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Types de livre



La vraie vie de Cécile G.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : François CAILLAT
Titre : La vraie vie de Cécile G.
Collection : « L’infini », dirigée par Philippe Sollers. 
Editeur : Gallimard
Date de parution : Juillet 2021
 

Denis, le narrateur, rencontre Cécile G. à Paris dans les années 1960. L’adolescent n’ose rien entreprendre et le regrette. Il devait la retrouver en vacances à Plymouth mais la jeune fille ne vient pas. Depuis, il y pense toujours. La vie de Denis se fera avec et sans elle. Il connaît d’autres femmes, se marie, a un enfant, mais il n’oublie jamais Cécile G., il suit de loin ce qu’elle devient et enquête sur sa vie. Un jour, dans un parc, il s’aperçoit jouant avec un enfant qui s’appelle Denis, comme lui. L’enquête rebondit, la vie secrète reprend, dans les fantasmes, dans les plis, dans la littérature. Jusqu’au dénouement imprévu.
 
François CAILLAT, né le 21 octobre 1951, à Villerupt, en Lorraine, grand documentariste, agrégé de philosophie, diplômé en musique et ethnologie, a réalisé des portraits d’intellectuels et des essais filmiques pour la télévision (ARTE) et le cinéma. Dans sa large filmographie, on retiendra le chef d’œuvre « L’Affaire Valérie » (2004) et « Une jeunesse amoureuse » (2012).
 
Dans ce premier roman quasi biographique si ce n’est autobiographique, toute la thématique caillatienne du documentaire affleure : le hasard, les coïncidences, la préciosité des lieux, le flou de la précision du souvenir, l’obsession de la rencontre impossible par définition. Il y a aussi la vie comme enquête policière, la fantasmatique des lieux qui n’existent plus, des personnages qui n’ont jamais existé mais qui surgissent par la mémoire ou l’histoire, la séduction. Les lieux parisiens se transfigurent en personnages de la narration : le lycée Chaptal, la rue Logelbach, Plymouth.
 
Mais les personnages comme « Cécile G. » se transmuent en lieux de mémoire. La légèreté qui préside à ce premier ouvrage relève aussi de la tragédie des existences, des rencontres manquées forcément pléonastiques, dans un Paris à la fois bien concret et fantasmé : La Bastille, Le Musée Cernuschi, le Parc Monceau. Cette topologie de la forêt urbaine nous place entre le Gracq de la forme d’une ville et le Modiano de la rue des boutiques obscures. Fasciné par la figure féminine, le narrateur poursuit sa route évanescente et mélancolique empreinte de nostalgie et de silence.
 
Dans cette errance parisienne des Gares, on repense à une trajectoire conceptuelle mais aussi au Georges Perec de la disparition, entre faux détective et jeune homme qui se dirige à grandes enjambées vers la sortie.      

L’ÂME DE LA CHAMPAGNE

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Philippe MILLE
Titre : L’ÂME DE LA CHAMPAGNE
Editeur : Albin MICHEL
Date de sortie : Décembre  2021

 
Le chef double étoilé Philippe MILLE publie un beau livre original sur le rapport entre l’artisanat d’art et la haute gastronomie dans le cadre du Domaine des Crayères, à Reims. Le manuel attiré par les trois ancrages de ce métier, passion, création et liberté d’expression nous propose un livre chef d’œuvre de compagnon, dans lequel, il envisage le cuisinier tel un artisan qui dompte la matière, la maîtrise tout en acceptant de se laisser guider par son caractère et sa force (p.5). Un plat naitra ainsi qu’un lieu, d’une rencontre, d’une odeur ou d’une idée.
 
Après des heures de travail de compagnonnage, l’œuvre se dessine et prend vie avec une réelle émotion. Le MOF veut transmettre aujourd’hui son savoir aux jeunes générations. Un très beau livre sur l’âme de la Champagne au travers de l’histoire des artisans et des maisons de Champagne qui la façonnent. Dans sa préface, Jean-François GIRARDIN, Président de la Société nationale des Meilleurs Ouvriers de France, rappelle la frontière ténue entre artiste et artisan et les fines bulles de Champagne qui montent vers l’espérance, joie de l’ouvrier et de l’ouvrage (p.9).
 
Guillaume GOMEZ insiste sur le magnifique travail de terroir et les belles photos d’Anne-Emmanuelle THION (p.11). Le début du livre nous immerge d’emblée dans la craie, la cave aux coquillages, la présence de la mer durant des millions d’années dans l’histoire géologique de la Champagne (p.14). Cette craie omniprésente dans les vignes produit la tension et la délicatesse du Champagne. Chaque chapitre, chaque photo, chaque texte présente un plat, un artisan, une maison de champagne. Des sculpteurs sur pierre calcaire qui, face au bloc de pierre, rentre dans un processus de création comme une méditation où le temps n’importe plus (p.21).
 
Les vitraux de la Cathédrale Notre-Dame de Reims, chef d’œuvre gothique du XIIIème inspirent un vitrail de langoustines avec des demoiselles du Guilvinec (p.40). La terre argileuse de Champagne transmet son corps et son caractère aux vins champenois (p.53). Les pigments issus de la terre font écho aux épices (p.68). Le turbot de Saint-Gilles-Croix-de-Vie cuit sur une douelle champenoise torréfiée (p.92). La paille, souvenir olfactif d’enfance, épouse les Saint-Jacques aux sucs de pinot noir (p.108).
 
Les promenades dans les bois, les parfums des écorces, la cueillette des champignons et des herbes transcendent Philippe MILLE (p.118). Le homard se grille sur des ceps de vignes. Le foie gras cuit lentement dans une pierre saline de sarrasin (p.178). L’harmonie visuelle des couleurs préexiste toujours pour le Chef des Crayères. Il peint ses plats comme sur une toile (p.188). Le fer joue un rôle central également. Fils d’un forgeron ferronnier, le passionné de métal en fusion nous conduit sur son asperge blanche dans la forge des sarments (p.210). Le bois, autre élément fondateur pour celui qui voulait devenir ébéniste pour son parfum et sa texture prépare la part des anges (p.234).
 
Pour le dessert, transporté par les origamis de sa fille, le passionné du Japon nous propose un feuille à feuilles de champagne. Le verre, par-delà une méditation sur les bulles, nous ouvre à la transparence de l’or (p.287). Saluons le véritable travail de toute l’équipe de Philippe MILLE et notamment les textes de Peggy GATEAUX.    

HIVER A SOKCHO

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Elisa SHUA DUSAPIN
Titre : HIVER A SOKCHO
Editeur : ZOE, GENEVE
Date de parution : 18 août 2016
 

Hiver à Sokcho raconte la rencontre entre une jeune Franco-coréenne qui n’a jamais mis les pieds en France et un auteur de bande dessinée dans cette petite ville de province de la Corée du Sud. Obnubilée par le corps et la nourriture, la jeune femme est de plus en plus attirée par Kerrand et ses dessins. Tout comme lui par celle qui le guidera par à-coups inattendus dans cette culture étrange et plutôt fermée à autrui, le temps d’un hiver au bord de la mer du Japon.
 
Dans ce texte aux consonnances durassiennes, la simplicité de l’histoire et de la langue ne sont qu’une illusion : le temps suspendu, la manière elliptique de raconter, la façon de suggérer l’intimité en l’effleurant seulement lui donnent une épaisseur et une puissance décuplée par le métissage des cultures ? A l’instar de la neige qui tombe sur les vagues, la douceur apparente peine à dissimuler la violence qui a figé il y a près de cinquante ans les deux Corées, dont la frontière s’étend à quelques kilomètres de Sokcho.
 
Née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Shua Dusapin grandit entre Paris, Séoul et Porrentruy. Diplômée de l’Institut littéraire suisse de Bienne, elle poursuit ses études littéraires entre deux voyages en Asie de l’Est. Prix Robert Walser 2016, prix Régine Desforges, prix révélation de la Société des Gens de lettres, elle a également publié « Les Billes du Pachenko » et « Vladivostok ».
 
Le roman commence sous les auspices de l’absence du père, la nourriture et d’une tension érotique  (p.72) magnifiée par un style très durassien (p.8). Le poulpe tient une place de choix et les recettes de la mère (p.11) : foie de poisson, poireau, vermicelles de patate douce, seiches, boudin. Tout gravite autour des odeurs, de l’hiver, du poulpe et de la solitude. Il y a aussi les vapeurs des soupes à l’odeur de kimchi, le fameux chou fermenté au piment (p.53), la maison de la pieuvre, du crabe ou du poisson cru.
 
Le chassé-croisé entre Kerrand et la jeune femme s’effectue dans le silence, la sensation physique du froid et le miyeokguk, cette soupe d’algues, du riz, des gousses d’ail marinées au vinaigre et de la gelée de glands (p.71). Dans « le seul désir d’être désirée » (p.108) se situe la fable absolue. Par l’étrangeté du héron qui devient un héros, le passage de la neige et l’amour entre deux êtres qui doivent se séparer,   les dernières pages décrivent le filigrane du tout et du rien du tout, des formes d’une épaule, d’un ventre ou d’un sein, une cicatrice. Un dessin.  
 

LE VIN, UNE BOISSON HORS DU COMMUN. De ses origines à sa consommation éclairée

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Laurence ZIGLIARA
Titre : LE VIN, UNE BOISSON HORS DU COMMUN. De ses origines à sa consommation éclairée
Collection : Le savoir boire
Editeur : APOGEE, Rennes.
Date de sortie : 6 octobre 2021

 
Le vin est-il une boisson comme les autres ? Apporte-t-il une ivresse salutaire à l’âme ou la fait-elle trébucher dans de bas instincts ? Pour comprendre le vin et en maîtriser sa consommation, il faut l’apprendre et en connaître les secrets. Des mythes fondateurs aux pratiques de binge-drinking, ce livre condense une thèse de doctorat en sciences de l’éducation, montre comment le vin, par ses pouvoirs psychotropes et en ouvrant à un état de conscience modifié constitue un produit si particulier.
 
Il résulte d’une construction sociale qui se modifie au fil du temps, des lieux et de l’histoire. La question du vin donne lieu à des débats, qui dans certains cas, concernent presque tous les membres d’une société donnée et ses institutions. Afin d’aborder ses multiples facettes historiques, géographiques, politiques, agronomiques, médicinales, religieuses, ce livre nous conduit, par une lecture plurielle et une analyse multi référentielle, des origines de la vigne et du vin à nos jours où l’éducation s’érige en maîtresse de cérémonie.
 
L’apprentissage du vin permet alors, non plus de boire une boisson alcoolisée, mais de consommer un moment d’histoire de géographie et de culture. Laurence ZIGLIARA est psychologue, ethnologue, docteur en sciences de l’éducation, maîtresse de conférences à l’Institut Catholique de Paris, chercheuse associée au laboratoire Experice Université Sorbonne Paris Nord.
Le livre commence tout de suite sous le patronage de Nicolas BOILEAU sur une analogie bien frayée entre le vin comme savoir et la dégustation en tant que connaissance. Dans sa préface fort élogieuse, Augustin MUTUALE, professeur en sciences de l’éducation insiste, à juste titre, sur le savoir boire comme impératif catégorique. Il invite au plaisir de boire par une dégustation qui s’effectue en écoutant des histoires depuis les mythes jusqu’aux anecdotes (p.11). L’audace se trouverait donc dans le verre.
 
L’auteure, affublée d’une méthodologie éprouvée mais pas toujours approuvée au risque de perdre de vue toute épistémologie, fait des allers-retours entre la culture du vin et le vin comme culture. Elle axe sa recherche sur une démarche sociale et surtout éducative du vin. Il s’agit d’une réflexion sur une éducation possible tout au long de la vie à la consommation du vin. Lequel jus de la treille s’entend alors comme un patrimoine culturel. Comment éluder les truismes sur l’alcoolisme comme déchéance ? Peut-on choisir l’option de l’invitation à l’apprentissage du vin ? La belle dichotomie ne tient pas toujours.
 
L’alcool existe, fait partie intégrante de la vie sociale. La question centrale fait fond une fois de plus sur la conception nietzschéenne du dionysiaque comme remède : mieux vaut la maîtrise dans l’excès que l’excès de maîtrise. Même si le vin joue des tours, la définition de la sobre ébriété passe du savoir boire au savoir bien boire (p.14). L’introduction, des mythes fondateurs au binge drinking, montre comment le vin fait l’objet d’une construction sociale qui varie au fil du temps, des lieux et de l’histoire. La pédagogie du vin ne se subsume pas à l’acte de boire une boisson alcoolisée mais à déguster un moment d’histoire, de géographie et de culture.
 
Le chapitre 1 commence par une scène hors du commun décrite par la professeure en sciences de l’éducation. Au Festival de Jazz à Beaune 2007, un père fait une séance de dégustation à sa fille âgée de 10 ans (p.18). Elle recrache tout mais met des mots sur des sensations gustatives. A rebours du fréquent discours actuel sur l’antialcoolisation passé souvent auprès des jeunes, cette expérience montre qu’aux côtés d’une personne de confiance qui surveille une non-consommation en balisant le parcours de découverte, une éducation à la consommation du vin demeure possible. Cette observation invite, en outre, à revisiter la place du vin dans notre société (p.19).
 
En effet, le vin renvoie à un objet complexe, entre nature et culture, entre dionysiaque et apollinien. Laurence ZIGLIARA s’appuie d’ailleurs sur le travail de Barbara STIEGLER su l’expérience dionysiaque en tant que critique de la Bildung. Notre expérience de la tragédie envisage la part chaotique qui introduit le vivant et le réel. Seule une philosophie pratique qui donne sens et forme au chaos en partant de l’effroi pour aboutir à l’étonnement pourra pleinement penser le vin en réinterprétant le présent à la lumière du passé dans un mouvement rétroprogressif inspiré d'Henri LEFEBVRE (p.21).
 
C’est le choix opéré par l’auteure tout au long de son cheminement qui offre un éclairage inhabituel sur le jus de raisin fermenté qui outrepasse sans cesse sa définition. Le chapitre 2 part de l’épopée de Gilgamesh pour étudier précisément les traductions des mots vin et bière en s’interrogeant sur leur appartenance à la catégorie générique des boissons fermentées. Utilisant les travaux du grand livre de Maria DARAKI chez Flammarion sur « Dionysos et la déesse Terre » (1994), la professeure à l’Institut Catholique de Paris démontre que le Dieu du vin se définit non pas comme celui de l’immortalité mais bien celui du retour à la vie (p.26).
 
Dans la mythologie, l’élément liquide fait transiter du monde des vivants au monde souterrain. Boire le vin devenu sans sang conduirait à la vie éternelle à savoir une autre vie après la mort. On lira avec intérêt ces pages et les suivantes (pp.25-44) sur le dieu-serpent, de l’apparition de la vigne que certains situent en Mésopotamie vers 2000 ans av. J.-C. à la place du vin dans les religions. Le chapitre 3 resitue le vin dans une anthropologie de l’alimentation. « Tout se passe comme si l’alcool, par ses fonctions psychotropes, procurait un supplément d’âme à celui qui le consommait. L’esprit sublimé de la plante » (p.51).
 
Le chapitre 4 traite du vin dans l’Antiquité. Bu pour le plaisir et la convivialité chez les Grecs, le vin incarne aussi le moment de la légère griserie. Le vin de Banquet a un caractère social très encadré. La consommation s’effectue dans le but précis du « bonheur » des convives mais jamais de leur enivrement. Le buveur tombe dans l’ivresse, pas dans l’ivrognerie. On lira les bonnes pages sur le deipnon et le symposion (pp.58-59). Le vin libère la parole. Il forme aussi une médication et une thérapeutique. Le chapitre 5 s’inspire de l’Histoire mondiale du vin d’Hugh Johnson.
 
La partie 6 se propose de présenter le vin en Gaule et notamment le rôle fondateur des moines clunisiens et cisterciens bourguignons et des monastères dans la culture de la vigne. D’une érudition jamais pesante, garni de précisions historiques ou de détails techniques peu évoqués sur le champagne, par exemple, vin tranquille ou « vin de rivière », vin rouge de montagne avant que de connaître l’effervescence, jusqu’au dernier chapitre sur le savoir boire comme apprentissage, la thèse de Laurence ZIGLIARA nous donne à penser un autre éclairage : le vin dans un usage hédoniste donnant accès au partage, aux rencontres, à la convivialité, au bon goût et in fine à la culture (p.133).      

PARCOURS DE VIGNERONS. Eloge de l’entêtement

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteurs : Laure GASPAROTTO, Alain GRAILLOT
Titre : PARCOURS DE VIGNERONS. Eloge de l’entêtement

Editeur : GLENAT, Grenoble
Date de parution : août 2021


En lutte avec une plante parfois centenaire et pourtant fragile ainsi qu’avec des perturbations climatiques de plus en plus fréquentes, le vigneron diffère de la plupart de ses contemporains. A l’opposé d’un startupper, son monde de bâtit jour après jour, avec lenteur et patience. Il franchit les étapes qui se présentent à lui avec son seul entêtement. C’est ainsi que parfois, il devient un super-héros. Alain GRAILLOT, fameux vigneron de la vallée du Rhône, nous offre la chance d’entrer dans l’intimité d’une vingtaine de grands noms du vin : Raymond TROLLAT, Jean-Louis GRIPPAT, Auguste CLAPE, Michel LAFARGE, Aubert DE VILLAINE, Anselme SELOSSE, Jean-Michel CAZES, Angelo GAJA, Alvaro PALACIOS, Marie-Thérèse CHAPPAZ entre autres.
 
En « entendant » ces personnalités humbles, pleines de détermination et de caractère, on peut lire l’évolution d’un métier qui, dans une société où prime l’urgence, peut paraître anachronique. C’est sans compter sur cette tribu d’entêtés qui se battent pour leur liberté et le respect du temps.
 
Alain GRAILLOT travaille ses vignes sur l’appellation crozes-hermitage depuis 1985 après avoir mené une tout autre carrière jusqu’à 40 ans. Respecté pour son « sens du vin », il intervient également comme consultant pour des domaines en France, en Italie, en Australie ou au Maroc. Depuis 2017, il préside l’Académie des vins de France.
 
Laure GASPAROTTO, journaliste au Monde, travaille dans l’univers du vin depuis vingt-cinq ans. Historienne de formation, elle a commencé sa carrière en Bourgogne, avant de collaborer avec Le Figaro, Le Point et en radio aux côtés de Jean-Pierre COFFE sur France Inter. Elle est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages dont récemment l’émouvant Vigneronne -Quitter Paris, changer de vie, créer son vin (Grasset, avril 2021), témoigne de sa propre expérience en Terrasses du Larzac.
 
Le livre s'ouvre sur une citation souvent reprise du pertinent Prix Albert-Londres 1976 Pierre VEILLETET, écrivain subtil, qui appelle une réflexion philosophique profonde sur le vin, le vignoble et les vignerons : « Il n’y a pas de grands terroirs prédestinés, il n’y a que des entêtements de civilisation ». La préface du rare Pierre GAGNAIRE dans cet exercice témoigne d’une longue amitié. Avec beaucoup de finesse et de sagacité, il pointe la « passion dangereuse » (p.9) de ceux dont le projet de vie tient dans la vigne. Il existe une forme de folie à exercer un métier qui n’en relève pas.
 
Il note ailleurs une trame essentielle de la consécration d’un vin : la capacité de celui qui le produit à communiquer et à le vendre tout en reconnaissant son admiration pour les vignerons qui œuvrent à l’aveugle pour chaque millésime (p.10). Par-là, les trajectoires des grands vignerons demeurent singulières, solitaires, irréductibles à une histoire, une géographie ou une délimitation territoriale. Dans l’avant-propos (p.13), Laure GASPAROTTO raconte la rencontre non pas professionnelle mais de création du projet du livre à quatre mains.
 
Plus précisément, il s’agit d’une interrogation sur la relation amicale entre un vigneron et une journaliste (p.14), un exercice d’admiration dans l’échange et la discussion constructive (p.15). L’écriture, en ce cas, devient une « aventure » (p.17) pour dresser une galerie de portraits des « entêtés » (p.19). Dans l’introduction, la journaliste évoque un point nodal rarement abordé dans les études sur la reconnaissance et la consécration d’un vin et d’un vigneron : le rôle de la femme (p.19).
Importance d'autant plus centrale dans le cadre d’une trajectoire totalement anomique, à cette époque, comme celle d’Alain GRAILLOT. Des lyonnais citadins qui s’installèrent à la campagne après une carrière internationale de cadres supérieurs constituait un « passage à l’acte » pour le moins inouï il y a 30 ans. Rappelons qu’en 2022, les néo-vignerons français représentent une catégorie sociologique à part entière qu’ils aient partie liée avec le monde vitivinicole par parenté ou des ressources propres à ce milieu ou qu’ils viennent d’un univers totalement éloigné.
 
L’auteure de « Vigneronne » chez Grasset souligne fort pertinemment, par ailleurs, le facteur chance et finalement le jeu du hasard dans la production de la notoriété d’un vin. En 1986, Alain GRAILLOT vit sa récolte sauvée par un article de Gilles PUDLOWSKI dans « Cuisine et Vins de France » (p.28). Au travers de ses portraits d’obstinés, on perçoit les difficultés de la succession, la problématique des tarifs, les obstacles de la vie quotidienne, l’hétérogénéité des catégories et leur plasticité autant que leur porosité (p.37).
 
Par leur courage, leur enthousiasme et leur époustouflante vitalité, à bien des égards, les paysans des vignes forment parfois des figures héroïques. Le chapitre sur Jean-Louis GRIPPAT explique l’entraide vigneronne, la transmission pratique ou inconsciente des gestes par la parole et les échanges (p.43). Les pages consacrées à Alain VOGE, célèbre vigneron à Cornas, décédé en 2020, éclairent la vie d’un grand vigneron charismatique moderne qui a contribué avec Auguste CLAPE à élever le niveau qualitatif de l’appellation et à sa réputation mondiale (p.57).
 
Le chapitre II explore le passage de la polyculture à la viticulture et « les coups de foudre amicaux » avec Jacques PUFFENEY, Robert SEROL, Alain BRUMONT et Henry MARIONNET. Le vin ne nourrissait pas son homme mais chacun possédait un petit lopin de terre familiale sur lequel ils eurent le désir de « faire du vin » (p.67). La page 78 mérite une attention spéciale car elle précise l’importance décisive de la circulation des sommeliers dans le vignoble notamment Philippe BOURGUIGNON et Eric BEAUMARD.
 
D’autres, comme Henry MARIONNET utilise la presse et les moyens de communication modernes avec grande habileté (p.87). Le Chapitre III réunit les portraits des vignerons qui passèrent de l’artisanat à une logique de marque : Michel LAFARGE, Anselme SELOSSE, Angelo GAJA, Marcel GUIGAL, Georges DUBOEUF. Le portrait du « diamantaire du calcaire » (p.205) soit SELOSSE étonne en démontrant que seule l’obstination de la qualité fait perdurer et fructifier (p.112). Angelo GAJA, à Barbaresco, dans le Piémont, excelle dans le commerce, la communication et l’export (p.118) et tire l’appellation vers le haut au niveau mondial depuis 1970.
 
On regrettera simplement l’utilisons malencontreuse, nous l’espérons, dans le portrait de GUIGAL, de l’hideux et affreux mot « pinard » (p. 122) qui ne rend compte ni d’une vision du vin ni d’une herméneutique du vignoble dans le cadre de ce livre. On oubliera définitivement ce fâcheux non-sens en lisant le portrait du distingué Aubert DE VILLAINE (p.157) qui affirme que la dégustation s’inscrit dans une culture et le goût se développe en même temps que le savoir.        
 
Cet ouvrage passionnant, fluide, bien écrit par deux plumes alertes qui finissement par se fondre, accroit notre compréhension de la morphologie de trajectoires d’arrachement exceptionnelles mais nous montre également l’humanité qui les traverse et parfois les dépasse. 

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