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La fin de l'Amour

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Eva ILLOUZ
LA FIN DE L’AMOUR. Enquête sur un désarroi contemporain.
SEUIL
En librairie le 6 février 2020

 
Eva ILLOUZ, directrice d’études à l’EHESS, occupe la Chaire Rose Isaac de sociologie de l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle a notamment écrit Pourquoi l’amour fait mal et Sentiments du capitalisme, aux éditions du Seuil.

Sa thèse percutante sur le nouveau désordre amoureux s’établit comme suit. La culture occidentale n’a cessé de représenter les manières dont l’amour fait miraculeusement irruption dans la vie des hommes et des femmes, le moment mythique où l’on comprend que l’autre nous paraît destiné, l’attente fébrile d’un coup de téléphone ou d’un email, le frisson qui nous parcourt l’échine à la simple pensée de celui ou celle qu’on aime.

Pourtant, cette culture qui a tant à dire sur l’amour se révèle beaucoup moins prolixe lorsqu’il s’agit du moment, non moins mystérieux, où l’on évite de tomber amoureux, où l’on cesse d’aimer, où l’on devient indifférent à celui ou celle qui nous tenait éveillé la nuit, où l’on se met à fuir ceux qui nous charmaient tant il y a quelques mois, ou quelques heures. Ce silence s’avère d’autant plus étonnant que le nombre de relations qui s’interrompent à un moment de leur histoire -et peut-être plus encore de celles qui cessent peu après avoir commencé -devient considérable.

C’est à cette expérience des multiples formes du « désamour » que ce livre profond, original et souvent drôle, se consacre. Eva ILLOUZ explore l’ensemble des façons dont aujourd’hui les relations prennent fin, avortent avant d’avoir commencé, ou se dissolvent faute d’engagement durable et réciproque. L’enjeu de l’amour moderne fut celui du libre choix du partenaire ; l’amour semble aujourd’hui marqué par la liberté de ne pas choisir et par celle de se dégager. L’incertitude, voire le chaos, marquent les relations affectives.

Quel semble le prix de la liberté sexuelle et qui l’acquitte ? C’est tout l’enjeu de cet ouvrage appelé à devenir un classique, et qui prouve que la sociologie, non moins que la psychologie, a beaucoup à nous apporter pour clarifier ce qu’il y a de déconcertant dans nos vies privées. Dans sa copieuse introduction, la chercheuse en sciences sociales se livre à une réflexion sur le « non-amour » (p.11) à savoir à la constitution d’une sociologie du choix négatif.

Notre culture occidentale représente l’irruption de l’amour comme un moment mythique, un miracle. Être amoureux équivaut à devenir un disciple de Platon, c’est percevoir dans une personne la manifestation d’une Idée pleine et parfaite (p.11). Toute la littérature, l’art, le cinéma se situent dans cette perspective. Pourtant, aucune étude n’a thématisé le silence du désamour. Notre culture ne sait pas penser la structure narrative dramatique du non-amour (p.13). L’auteure redéfinit l’anomie, au-delà de l’aliénation et la solitude (au sens durkheimien) dans une société moderne interconnectée.

La nouvelle forme d’anomie résulterait de l’instabilité des liens sociaux résultant des réseaux sociaux, de la technologie et de la consommation. D’entrée de jeu, on perçoit le paralogisme entre le cadre analytique américain de l’enquête et les outils conceptuels continentaux de l’analyse. Eva ILLOUZ se propose donc d’étudier « les conditions culturelles et sociales à l’origine d’une caractéristique désormais ordinaire des relations sexuelles et amoureuses : le fait que, presque immanquablement, elles prennent fin » (p.12).

Au lieu de dépasser les deux modèles normatifs du couple et du célibat qui ne fonctionnent plus dans nos sociétés ou d’effectuer une analyse sociologique critique des déterminants socio-économiques de la rencontre amoureuse qui à la fois obéit à toutes les règles du marché (logique de l’offre et de la demande de séduction) et échappe à toutes les formes de régulations mercantiles en intégrant les paramètres de la chance, du hasard et également des « unions durables réussies » afférentes à tous les réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp, Linkedin, Instagram, Viadeo par exemple), la célèbre chercheuse marocaine née à Fez fait l’hypothèse d’une non-sociabilité produite au croisement du capitalisme, de la sexualité, des rapports entre les sexes et de la technologie.

Loin de dissiper la psychologisation des relations amoureuses contemporaines, la mise en évidence de l’incertitude affective, comme conséquence directe de l’incorporation de l’idéologie capitalistique (choix individuel, marché de la consommation, industrie thérapeutique, technologie de l’Internet), ne fait que brouiller davantage la fausse piste post-foucaldienne autoproclamée (p.13, p.23). Les ambiguïtés et apories soulignées en guise de prologue se retournent contre l’auteure malgré sa bienveillante intention de fonder « une critique sociologique de la sexualité et des émotions pour une critique du capitalisme lui-même » (p.15).

La volonté d’une analyse non psychologique de la vie intérieure vécue comme espaces d’affirmation de soi, la fin de la communauté, la liberté émotionnelle d’origine néolibérale qui remodèle la nature de la subjectivité et de l’intersubjectivité, la sociologie du choix comme trope principal de l’individualité dans tous les aspects de son existence, nous paraissent plus pertinentes lors même qu’on ne perçoit pas clairement l’architecture de la problématique générale.

Une forme de naïveté herméneutique parcourt bien des pages : « Une norme implicite traverse cet ouvrage, c’est que l’amour (sous toutes ses formes) ne doit pas exister de façon privilégiée dans le marché et les arènes technologiques » (p.23). En outre, cette ethnographie de l’hétérosexualité contemporaine omet curieusement les relations LGBTQIA+.

Dans cette exposition du « choix négatif » (p.34) qui ne se pose à aucun moment les questions nodales de la disparition des agoras réels et de l’inaccessibilité à l’altérité, on peine à se déprendre du soupçon de prolégomènes axiologiques contraires à toute scientificité  : « Notre modernité hyperconnectée semble quant à elle marquée par la formation de quasi-relations ou liens sociaux négatifs : le coup d’un soir, la baise sans préliminaire et sans sentiment, le plan cul régulier, le plan cul plus, les passades, le copain de baise, le casual sex, le casual dating, le cybersexe… » (p.35).

A cette « aversion pour la perte » (p.38) qui caractériseraient les acteurs sociaux dans leurs relations empiriques, nous préférerions opposer « l’aversion pour le risque » qui structure tout le champ social et notamment la reconduction permanente de la normativité monogamique que réfute Eva ILLOUZ : « De plus en plus de personnes vivent plusieurs relations en même temps (polyamoureuses ou autres), ce qui remet en question le caractère central de la monogamie et des valeurs qui lui sont associées, loyauté et l’engagement à long terme » (p.39).

La « sologamie », qualifiée par l’essayiste de « phénomène surprenant où des personnes (en particulier des femmes) choisissent de s’épouser elles-mêmes en déclarant leur amour de soi et la valeur du célibat » (p.40) construirait un concept plus opératoire lato sensu n’était son étrange origine « dans les petits drames de la précarité et de l’incertitude » (p.41) sans doute éloignés de la Professeure invitée à Princeton.

Le chapitre 2 décrit de manière classique la structure sociologique de la cour amoureuse où on lira avec étonnement que non seulement peu de sociologues ont remarqué que l’anomie durkheimienne référait au désir sexuel et matrimonial mais qu’elle invente un nouveau type social apparu dans la société française, « l’homme célibataire » (p.46). Structurée tel un rituel, la cour amoureuse crée un champ d’énergie dynamique qui lie les acteurs à travers l’adoption de règles communes et la participation à une réalité symbolique forte, réduit l’incertitude et l’ambiguïté (p.67).

On comprend mal les transitions et articulations entre la disparition de la cour amoureuse et l’apparition de la liberté sexuelle comme liberté consumériste argumentée à partir de la liberté foucaldienne, pratique institutionnalisée, champ d’actions productif (p.69). La sexualité libérée incarnerait la quintessence de la modernité, un style de vie de l’élite (p.72). L’arbitraire des hypothèses le dispute à la faiblesse des thèses où liberté et libération se fondent, objets érotisés et objets érotiques se confondent. (p.76 : la beauté est innée, le sex-appeal acquis).

La sexualité se transforme en marché divisé en catégories : les services thérapeutiques et pharmacologiques, l’industrie des accessoires, la publicité et le cinéma, la pornographie. Le capitalisme recoupant le patriarcat sans aucune preuve ni épreuve (p.80) sauf « Sex and the City », il apparaît sous une forme scopique, « extraction de la valeur ajoutée du spectacle et exposition visuelle des corps » (p.80). Les poncifs recyclés ne manquent pas : « le nombre de partenaires augmente considérablement » (p.83), « les hommes ont beaucoup plus facilement tendance à séparer la sexualité des émotions que les femmes » (p.85).

Le chapitre 3 s’intitule Confusion dans le sexe. On ne saurait mieux écrire. Les effets du casual sex, phénomène peu nouveau, surtout urbain et universitaire sur le « marché » américain, renvoie, selon l’universitaire franco-israélienne, à « une manifestation éclatante de la suppression démocratique des frontières sociales, ethniques et religieuses qui séparaient jusqu’alors les groupes sociaux » (p.91). A aucun moment, la Professeure à l’Université de Pennsylvanie n’envisage de penser que la femme ne se représente pas comme un « objet sexuel mais un sujet désirant » selon la fameuse formule deleuzienne (p.190).

Se déprendre de cette figuration qui la configure en une valeur objectale sur un marché symbolique, exigerait qu’elle cesse de se vivre comme un objet de désir qui internalise la domination. La question des formes de la domination féminine ne pointant jamais dans cet ouvrage, la technologie de l’Internet a peut-être organisé et structuré l’accélération de l’organisation des rencontres sexuelles en marché (p.92) mais l’arbitrage prévalait dans la spécularité entre la ressource et les ressources, entre des caractéristiques et des attentes.

La rencontre « amoureuse », n’en déplaise à Mme ILLOUZ, résulte davantage d’un ratage au sens lacanien que d’un produit qui s’achète et se jette (p.92). Que le sexe sans lendemain subvertisse le telos narratif de l’hétéronormativité, nous n’en disconvenons point (p.102) mais qu’il ne caractérise que la sexualité masculine parce que la masculinité se définirait par une tautologie, nous en doutons (p.104). Les femmes n’éprouveraient aucun plaisir dans des rapports purement sexuels sauf en tant que rituel de détachement affectif qui procure un sentiment de puissance et d’autonomie typiquement masculin (p.105).

L’homme détiendrait toujours la clef du cadre (p.112). Là, se profile plutôt une confusion des cadres. Evidemment, « le pouvoir du patriarcat est encore fort » (p.119, 200 : la violence symbolique patriarcale tire sa résilience des structures culturelles et économiques du capitalisme scopique), le matriarcat n’ayant fait l’objet d’aucune étude, n’existe pas. Notre nouveau monde obéirait au paradigme du « bar pour célibataires » (p.137), des gens qui ne se connaissent pas, couchent ensemble, se quittent sans savoir comment ils s’appellent et reviennent la semaine suivante chercher quelqu’un d’autre (p.138).

Ce rêve « trumpien » d’un « Club Méditerranée » à la fois ultra connecté et désintégré, paradigme de la socialité négative ou capitalisme scopique (chapitre IV : Tinder en serait le parangon), ne vit que comme une chimère dans le cerveau d’universitaires qui gagneraient parfois à se rapprocher de leur objet en tant que sujet. Le chapitre V montre, via l’institutionnalisation de la liberté, les conflits d’objectifs des relations contemporaines, préservation de l’autonomie et estime de soi, recherche de l’attachement (p.229) sans voir que la rencontre spéculaire relève souvent de l’auto-instrumentalisation réciproque.

On notera le relatif intérêt les pages (232-244) sur le ghosting (rupture sans explication). Le chapitre VI traite du divorce comme relation négative et la conclusion revient sur l’effet papillon du sexe à savoir l’argument vite mué en arguties selon lequel cette dynamique négative façonnée par des forces sociales et économiques détermine la non-formation des liens et la dissolution des liens établis. L’étrange tonalité houellebecquienne du texte dérange dans sa tentative d’analyse freudienne d’une nouvelle forme de terrorisme sexuel (p.311-314 : analyse des comportements meurtriers des incels, célibataires involontaires) sans jamais remettre en question le modèle séductif occidental.
 

Perdre le Sud

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Maïka SONDARJEE
PERDRE LE SUD
Décoloniser la solidarité internationale
ECOSOCIETE
Date de sortie en librairie : 22 octobre 2020
 

Maïka SONDARJEE, professeure adjointe à l’Ecole de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa (Canada), québécoise par sa mère et indo-malgache par son père, publie un premier essai percutant autant que persuasif. Elle travaille sur les approches féministes, décoloniales et critiques des relations internationales. Cet véritable analyse et proposition d’action pour repenser les rapports Nord-Sud et contrer toutes les tentations de repli nationaliste se singularise autant par sa maturité théorique que par ses propositions politiques innovantes d’actions directes.

Elle ne perd pas le Nord non plus. Ne serait-il pas grand temps d’élaborer une position morale et politique nous permettant de refonder la solidarité avec les peuples du Sud ? Cette décolonisation de la solidarité internationale, plutôt que de rechercher des boucs émissaires chez les personnes immigrantes ou d’entrevoir la sortie de la mondialisation à travers les barreaux du repli, propose un nouveau cadre d’analyse et d’action d’une brulante actualité pour véritablement repenser les rapports Nord-Sud.

Travailleuse d’usine mexicaine, cultivateur de riz indien, ménagère ougandaise, fermière aymara : ces personnes ont en commun d’être nées dans des nations exploitées ou opprimées. C’est le résultat de l’ordre mondial institutionnalisé : la prospérité de l’Occident vient en grande partie de l’appauvrissement du reste du globe. Pourtant, les positions antimondialisation actuelles sont trop souvent synonymes de fermeture des frontières et de repli sur soi. Pour faire contrepoids, Maïka SONDARJEE développe une position internationaliste pour la gauche réellement solidaire avec les nations du Sud : l’internationalisme radical.

Avec cette vision anticapitaliste, décoloniale et féministe de la coopération internationale, l’essayiste souhaite intégrer l’Autre au coeur de nos préoccupations dans une vision profondément humaine. Une invitation à décoloniser la solidarité internationale et à envisager une transition globale juste, seule façon de ne pas perdre le Sud.

Le plan du livre a le mérite de la clarté. Il présente trois histoires de mondialisation : l’ordre mondial institutionnalisé, la grandeur et les misères de la coopération internationale et l’internationalisme radical. La dernière partie avance des propositions politiques, des innovations et des actions directes afin de nous mobiliser. L’autre apport substantiel de cet ouvrage vivifiant au centre des problématiques capitalistiques actuelles consiste à fournir des outils conceptuels et pratiques pour la lutte que chacun voudrait bien engager à son niveau.

La dédicace émouvante témoigne de l’importance de la famille grand-maternelle pour Maïka SONDARJEE : « A la grand-mère qui écoute mes histoires au moins une fois par semaine depuis les 30 dernières années… A la grand-mère que je n’ai jamais connue. Celle qui s’est mariée à Madagascar à 14ans à un homme qu’elle n’avait pas choisi et à mis au monde 13 enfants ». Deux héritages, la force de caractère et la différence, marquent tout du long le texte. La brève mais dense préface du militant des droits de la personne, Haroun BOUAZZI, nous éclaire sur les enjeux contemporains de la refonte de la gauche occidentale.

Le constat face à l’impérialisme se fait vite glaçant (p.11). La mondialisation se renforce par la violence de ses effets, s’organise, de structure. Face à cet état des lieux, la seule alternative prend pour nom « l’internationalisme » (p.12). Le paternalisme sexiste et colonial corrompt les initiatives portées par la gauche du Nord dans ses rapports avec le Sud. L’altermondialisme perd de sa pertinence. La militance résignée prône désormais la démondialisation basée à juste titre sur l’économie locale et circulaire, le renouvellement de la démocratie au travers de la délibération à petite échelle.

Comme le montre puissamment Maïka SONDARJEE, ce réflexe de repli sur soi afin de repenser une société locale idéale non seulement ne satisfait pas mais se retrouve impuissant à fonder un nouvel ordre mondial structuré autour de la solidarité internationale. Cette solidarité modèle les stratégies et les tactiques pour mettre fin à la crise climatique, éradiquer l’évasion fiscale ou éviter la concurrence fiscale entre les États. Pour des raisons morales et éthiques, elle réfère aux fondements mêmes des principes de gauche.

Dans ce contexte, la « tâche colossale de repenser une gauche internationaliste axée sur le solidarité Nord-Sud » (p.13) fait sens de toute urgence. Haroun BOUAZZI souligne cet impératif qui dépasse une option exploratoire. Les raisons et la matière de l’espoir tiennent dans les bouleversements des équilibres politiques construits dans les années 1960 : rejet des élites gouvernantes en Occident, pouvoirs autoritaires contestés dans les anciennes colonies, perte d’hégémonie des Etats-Unis d’Amérique et de l’Europe de l’Ouest face à un monde multipolaire où cohabitent des puissances très différentes (Chine, Inde, Russie, Brésil, Turquie).

Le capitalisme fondé sur une croissance continue et sans limite se montre insoutenable et voué à s’écrouler dans un horizon imprévisible qui se profile (p.14). Ce livre offre une contribution déterminante pour le travail de refondation auquel doit s’attaquer la gauche québécoise, canadienne et plus largement occidentale. Jamais académique ni dogmatique mais rigoureux, documenté, convaincant car riche d’exemples concrets et de vulgarisation théorique, l’essai de Maïka SONDARJEE ne se limite pas à nous prouver que la mondialisation s’effectue dans l’injustice, le sexisme et le racisme, il propose un « projet politique multilatéral, décolonial, féministe » savamment construit et concret.

Dans son prologue militant et limpide, la professeure à l’Université d’Ottawa présente ses concepts avec une lucidité saillante. La mondialisation se déploie en trois histoires qui ne figurent pas des douces fables. « L’ordre mondial institutionnalisé comporte une série de relations sociales inégalitaires entre les pays, encourage la concentration de richesses dans les mains de quelques individus au détriment de milliards de personnes » (p.15) Cet ordre ainsi définit permet mais encourage la marginalisation des populations du Sud au nom du profit et de l’expansion d’un modèle économique capitalistique centré sur la primauté de l’Occident.

Cette dislocation tragique se maintient par une triangulation de facteurs : exploitation (économique), dépossession (des terres, des savoirs, des vécus), oppression (raciale, genrée, sexuelle). Cette grille d’analyse radicale et frontale met en relief avec une très grande acuité, les problématiques qui affectent les populations dans une configuration discriminatoire, que ce soit la crise climatique, les migrations forcées ou la stagnation des conditions de travail. Maïka SONDARJEE montre comment la dimension internationale traverse le vécu quotidien des populations occidentales (p.16).

De fait, les conséquences du mode de vie consumériste occidental s’externalisent vers des populations qui vivent majoritairement dans des régions « moins développées ». Dans la dominance de l’Occident, l’emplacement géographique détermine le niveau socioéconomique (p.16). Ebranler l’ordre des choses devient un impératif afin que tous les systèmes d’exploitation et d’oppression (capitaliste, hétéro-patriarcal, racial, capacitiste) étroitement corrélés aux inégalités géographiques, s’effondrent.

La chercheuse québécoise indo-malgache n’hésite pas à illustrer ses développements conceptuels d’exemples très concrets : « Le salaire mensuel des travailleuses éthiopiennes, de 26 dollars se situe au plus bas de l’échelle mondiale du textile » (p.19). Les occidentaux continuent souvent à porter leur jean Levi’s sans se poser aucune question. Il en va de même pour les changements climatiques qui pousseront 120 millions de personnes dans la pauvreté d’ici 2030 (p.23).

Dans l’apartheid climatique, la sècheresse elle-même ne provoque pas la famine mais elle le fait si et seulement si elle s’accompagne de pauvreté extrême, d’insécurité politique et/ou d’infrastructures déficientes (p.24). L’introduction de l’ouvrage aborde avec profondeur et complexité les manières de décoloniser les relations Nord-Sud face à des normes imposées par des gouvernements autoritaires et des multinationales prédatrices. « Plutôt que d’offrir la charité, les gouvernements occidentaux doivent établir des règles multilatérales fondées sur une réelle solidarité afin de soutenir une sortie de crise globale » (p.30).

Ce dépassement impose de se réapproprier le discours anti-mondialisation dans un esprit de solidarité radicale entre les nations (p.31). En rigueur de termes, une solidarité qui ne signifie pas charité mais reconnaissance des torts passés dans une création collective d’un commun équitable (p.32). La solidarité radicale selon Maïka SONDARJEE implique de décoloniser nos pratiques et nos savoirs dans une justice sociale des luttes féminines. La solidarité implique une réciprocité bien au-delà de l’aide, une éradication de la racine de l’oppression.

Il n’existe donc pas d’homogénéité universalisante entre les entités dites solidaires. La pratique de la solidarité oblige les communautés qui travaillent et qui luttent ensemble pour une transformation sociale (p.33). La coopération internationale formelle s’accompagnera d’une solidarité internationale constante. L’élimination de l’exploitation, fondement de la prospérité occidentale, se présente comme le seul moyen d’opérer une transition juste vers un autre système. Seule cette transition systémique supprimera l’exploitation et l’oppression d’une majorité par une minorité (p.35).

Cette pensée féministe décoloniale postule que les inégalités internationales proviennent de relations de colonialité basées sur une vision ethnocentrique (p.36). On regrettera peut-être que les organisations internationales de développement soient maintenues dans le modèle déployé alors qu’elles auraient pu faire l’objet d’une réflexion critique voire d’une suppression compte tenu de la revendication d’intersectionnalité définit ici comme « la compréhension de l’oppression dans toute sa complexité et sa globalité » (p.39) et de la volonté d’établir une critique post-capitaliste de l’ordre mondial institutionnalisé (p.48).

Cette cartographie des combats à mener nous démontre que l’ordre mondial institué affecte surtout les personnes racisées, les femmes et les communautés marginalisées. Au-delà d’une simple critique, cet essai qui brille aussi par son originalité tant il explore de pistes et ouvre d’horizons, élabore une courageuse position morale et politique (p.42). L’internationaliste radical construit une vision de l’international progressiste, intersectionnelle et multilatérale.

Il intègre l’altérité radicale dans une conception du politique que Maïka SONDARJEE définit ainsi : « L’établissement d’une pluralité de solidarités internationales dans l’optique d’une transition économique, politique, sociale et environnementale globale » (p.43). Cette utopie internationale n’exclut pas des réformes viables et faisables (p.152) pour se prémunir contre le pouvoir des détenteurs du capital mondial. Cette ontologie sociale (p.166) vise à penser la réduction collective de la souffrance humaine qui découle elle-même d’une exploitation collective.

Pour œuvrer en faveur d’une plus grande justice internationale et d’une réelle solidarité, il nous faut opérer un changement paradigmatique de l’ordre mondial dans son ensemble, arrimé à notre mode de vie à savoir au bien-être des populations occidentales qui externalisent les conséquences de celui-ci (p.170). Cet internationalisme post-marxiste et post-capitaliste souligne « le besoin de développer une théorie complexe qui inclut une pluralité de facteurs et de systèmes de domination pour comprendre les injustices et les perspectives de transformation » (p.188)

La modification intégrale des règles du jeu multilatéral ne s’effectuera pas dans un salon ni en une nuit mais ces stratégies de transformation interstitielle (p.194) appellent un effritement des principes sous-jacents. Changer les bases du système économique fondé sur la croissance et le productivisme implique de sortir de l’aliénation c’est-à-dire de transformer la manière de définir la production, la consommation et la relation de l’humain à la nature (p.199). Un essai vivifiant pour ne pas perdre le Nord.  

Éthique de la sincérité

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Elsa GODART
Éthique de la sincérité
Survivre à l’ère du mensonge
Armand Colin
En librairie le 11 mars 2020

 
Elsa GODART, philosophe, psychanalyste, enseignante, directrice de recherche à l’Université Paris-Est, a écrit une vingtaine d’ouvrages dont « Je selfie donc je suis » chez Albin MICHEL. Elle a soutenu une thèse de doctorat en philosophie en 2005, « L’Être-sincère, de l’émergence d’une métaphysique de la sincérité à sa réhabilitation », sous la direction de Pierre Magnard, à l’université de Paris-IV. Le 30 mai 2017, elle soutient une HDR (Habilitation à Diriger des Recherches) à l’université Paris-Diderot sur Les métamorphoses du sujet à l'ère du virtuel. Du sujet philosophique au sujet psychanalytique.    
 
En 2020, elle publie aux éditions Hermann une trilogie intitulée Métamorphose des subjectivités, ainsi qualifiée par Roger-Pol Droit : « un opus d’une ampleur comme on n’en voit plus depuis longtemps. Cette recherche couvre trois volumes, un millier de pages, plusieurs siècles de l’histoire occidentale et se tient au carrefour de la philosophie, de la psychanalyse et de l’analyse des mondes virtuels les plus récents. » (Le Monde, 4 décembre 2020).

Le sujet de la conscience est le premier mouvement, intitulé Formation (vol. 1) ; Le sujet de l’inconscient est le deuxième mouvement, intitulé Déformation ; Le sujet du virtuel est le troisième mouvement, intitulé Transformation. L’auteure cherche à penser les mutations de la subjectivité induites par l’avènement de la virtualité. Ces trois mouvements s’inscrivent dans une démarche philosophique, psychanalytique et éthique.

Dans son éthique de la sincérité, Elsa GODART se penche sur ceux qui désormais se réclament sans cesse de « vérité » ou encore « d’authenticité » pour assoir leur légitimité alors même que se joue une glorification de la transparence. Que ce soit dans le management au cœur des organisations ou du point de vue politique ou encore dans nos échanges les plus simples avec les autres, la sincérité est devenue un véritable « prétexte » qui garantirait le bien-fondé de certaines décisions ou actions. Ainsi en est-il de celui qui, parlant ou agissant sous couvert de « sincérité » devient légitime, intouchable, crédible.

Pour autant, qu’est-ce qu’être sincère ? Est-ce seulement possible ? A l’heure des réseaux sociaux, entre illusion et vérité, quel sens donner à la sincérité, cette valeur-refuge incontournable, voire une vertu capable de « panser » notre contemporain. Elsa GODART nous donne à travers son essai les clefs pour mieux vivre le virage, parfois douloureux, de la contemporanéité. Elle nous une livre une véritable éthique de vie. Dans notre monde de réseaux interconnectés en temps réel où intervient sans cesse un jeu sordide entre leurre et fondement, quel sens pouvons-nous attribuer à la sincérité ?

Dans un contexte de fake news (infox) et de post-truth (post-vérité) où le mensonge ne se distingue plus de la vérité ; où l’on cherche constamment à satisfaire son bonheur individualiste et à retrouver de la « confiance » en la parole de l’autre, la sincérité se présente se présente comme une valeur. En psychanalyse, la règle ne consiste-t-elle pas à « tout dire » ? Philosophie, éthique, psychanalyse, politique, société, cet ouvrage représente une clef pour mieux vivre le virage de notre modernité. L’auteure, en actualisant cette notion dans les différents champs de la société, propose une philosophie de la sincérité inédite, fruit d’années de recherche, qui donne lieu à une éthique de la vie : l’éthique de la sincérité.

Comme tout bon philosophe qui « massacre nos rêves » pour reprendre la formule du grand Gérard LEBRUN, qui saccage nos illusions et dissipe nos vieux mensonges, Elsa GODART dès son introduction (p.11) nous rappelle et surtout nous interpelle brutalement sur notre monde contemporain qui oublierait l’exigence de vérité qui règle toute vie : « Que perdrions-nous en perdant la vérité ? Tout, semble-t-il, car la vérité est la colonne vertébrale de la pensée ; la structure du monde, porteuse de sens et rassurante : un référent dont il paraît difficile de se passer, ce dont vingt-cinq siècles témoignent ».

En subtile découpeuse des articulations conceptuelles et pour amener le sujet problématique de son objet, la conférencière virtuose pointe qu’alètheia (le dévoilement, la mise à nu) se traduit aussi bien par « vérité » que par « sincérité ». Pourtant, si leur destinée se lient, les destins des deux notions diffèrent radicalement (p.12). Dans notre société marquée par l’hyper-individualisme, la vérité ne fait plus impératif face au sensationnel (infox). Nous assistons à la consécration de la sincérité tel le triomphe de l’hyperpuissance subjective.

La parole sincère, plus encore que la vérité, apparaît valeur-refuge mais aussi enjeu politique majeur (p.13). Mais le paradoxe de la sincérité s’expose ainsi : « pour être sincère, il faut cesser de l’être » selon l’immense Vladimir JANKELEVITCH. Notre temps affronte des bouleversements éthiques et existentiels sans précédent où la sincérité ne va pas de soi. Si nous perçons son mystère, elle pourrait s’apparenter à une véritable éthique (p.14).

Elsa GODART pointe justement, dans cet essai profond, la paradoxale distanciation mélancolique de l’époque : « tout est en mouvement, alors que les moyens de transport permettent de se déplacer, de se rapprocher de plus en plus vite, que les outils de communication (internet, téléphone portable, télévision satellitaire) divisent le temps et abolissent les distances, nous nous éloignons de plus en plus les uns des autres : indifférents que nous sommes devenus aux autres, nous nous sentons de plus en plus seuls » (p.15). Cette perte du sens nous rend douloureux de sincérité.

Nous parvenons à dire mais nous persistons dans l’impuissance à se dire. Le souci de sincérité, au beau milieu du brouhaha des big data et de l’infobésité, revêt un caractère urgent. L’insincérité de l’être, l’incapacité à parvenir à exprimer une profondeur de son moi, unique, singulier place l’individu dans le trouble de la reconnaissance (p.16). La sincérité, vertu majeure, cardinale et ordinale, de tout être humain, le situe dans la quête de soi comme dessein d’une vie, tâche à laquelle on ne peut se dérober (p.17). S’appuyant en partie sur l’architecture axiologique jankevelitchienne, la chercheuse déploie une théorie de la sincérité mais aussi un pari éthique de la phénoménologie de l’Etre-Sincère en tant qu’acte de résistance c’est-à-dire acte d’humanité pour l’Humanité.

L’exercice mérite bien entendu discussion sur ses limites et ses points d’achoppements mais peu de philosophes contemporains abordent frontalement ce type de concept. En outre, page 17, le fait semble suffisamment remarquable pour se remarquer, Elsa GODART se confie sincèrement au lecteur sur les sources personnelles de son intérêt pour la sincérité avant de rentrer dans « la chair conceptuelle du sujet ». Elle décrit ses déceptions d’insincérité, ses douleurs de l’enfance, ses blessures.

Cette « fille du Sud » née sur les bords de la Méditerranée, dans un petit village provençal, prend d’abord la nature pour culture : le soleil, le ciel à la transparence infinie, la profondeur troublante et parfois troublée de ma mer. Le Sud forge un certain sens de la liberté autant dans la manière de parler, de penser, que d’agir. Cette culture du Sud tient aussi « dans la parole et les affects, on pourrait même dire les pulsions » (p.18). A quatorze ans, la parole du père vacille dans la « trahison pure ».

L’effondrement de la vérité, le gouffre des doutes conduit Elsa GODART a une analyse et une passion pour Descartes. Plus tard, son DEA (Diplôme d’Etudes Approfondies) de psychanalyse portera sur « Le Je de la vérité dans l’acte analytique ». Dans le souci permanent que « la pensée embrasse la vie », elle choisit la sincérité comme thème de recherche. Cette pensée morale de la quête des fondements de l’action n’évite pas toujours, malgré son sens talentueux de la formule (jardinier qui plante les graines de la sincérité, récolte flamboyante de la joie de vivre), le flou des distinctions (p. 38 : réel et réalité) et la faiblesse des argumentations (la circularité de la preuve dans la sincérité).

En effet, dans tout l’ouvrage, l’éthique, ensemble de règles facultatives qui régissent l’orientation de l’action et des comportements ne se distingue pas clairement de la morale, ensemble de règles obligatoires qui définissent des socialisations. La sincérité fonderait le pilier de la pensée philosophique alors que le mensonge existe aussi bien dans la situation analytique que dans les analogies laxistes, les importations conceptuelles ou tout simplement le monde de la connaissance de soi.

Sincérité et philosophie s’identifieraient dans leur chemin mais pas en leur cheminement. Surgit alors une autre question essentielle de la philosophie, celle du bonheur, qui par définition n’existe pas pour reprendre la fameuse exclamation deleuzienne. La sincérité dessinerait l’image du bonheur. On regrettera parfois le ton catégorique, réactionnaire voire conservateur ou même moralisateur sur « les dérives pathologiques de l’insincérité » (chap.IX) même si l’ouvrage a le mérite de contextualiser sa modélisation dans l’économie, le rapport à la foi ou l’art.

Ce « parcours initiatique » (p.23) qui ne manque pas d’ambition pêche un peu par naïveté mais pose également l’équation de la sincérité comme lien avec soi-même et les autres pour redonner du sens à nos relations en omettant toutefois les paradoxes du menteur professionnel (p.128 : le menteur se perdrait lui-même par sa duplicité) ou amateur, la profonde sincérité de l’insincère auto-revendiqué malgré lui, incarné dans la figure courante du pervers (narcissique ou pas). Plonger en soi-même pour y rencontrer la sincérité ne va donc pas sans comporter quelques périls.

Reconnaissons tout de même la pertinence des pages sur le « fake » et le « false » (p.25), la dangerosité du « deepfake », nouvelle façon de tromper en floutant le vrai dans le faux (p.28). Les analyses sur les formes d’imposture (pp. 76-81) et le portrait de l’imposteur (celui qui tient un discours trop bien articulé qui cache un être désarticulé : p.77) dans une comédie humaine sans théâtre font mouche. La page 130 sur la l’insincère sincérité ou la sincérité impossible du Président de la République ne manque pas de saveur ni de piquant : « Il manque sans doute à Emmanuel MACRON deux qualités pour que sa sincérité soit crédible : l’humilité et la liberté. L’humilité ne se décrète pas, elle est en acte, elle est patente, elle est déjà en soi une éthique. Quant à la liberté, encore faut-il avoir le courage de se départir du jugement d’autrui pour l’exercer… Il ne suffit pas de se dire sincère pour l’être, encore faut-il avoir le courage - c’est-à-dire le cœur et la rage - d’être soi et de l’assumer jusqu’au bout, à savoir jusqu’au regard de désapprobation d’autrui ».    

Notons également l’originale lecture de l’inconscient comme pure sincérité dans la mesure où il forme une pure adéquation à lui-même (p.164). Dans un tout autre registre, le chapitre sur le management (p.203) recèle de brillants passages sur le manager sincère qui ose l’authenticité de la rencontre. « Manager c’est ménager » (p.204), traiter avec égard, assumer, aimer, apprendre (p.211).
 
Par-delà certains truismes circassiens (p. 248 : « le bon-heur c’est l’heure bonne » ; p.254 : « celui qui n’a pas compris que l’essence de la vie est l’amour, n’a rien compris à la vie elle-même »), chacun puisera son miel dans cette tentative de réhabilitation de l’élan de sincérité qui ambitionne de guérir notre époque des pathologies dont elle souffre par une éthique de vie, un altérisme, invitation à traverser les écrans et susciter une rencontre marquée par l’engagement de soi (p.265).

La matrice de la race

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Elsa DORLIN
La matrice de la race
Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française
La Découverte poche
2009

 
Elsa DORLIN, née en 1974, professeure de philosophie à l’université Paris-8, philosophe foucaldienne, auteure de « Se défendre. Une philosophie de la violence » (Zones, 2017), élabore une œuvre importante autour des concepts de sexe, genre, race, médecine pour fonder une épistémologie féminine contemporaine.

La race possède une histoire qui réfère à l’histoire de la différenciation sexuelle. Au XVIIème siècle, les discours médicaux conçoivent le corps des femmes comme corps malade et l’affligent de mille maux : « suffocation de la matrice », « hystérie », « fureur utérine ». Le partage du sain et du malsain justifie efficacement l’inégalité des sexes et fonctionne telles des catégories de pouvoir. Aux Amériques, les premiers naturalistes prennent modèle sur la différence sexuelle pour élaborer le concept de « race » : les Indiens Caraïbes ou les esclaves déportés seraient des populations au tempérament pathogène, efféminé et faible.

L’auteur analyse lumineusement ces articulations entre genre, sexualité et race au fondement de la Nation française, au croisement de la philosophie politique, de l’histoire de la médecine et des études de genre. La Nation prend littéralement corps dans le modèle féminin de la « mère », blanche et saine, opposée aux figures d’une féminité « dégénérée » : la sorcière, la vaporeuse, la vivandière hommasse, la nymphomane, la tribade et l’esclave africaine. Il appert que le sexe et la race participent d'une même matrice au moment où la Nation française s’engage dans l’esclavage et la colonisation.

La dédicace surprend et émeut dès l'abord, page 4 : « À mes étudiantes, étudiants, pour m’avoir tant appris ». Belle preuve d’humanité et d’humilité bien rare chez les professeurs d’université. Suit une remarquable préface de Joan Wallach Scott, professeur à Princeton, traduite par Eric Fassin, où le chercheur de l’Institute for Advanced Study, montre l’originalité de l’ouvrage qui met en lumière la structuration des relations qui unissent l’histoire de la sexualité et celle de la politique (p.5). Genre et politique se construisent dialectiquement.

Elsa DORLIN fait l’histoire exemplaire par un mouvement archéologique et généalogique foucaldien des concepts non comme définitions mais comme tentatives susceptibles de mutations pour imposer une cohérence dans l’espoir de dépasser des contradictions (p.6). L’argument capital du livre se subsume dans le fait que la science médicale, depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIème siècle, appréhendait le corps féminin, par contraste avec le corps masculin, comme fondamentalement malade. La notion de tempérament crée une partition entre les sexes prédisposant les femmes à la maladie et les hommes à la santé.

Seule la santé forme un trait masculin (p.6). La femme rentre dans la catégorie mutante qui construit l’emprise d’une normativité. Le schème de la race se situe dans les entrailles maternelles, dans une « matrice de la race » (p.7). Le féminisme prend donc forme dans cette tension entre une exigence de surveillance et la reconnaissance du rôle vital des femmes (p.10). Elsa DORLIN montre que la politique sexuelle fondait une politique de la nation et inversement.

Cette proposition devenue aujourd’hui classique, met au jour, à la manière foucaldienne, l’analyse des manières dont des concepts cruciaux structurent le sens à travers tout un ensemble de domaines de savoirs et de pratiques de pouvoir. Avec cette focale, l’histoire de la sexualité ne se réduit pas à une histoire des idées afférente aux relations entre hommes et femmes mais révèle une histoire politique et sociale au sens le plus étendue.

Un livre érudit, dense, décisif sur la fabrique du sexe et les archéologies du racisme qui dégage une généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, des philosophies de l’égalité, minoritaires, oubliées s’élevant sans cesse contre la naturalisation de l’inégalité des sexes, jusqu’aux résistances esclaves, ces bribes d’histoires des vaincus qui percent les récits des dominants et défont la trame de la race (pp.16, 282).

Se défendre

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Elsa DORLIN
SE DEFENDRE
Une philosophie de la violence
La Découverte Poche
2019
 

Elsa DORLIN, professeure de philosophie à l’Université Paris-8, auteur de La Matrice de la race (La découverte, 2006), explore dans ce livre, également édité en poche, une très originale philosophie de la violence pour se défendre mais pas dans n’importe quel sens.

En 1685, le Code noir défendait « aux esclaves de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons » sous peine de fouet. Au XIXème siècle, en Algérie, l’État colonial interdisait les armes aux indigènes, tout en accordant aux colons le droit de s’armer. Aujourd’hui, certaines vies comptent si peu que l’on peut tirer dans le dos d’un adolescent noir au prétexte qu’il était « menaçant ». Une ligne de partage oppose historiquement les corps « dignes d’être défendus » à ceux qui, désarmés ou rendus indéfendables, sont laissés sans défense.

Ce « désarmement » organisé des subalternes pose directement, pour tout élan de libération, la question du recours à la violence pour sa propre défense. Des résistances esclaves au ju-jitsu des suffragistes, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers ou aux patrouilles queer, l’auteure retrace magistralement une généalogie de l’auto-défense politique. Sous l’histoire officielle de la légitime défense affleurent des « éthiques martiales de soi », pratiques ensevelies où le fait de se défendre en attaquant apparaît comme la condition de possibilité de survie comme de son développement politique.

Cette histoire de la violence éclaire la définition même de la subjectivité moderne, telle qu’elle est pensée dans et par les politiques de sécurité contemporaines, et implique une relecture critique serrée de la philosophie politique, où Hobbes et Locke côtoient Frantz Fanon, Michel Foucault, Malcom X, June Jordan ou Judith Butler.

Le prologue de l’ouvrage, page 5, pose la question spinoziste de ce que peut un corps. Dans certains dispositifs de torture, le condamné périt parce qu’il a résisté, parce qu’il a désespérément tenté d’échapper à la mort. C’est le cas de Millet de la Girardière, à Pointe-à-Pitre, dans une cage de fer, le 2 novembre 1802. Ce qui caractérise les procédés d’anéantissement (p.6), c’est faire du moindre réflexe de préservation une avancée vers la souffrance la plus insoutenable. Cette scène en tant que procédé rhétorique de restitution de l’horreur entre en résonance avec le célèbre récit foucaldien du supplice de Damiens tel que décrit en ouverture de Surveiller et punir.

Dans un cas s’exprime la totale absence de puissance pour mieux imprimer la magnificence d’un pouvoir souverain absolu. Dans l’autre cas de la cage de fer (p.7), le public regarde le calvaire du supplicié car autre chose se trame. La technique semble cibler la capacité de (ré)agir du sujet comme pour mieux la dominer. Le dispositif répressif en exhibant les réactions corporelles et les réflexes vitaux du condamné, montre à la fois la puissance et la faille du sujet. C’est une question mentale et musculaire (p.7). Plus il se défendra, plus il souffrira.

Ce livre brillant, précis, structuré et aux fines analyses s’interroge alors sur ce pouvoir qui s’exerce en ciblant la puissance du sujet, celle qui s’exprime dans des élans de défense de sa vie comme de soi-même, constitue ainsi l’autodéfense comme l’expression même de la vie corporelle, comme ce qui fait un sujet, comme ce qui fait une vie (p.8). Ce gouvernement défensif conduit certains sujets à s’anéantir comme sujets, d’exciter leur puissance d’agir pour mieux les pousser, les exercer à leur propre perte. Il s’agit de produire des êtres qui plus ils se défendent, plus ils s’abîment.

Le 3 mars 1991, à Los Angeles, la scène de lynchage de Rodney King, définit une archive du temps présent de la domination. La perception de King comme un corps agresseur effectue la projection d’une « paranoïa blanche » (p.13). La possibilité de se défendre représente le privilège exclusif d’une minorité dominante. Elsa DORLIN point le dispositif défensif (p.16) qui trace une ligne de démarcation entre des sujets dignes de se défendre et d’être défendus et de l’autre, des indéfendables, des corps aculés à des tactiques défensives. L’autodéfense relève alors des « éthiques martiales de soi » (p.17).

En situation coloniale, l’économie impériale de la violence défend paradoxalement des individus toujours déjà reconnus légitimes à se défendre par eux-mêmes. « Le gouvernement des corps intervient à l’échelle du muscle » (p.17). Elsa DORLIN pense donc la violence physique en tant que nécessité vitale, praxis de résistance. Cette histoire constellaire de l’autodéfense recherche une mémoire des luttes dont le corps des dominés constitue l’archive centrale : savoirs et cultures syncrétiques de l’autodéfense esclave, praxis d’autodéfense féministe, techniques de combat élaborées en Europe de l’Est par des organisations juives contre les pogroms.

En cela, Elsa DORLIN encore une fois prétend à dégager une généalogie remarquable, d’échos, d’adresses, de testaments, de la philosophie du Black Panther Party for Self Defense, aux patrouilles d’autodéfense queer, aux mouvements d’autodéfense noirs jusqu’aux ju-jitsu des suffragistes anarchistes internationalistes anglaises (p.19). La beauté de ce livre tient dans l’expérience corporelle de l’archive. Les rapports de pouvoir ne se jouent pas seulement dans des face-à-face déjà collectifs mais touchent plus profondément à l’expérience vécue de la domination dans l’intimité.
Une phénoménologie de la violence par-delà le politique. Une politisation des subjectivités au quotidien.                 
 

97 livres

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