Par Fabien Nègre
Auteurs : Fabien HUMBERT, Youlin LY
Titre : SAKÉ
Editeur : LA MAISON HACHETTE
Année de parution : 2021
Tout savoir sur le saké en un volume, c’est l’ambition de cet ouvrage qui ne fera peut-être pas référence car il vient après deux livres essentiels : Gautier ROUSSILLE, Nihonshu : le saké japonais - De la production à l'art de la dégustation, Paris, Dunod, 2019 et Nicolas BAUMERT, Le Saké, une exception japonaise, PUR, 2011. Il permet, cependant, de voyager en se familiarisant avec une histoire culturelle riche, d’approcher les accords avec les mets et se renseigner sur les différents sakés et leurs caractéristiques.
Les auteurs présentent aussi une sélection de sakés incontournables et les secrets de production d’un alcool millénaire dont la richesse gustative et les codes de fabrication ne se dissocient pas de la culture japonaise tout en séduisant un public de plus en plus large. Mais rentrons maintenant dans le vif du sujet. Dans leur introduction les auteurs évincent quelques idées reçues qui ternissent l’image du saké et prétendent, sans grande humilité, « une fois le livre digéré » abolir le secret même si le mystère, immatériel, demeurera.
Ils s’essaient à une définition par la négative : « Le saké n’est ni un vin, ni une bière, et en aucune manière un spiritueux : c’est une boisson d’une variété et d’une profondeur folles, qui défie les comparaisons ». La boisson identitaire des japonais pourrait se définir comme « le vin japonais ». De manière assez attendue, les journalistes spécialisés vont se pencher sur l’histoire du Japon, intimement liée au Saké (p.15). Le saké, dans sa conception européenne, se distingue du nihonshu qui signifie « saké japonais » car les Japonais demeurent très attachés au caractère unique de leur culture qui se reflète dans leur manière de nommer leur boisson fermentée identitaire (id.).
Le saké, pour les européens, se rapproche d’un « vin de riz » car les Français, par exemple, évaluent toutes les boissons à l’aune du vin. Or, l’essence du Saké le rapproche davantage de la bière en termes de procédé de fabrication (maltage, fermentation). Il ne se millésime pas et ne se conserve pas. Fabien HUMBERT précise bien que le saké, à l’origine, forme une boisson et un aliment (p.17). Boisson sacrée, offrande aux divinités lors de rituels, il a partie liée au shintoïsme. Tout au long du livre, on perçoit les entrelacs des cultures notamment coréenne, chinoise et nipponne à propos du riz ou du proto-saké (kuchikamikaze, p.23).
Bu à la cour impériale à l’époque Heian (794-1185), une consommation de plaisir se développe chez les nobles lors des banquets (p.27). Les temples bouddhistes perfectionnent sa production. Chaque type de saké correspond à un type de personne à la cour : saké blanc, saké noir agrémenté d’écorces et de cendres (p.29). Au Moyen-Age (1185-1603), les sakés de qualité apparaissent car les empereurs s’effacent devant les shoguns. On regrettera, pp.30,31,32,48,53 et 220, un contresens sur le mot « épicurien » qui renvoie plutôt à un comportement hédoniste.
On remarquera, avec intérêt, la proximité peu abordée entre thé et saké qui poussent les Japonais à inventer des récipients et des coupes pensés pour le saké. Les pages sur les samouraïs reconvertis en producteurs de saké captivent également tout comme le rôle des moines bouddhistes dans la naissance du saké moderne (p.39) au XVIème. Produits avec du riz blanc, poli, les sakés fins apparaissent avec une notion de pureté (p.45). Les techniques de pasteurisation entraînent un commerce inter-régional du breuvage (p.46).
On ne résistera pas au plaisir de vous inviter à lire les portraits fleuris des shoguns notamment celui de Toyotomi HIDEYOSHI, redoutable général qui envahit la Corée en 1597, puis décide de poursuivre en Chine. Le saké s’impose comme la boisson nationale durant l’ère Meiji (1868-1912) : « Le Japon se lance dans une course à la modernité dont l’enjeu est de transformer le pays selon les canons occidentaux afin que ces derniers le considèrent « civilisé » et renoncent à lui imposer des mesures aussi drastiques qu’à la Chine.. Les Japonais vont relever le défi haut la main en moins de 50ans » (p.63).
Le saké industriel, entre 1912 et 1945, va entraîner une baisse drastique de qualité jusqu’en 1994 où l’on commence à parler de Sakés fins (ginjo) c’est-à-dire très travaillés et très qualitatifs (p.70) évalués notamment au taux de polissage. Le saké contemporain emprunte aux codes du vin et plus récemment le modèle évoluera vers celui des vins biodynamiques et naturels (sakés de terroir). Les pages (pp.90-142) sur l’élaboration du produit (riz, eau, koji, levures) montrent clarté et pédagogie. Elles ne manquent pas de détails parfois connus ou inédits comme la méthode des canards Aigamo par le riziculteur Takao FURUNO (p.93), la typologie des riz, le climat spécifique au Japon ou bien encore le shubo (pied de cuve), véritable matrice du saké.
On signalera, en outre, la partie consacrée à l’initiation à la dégustation (p.147) où la ressemblance avec le vin au niveau des structures aromatiques paraît évidente (p.158 : Asahi Kurabu 2018 de la Maison Takeno). Depuis 2015, le nihonshu détient une IGP. Ce qui conduit à une tripartition pertinente créée par les deux auteurs : sakés traditionnels, modernes et nature. La classification selon le polissage s’efface actuellement au profit d’un nouveau style : le saké nature avec un taux de polissage faible et des levures indigènes. Il se caractérise par un réel travail sur le riz, une réhabilitation des anciennes variétés (p.163).
Dans le cahier de recettes revisitées accordées à un saké, on attirera l’attention sur la délicatesse de Laura VIDAL qui propose un « thon rouge, lait ribot, kimchi de fenouil et miso maison » avec un Kaze No Mori (p.194). Contrairement aux recettes de cocktails qui n’ôtent rien aux talents du mixologue mais qui donne l’impression d’un fourre-tout, les deux pages 220 et 221 sur les idées reçues sur le saké amusent et, par surcroit, s’avèrent fort utiles pour tous les types de lectorat. Le saké n’est pas un spiritueux qui sent la rose, un vin de riz, une bière de riz ou bien même un produit uniquement japonais.
On saisit mal, inversement, la structure de l’ouvrage, car on repart sur «le monde du saké » (p.223) lors même que l’on pensait le sujet globalement traité. Vraiment dommage, tout de même, malgré le rappel de l’économie de la boisson identitaire nippone, les figures de passeurs de savoirs à Paris (p.261) et d’une page sur le bœuf de Kobe (p.244) visiblement un peu inopportune. A vouloir trop ceindre, parfois, on mal étreint.
Par Fabien Nègre
Auteurs : Brian ASHCRAFT, Idzuhiko UEDA, Yuji KAWASAKI
Préface : Lew BRYSON
WHISKY JAPONAIS
LA VOIE DE L’EXCELLENCE
Le guide complet pour découvrir, choisir et déguster
SYNCHRONIQUE EDITIONS
Septembre 2021
Néophyte curieux, amateur éclairé, vous saurez tout sur la fascinante histoire qui, en moins d’un siècle, a fait du whisky japonais l’un des plus raffinés et des plus appréciés au monde. Visitez avec Brian ASHCRAFT les meilleures distilleries de l’archipel pour comprendre les facteurs culturels et techniques spécifiques qui ont permis ce tour de force exceptionnel, entre tradition et innovation. Victime de son fulgurant succès, le whisky japonais peut parfois être rare et cher. Réalisées en totale indépendance des producteurs et des revendeurs, 11O notes de dégustation chiffrées du critique de whisky Yuji KAWASAKI vous permettront d’optimiser vos achats et de maximiser votre plaisir.
Un seul critique pour ce passionné : la qualité. Des notes qui réservent bien des surprises. Nikka, Hakushu, Hibiki, Chichibu, autant de noms qui évoquent la perfection du savoir-faire nippon. Rejoignez le cercle des initiés et embarquez pour un voyage gustatif intense et exceptionnel, rythmé par les saveurs classiques ou inattendues du whisky japonais. Brian ASHCRAFT écrit en journaliste et auteur. Rédacteur senior pour le site Kotaku et chroniqueur pour le Japan Times, il se passionne pour le whisky et la culture japonaise. Originaire du Texas, il vit à Osaka depuis 2001.
Yuji KAWASAKI s’impose depuis de nombreuses années comme une référence au Japon pour ses critiques de whiskies. Son blog fait référence pour ses notes de dégustation indépendantes et sans concessions. Saluons d’emblée le courage et le sérieux des Editions Synchronique, situées à Anthony, dirigées par Benoît LABAYLE. Seuls les « petits éditeurs » publient souvent les plus grands livres. Il s’agit, affirmons le haut et fort, du meilleur livre, à ce jour, édité en langue française sur le whisky japonais.
Dans son avant-propos, Lew BRYSON, rédacteur en chef durant 20 ans de Whisky Advocate Magazine, répond à la question fatidique : « Comment le whisky japonais est-il devenu aussi bon ? » (p.5). Jusque dans les années 2015, bien des amateurs avertis ne connaissaient même pas l’existence des malts nippons. L’origine provient du scotch. Sorties d’une longue période autarcique, entre le milieu et la fin du XIXème siècle, les classes dirigeants se rapprochèrent de l’Occident et plus spécifiquement de l’Empire britannique. Le whisky écossais fit son entrée dans l’empire du soleil levant.
Dans les années 1920, un magnat local de la boisson, Shinjiro TORII, comprit qu’il pouvait s’enrichir en élaborant un whisky au Japon. Un jeune chimiste, Masataka TAKETSURU, avait étudié la fabrication du whisky en Écosse. TORII dirigeait la célèbre distillerie nommée aujourd’hui SUNTORY et TAKETSURU dirigeait la distillerie. A la suite de divergences et de frictions, TAKETSURU (on lira avec délectation le portrait de cet homme qui changea à jamais le whisky japonais dans le chapitre intitulée la filière écossaise, pp.25-30) créa sa propre marque intitulée NIKKA. Le WhiskyFest de Chicago, en 2005, lança la réputation internationale du whisky japonais, laissant bouche bée, les plus grands spécialistes : « les saveurs s’équilibraient, l’essence du malt était claire, le bois ne l’emportait pas sur le reste » (p.5). Avec le seul Yamazaki 18 ans, les japonais avaient conquis le monde.
Or, compte tenu de la ruée des initiés, les stocks de vieux whisky fondirent très vite et les prix s’envolèrent. La situation s’améliore considérablement en 2022. Dans leur introduction, les auteurs rappellent, à juste titre, que si nous connaissons aujourd’hui, l’âge adulte de l’eau-de-vie japonaise de céréale maltée, la boisson se consomme depuis bien longtemps au Japon (p.7). Les écossais ont montré la voie mais les Américains, le 8 juillet 1853 puis février 1854, apportèrent des cadeaux et des fûts de whiskey, par vaisseaux, dans la baie de Tōkyō (pp.12-14).
Un siècle plus tard, le Japon maîtrisait ces nouveautés et produisait l’un des cinq plus grands whiskies classiques au monde avec l’écossais, l’irlandais, le canadien et l’américain.
Entre 2001 et 2017, Suntory et Nikka ont reçu plus de cent distinctions de classe internationale. D’autres distilleries telles Venture ou Mars accèdent aussi à une notoriété mondiale. En 2014, Nikka a vu ses ventes exploser de 124%. Dans les enchères, les malts rares atteignent des prix astronomiques. En 2015, un lot de 54 bouteilles d’HANYU part à 407 000€. En 2017, un acquéreur paiera 139 000€ pour un Karuizawa de 52 ans.
En 2016, un Yamazaki 50ans se négocie à 91 000€ (p.8). Notons la spécificité du marché qui se structure autour de deux grands groupes rivaux : Suntory (56,3%) et Nikka (27,8%). Mais la concurrence s’intensifie avec Kirin, Ocean Whisky, White Oak ou même Venture Whisky. L’aventure envoûtante se poursuit pour la plus grande joie des amateurs du monde entier (p.10). Les auteurs, ensuite, adéquatement, précisent un point rarement évoqué dans les ouvrages traitant du présent sujet : « l’influence de la filière du saké dans les distilleries de whisky japonais ne saurait être sous-estimée encore de nos jours. Ichiro Akuto, fondateur de CHICHIBU en 2008, descend d’une longue lignée de brasseurs de saké » (p.16, 32-33).
Dans la même perspective, ils explicitent une autre généalogie rarement abordée : « plus qu’au saké, le whisky ressemble au shochu dont le nom signifie littéralement « alcool brûlé » » (p.17). Rappelons que le shoshu authentique (honkaku shochu) résulte d’un très large éventail d’ingrédients : riz, orge (celui qui ressemble le plus au whisky (p.18,20)), canne à sucre, sarrasin, patate douce, carotte, chou kale, tomate, châtaigne, cactus (!). Dans un autre registre, le whisky sert de tonifiant à la guerre (pp.34-36) et son essor accompagne la croissance économique faramineuse du Japon, deuxième économie mondiale après-guerre (p.38).
Son développement s’appuie également, durant les années 1970-1980, sur le formidable tissu tokyoïte des bars appelés « snacks » (p.38). Le lecteur pourra, par ailleurs, se reporter aux petits encarts fort utiles de présentation des distilleries légendaires (Karuizawa par exemple, p.40) parcourant tout l’ouvrage. Les caractéristiques uniques et précises de l’art spécifique de la production du whisky japonais figurent magistralement (pp.42 et sqq.) : la nature des céréales (orge, maïs, seigle, blé), l’eau, les levures, la distillation, la maturation (l’art du travail sur le chêne par les tonneliers indépendants), le climat, l’assemblage. Pour ce dernier, les maîtres assembleurs poussent la voie de l’excellence très loin : « certains, qui tiennent que leur palais reste neutre, sont si attentifs à leur alimentation qu’ils mangent tous les jours le même plat au déjeuner !» (p.51, p.145).
Les auteurs défont au passage élégamment mais fermement quelques arguties souvent répétées à l’envie par les détracteurs incultes et parfois ignorants des malts nippons. Un seul exemple : les distilleries japonaises importeraient toute l’orge maltée, tourbée ou non, pour produire leurs whiskies. Premièrement, « le degré d’impact de l’orge sur la saveur du produit fini reste sujet à controverse » (p.52). Deuxièmement, la majeure partie des pays producteurs de whiskies importent leur orge. « Même l’Écosse doit l’importer de pays comme l’Allemagne » (p.52). Enfin, « l’orge est cultivée au Japon depuis l’Antiquité » (p.55). Aujourd’hui, toutes les petites distilleries travaillent avec de l’orge et de la tourbe locales.
La deuxième partie de cet ouvrage de référence, on l’aura bien compris, pour tous les amateurs confirmés et les aspirants réservés, présente, pour la première fois, en langue française, 110 délicieuses notes de dégustation rédigées par le maître Yuji KAWASAKI dont certaines confinent à la poésie sans négliger la technicité consubstantielle à l’exercice. Le Hakushu single malt Whisky 18 ans évoque « le babil d’un ruisseau » (p.90). L’Hibiki Japanese Harmony tapisse le palais d’une « soie liquide » (p.92).
Le Yamazaki The Owner’s Cask Mampei Hotel 1999 crée le « sentiment de grappes de muscat, sublime » (p.95). L’Eigashima single malt Whisky Sakura 5 ans nous transporte dans un « parfum de brandy, un baumkuchen, ce gâteau allemand que les Japonais aiment tant » (p.98). Le Yoichi single malt 15 ans nous gratifie « d’un champ de fleurs blanches, de notes de bois et de noix, un enchantement » (p.106), tel ce beau livre bien illustré.
Par Fabien Nègre
Michel CRAPLET
L’ivresse de la Révolution
Histoire secrète de l’alcool 1789-1794
Grasset
17 février 2021
« Rechercher les causes de la Révolution n’est pas sans danger pour l’historien ». Que dire de celui qui l’aborde à la lumière d’un sujet à la fois magnifié et tabou en France -l’alcool- et qui n’est pas historien de formation mais précisément alcoologue de métier ? Face à ces résistances, Michel CRAPLET s’attaque, en spécialiste de l’addiction, aux grandes heures de la Révolution. La prise de la Bastille, les massacres de Septembre, l’arrestation du Roi à Varennes, la chute de la royauté lors de la pris des Tuileries, les clubs bruyants où Girondins et Montagnards s’empoignent et philosophent, les banquets républicains, la Terreur et son redoutable comité de Salut public, les guerres de Vendée : autant d’épisodes célèbres de la Révolution que l’auteur revisite pour y déceler, sous les ors glorieux et tragiques de ces années tumultueuses, l’influence cachée de l’alcool.
On le découvre dans le livre, les boissons contenant de l’alcool, y compris les vins les plus courants, étaient des produits rares et chers sous l’Ancien Régime. Seule une infime partie de la population pouvait en consommer régulièrement. Offrir à boire était donc un cadeau. Voici l’histoire explosive de ces cadeaux aux effets puissants et difficiles à maîtriser, dont on suit la circulation au cœur de la Révolution. Il ne s’agit évidemment pas d’affirmer un parti-pris contre-révolutionnaire. Michel CRAPLET décrit sans détours les comportements pathologiques de tous les camps, y compris les aristocrates.
Sans exempter Louis XVI, auquel est consacré un long et fascinant chapitre. L’auteur est le premier à aborder la triple addiction du monarque qui allie trop plein d’alcool, excès de tables, passion de la chasse et sexualité problématique. Ni idéologue, ni naïf, Michel CRAPLET ne prétend pas expliquer la riche chronologie de la Révolution française par un déterminisme réducteur. La consommation d’alcool, qui n’est jamais la cause, est cependant très souvent en cause. Une enquête inédite et passionnante sur l’histoire secrète de l’alcool en temps de Révolution.
Michel CRAPLET est psychiatre et alcoologue. Longtemps attaché à l’Unité d’alcoologie du Centre Hospitalier des Quatre Villes (Saint-Cloud) et médecin délégué de l’Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie, il a été, de 1984 à 2014, médecin du service médical de la Préfecture de police de Paris, et a fondé et présidé, pendant 20 ans, Eurocare, une organisation non gouvernementale de prévention du risque-alcool en Europe. Membre du comité de rédaction de la revue Alcoologie, il est notamment l’auteur de Passion alcool (Odile Jacob, Paris, 2000), Parler d’alcool (La Martinière, Paris, 2003) et de A consommer avec modération (Odile Jacob, 2005). Ses mémoires d’alcoologue sont parues en février 2021 (Odile Jacob).
Le prologue de ce livre original commence fort avec la célèbre formule parodique de la Marseillaise : « Le jour de boire est arrivé ». Quelques jours avant juillet 1789, la violence de l’alcool apparaît au grand jour parmi les pillages : « Les Parisiens boivent beaucoup » (p.7). En août, les députés sortent de table pour rentrer dans la fameuse séance d’abolition des privilèges. En octobre, les gardes du corps tués ont le « cerveau plein d’alcool » (id). Les scènes de septembre 1792, après le pillage des caves du château de Versailles perdure plusieurs jours. Les massacreurs des prisons affichent une ivresse totale (p.8).
Michel CRAPLET procède en alcoologue, situe d’emblée l’alcool dans ses deux effets : désinhibiteur et tranquillisant (p.8). Mais il pousse encore plus loin l’analyse en « étudiant les difficultés économiques du peuple et les appétits des privilégiés » (id). En addictologue, il met en scène Louis XVI en « gros buveur » mais fait aussi défiler les jouisseurs excessifs ou les ascètes abstèmes (p.9). Historien, sociologue et médecin, il produit un éclairage inédit de la Révolution tout en précisant que « les boissons alcooliques étaient un luxe pour la grande majorité du peuple » (p.8) notamment des femmes confinées à la cuisine ou au salon au service des nouveaux maîtres.
En définitive, il démontre, sans doute pour la première fois, en quoi la consommation d’alcool fut un moment central des fêtes et banquets révolutionnaires (p.9). L’acte de boire ensemble, éminemment politique, fonde l’unité indivisible de la République mais il noue également un pacte entre le vin et le sang (p.166). Dans une longue introduction dans laquelle l’auteur justifie sa lecture de la Révolution en alcoologue tout en inaugurant, d’une certaine manière, une autre façon de faire de l’histoire, « par une ligne brisée avec d’innombrables ruptures » (p.11), Michel CRAPLET s’attache plus profondément à travailler sur la relation de l’homme à l’alcool dans l’histoire, entre « ébriété heureuse » et « ivresse dangereuse », sujet tabou pour les historiens eux-mêmes.
En effet, il articule un type de consommation à des classes sociales (alcoolisme mondain des bourgeois contre crapulerie des buveurs excessifs des classes populaires, p.30) : le noble qui se paye le luxe de la dépendance, le bourgeois profiteur de la Révolution qui accède à la vigne et à la connaissance des vins. Etudiant l’ambiguïté voire l’ambivalence des images du buveur (p.16), il introduit médecine, psychologie, sociologie et porte à la lumière ce que personne ne veut voir : « des bouteilles, des hommes ivres, dont les excès étaient bien connus à des postes de responsabilité, des massacreurs » (p.17). Le psychiatre « prétend combler les trous d’un black-out collectif » (id).
La question des sources et des archives devient alors cruciale ainsi que la méthodologie employée pour compter les cadavres de bouteilles (p.22,81). Plus largement, ce livre passionnant mais parfois teinté d’addictologie (p.102, note 2 ; p.174, p.195 sur la tournée, injonction faite à chacun de boire avec les autres ; la page 220 sur les alcooliques qui se mentent d’abord à eux-mêmes, la note 1 de la page 254 où l’alcoolique se caractérise par sa passion et son émotion, son incohérence et sa persévérance ; p.278) et de « moraline » (Nietzsche) s’inscrit dans une histoire globale de la violence où « l’ivresse permet aux soldats de tuer avec moins d’angoisse et moins de culpabilité et ensuite d’oublier plus facilement leurs actes » (p.25). L’ivresse révolutionnaire se définit d’ailleurs comme « totale, associant à une excitation intellectuelle de nombreux facteurs : consommation d’alcool et de tabac, voire d’autres psychotropes, privation d’aliments parfois jusqu’au jeûne et accumulation de fatigue, marches des journées et discussions nocturnes » (p.97).
On lira, en contrepoint, les pages surprenantes sur le portrait de Louis XVI (p.115) en « alcoolique peu mondain » poly-addicté pour utiliser un vocabulaire plus actuel. Les passages sur Danton, « buveur sans modération ni précaution » (p.183) en bon vivant populaire, opposé à Robespierre, « buveur d’eau mal aimé » (p.185) captivent. On regrettera, çà et là, les leçons de distinction de l’alcoologue en historien du « trou noir », entre une boisson alcoolisée et alcoolique, entre une personne avinée et un individu ivre (p.249).
On pourrait, en outre, voir une certaine « psychologisation » ou « biologisation » de l’Histoire là où, in fine, il n’y que fines observations d’une nouvelle investigation.
Par Fabien Nègre
Grégory DARBADIE
LE VIN DE LA PHILOSOPHIE
Les promenades philosophiques de Bacchus
Collection « Le Savoir boire »
Editions APOGÉE
19 janvier 2021
Quel est le vin de la philosophie ? Une idée plus ou moins précise sur une réalité sensible qu’attestent la soif, le goût ou le désir ? L’alternative peut séduire, mais elle est assurément trompeuse. Derrière le mot vin, se tiennent simultanément une idée et une réalité concrète. L’oublier serait se condamner à errer dans le ciel des idées en perdant de vue ce qui y donne accès : le sensible. Que faire contre l’errance ? Comment ne pas perdre de vue le réel ? L’invitation rabelaisienne à trinquer est à méditer, entre l’écueil de l’ivresse du corps qui empêche de raisonner et l’ivresse de la raison qui oublie ce dont elle est censée parler.
La philosophie interroge notre relation au vin : ce que nous sommes (goût, perception, ancrage, éducation), ce qui est, entre nature et culture, et ce qui nous lie à cet univers. Grégory DARBADIE exhorte à pratiquer le doute pour explorer de nouveaux chemins de pensée. Il échange, questionne, met en œuvre dans cet ouvrage une philosophie organique et charnelle. Il enseigne la philosophie en lycée (Seine-Saint-Denis) et en Université (Paris). Il est également l’auteur de Paris Philo aux éditions Parigramme en 2015.
L’ivresse de la philosophie basculerait-elle parfois en philosophie de l’ivresse tant le plaisir se partage ? C’est la question posée très brièvement par Daniel LABREURE, directeur de la Maison d’Auguste COMTE (Paris VIème) : « Car il en va la philosophie comme du vin : le plaisir de déguster l’une ou l’autre peut aussi bien se savourer seul qu’en bonne compagnie » (p.9). Cette étrange comparaison digne d’un café philosophique forme le pari de cet opus qui s’ouvre sur une partie dédiée aux racines de la philosophie où l’auteur ne manque pas d’appuyer par une bien curieuse dilection « chauvine » qui parcoure également tout le livre pour son amour du champagne : « Le champagne me sauva » (p.13).
Le breuvage aux bulles en collerette n’incarnerait pas moins que la « fraîcheur de la vie », « l’épaisseur du corps », « l’acidité en équilibre » (p.14). Puis, dans le défilée exhaustif des poncifs, vient l’apologie des rives du Médoc où « le parfum des roses plantées au pied des allées étourdissaient les esprits » (p.14). Enfin, le professeur de philosophie en terminale s’empare de sa problématique sur la grande « affaire du goût » (p.15) et nous administre une leçon d’authenticité et surtout de dégustation afin d’éclairer notre discernement égaré : « On croit parfois parler du vin sans s’apercevoir que l’on parle d’autre chose : de fruits surtout (pomme, poire, litchi, pamplemousse, melon, noix, abricot), privant le précieux nectar de toute identité propre » (p.16).
Le goûteur, à la mode kantienne, dessine « une entente universelle » (p.17) par « le cliquetis de verres et l’échange d’appréciations portées » (id). Ne soyons pas trop sévères et avançons. Les expériences de la sensibilité humaine se révèlent sociales car « le concept de vin ne se boit pas » (p.19) et « le vin est naturel et divin » (p.22). Mieux, « le vin ne serait plus divin » (p.23). L’auteur entend poser l’ivresse comme expérience de la liberté mais on ne voit pas bien comment sinon par la profondeur d’un truisme inexact : « chaque vin évoque le cépage d’un lieu sous un climat. Le vin est porteur d’un monde souvent étranger à celui qui le boit » (p.25).
Grégory DARBADIE voudrait « laisser parler le vin, faire entendre les voix de son silence » (p.27). Sa méthode multiplie les points de vue philosophiques sur le vin tout en considérant, avant tout, que le « vin a besoin des hommes » (p.31). La deuxième partie se concentre sur les terroirs des philosophes. Elle expose une galerie de portraits philosophiques dans leurs rapports avec le vin, le cépage ou le vignoble. Avec Montaigne, « le vin n’égare pas l’homme. Le vin est un usage de soi » (p.40). Le corps du vin réfère au corps de celui qui le déguste. Passionnant et instructif.
Montesquieu, « l’énigmatique philosophe vigneron » (p.45) omet de parler du vin dans l’Encyclopédie mais aime le plaisir de vivre (p.48) pour en commercer (p.51) en véritable vigneron qui devient philosophe (p.51). Diderot, élève brillant à Louis-le-Grand, aime à citer le champagne, « nectar des dieux », élixir de pureté de l’esprit et du corps, pacificateur des relations humaines, boisson des philosophes qui met un terme au malheur (p.59). Bachelard, célèbre baralbin, goûte Gevrey-Chambertin grâce à son ami Gaston Roupnel (p.64).
Le jeune professeur dans le 93 de citer le très beau texte du Professeur à la Sorbonne : « le vin n’oublie jamais, au plus profond des caves, de recommencer cette marche du soleil dans les « maisons » du ciel » (p.67). Michel SERRES, par ses belles pages sur Yquem, dans Les Cinq Sens, nous rappelle que la « dégustation du vin n’est pas une simple expérience de soi mais une découverte de la transcendance du monde » (p. 77). La partie consacrée à Marcel CONCHE, qui vient de nous quitter début mars, illustre l’émotion du vin, essence du travail, expression de la tristesse et de la joie.
On regrettera, cependant, les formulations maladroites comme autant de manies stylistiques incongrues qui parcourent tout le livre du type : « La culture commence aussi avec l’agriculture » (p.81). La troisième partie disserte sur le vin de la pensée. Loin d’une vérité sur l’altérité, le vin amène à dire quelque chose de profond et de vrai sur soi (p.92). Le passage pertinent sur Rabelais qui explicite l’humanisme du partage contenu dans l’invite exclamative à « trinquer » se voit entaché par une phrase de piètre avocat à court d’arguties : « le vin qui rend devin et divin » (p.101).
Hormis un problème de construction et des résumés d’étapes qui nous suggère ce qu’il faut retenir comme si le lecteur souffrait d’absence de discernement en la matière, une page de conclusion pour ne pas conclure ne suffira pas à sauver un livre qui aurait pu tisser une belle méditation sur l’art de boire, sur les circonvolutions de la dégustation ou l’émotion sensible prise au plaisir de converser avec un jus de raisin sans raison, l’affirmation dionysiaque du goût.
Par Fabien Nègre
Auteur : Emma CARENINI
Titre : SOLEIL. Mythes, histoire et sociétés.
Editeur : LE POMMIER
Date de parution : 2 mars 2022.
200 pages, 20€.
Il s’agit sans doute du premier livre de philosophie lumineux qui ose mettre les pleins feux sur notre étoile. Le soleil constitue la source de toute vie et de toute énergie et nous y pensons à peine. Il semble une évidence. Toujours là, donc banal, ou presque. Il se montre, par définition, en plein jour. Il n’a rien à cacher. S’il a parfois les honneurs de la littérature, peu d’écrits en parlent pour lui-même, qu’on cherche véritablement à savoir ce qu’il représente, ce qu’on en a pensé, ce qu’il nous dit de nous.
Pourtant, le soleil a profondément modelé les manières de penser de tous les peuples. Des croyances des Incas aux astronomes modernes, des éclipses antiques à la fusion nucléaire, de Zarathoustra au gothique de Suger, des haruspices romains aux collapsologues contemporains, le soleil s’avère multiple, riche de sens et d’imaginaire. De quoi le soleil forme-t-il le miroir ? Que disent de nous, à travers les âges, nos façons de regarder, d’étudier et de vénérer l’astre du jour ? Dans cet essai à la brillante solarité affirmative et à la subjectivité assumée, Emma CARENINI, jeune agrégée de philosophie née en 1993, démontre que le rapport des hommes à la lumière naturelle a une histoire et que le soleil se tient au fondement de nos philosophies et de nos sagesses.
Remarquons, dès l’abord, l’exergue de l’ouvrage sur une citation hommage à Albert CAMUS, extraite de Noces, en 1959. S’il existe un écrivain qui a célébré le parfum des corps et la vérité tragique du soleil face à la mort, la fraîcheur des embruns iodés, la fierté du soleil, dans la tendresse et la gloire, c’est bien l’auteur de l’Etranger. Dans son introduction (pp.8-17) d’une plume dégraissée et élégante non dénuée d’un réel sens littéraire, la jeune professeure de philosophie qui participe à la nouvelle revue intitulée GERMINAL, va positionner sa problématique par un éloge fougueux de la lumière ou plutôt de la luminosité mais également se livrer, en toute partialité, à un éloge de "ce soleil qui se lève sur le Parthénon » (p.7) et sur « les petits ports d’Algérie et de Provence » (id.).
Dans ce paysage de pierres chaudes et de cigales, d’oliviers romains, et parfois de carte postale, on pourrait s’interroger sur une possible mythification voire une réelle mystification où « passé et présent se rejoignent dans l’éternité lorsque le soleil nous inonde de sa lumière » (p.8). Or, loin du folklore de la vacance estivale méditerranéenne, l’enthousiasme ontologique d’Emma CARENINI voudrait « saisir un esprit, un sentiment du Midi, qui n’est plus tout à fait du Midi, qui est universel » (p.8).
Là, le bas blesse un peu mais ne se déchire pas encore. Aucun raisonnement structuré, argumenté et rationnel y compris avec force auteurs (Camus, Pagnol, Valéry, Mistral, Giono, Cézanne) ne peut démontrer la supériorité de la splendeur de ce Sud éternel étreint par la nostalgie du soleil « une fois entrer dans la brumaille triste des villes du Nord » (p.8). Qu’il existe une puissante attractivité contemporaine pour le rivage et le soleil pour presque toutes les populations du monde, nous n'en disconviendrons point mais les lumières nordiques présentent un charme propre à leur solarité.
La concaténation argumentative pourrait laisser croire à une pétition d’autorité quelque peu radicale à la Jacqueline DE ROMILLY : « ce goût de la lumière qui est aussi un goût de la grandeur… la civilisation grecque, mère de la pensée occidentale, accordait une grande attention à la lumière » (p.9). Ce que les provençaux ou les méditerranéens recherchent bien plutôt dans leur pudeur coutumière, relève du secret, du silence, de la fraîcheur ombreuse. Ne nous faisons pas l’avocat du diable et poursuivons dans « ces lieux et ces moments » (p.9) illuminés où l’émerveillement rompt la banalité ; « ces univers où les oliviers sont argentés, les yeux abrutis de soleil, la peau sèche sous le duvet blondi par la mer, le même saisissement nous prend devant la lumière crue, omniprésente » (p.10).
Des Grecs aux esprits héliotropes d’aujourd’hui, une filiation existerait. On frise l’imaginaire du cliché déroutant avec les « ombres marbrées des platanes » chez Pagnol ou « les chants des cigales » chez Aristophane mais tout le mérite de l’énergie solaire réside dans le fait que chaque civilisation lui fait jouer un rôle singulier : « Dis-moi quel est ton soleil, je te dirai qui tu es » (p.11). Emma CARENINI décille l’évidence en pratiquant un double mouvement d’archéologie-généalogie de la pensée du soleil mais également en montrant que « la vie au soleil a façonné une pensée particulière » (p.12) que d’aucuns nomment « pensée méditerranéenne » (id).
Le soleil relève du corps. Il nous augmente étrangement, nous rend silencieux : « Le soleil est implacable » (p.13). Nonobstant de très belles pages sur la solarité dans la pensée occidentale (p.15), on regrettera parfois un découpage un peu trop forcé où la nuit incarne un réceptacle toujours inquiétant alors qu’elle ouvre un espace à vivre sans témoins selon Michaël Fœssel. Autre impression : une forme d’européocentrisme tourbillonnant sur l’invention de la raison hellénistique dont la nostalgie se réactive en permanence : « C’est pourquoi la Méditerranée, plus que d’autres régions moins ensoleillées, a pu donner naissance à un « moi universel », ce « moi » de la philosophie qui ne pense pas au nom de l’individu singulier, mais au nom d’un « je » anonyme, celui de l’humanité. Le lien noué entre la philosophie occidentale et la lumière est ancestral. Nietzsche a évoqué l’impression solaire que lui faisait la lecture des philosophes de la Grèce antique. Lisant Epicure, il est saisi d’un plaisir singulier. Il dit « jouir de l’Antiquité comme d’un bonheur d’après-midi » » (p.15).
L’auteure renoue avec l’ambiguë théorie des climats selon laquelle « le climat a des effets sur les corps et les esprits des hommes, sur leurs institutions et sur leurs mœurs » (pp.20, 83). Seules les civilisations solaires par une capacité collective à tirer partie de l’énergie solaire auraient établi un savant équilibre entre « soleil sain et soleil assassin » (p.23). Un des tours de force du présent ouvrage tient, en outre, dans l’idée que les sociétés humaines se fabriquent de la « vie bonne » (p.25) qui ne le serait pas tant que cela sans la lumière. Dans l’épaisseur de la matérialité de notre existence, le soleil figure à la fois une conquête technique et spirituelle.
Le chapitre premier traite du Dieu soleil au cœur de l’ancienne Babylonie où se tisse le « mariage immémorial des sociétés agricoles avec le culte solaire » (p.30). Les premiers cultes solaires instaurent d’ailleurs « un lien direct entre la vie des hommes et celle des astres » (p.37). Chez Aurélien, le soleil passe de « l’astre commun à l’astre du commun » (p.53). L’architecture gothique de la Chrétienté, par une philosophie de la lumière, tire bénéfice des possibilités esthétiques et liturgiques offertes par le soleil (p.60).
La page 62, remarquable de clarté, nous enseigne que, dans le monastère, les heures d’office scandent la marche du soleil. « L’espace-temps entier est encadré et informé par le rythme de l’astre solaire ». Toute l’architecture de l’Abbaye de Saint-Denis, s’inspire, par exemple, d’une philosophie de la lumière par l’art des vitraux (p.64). Le chapitre II analyse les âges d’or et les utopies. On notera que certaines utopies négatives ou destructrices (p.88) ne ressortissent pas « à la douceur » (p.69) avancée par l’auteure.
On s’étonnera, plus avant, d’étranges affirmations qui paraissent méconnaître l’histoire politique selon lesquelles la lumière du soleil forme une condition indispensable de toute vie sociale heureuse (p.70) ou que la plupart des utopies développent en détail un principe communiste (id). L’équation semble toute posée : le froid s’identifie au mal et le chaud au soleil et au bien (p.79). « Là où il y a du soleil, il y a une possibilité de civilisation » (p.76). Le Chapitre III intitulé « quand le soleil donnait l’heure » traite du temps rural et du temps cosmique.
On y apprend des éléments peu connus sur l’émergence des cloches de travail au milieu du XIIIème siècle et la révolte des ouvriers provinois du textile (p.95). On lira également avec intérêt le passage sur l’aiguille du cadran solaire ou gnomon, chef d’orchestre de l’ombre et de la lumière, appareil de connaissance (p.99). La réinterprétation de l’allégorie de la caverne platonicienne comme naissance de la science astronomique (p.100) où le cadran solaire est la projection de la position de la Terre dans l’univers, ne manque pas d’originalité : « Le cadran solaire n’avait pas seulement pour fonction de donner l’heure, tant s’en faut ; il était le point cardinal d’une géométrie du monde » (p.102).
Le Chapitre IV expose « les nouveaux soleils de la science moderne ». D’Aristarque de Samos, au IIIème siècle avant J.-C, qui intuite le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, à l’hypothèse subversive qu’il existe plusieurs soleils dans un univers infini (p.106), Emma CARENINI met en avant, de manière fort originale, les maîtres d’œuvre moins bien connus de cette révolution théorique : Giordano BRUNO (p.109) ou Nicolas DE CUES (p.107). « L’homme sait désormais qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers. Le terme « immensité » ne veut rien dire d’autre : littéralement, l’im-mens est ce qui dépasse absolument l’esprit (mens) » (p.111).
Avec un talent de conteuse indéniable, la jeune admissible à l’ENS de la Rue d’Ulm, consacre une page à décrire, comment, « en 1610, Galilée subvertit l’usage de la lunette destinée initialement à des menées stratégiques et militaires au cœur de Venise » (p.115). Plus tard, cette « pensée solaire » (Foucault) affirmera avec Descartes, que le monde se structure par la lumière qui seule permet la vision du sujet connaissant (p.119). Le chapitre V étudie le soleil comme un objet de luxe dans les villas de l’aristocratie romaine : « La distinction ultime, c’est de posséder une maison construite selon les principes de l’architecture solaire. Le luxe, c’est la maîtrise technique de l’ensoleillement » (p.124).
Les Grecs, afin de se délivrer de certaines dépendances énergétiques, développeront une « architecture héliotrope » (p.131) : « l’usage du soleil faisait partie intégrante de la définition et du degré d’une civilisation, par opposition à la barbarie » (p.134). La maîtrise de la lumière demeurera longtemps l’expression d’un style de vie considéré comme supérieur (p.142). Emma CARENINI, à la manière d’Alain CORBIN (p.163 : la nouvelle culture solaire, nouvel engouement pour l’été), montre bien dès les années 1833, comment s’invente la « Riviera », de quelle manière l’ensoleillement des intérieurs demeurera longtemps, un luxe de happy few (p.151).
Le Chapitre VI pense le soleil comme un objet de santé publique c’est-à-dire que se met en place dès le XVIIIème siècle, partout en Europe, dans les grandes villes, un hygiénisme (p.159). Il suffit de lire la page 167 qui nous instruit du Docteur ROLLIER, qui en 1910, ouvrait la première « école au soleil » destinée aux garçons prétuberculeux, implantée à plus de 1000 mètres d’altitude. En 1940, le médecin dominait un empire de dix huit cliniques et sanatoriums pour cure héliothérapiques. Le Chapitre VII se penche sur le « désir universel en l’homme : capter l’énergie du soleil » (p.171).
Convoquant Marx et la thèse de Fernand BRAUDEL dans son grand livre méconnu en trois volumes : La Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Armand Colin, 1979, Emma CARENINI rappelle que l’homme est par nature, un convertisseur d’énergie (p.172) et surtout que toute énergie utilisée par les sociétés humaines, à l’exception notable de la fission nucléaire, provient d’une manière ou d’une autre du soleil (p.175). Elle se livre à une conclusion assez mélancolique et pragmatique selon laquelle « le soleil aussi a une fin » (p.178) en distinguant bien l’impossibilité pour l’homme d’imaginer sa fin comme terme lors même qu’il la pense comme limite (p.179).
Dans une tournure stylistique très ulmienne, il faudra distinguer la fin du monde et la fin d’un monde. Or, nous savons aujourd’hui que l’extinction du soleil ne relève pas de la crainte mais de la certitude (p.180). Dans l’émouvante page métaphysique et cosmogonique 181, la jeune philosophe pense l’impensé de la fin de la lumière, la fin pure et simple : « lorsque le soleil explosera, tous les débats philosophiques, toutes les guerres, toutes les passions, toutes les questions qui différent aujourd’hui leurs réponses seront réduites à néant. Dans 4,5 milliards d’années s’éteindra le soleil, et avec lui notre pensée ; et il n’y aura plus personne, en effet, pour sonner le glas ou le raconter ».
Soudain troublé par la maturité philosophique de ce premier opus, nous ouvrons le chapitre VIII avec la joie de l’apaisement. Dans un geste nietzschéen, il s’intitule « Eloge du midi » et témoigne d’une énergie à décamper pour vivre dans le soleil. Philosopher à midi équivaut alors à saisir le soleil dans sa lumière zénithale. Dans le pays du Midi, le sage veut trois remèdes : grandeur, calme et lumière (p.187). Un bien bel essai d’une vitalité prometteuse.
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