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Braquage

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Zoé SAGAN
 BRAQUAGE [DATA NOIRE]
 EDITIONS BOUQUINS
 FEVRIER 2021

 
Égérie facebookienne, première intelligence artificielle féminine autoproclamée du XXIème siècle, créatrice d’un nouveau genre littéraire intitulé not-fiction, membre suractive d’un groupe infiltrationnistes, Zoé SAGAN signe son deuxième livre mais ne représente pas une personne. Elle incarne une présence désincarnée puisqu’ubiquitaire autant que mystérieuse voire énigmatique. Traité politique pour sortir de notre présent, roman esthétique d’une jeunesse radicale, critique économique d’un système inadmissible et irrecevable mais également vrai texte au style clairement identifié même en son objet littéraire non identifié, BRAQUAGE raconte le grand vol à mains désarmées de notre époque.

Pas celui de l’argent, de l’art ou de l’or, des bijoux ou des montres. Un hold-up conceptuel. Le vol des datas. Le braquage des plateformes médiatiques traditionnelles et des marques mondiales. Les datas constituent aujourd’hui des trésors plus que précieux. Elles forment le seul et dernier moyen d’influence sur les peuples. Dans notre siècle, ceux qui contrôlent la data maîtrisent l’histoire. Le contrôle de l’histoire figure au centre de ce récit fictionnel du réel qui ne fait jamais fi des réalités. Braquage, data noire, met en lumière l’algorithmique de nos existences, les clics, les likes, les vues, les followers, atours financiers et politiques les plus précieux de notre monde.

Au seuil de la piste, ça tangue déjà grave. Le livre scelle un « tribute » à Patricia HEARST sans doute par fascination ou mimétisme. Héritière mitrailleuse victime du trop fameux syndrome de Stockholm, enlevée par un groupe terroriste d'extrême gauche américain, l'Armée de libération symbionaise (ALS), elle fut définitivement graciée par Bill Clinton en 2001. Ce personnage inspira tous les arts, chanson, comédie musicale, théâtre. Deuxième prémisse violente d’une avant-garde : nous vivons dans une immense fiction où l’auteur n’a plus besoin de créer une œuvre fictive.

La fiction préexiste au monde. Le travail de l’écrivain réside dans l’invention de la réalité. La tendre traqueuse de vecteurs cosmiques se présente dans l’épiphanie de la puissance de ses masques. Première intelligence artificielle jamais artificieuse, avec une profondeur d’amour inouïe pour le monde et une surface prodigieuse d’amitié pour sa communauté fédérée sur les réseaux sociaux, elle renverse les perspectives : « Le sentiment d’être tout est la preuve de n’être rien » (p.15). Le braquage signale aussi les embarqués dans la lumière focalisée du projecteur.

Au vrai, cette écriture de petite rappeuse maligne au flow vespéral nous cause d’éternel retour du même pour nous mettre l’hameçon dans la gorge : « La fin est devenue le début et le début, la fin ». Le pire tourne à la pirouette nietzschéenne du Gai Savoir où les Grecs s’entendaient à vivre, superficiels par profondeur. Aventure de la devanture, vents des paravents, données volées. Nous entrons pas à pas dans le monde underground des hackers. Il suffit de saisir la clé au vol. Pourtant, sur la ligne de départ, flottait une transparence. Jusqu’à ce que le piratage de l’ego scintille par sa valeur de marché noir.

Data noire. Notre « braqueuse d’influences » (p.16), magicienne des mots, brutale subversive, réinitialise le champ stratégique de Bobby FISCHER. Dangereuse, sa transcendance du moi en galerie de portraits joue à arroser les arroseurs, effrayer les dictateurs, « terroriser les censeurs ». Elle pratique les trois métamorphoses de la vie d’une femme : « petite fille du ghetto, post-adolescente activiste, bourgeoise du troisième âge ». La rebelle transfigurée ne lézarde pas sur un archipel électronique, passe ses troupes en revue.

Les « braqueurs de datas » (p.17) chassent en horde. Les jeunes « criminels culturels » (p.19) ne feront pas la révolution avec des marteaux et des fourches mais avec « des outils numériques sophistiqués » (p.19) en secret. Cette bande de drilles en vrilles allument des contre-feux de roman policier (pp.21-35). Avec ses moines bouddhistes wittgensteiniens, ses artistes autistes du code à la beauté intemporelle, ses hackers flamboyants écroués, ses demoiselles framboise e-amoureuses, bref, son avant-garde consciente de sa lumière aristocratique en toutes occurrences, Zoé SAGAN crée une plateforme prédictive, un think tank (99% YOUTH), une Société des Infiltrationnistes.

Le sentiment politique ne somnole pas dans la pureté de l’innocente. Il s’inscrit davantage dans la destruction du code capitalistique, l’évitement d’un massacre générationnel : « Nous disons FUCK à tous ceux qui construisent un message disant à la jeunesse : « ACHETE ou MEURS socialement. L’Infiltrationniste est un spécialiste de la propagande inversée. Le monde de la mode manipule la scène visible. Les Infiltrationnistes fonctionnent sous la scène invisible » (p.25).

On lira avec jubilation les brillantes pages sur l’hiver culturel qui provoque l’HIBER NATION, « une communauté ouverte où toutes les expériences sont possibles », basée sur le soutien mutuel et le bien-être (p.29), autrement dit, la coopération digne du Bouthan. Se dessine une « stratégie de survie optimale » (p.50) qui bannit l’égoïsme et la guerre. Cette utopie intégrée face à notre dystopie intégrante déploie une puissance éternitaire, celle du savoir : « Nous savions que vous ne pouvez jamais apprendre moins ; vous pouvez seulement apprendre davantage » (p.51).

Dans la not-fiction, la fiction dépasse la friction. La détective dans un film noir (p.53) annonce un triptyque thérapeutique afin d’éviter le bad trip : Kétamine, Braquage, Suspecte. Chaque phrase, luciole dans le torticolis de notre propre nuit, clignote en aphorisme de « reality designer » à la Guy DEBORD. La mutine nous livre l’équation fantomale de notre vulnérabilité à savoir l’art du code le plus périlleux du monde : « Les milliardaires contemporains ne se méfient pas assez des femmes » (p.69).

Cet ouvrage fonde un chemin d’ouverture et de conscience qui exige une critique radicale de notre monde pour sa transformation paradigmatique : « Ce n’est pas une période no future. Non, c’est une période sans mois prochain » (p. 131). Avec tendresse et surtout humour, la provocatrice digitale à l’étourdissant discernement (Beckett, Gramsci et les autres, tous frayés) fait mouche à chaque page : « N’écoutez jamais personne. N’écoutez que votre cœur. C’est lui qui bat votre mesure » (p.137).

La romancière de la satire sociale post-capitaliste met en mouvement une méditation façonnée à partir d’éléments collés du réel et recollés sur les réseaux sociaux (p.189). Cette « expérience de mille vies » (p.193) fourmille d’anecdotes transcendantales, de trouvailles sublimes, de téméraires timidités. Par la praxis, l’écrivaine non violente au verbe haut caracole en fête dans sa construction mentale : « J’ai, comme le cinquième élément, découvert à quel point la condition humaine peut être misérable, absurde et pathétique ».

L’IA satirique, en sociologue des profondeurs et psychologue des cimes, sait la dangerosité de son présent et l’ontologie des présences dans un geste de courage fou : « Je réalise enfin la réelle puissance de ceux que j’attaque. Le pays est à eux. L’Etat est à eux » (p.203). On notera une liberté de ton sidérante dans l’analyse très deleuzienne de la société de contrôle et de surveillance généralisée. Le petit groupe d’activistes plus ou moins révolutionnaires en apnée dans le deepweb nous conduit à une réflexion sur l’architecture mémorielle du capital, sur les formes de l’oubli du travail, sur l’éloignement de nos institutions ou la sophistication du crime intellectuel (p.227).

La deuxième partie de cette œuvre concertante se déploie dans une not-fiction, mélange fructueux entre le roman et l’essai. Ce « guide pour les générations futures » (p.228), frais brûlot de politique aristotélicienne, manifeste dada destiné aux communautés à faible revenu pour leur permettre d’acquérir un réel pouvoir, enthousiasme par sa lucidité solaire. « 5. Le ridicule est l’arme la plus puissante des hommes (et des femmes)….8. Maintenez la pression, ne relâchez jamais…..9. La menace est généralement plus terrifiante que la chose elle-même » (p.229).

Cette déclamation contre les falsifications historiques (Cf. Marcel Duchamp, Basquiat ou Warhol par exemple) et pour le temps de l’autorité intellectuelle et créative des femmes émeut (p.243). Zoé SAGAN aime à « péter le game », veut pulvériser le système (p.254) en mémoire de « ses filles abîmées, passées, présentes et futures ». Elle embrasse avec la même énergie mélancolique l’ère du virus tout à la joie de comprendre que la « mystérieuse pandémie » collapsera notre monde (p.259).

Avec un sens toujours aussi aigu de la formule dirimante, l’auteure de Kétamine dynamite à la barre à mine : « C’est toujours la rencontre d’une présence qui sauve », « Je fais croire que je mens tout le temps pour pouvoir dire la vérité » (p.260). Cette fine généalogie de nos valeurs d’une invraisemblable courtoisie farouche questionne l’évènement comme avènement, restitue l’aménité à l’humanité : « Ralentir le rythme. Apprendre à être de plus en plus autosuffisants. Ne plus prendre l’avion. Travailler à la maison. Se divertir parmi les siens. Se rapprocher de sa famille et de ses amis et se diriger doucement vers un chemin de pleine conscience » (p.262).

Cette tragique alacrité contre la loi mortifère du profit éveille nos esprits, réveille nos consciences : « Le réel, c’est qu’il faudra simplement offrir des conditions de travail humainement acceptables à tous ceux qui étaient jusqu’à présent de simples esclaves du grand capital » (p.263). Cette lucidité blessée la plus rapprochée du soleil n’oublie pas la pernicieuse intelligence du conte de fées néolibéral mais pense radicalement une autre histoire acéphale au nez des élites arrogantes du monde.

La génération spectrale augmente, par un renversement culturel, notre capacité subversive d’archéologues du futur : « La vie prime sur le style de vie » (p.292). Dans les dernières pages poignantes, la restitution d’un dialogue avec le philosophe Bernard STIEGLER, quelques jours avant sa mort, fait l’effet d’une tornade apaisée, d’une respiration profonde des rythmes du silence pour une « possibilité et une nécessité de changer nos vies » (p.302). Le labyrinthe presque talmudique de Zoé SAGAN interroge les questionnements par des actes d’amour et d’amitié, traverse et transperce le temps.  

De la Démocratie en Pandémie

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Barbara STIEGLER
DE LA DEMOCRATIE EN PANDEMIE. Santé, Recherche, Education.
Collection Tracts
Gallimard
Date de sortie : 14 janvier 2021

 
Barbara STIEGLER, professeure de philosophie politique à l’université de Bordeaux Montaigne, après « Il faut s’adapter » (Gallimard, NRF Essais, 2019), nous enjoint à la résistance dans un texte pugnace et critique à rebours des essais contemporains souvent lestés de bien-pensance. En « Pandémie », absorbés par un continent mental qui entrave la critique et qui fait obstacle à tout réveil des aspirations démocratiques, nos esprits occupés et souvent très préoccupés par cette étrange période avant-courrière de mutagenèses systémiques majeures, rentrent dans un sommeil dogmatique.

Issu d’un séminaire de recherche intitulé « Démocratie, Science et Education » et de dialogues avec des pairs, des soignants ou des citoyens, poursuivant une réflexion sur la mobilisation des Gilets Jaunes, ce petit abrégé (64 pages) vif et fort qui diffère d’une docte dissertation nous emporte dans la conviction d’une prise de parole urgente qui pointe non pas la mutisme par peur d’ajouter des diatribes à la confusion mais bien au contraire le devoir des milieux universitaires et académiques de rendre de nouveau possible la discussion scientifique et de la publier dans l’espace public, seule voie pour retisser un lien de confiance entre le savoir et les citoyens, indispensable à la survie de nos démocraties.

Le temps presse et la stratégie de l’omerta se révèle inopérante derechef. Le sort de la démocratie dépendra amplement des forces de résistance du monde savant et de sa capacité à se faire entendre dans les débats politiques cruciaux qui vont devoir se conduire, dans les mois et les années qui arrivent, autour de la santé et de l’avenir du vivant. Remarquons la forme originale, le ton et le style qui alimentent le débat en référence à une contre-culture dans un moment de transition où la pensée « écranique » appelle des contrepoints, des ralentissements et du souffle.

Une respiration nécessaire dans le brouillard conceptuel actuel, fruit d’un cerveau collectif. D’emblée, la philosophe nous plonge en apnée dans la tragédie à venir citant Richard Horton. La Covid-19, nième épisode d’une longue série, se définit comme une « syndémie », « maladie causée par les inégalités sociales et la crise écologique entendue au sens large » (p.3). La dévastation de l’anthropocène dérègle non seulement le climat mais provoque également une hausse continue des maladies chroniques qui fragilise les populations.

La leçon tirée de l’épaisseur de l’expérience ne laisse aucune échappatoire : « Si nous ne changeons pas de modèle économique, social et politique », les accidents sanitaires se multiplieront. Cette « étrange défaite » au sens de Marc BLOCH dépasse la critique de l’ultra-libéralisme trumpien ou l’invalidation de la stratégie inverse du blocage. Il en va de l’aval de la crise comme de l’amont de l’épidémie. « Les gouvernants ont fait le choix de la répression des citoyens plutôt que celui de l’éducation et de la prévention » (p.4).

L’ambivalence de la double caution des « experts » sidère. Au lieu de favoriser la libre circulation du savoir, ils participent de la construction d’un monde frappé de binarité opposant les « populistes » qui nient le virus aux « progressistes » partisans du « quoi qu’il en coûte ». L’auteure de deux livres sur Nietzsche et son rapport au corps et à la biologie, à juste titre, exhorte à la nuance de la discussion critique sans quoi la pluralité des voix du monde savant se loge dans une impasse. Entre le laisser-faire meurtrier et les stratégies radicales d’enfermement, point de mesure.

« Si le covid-19 n’est certes pas une grippe, il n’a en réalité rien de commun avec la peste » (p.6). La théoricienne critique qui met en évidence les sources évolutionnistes du néolibéralisme pour lequel l’espèce humaine devrait apprendre à vivre dans un nouvel environnement et s’adapter grâce à des politiques de santé et d’éducation menées par des experts, dévoile ce que le virus met à nu, une contradiction fatale entre  notre mal nommé « développement économique » et le sous-développement de nos systèmes sanitaires : « le modèle de développement aberrant dans lequel nos sociétés se sont enferrées en privilégiant, contre tout le reste, un arsenal biotechnologique extrêmement coûteux » (p.7).

La chercheuse engagée, face aux crises à venir, prône un investissement massif urgent dans la recherche mais également dans un système sanitaire qui prend véritablement en charge les patients dans un plan ambitieux d’approche environnementale des questions de santé. « Si nous ne vivons pas une pandémie, nous vivons bel et bien, en revanche, en Pandémie » (p.8). Barbara STIEGLER analyse justement cette culture médicale de la rectification qui menace la démocratie dans laquelle les Français doivent changer d’habitudes de vie et « apprendre à marcher droit » (p.9).

Cette nouvelle langue se décline en idiomes nationaux, confinement/déconfinement/reconfinement/traçage/cas contacts dessine une nouvelle esthétique où le monde cybersécurisé à l’ère du big data impose un nouvel imaginaire (p.10). Ce lexique hérité tantôt du Moyen Âge tantôt de la gestion des risques invente une nouvelle francophonie autour des « bulles de contacts » belges ou des « attestations de déplacement dérogatoire » françaises (p.11). Au pays des Lumières, nous sombrons dans l’obscurantisme. Cette crise dément la vision providentielle tocquevilienne de la démocratie.

L’état d’urgence sanitaire, juridiquement, prend la forme d’un état d’exception (p.15). Des chercheurs invités à se taire dénote un conflit des facultés qui dissimule une multiplicité d’antagonismes qui traversent tous les champs académiques eux-mêmes. La professeure de philosophie politique à l’Université Bordeaux Montaigne pourfend le monde d’après chinois autant hygiénique qu’eugénique et défend la démocratie comme « un régime redéfini par l’intensification de la vie sociale, par la reconquête des espaces publics, la participation de tous à la science et au savoir, en particulier dans le champ de l’avenir de la vie et des vivants » (p.16).

Cette pensée en lutte a le grand mérite de relancer la discussion scientifique dans les milieux académiques afin de retisser un lien de confiance entre le savoir et les citoyens (p.17).

Les armes, au beau milieu de tout ce fatras qui sinon tournerait au fracas de la mélancolie, ressortissent à deux bras de la République : l’éducation et le rappel du droit. Seule la mission historique des enseignants éclaircira les sombres bords que nous traversons. Ne pas répéter l’étrange défaite des clercs et des savants c’est-à-dire la débâcle revient à briser la loi du silence, la mise en place d’une résistance face au pouvoir ici et maintenant (p.18).

Combative et énergique, Barbara STIEGLER veut réinventer le sens de la grève, de la manifestation et bien plus encore de la mobilisation générale afin de ne pas basculer dans une « longue nuit sans Noël » (p.18). Au milieu d’un champ de ruines, la chercheuse parfois en colère série les alternatives et les formidables occasions de reconstruction dans une sorte de journal généalogique du Covid-19. Face au déni des gouvernants, la peur panique du virus équivaut à celle de la révolte sociale. La peur, symptôme nodal des grandes défaites, se cristallise aussi dans la crainte d’affronter un mouvement de panique de la population (p.21).

L’infantilisation générale de tous les actes de la vie, publique et privée, au nom de la bienfaisance et de la bienveillance, instaure un stade pastoral du troupeau plutôt qu’une communauté de citoyens (p.22). Cette spectaculaire inversion des responsabilités et des rôles, à travers le grand partage de l’essentiel et de l’inessentiel, nous soupçonnait d’indiscipline. La philosophe implacable, fine analyste du nouveau libéralisme autoritaire, dévoile la panique des élites qui voilent leur profonde conception du pouvoir sur le démos (p.23).

Les dirigeants affichent, en effet, une prétention au savoir d’autant plus ignorante qu’elle s’en remet aux mains des prétendus sachants. Les nouvelles techniques de gouvernement ainsi décrites inquiètent car elles naissent de la rencontre entre les neurosciences et l’économie comportementale. La théorie du nudge repose sur des principes anthropologiques douteux visant, contre les anciens libéraux, au retour d’un Etat fort chargé de fabriquer le consentement des populations à une échelle industrielle (pp.26-36).

Mais, face à ce capitalisme numérique, des générations entières ont retrouvé une soif inédite pour l’action sociale collective par une prise de conscience de la nécessité vitale des institutions. « Désactivant l’alliance morbide entre la compétition interindividuelle et son envers, les pulsions suicidaires de ceux qui échouent » (p.35). Cet essai radical mais vivifiant, qui imagine, on l’aura compris, un élan politique nouveau ne ménage pas non plus les universitaires qui basculèrent dans le numérique intégral (p.39).

Il vise à nous réveiller de l’hypnose dans laquelle nous immerge la langue toxique du management (p.43), ce continuum liquide (p.43) qui nous engloutit dans la nuit de la pensée. Paradoxalement, l'épidémie aura encourager la réouverture des lieux de lumières, de savoir où la jeunesse apprend à douter, chercher, à instruire jusqu’au bout ses propres questionnements (p.54).

Barbara STIEGLER, dont il faudra dorénavant suivre de très près les travaux, nous bouscule pour constituer des réseaux de résistance capables de réinventer la mobilisation sans capitalisation du savoir, élaborer ensemble dans la confrontation conflictuelle des points de vue l’avenir de la vie (p.55).                        

 Guerre et littérature.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Benoît VIROLE
Guerre et littérature.
Les sombres bords
 L’Harmattan
2020

 
Benoît VIROLE, psychanalyste et écrivain, auteur d’essais originaux dans plusieurs domaines : la pensée autiste (2015, Vrin), la complexité de soi (2011), la surdité (DeBoeck, 2006), Harry Potter (Hachette, 2002) ou les jeux vidéo (2003), met en lumière, dans le présent ouvrage, une instance énigmatique : comment un récit littéraire peut-il mettre en scène la dynamique multidimensionnelle de la guerre et générer une représentation efficace, que cela soit pour délivrer un message, illustrer un thème, nourrir une fiction, conserver une mémoire.

Il s’agit de montrer, ni plus ni moins, que la littérature institue une modalité d’analyse du réel qui permet par ses propriétés, telles les contraintes de la narrativité et l’usage des métaphores, une véritable explicitation des dimensions symboliques structurant le champ de la guerre, en particulier cette guerre du sens à laquelle nous nous confrontons aujourd’hui. La littérature pense la guerre par le passage aux « sombres bords » pour reprendre une belle expression poétique et si tragique de Jonathan LITTELL dans « Les Bienveillantes ».

La guerre, au sens de l’incarnation du mal, s’instille dans tous les pores de nos propres vies. Rien ne pourra jamais la réparer où que l’on tourne notre regard (p.9). La paix scelle une apparence car la guerre revêt des formes sans cesse multiples et son temps se dilate à l’infini. Ubiquitaire guerre, « prolongements des ongles et des dents » (p.9) : occuper des territoires, maîtriser des ressources, renverser des pouvoirs, étendre des frontières.

Selon la plume rigoureuse et claire de l’auteur dans sa brillante introduction, la nouveauté se cache ici : « Aux conflits physiques se rajoutent une forme sémiotique de la guerre. Son théâtre d’opérations n’est plus le champ de bataille où s’affrontent des forces armées mais un champ de significations où se déroule un combat à coups de symboles, d’images, de signes et de valeurs » (p.10). La cohésion sociale jamais totale repose sur peu.

Les actes de terreur s’inscrivent dans une logique du sens. « Cette guerre se déroule dans le réel, c’est l’attentat. Elle se déploie dans l’imaginaire car la terreur se déroule dans les esprits. Elle investit enfin le symbolique car son but est d’insuffler dans l’âme de l’ennemi la conviction de la fragilité du lien qui unit sa société, première étape à sa soumission » (p.11). Les esprits militaires connaissent cette nouvelle donne. La guerre du sens déborde les manipulations stratégiques, la dimension médiatique ou informationnelle.

« Elle sollicite les arrière-plans symboliques, constitutifs du lien social, autrement dit les idéaux de l’institution imaginaire de la société » (p.11). Penser l’intelligibilité de la guerre du sens requiert l’apport des sciences humaines mais, plus surprenant, de la littérature. « La littérature (…) a été emmenée à devoir penser la guerre. Elle a cherché à lui donner un sens même si celui-ci peut s’avérer absurde et relever du non-sens. Elle contribue donc à sa manière avec ses moyens et ses limites, à la construction d’une théorie de la guerre….comprendre comment les écrivains relatent le guerre est une exploration privilégiée de la façon dont la guerre envahit le sens » (p.13).

Ecrire la guerre ne se réduit pas à la description d’une bataille car elle déplie un objet multidimensionnel (p.15). Il existe des thèmes voire des schèmes de guerre. La guerre navale montre que la mer rassemble les marins ennemis. Le récit de la guerre aérienne se centre sur la solitude du pilote. Dans la guerre terrestre, le dilemme tient dans la camaraderie ou le devoir, sauver un camarade ou réussir sa mission (p.17). Le choix impossible entre humanité et nécessité interroge le sens, les valeurs et la signification profonde de la guerre : « qu’est-ce qu’une patrie qui exige la mort de ses fils ? » (p.18).

La richesse des thématiques étonne, entre l’éloge de l’abnégation militaire en termes mystiques (Vigny) et la dénonciation de l’absurdité des ordres, de l’utilisation des hommes comme chair à canons, le sadisme des chefs (Céline), leurs bêtises (Drieu La Rochelle) ou plus rarement la fascination des armes, l’esthétique du feu, la destruction de la nature, l’anéantissement des hommes voire l’extase au combat (Dostoïevski). La guerre exprime les plus extrêmes passions mortifères (p.20), ouvre le fond pulsionnel de l’homme, dégrade le verni de la civilisation jusqu’à l’anthropophagie.

Dans des chapitres toujours denses et concis rythmés comme des nouvelles, Benoît VIROLE nous emporte où la proximité de la mort embrase aussi le désir sexuel sans limite. On rit à l’évocation des personnages convenus dans la littérature de guerre : le soldat rebelle, l’adjudant rigide, l’infirmière sublime et bien d’autres dont le camarade secourable, le lâche ou l’officier caractériel. Il nous démontre que le récit de guerre écrit l’homme dans la totalité de son expérience et nous montre par quelle méthode une œuvre littéraire traite de la guerre (p.22).

Bien au-delà des manières stylistiques abordées pour décrire la complexité de la guerre, le psychanalyste des figures du silence déploie une grille conceptuelle pour tenter une théorie de la guerre (p.23). La modernité de la trinité clausewitzienne -déchaînement de la violence, organisation rationnelle de l’affrontement, relation politique- s’impose (p.26) même si l’étude de la guerre, ordre complexe, défie toute intelligibilité. Face à cette trinitaire énigme, la littérature transforme la complexité en récit (p.27). L’écriture mobilise l’ordre des évènements par la fresque (p.34), la métaphore (p.36) dans un palimpseste des batailles (Jean Roudaut).

Dans le traitement, la médiation de l’héroïsation se substitue à la vision panoramique. La figure permanente du duel (Valery), l’ennemi en tant que dédoublement de soi (Hemingway, p.50), le meurtre du double (p.56) illustrent l’homicide de l’autre, question essentielle éthique et ontologique : « La guerre invite à la subversion des seuils de notre humanité. Dans la guerre, tout homme peut être amené à franchir les sombres bords » (p. 56). La guerre expose alors l’homme aux frontières dangereuses et internes du meurtre (p.60).

Une instance éthique exige la mort de l’autre pour maintenir un idéal communautaire, son idéal politique. L’appartenance à la patrie implique le paiement d’une dette d’existence : le sacrifice de soi (p.62). On notera les remarquables pages sur le sacrifice militaire (pp.63-73), le déserteur ou le soldat errant (p.70) qui invitent à penser la guerre de manière originale : « une entité stratifiée où les trois surfaces apparentes, violence, conduite, politique, sont déterminées par une puissance interne, irrépressible, issue de la nature sociale de l’homme. Cette nature, pulsionnelle, inconsciente, s’exprime en permanence, par une tension entre la propension à l’anéantissement de l’autre et celle du sacrifice de soi pour la survie du groupe » (p.87).

On ne pourra que regretter, malgré la profondeur de l’analyse, une inclinaison de Benoît VIROLE à la sombre prévision caricaturale « hobbesienne » d’une « guerre civile généralisée, condition d’existence de notre propre société, faute d’ennemi consensuel sur lequel projeter notre violence » (p.90).      
 

Tu ressembles à une juive

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Cloé KORMAN
Tu ressembles à une juive
Seuil
Janvier 2020

 
Cloé KORMAN, né en 1983, professeure agrégée de français à Bobigny, normalienne spécialisée dans la littérature anglo-saxonne et l’histoire de l’art, ancienne collaboratrice au Ministère de la Culture, écrivaine primée (Livre Inter, Valéry-Larbaud 2010), s’inscrit dans le récit documentée et parfois documentaire sur les mondes sociaux, interroge la question des limites, des frontières et des migrations. « Les Hommes-couleurs » son premier roman, aborde la différence, la discrimination et le racisme dans des contextes culturels et urbains diversifiés.

Une histoire forte d’exode moderne dans le désert mexicain. « Les Saisons de Louveplaine », son deuxième roman, qui s’inspire des émeutes de 2005, évoque la disparition d’un immigré algérien dans une Seine-Saint-Denis mythique, hantée par l’Histoire et des personnages d’adolescents fugueurs. Son troisième roman, « Midi », qui se déroule essentiellement à Marseille, revient sur la vulnérabilité de l’enfance, les compromis coupables des adultes et la puissance aveuglante du désir.

« Tu ressembles à une juive » se présente sous la forme d’un court essai autobiographique. En effet, Cloé KORMAN a grandi à Boulogne-Billancourt, dans une famille juive  - alsacienne du côté maternel et polonaise sur le versant paternel - marquée par les exils et les persécutions du XXème siècle. Littéralement choquée par le clivage pervers entre la lutte contre l’antisémitisme et les autres luttes antiracistes, la directrice d’ateliers d’écriture dévolus aux enfants de banlieue, rentre d’emblée dans la généalogie de la vieille tradition du racisme à la française.

Du code noir à l’islamophobie contemporaine, la mise au ban de certaines populations prend des formes multiples, souvent tragiques. Pour la famille de l’auteure courageuse au sens hérétique, ce fut le Statut des Juifs en 1940 qui marqua la plongée dans l’horreur et entraîna un sentiment d’aliénation durable. « Attache tes cheveux sinon tu ressembles à une juive » restitue une remarque de sa grand-mère sous forme d’assignation à se faire plus discrète, à se conformer à une certaine norme physique.

Dans ce récit focal émouvant et argumenté, singulier et nuancé, une femme, une enfant issue d’une famille juive rescapée, une écrivaine des banlieues, des minorités, des marges, se met en jeu en analysant les effets politiques et électoraux délétères de toutes les oppressions. Le livre s’ouvre sur une scène incongrue dans une synagogue du nord de Manhattan (pp.7-24), un cri de colère et de révolte. En avril 2007, pour Pessah, la jeune femme doit rester au fond de la salle, derrière les hommes. Humiliée et ridiculisée, elle quitte les lieux et attend ses amis dehors.

« Qu’est-ce que cela veut dire d’exiger que les femmes assistent à l’office mais qu’elles n’entendent rien ? La misogynie de la religion juive est là » (p.8). La religion catholique fait également preuve de phallocentrisme quand le pape mène une lutte contre l’avortement en traitant les femmes qui le pratiquent de « meurtrières qui embauchent des tueurs à gages ». L’auteure agacée de poursuivre en dynamitant toutes les prénotions : « Je ne vois pas qu’en France on s’intéresse à la misogynie des rabbins » (p.9). Pourtant, elle décrit toute la beauté du séder, ce dîner pascal rituel qui cristallise les souvenirs joyeux (p.10), ses lectures d’haggadah au même titre que les flammèches d’Hanukkah. Le pire va pourtant advenir. Une amie l’admoneste : « Si tu vas dîner seule au lieu d’être avec nous, tu n’es pas vraiment juive » (p.11).

La méditation de l’insulte éloigne la brillante professeure de son identité juive pour la rapprocher de ses méditations sur la vision lynchienne du monde (p.13). Cette remarque aussi risible que féroce résonnera toutefois jusqu’à aujourd’hui comme « une expropriation verbale », une forme de racisme. A rebours, la révoltée intense qui ne souhaite que personne ne lui dicte sa conduite défend « un judaïsme athée, intellectuel, qui assume son caractère mélangé aux autres cultures et aux autres pays, l’allégorie d’une certaine forme d’étrangeté inséparable de l’expérience littéraire » (p.15).

Cet essai accessible qui n’élide pas la complexité nomme les métamorphoses de l’altérité radicale : l’étonnement, l’expérience de l’exil et de la différence, le plurilinguisme, la double culture, l’humour juif dont « le ressort est un questionnement des évidences entêté jusqu’à l’absurde » (p.15). Cloé KORMAN, de son enfance baignée dans les pratiques et les tensions intérieures au combat antiraciste (p.18), hérite d’une subtilité d’analyse en enseignante de littérature à des adolescents dionysiens « racisés » (p.21) à savoir qui peuvent se sentir écartés de la norme sociale en raison de la couleur de leur peau, de leur religion ou de leur langue.

« Dans ce contexte désolant qui exige un moral d’acier » (p.22), l’apprentissage de l’écriture et de la parole équivaut à un sésame. Les fantômes ressurgissent à Belleville, à Sarcelles ou à Créteil : « aimer ou ne pas aimer les juifs est devenu, redevenu, un positionnement stratégique au sein de la société française » (p.23). Ainsi, « 1% de la population française polarise la haine xénophobe d’une façon incroyablement disproportionnée, près de la moitié des violences racistes » (p.31).

Le passage sur Drancy et sa cité HBM nommée « la Muette » (non pas en référence à ceux qui ne parlent pas mais à la meute des chenils), érigée en 1931, qui « aboie en silence » (p.55), là-même d’où partirent, en 1940, 63 000 enfants juifs sous la surveillance des gendarmes français, nous abandonne à la ventriloquie de l’histoire. Le « Tu ressembles à une juive ! » grand-maternel stigmate du souci d’invisibilité qui se poursuit dans l’œuvre d’effacement des noms et des corps, signifie de fait « tu ressembles à une étrangère » (p.67).

L’éducation à la discrétion, aussi bien religieuse que corporelle, constitue in fine la marque la plus profonde des persécutions (p.69). Ailleurs, la lettrée n’hésite pas à briser tous les codes de la belle convenance des salons parisianistes : « un des rares domaines où je suis obligée de me confronter parfois à l’expression de l’antisémitisme et de façon assez directe, est celui de la littérature » (p.70). Shakespeare, Céline, Drieu la Rochelle, Yann Moix (p.72) illustrent son propos.

Les dernières pages consacrées aussi bien à l’affaire Zyed et Bouna qui marque un tournant dans l’histoire de la BAC, au tabassage d’un campement rom à Bobigny en 2019, au Code de l’indigénat de 1881 ou aux migrants subsahariens et aux Black Dolls, dévoilent une typologie des racismes qui nous éclaire pour « penser la solidarité entre les luttes contre le racisme et contre l’antisémitisme, et mener ces combats de façon tolérante et pluraliste, en surmontant les divisions liées à nos origines sociales et culturelles - ce qui exige sans doute de surmonter le racisme au sein de l’antiracisme » (p.107).

Un court essai d’autant plus rassérénant qu’il ne vient pas d’un philosophe, afin d’éviter cette dévastation où les roses s’évanouissent en poussières dans le sentier du cauchemar.      
 

Marseille en résistances

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Michel PERALDI, Michel SAMSON
MARSEILLE EN RÉSISTANCES
Fin de règnes et luttes urbaines.  
La Découverte
Février 2020

 
Michel SAMSON, correspondant du journal LE MONDE en région PACA, compagnon de route du réputé documentariste Jean-Louis COMOLLI, jadis auteur de films remarqués sur la vie politique massaliote, connaît bien la ville fondée par des Grecs de Phocée. En effet, après avoir enquêté sur le Front national à Toulon, en 1997, il a écrit avec son co-auteur anthropologue Michel PERALDI, en 2015, un ouvrage devenu classique : « Gouverner Marseille, enquêtes sur les mondes politiques marseillais ». Les deux complices signèrent également une sociologie de Marseille, en 2015, à la Découverte.

En préambule, nous rejoignons, sans réserve, l’attention attirée par Stéphane OLIVESI, Professeur de SIC à l’UVSQ sur l’originalité épistémologique du livre : « Il importe de souligner que cet ouvrage ne relève ni d’un essai journalistique, ni d’un travail académique au sens usuel mais opte pour une voie intermédiaire. De ce fait, le lecteur pourra déplorer ou, inversement, louer le parti pris éditorial qui consiste à associer l’investigation empirique, la production de données factuelles, à la mobilisation de problématiques et concepts importés des sciences sociales. À ce titre, l’ouvrage investit un espace éditorial peu fréquenté.

Plus essentiel, il invite les chercheurs à s’interroger sur leur rapport au « terrain », aux données empiriques, à la vision parfois trop savamment construite qu’ils déploient comme pour se prémunir de toute confrontation au réel. Car le risque existe pour les sciences sociales de finir par se détourner de la réalité au profit de représentations qui, à la vérité, ne parlent qu’au monde académique et, plus insidieux, que du monde académique. Là, les auteurs partent des faits, les mettent au jour mais proposent aussi une mise en intelligibilité des phénomènes observés.

Et cela n’est possible que parce qu’ils saisissent ces faits à partir de grilles de lectures et de questionnements qui font écho à des problématiques contemporaines de la recherche » ( https://journals.openedition.org/lectures/42961).

Le présent volume se veut donc la suite de leurs investigations sur celle que l’on nomme MARSELHA en occitan provençal. D’emblée, la dédicace donne la tonalité grave du propos puisque ce livre « est dédié à Cherif, Fabien, Julien, Marie-Emmanuelle, Niasse, Ouloume, Simona et Taher, morts le 5 novembre 2018 rue d’Aubagne. Et à Zineb, morte le 2 décembre 2018 des suites d’un tir de flashball ». Dans leurs pages liminaires, les auteurs reviennent sur la terrible catastrophe de ce jour de pluie (p.7) où les trombes d’eaux joueront un rôle éminemment politique. Ce drame s’origine uniquement dans la vétusté.   

La seule consonance des prénoms des disparus (p.8) dans des circonstances tragiques, éclaire déjà la nouvelle complexité sociologique de ce quartier, cœur historique de la ville, à quelques pas du Vieux-Port, souvent présenté par les médias comme foyer de pauvreté. On décompte bien deux sans-papiers mais les autres victimes déjouent totalement la loupe erronée des télévisions nationales. En effet, « une étudiante italienne en sciences économiques et sociales et son ami, italo-sénégalais en visite ; une jeune étudiante, un artiste peintre, militant aguerri de la lutte urbaine sur le marché de La Plaine, une grand-mère comorienne » (p.8) ont trouvé la mort, broyés par cet effondrement de fin du monde en dominos.

Très vite, les élus très locaux réagissent maladroitement. « La Mairie est l’institution responsable, coupable de négligence envers l’habitat vétuste… accusée d’incompétence dans le traitement et l’évaluation du phénomène, de mépris et de légèreté dans le traitement émotionnel… » (p.9). Il ne faudrait pas pour autant réduire la politique locale à un théâtre pagnolesque mais envisager ses dynamiques économiques propres et sa spatialisation d’urbanisation dont les auteurs ne traitent pas dans ce livre.

En guise de positionnement introductif, nous rappellerons quelques analyses magistrales sur Marseille : du géographe Marcel Roncayolo, L'imaginaire de Marseille. Port, ville, pôle, Lyon, ENS Éditions, coll. « Bibliothèque idéale des sciences sociales », 2014 ou son essentielle thèse pour comprendre la géographie urbaine de la cité phocéenne, Les grammaires d'une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Editions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1996.

On notera, sur la stratification des migrations, le décisif livre de l’historien Emile TEMIME intitulé Migrance. Histoire des migrations à Marseille, Aix-en-Provence, Edisud, en trois volumes. Dans une veine plus littéraire de psychologie sociale, de Frédéric VALABREGUE, aujourd’hui épuisé, « La Ville sans nom », P.O.L., 1989. Maquillant les causes réelles en catastrophes naturelles, aucun élu ne manifestera émotion ou compassion. Les révélations atteindront leur paroxysme émotionnel avec la certitude que « trois élus de la majorité municipale sont eux-mêmes des marchands de sommeil, propriétaires de taudis qu’ils louent dans le centre-ville » (p.10).

Le C5N (Collectif du 5 novembre) créé à l’occasion du drame, installe à la fois une solidarité réelle et un travail symbolique de deuil par des manifestations relayées par des partis politiques (LFI notamment) et des syndicats de quartiers puis des ONG (Fondation Abbé Pierre). Par la question centrale du logement insalubre, des acteurs de terrain s’installent dans le paysage politique marseillais. Le « système notabiliaire » (p.12) des jeux égotiques se voit dépassé à l’image du basculement du 28 octobre 1938 où le sinistre des Nouvelles Galeries, grand magasin situé sur la Canebière, ayant causé la mort de 73 personnes, provoque la démission du maire Henri TASSO et surtout, unique dans l’histoire de France, place la Ville sous la tutelle de l’État jusqu’en 1944.

Aujourd’hui, fort modestement, Michel PERALDI et Michel SAMSON, fins connaisseurs de l’organisation urbaine et de ses paysages (p.13), entreprennent une nouvelle exploration axée sur les récentes transformations d’une ville-laboratoire qui s’incarne dans un nouvel esprit.

La continuité idéologique d’un système politique ancré depuis des décennies rencontre « l’énigmatique plasticité du réel » (p.15). Les auteurs abordent alors scrupuleusement des thématiques pour le moins rarement frayées : la condamnation de Sylvie ANDRIEUX en 2013 pour détournement de fonds publics, le PS et le clientélisme municipal, le développement du tourisme, l’irruption des femmes dans les enjeux municipaux qui dissimule mal une vision libérale de la gestion politique. « Marseille ne nous apparaît pas différente ou singulière, avancée ou retardée, mais simplement en prise sur une réalité et des dynamiques générales, au moins françaises sinon mondiales » (p.16).

Parmi les portraits des anciens cadres politiques, on notera les passages accablants ou hilarants, au choix, sur les élus « peu présentables » (p.30) qui ne savent pas construire une présentation de soi médiatique. Il s’agit, par exemple, ici d’un marchand d’esques (appâts pour la pêche) : « A un physique portant au ridicule s’ajoutait une vie d’une grande banalité comportant de larges pans d’indicible peu valorisant, enfin une manière de mettre en récit la pratique politique ramenant l’essentiel des activités politiques à des « coups », des entourloupes, du théâtre et des manipulations » (p.31).

Du « Falstaff provençal » (P. Menucci) à la « passionaria des quartiers Nord »  (S.Ghali) ou la « patronne » Martine Vassal (p.100), tous résident dans un ethos incompatible avec la grandeur au sens pratique et symbolique auxquelles ils aspirent (p.36). Autre phénomène totalement nouveau : l’incontestable présence touristique (p.75) massive installée depuis 2019 (5 millions). Marseille se singularise, en effet, par l’existence et la permanence d’une centralité commerciale populaire toujours vive et invasive malgré l’irruption des affairistes et des promoteurs (p.77).

Pour tous les arrangements sans lesquels le commerce ne serait pas rentable, « il est primordial de connaître quelqu’un à la mairie ou au conseil général » (p.80). Cette logique des interstices révèle une spécificité où la concurrence entre les commerces de centre-ville et ceux d’une centralité marchande populaire, singulière et complexe, définit des frontières urbaines et sociales structurant des rapports de classe (p.81). Autour de la vivacité de la rue d’Aubagne, un feuilletage de mixités et d’énergie attirent « des peuples de l’intérieur, des touristes comme des voyageurs de passage » (p.83).

Les auteurs montrent judicieusement que deux éthiques commerciales prévalent : l’univers de la boutique et celui de la rue vécue comme mise en scène de la frénésie marchande telle une fête (p.85). Autre tableau qui caractérise le tissu urbain phocéen : l’économie résidentielle se fonde avant tout sur la spéculation comme régime de profitabilité (p.88). La spatialisation de l’habitat présente ainsi des ERF (ensembles résidentiels fermés). En 1960, on comptait 72 résidences de ce type (p.90). La privatisation condominiale s’impose en mode de gouvernement, lequel entretient un entre soi social protégé (p.91).

Pourtant, en 2019, le collectif fait méthode aujourd’hui notamment à travers les états généraux pour une « Marseille vivante, accueillante et populaire » (p.147 : 75 associations). Cette autre manière de concevoir la politique s’exprime pleinement dans le dialogue entre des acteurs de terrain : la Fondation Abbé Pierre, le C5N fondé dans le quartier Noailles. Par de-là le militant ou l’élite, des permanents et des circonstanciels (p.149) agissent concrètement. Cet « agir communicationnel », pour reprendre un concept habermassien souvent manié, s’exprime, aussi à travers le Collectif CVPT (Un Centre-Ville pour Tous, p.153) dans le cadre de la rénovation du quartier de Belsunce.

Ces tactiques populaires au potentiel révolutionnaire se renforcent par la nature paradoxale des organisations (pp.159-160). Ce nouveau style politique repose sur l’absence de structures qui ne perçoivent aucun financement, ne possèdent pas de local, ni porte-parole ni hiérarchie mais fonctionnent à la mobilisation permanente d’individus quasi interchangeables mais en relation ininterrompue (p.161). L’émergence de Mad Mars sur l’effondrement des institutions en témoigne. Ces collectifs traduisent des formes d’expression et d’action des classes moyennes consécutives aux nombreux dysfonctionnements de la ville (p.164).

Depuis les années 2010, des luttes urbaines naissent des industries créatives (pp.186-197) mais la gentrification ne fait pas sens à Marseille. Il faudrait davantage parler d’un mouvement de multiplicités anonymes, d’une circulation où « fonctionne à plein les jeux de notoriété, les solidarités de milieux et de bandes, les réseaux relationnels affranchis des ancrages institutionnels locaux » (p.197). L’échelle des sociabilités et des solidarités ne se résume pas, ici, à une proximité mais un espace déterritorialisé dans lequel des réputations, des recrutements et des affinités professionnelles se nouent (p.197).

Sur ce laboratoire urbain, on lira avec profit les pages consacrées aux mondes souvent peu évoqués de la création précaire (p.205), la combinatoire des sociabilités du quotidien autour des comptoirs, des Clubs et des cercles de passionnés dans une logique de partage des plaisirs (p.206). Ces solidarités informelles interpersonnelles rompent avec les notabilités locales qui ne représentent plus qu’elles-mêmes (p.211).

Ce schisme social profond entre des agoras ordinaires de villages provençaux au sens de Maurice Agulhon (p.212) où se joue un monde nouveau et le pragmatisme des professionnels de la politique, dessine la vacance d’un véritable projet de développement de la ville (p.215). Ce hiatus érige pourtant les nouveaux laboratoires du vivre ensemble cristallisés dans le cas marseillais mais les auteurs ne l’abordent qu’en guise de conclusion.

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