrétaire correspondait à un désir longuement mûri ou à un destin possible parmi d’autres, ou encore se révélait un complément utile à d’autres activités (p.47).
Les secrétaires qui peuplent les Maisons aristocratiques provient d’une petite bourgeoisie à talents dont les enfants possèdent des compétences d’écriture et des savoirs comptables. L’emploi de secrétaire s’envisage dans la durée d’une carrière et fait l’objet d’une forte reproduction sociale. Les secrétaires manient la plume. C’est là l’une des caractéristiques essentielles de la fonction : le secrétaire se trouve dans la proximité d’un personnage d’un rang bien plus élevé que lui, et parce que cette proximité peut être travaillée par l’écriture, lorsqu’elle offre la possibilité de déployer des talents d’écrivain, d’historien ou d’épistolier, ouvre des horizons.
Copiste, scribe et secrétaire de l’autre. On ne saurait tracer une limite ni fonctionnelle ni sociale (p.55). Les secrétaires partagent une compétence en matière d’écriture mobilisée dans le cadre d’un rapport social de dépendance qui peut être travaillé au moyen de cette compétence. Apparaît ainsi un modèle domestique d’exercice du pouvoir largement diffusé dans le corps social (p.58). A noter qu’à des fins de clarté et de méthode, l’auteur, spécialiste du phénomène littéraire au XVIIème siècle, pose une conclusion à la fin de chaque chapitre. Ce qui facilite amplement la lecture de l’ouvrage.
Au XVIème, les secrétaires de Roi s’affirment, corps inscrit dans l’Etat et fortement privilégiés par la monarchie. A partir de 1550, les secrétaires d’Etat apparaissent progressivement. La culture de l’imprimé ouvre, pour des individus qui savent manier la plume, à des nouvelles possibilités de se valoriser au moyen de livres. « Toute la difficulté de leur office réside dans la distance entre la condition de celui qui tient la plume et de celui dont il est chargé d’exprimer les pensées » (p.66).
Art consommé propre au secrétaire qui touche aux mystères de l’Etat, cette compétence politique dont la clé tient dans l’observation des pratiques de pouvoir, gît dans la force spécifique de la position : une expertise intellectuelle sise au cœur du pouvoir. L’art des lettres et de la lettre requiert la maîtrise de l’usage du monde autant que des qualités d’auteur (p.71). L’art de manier avec adresse la louange de ses patrons fait écho à une esthétique du silence et du non-dit. L’épistolarité s’étend à l’offre de service pour réaliser un livre ou écrire des poèmes.
Le secrétaire ne travaille pas avec des règles et des lois bien établies, il compose en permanence avec l’humeur du prince et les délicats équilibres curiaux. La question du secrétaire ouvre à celle de la distribution de la faveur (p.82). La fonction représente un modèle aussi bien social que politique, une rationalisation des aspirations d’un certain personnel intellectuel (p.85). Les écrits produits par les secrétaires, au XVIIIème, n’évitent pas la sous-symbolisation.
La fonction ramène le regard à la fois sur des usages de l’écrit aux antipodes de ceux qui servent à construire la figure de l’écrivain et sur la condition domestique de bien des professionnels des lettres. Ils demeurent dans l’ombre de ce qu’ils servent à montrer et n’accèdent pas au rang de figures (p.92). A travers la carrière de Videl, entre 1617 et 1626, se fait jour la compréhension de la manière dont se rencontrent la littérature en voie d’institutionnalisation et l’activité de secrétaire particulier (p.100). Alors que les professionnels des lettres démonétisent la figure de l’auteur-secrétaire, le secrétaire particulier, jouant sur l’ambigüité sociale d’une fonction exercée dans des contextes variés, la transforme en ressource.
Le spécialiste de l’histoire politique de l’écrit pointe un facteur capital dans l’évolution des trajectoires individuelles. En dehors même des accidents de la vie qui interrompent des parcours, tous les individus ne réussissaient pas, sur le long terme, à maintenir le contrôle sur eux-mêmes qu’exigeait leur emploi. Pour des domestiques, il s’agissait de l’abnégation dans la soumission (p. 116). Cerner la spécificité des tâches d’écriture des secrétaires eu égard aux autres domestiques implique non seulement une description précise de l’ensemble des gestes qu’ils accomplissaient mais aussi d’examiner la qualification sociale que ces gestes ont reçue. Comment passe-t-on d’un ensemble de gestes à un emploi reconnu, voire une profession ? Faute de statuts et d’environnement institutionnel, la sociologie des professions ne s’applique pas au cas des secrétaires (p.118).
Inscrire le questionnement sociologique dans une histoire des pratiques professionnelles consiste à construire un parcours entre différents types de sources pour produire une image des mondes domestiques. Un apport de la démarche historienne à la réflexion sociologique. Une autre thèse originale du livre consiste à montrer que l’activité de secrétaire fait voir la capacité de l’écriture d’engendrer des rapports sociaux originaux, quand bien même ceux-ci ne se trouveraient pas stabilisés sous la forme d’un statut ou d’une autre forme de professionnalisation (p.141).
Cette démarche microhistorique et interactionniste mobilise la microphysique foucaldienne du pouvoir au sens où le pouvoir résulte de multiples rapports de force présents dans tous les lieux sociaux (p.166). L’étude des secrétaires fait donc toucher l’histoire comme activité socialement constitutive du pouvoir politique (p.256). Cette enquête sur des relations de longue durée revient, en conclusion générale, sur un célèbre article de Pierre BOURDIEU intitulé : « De la Maison du roi à la raison d’Etat. Un modèle de la genèse du champ bureaucratique » (p.282), refusant toute vision téléologique d’un processus continu de modernisation et de rationalisation de l’Etat.
Les secrétaires de l’Ancien Régime participèrent intensément à la politique du temps. En ce sens, l’exercice du pouvoir provenait d’une coproduction des maîtres et des secrétaires. Cette structure d’action politique déployait tout un ensemble de tactiques en un jeu d’identité et de dédoublement. Apparaissent ainsi des compétences spécifiques définitoires de l’activité politique. Produire en permanence la confiance du maître ne se séparait pas d’une aisance dans le maniement de l’écriture. Un ouvrage nécessaire pour comprendre l’importance de la confiance comme affect, valeur et technique structurants des relations de pouvoir.
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