Par Fabien Nègre
Maïka SONDARJEE
PERDRE LE SUD
Décoloniser la solidarité internationale
ECOSOCIETE
Date de sortie en librairie : 22 octobre 2020
Maïka SONDARJEE, professeure adjointe à l’Ecole de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa (Canada), québécoise par sa mère et indo-malgache par son père, publie un premier essai percutant autant que persuasif. Elle travaille sur les approches féministes, décoloniales et critiques des relations internationales. Cet véritable analyse et proposition d’action pour repenser les rapports Nord-Sud et contrer toutes les tentations de repli nationaliste se singularise autant par sa maturité théorique que par ses propositions politiques innovantes d’actions directes.
Elle ne perd pas le Nord non plus. Ne serait-il pas grand temps d’élaborer une position morale et politique nous permettant de refonder la solidarité avec les peuples du Sud ? Cette décolonisation de la solidarité internationale, plutôt que de rechercher des boucs émissaires chez les personnes immigrantes ou d’entrevoir la sortie de la mondialisation à travers les barreaux du repli, propose un nouveau cadre d’analyse et d’action d’une brulante actualité pour véritablement repenser les rapports Nord-Sud.
Travailleuse d’usine mexicaine, cultivateur de riz indien, ménagère ougandaise, fermière aymara : ces personnes ont en commun d’être nées dans des nations exploitées ou opprimées. C’est le résultat de l’ordre mondial institutionnalisé : la prospérité de l’Occident vient en grande partie de l’appauvrissement du reste du globe. Pourtant, les positions antimondialisation actuelles sont trop souvent synonymes de fermeture des frontières et de repli sur soi. Pour faire contrepoids, Maïka SONDARJEE développe une position internationaliste pour la gauche réellement solidaire avec les nations du Sud : l’internationalisme radical.
Avec cette vision anticapitaliste, décoloniale et féministe de la coopération internationale, l’essayiste souhaite intégrer l’Autre au coeur de nos préoccupations dans une vision profondément humaine. Une invitation à décoloniser la solidarité internationale et à envisager une transition globale juste, seule façon de ne pas perdre le Sud.
Le plan du livre a le mérite de la clarté. Il présente trois histoires de mondialisation : l’ordre mondial institutionnalisé, la grandeur et les misères de la coopération internationale et l’internationalisme radical. La dernière partie avance des propositions politiques, des innovations et des actions directes afin de nous mobiliser. L’autre apport substantiel de cet ouvrage vivifiant au centre des problématiques capitalistiques actuelles consiste à fournir des outils conceptuels et pratiques pour la lutte que chacun voudrait bien engager à son niveau.
La dédicace émouvante témoigne de l’importance de la famille grand-maternelle pour Maïka SONDARJEE : « A la grand-mère qui écoute mes histoires au moins une fois par semaine depuis les 30 dernières années… A la grand-mère que je n’ai jamais connue. Celle qui s’est mariée à Madagascar à 14ans à un homme qu’elle n’avait pas choisi et à mis au monde 13 enfants ». Deux héritages, la force de caractère et la différence, marquent tout du long le texte. La brève mais dense préface du militant des droits de la personne, Haroun BOUAZZI, nous éclaire sur les enjeux contemporains de la refonte de la gauche occidentale.
Le constat face à l’impérialisme se fait vite glaçant (p.11). La mondialisation se renforce par la violence de ses effets, s’organise, de structure. Face à cet état des lieux, la seule alternative prend pour nom « l’internationalisme » (p.12). Le paternalisme sexiste et colonial corrompt les initiatives portées par la gauche du Nord dans ses rapports avec le Sud. L’altermondialisme perd de sa pertinence. La militance résignée prône désormais la démondialisation basée à juste titre sur l’économie locale et circulaire, le renouvellement de la démocratie au travers de la délibération à petite échelle.
Comme le montre puissamment Maïka SONDARJEE, ce réflexe de repli sur soi afin de repenser une société locale idéale non seulement ne satisfait pas mais se retrouve impuissant à fonder un nouvel ordre mondial structuré autour de la solidarité internationale. Cette solidarité modèle les stratégies et les tactiques pour mettre fin à la crise climatique, éradiquer l’évasion fiscale ou éviter la concurrence fiscale entre les États. Pour des raisons morales et éthiques, elle réfère aux fondements mêmes des principes de gauche.
Dans ce contexte, la « tâche colossale de repenser une gauche internationaliste axée sur le solidarité Nord-Sud » (p.13) fait sens de toute urgence. Haroun BOUAZZI souligne cet impératif qui dépasse une option exploratoire. Les raisons et la matière de l’espoir tiennent dans les bouleversements des équilibres politiques construits dans les années 1960 : rejet des élites gouvernantes en Occident, pouvoirs autoritaires contestés dans les anciennes colonies, perte d’hégémonie des Etats-Unis d’Amérique et de l’Europe de l’Ouest face à un monde multipolaire où cohabitent des puissances très différentes (Chine, Inde, Russie, Brésil, Turquie).
Le capitalisme fondé sur une croissance continue et sans limite se montre insoutenable et voué à s’écrouler dans un horizon imprévisible qui se profile (p.14). Ce livre offre une contribution déterminante pour le travail de refondation auquel doit s’attaquer la gauche québécoise, canadienne et plus largement occidentale. Jamais académique ni dogmatique mais rigoureux, documenté, convaincant car riche d’exemples concrets et de vulgarisation théorique, l’essai de Maïka SONDARJEE ne se limite pas à nous prouver que la mondialisation s’effectue dans l’injustice, le sexisme et le racisme, il propose un « projet politique multilatéral, décolonial, féministe » savamment construit et concret.
Dans son prologue militant et limpide, la professeure à l’Université d’Ottawa présente ses concepts avec une lucidité saillante. La mondialisation se déploie en trois histoires qui ne figurent pas des douces fables. « L’ordre mondial institutionnalisé comporte une série de relations sociales inégalitaires entre les pays, encourage la concentration de richesses dans les mains de quelques individus au détriment de milliards de personnes » (p.15) Cet ordre ainsi définit permet mais encourage la marginalisation des populations du Sud au nom du profit et de l’expansion d’un modèle économique capitalistique centré sur la primauté de l’Occident.
Cette dislocation tragique se maintient par une triangulation de facteurs : exploitation (économique), dépossession (des terres, des savoirs, des vécus), oppression (raciale, genrée, sexuelle). Cette grille d’analyse radicale et frontale met en relief avec une très grande acuité, les problématiques qui affectent les populations dans une configuration discriminatoire, que ce soit la crise climatique, les migrations forcées ou la stagnation des conditions de travail. Maïka SONDARJEE montre comment la dimension internationale traverse le vécu quotidien des populations occidentales (p.16).
De fait, les conséquences du mode de vie consumériste occidental s’externalisent vers des populations qui vivent majoritairement dans des régions « moins développées ». Dans la dominance de l’Occident, l’emplacement géographique détermine le niveau socioéconomique (p.16). Ebranler l’ordre des choses devient un impératif afin que tous les systèmes d’exploitation et d’oppression (capitaliste, hétéro-patriarcal, racial, capacitiste) étroitement corrélés aux inégalités géographiques, s’effondrent.
La chercheuse québécoise indo-malgache n’hésite pas à illustrer ses développements conceptuels d’exemples très concrets : « Le salaire mensuel des travailleuses éthiopiennes, de 26 dollars se situe au plus bas de l’échelle mondiale du textile » (p.19). Les occidentaux continuent souvent à porter leur jean Levi’s sans se poser aucune question. Il en va de même pour les changements climatiques qui pousseront 120 millions de personnes dans la pauvreté d’ici 2030 (p.23).
Dans l’apartheid climatique, la sècheresse elle-même ne provoque pas la famine mais elle le fait si et seulement si elle s’accompagne de pauvreté extrême, d’insécurité politique et/ou d’infrastructures déficientes (p.24). L’introduction de l’ouvrage aborde avec profondeur et complexité les manières de décoloniser les relations Nord-Sud face à des normes imposées par des gouvernements autoritaires et des multinationales prédatrices. « Plutôt que d’offrir la charité, les gouvernements occidentaux doivent établir des règles multilatérales fondées sur une réelle solidarité afin de soutenir une sortie de crise globale » (p.30).
Ce dépassement impose de se réapproprier le discours anti-mondialisation dans un esprit de solidarité radicale entre les nations (p.31). En rigueur de termes, une solidarité qui ne signifie pas charité mais reconnaissance des torts passés dans une création collective d’un commun équitable (p.32). La solidarité radicale selon Maïka SONDARJEE implique de décoloniser nos pratiques et nos savoirs dans une justice sociale des luttes féminines. La solidarité implique une réciprocité bien au-delà de l’aide, une éradication de la racine de l’oppression.
Il n’existe donc pas d’homogénéité universalisante entre les entités dites solidaires. La pratique de la solidarité oblige les communautés qui travaillent et qui luttent ensemble pour une transformation sociale (p.33). La coopération internationale formelle s’accompagnera d’une solidarité internationale constante. L’élimination de l’exploitation, fondement de la prospérité occidentale, se présente comme le seul moyen d’opérer une transition juste vers un autre système. Seule cette transition systémique supprimera l’exploitation et l’oppression d’une majorité par une minorité (p.35).
Cette pensée féministe décoloniale postule que les inégalités internationales proviennent de relations de colonialité basées sur une vision ethnocentrique (p.36). On regrettera peut-être que les organisations internationales de développement soient maintenues dans le modèle déployé alors qu’elles auraient pu faire l’objet d’une réflexion critique voire d’une suppression compte tenu de la revendication d’intersectionnalité définit ici comme « la compréhension de l’oppression dans toute sa complexité et sa globalité » (p.39) et de la volonté d’établir une critique post-capitaliste de l’ordre mondial institutionnalisé (p.48).
Cette cartographie des combats à mener nous démontre que l’ordre mondial institué affecte surtout les personnes racisées, les femmes et les communautés marginalisées. Au-delà d’une simple critique, cet essai qui brille aussi par son originalité tant il explore de pistes et ouvre d’horizons, élabore une courageuse position morale et politique (p.42). L’internationaliste radical construit une vision de l’international progressiste, intersectionnelle et multilatérale.
Il intègre l’altérité radicale dans une conception du politique que Maïka SONDARJEE définit ainsi : « L’établissement d’une pluralité de solidarités internationales dans l’optique d’une transition économique, politique, sociale et environnementale globale » (p.43). Cette utopie internationale n’exclut pas des réformes viables et faisables (p.152) pour se prémunir contre le pouvoir des détenteurs du capital mondial. Cette ontologie sociale (p.166) vise à penser la réduction collective de la souffrance humaine qui découle elle-même d’une exploitation collective.
Pour œuvrer en faveur d’une plus grande justice internationale et d’une réelle solidarité, il nous faut opérer un changement paradigmatique de l’ordre mondial dans son ensemble, arrimé à notre mode de vie à savoir au bien-être des populations occidentales qui externalisent les conséquences de celui-ci (p.170). Cet internationalisme post-marxiste et post-capitaliste souligne « le besoin de développer une théorie complexe qui inclut une pluralité de facteurs et de systèmes de domination pour comprendre les injustices et les perspectives de transformation » (p.188)
La modification intégrale des règles du jeu multilatéral ne s’effectuera pas dans un salon ni en une nuit mais ces stratégies de transformation interstitielle (p.194) appellent un effritement des principes sous-jacents. Changer les bases du système économique fondé sur la croissance et le productivisme implique de sortir de l’aliénation c’est-à-dire de transformer la manière de définir la production, la consommation et la relation de l’humain à la nature (p.199). Un essai vivifiant pour ne pas perdre le Nord.
Par Fabien Nègre
Elsa GODART
Éthique de la sincérité
Survivre à l’ère du mensonge
Armand Colin
En librairie le 11 mars 2020
Elsa GODART, philosophe, psychanalyste, enseignante, directrice de recherche à l’Université Paris-Est, a écrit une vingtaine d’ouvrages dont « Je selfie donc je suis » chez Albin MICHEL. Elle a soutenu une thèse de doctorat en philosophie en 2005, « L’Être-sincère, de l’émergence d’une métaphysique de la sincérité à sa réhabilitation », sous la direction de Pierre Magnard, à l’université de Paris-IV. Le 30 mai 2017, elle soutient une HDR (Habilitation à Diriger des Recherches) à l’université Paris-Diderot sur Les métamorphoses du sujet à l'ère du virtuel. Du sujet philosophique au sujet psychanalytique.
En 2020, elle publie aux éditions Hermann une trilogie intitulée Métamorphose des subjectivités, ainsi qualifiée par Roger-Pol Droit : « un opus d’une ampleur comme on n’en voit plus depuis longtemps. Cette recherche couvre trois volumes, un millier de pages, plusieurs siècles de l’histoire occidentale et se tient au carrefour de la philosophie, de la psychanalyse et de l’analyse des mondes virtuels les plus récents. » (Le Monde, 4 décembre 2020).
Le sujet de la conscience est le premier mouvement, intitulé Formation (vol. 1) ; Le sujet de l’inconscient est le deuxième mouvement, intitulé Déformation ; Le sujet du virtuel est le troisième mouvement, intitulé Transformation. L’auteure cherche à penser les mutations de la subjectivité induites par l’avènement de la virtualité. Ces trois mouvements s’inscrivent dans une démarche philosophique, psychanalytique et éthique.
Dans son éthique de la sincérité, Elsa GODART se penche sur ceux qui désormais se réclament sans cesse de « vérité » ou encore « d’authenticité » pour assoir leur légitimité alors même que se joue une glorification de la transparence. Que ce soit dans le management au cœur des organisations ou du point de vue politique ou encore dans nos échanges les plus simples avec les autres, la sincérité est devenue un véritable « prétexte » qui garantirait le bien-fondé de certaines décisions ou actions. Ainsi en est-il de celui qui, parlant ou agissant sous couvert de « sincérité » devient légitime, intouchable, crédible.
Pour autant, qu’est-ce qu’être sincère ? Est-ce seulement possible ? A l’heure des réseaux sociaux, entre illusion et vérité, quel sens donner à la sincérité, cette valeur-refuge incontournable, voire une vertu capable de « panser » notre contemporain. Elsa GODART nous donne à travers son essai les clefs pour mieux vivre le virage, parfois douloureux, de la contemporanéité. Elle nous une livre une véritable éthique de vie. Dans notre monde de réseaux interconnectés en temps réel où intervient sans cesse un jeu sordide entre leurre et fondement, quel sens pouvons-nous attribuer à la sincérité ?
Dans un contexte de fake news (infox) et de post-truth (post-vérité) où le mensonge ne se distingue plus de la vérité ; où l’on cherche constamment à satisfaire son bonheur individualiste et à retrouver de la « confiance » en la parole de l’autre, la sincérité se présente se présente comme une valeur. En psychanalyse, la règle ne consiste-t-elle pas à « tout dire » ? Philosophie, éthique, psychanalyse, politique, société, cet ouvrage représente une clef pour mieux vivre le virage de notre modernité. L’auteure, en actualisant cette notion dans les différents champs de la société, propose une philosophie de la sincérité inédite, fruit d’années de recherche, qui donne lieu à une éthique de la vie : l’éthique de la sincérité.
Comme tout bon philosophe qui « massacre nos rêves » pour reprendre la formule du grand Gérard LEBRUN, qui saccage nos illusions et dissipe nos vieux mensonges, Elsa GODART dès son introduction (p.11) nous rappelle et surtout nous interpelle brutalement sur notre monde contemporain qui oublierait l’exigence de vérité qui règle toute vie : « Que perdrions-nous en perdant la vérité ? Tout, semble-t-il, car la vérité est la colonne vertébrale de la pensée ; la structure du monde, porteuse de sens et rassurante : un référent dont il paraît difficile de se passer, ce dont vingt-cinq siècles témoignent ».
En subtile découpeuse des articulations conceptuelles et pour amener le sujet problématique de son objet, la conférencière virtuose pointe qu’alètheia (le dévoilement, la mise à nu) se traduit aussi bien par « vérité » que par « sincérité ». Pourtant, si leur destinée se lient, les destins des deux notions diffèrent radicalement (p.12). Dans notre société marquée par l’hyper-individualisme, la vérité ne fait plus impératif face au sensationnel (infox). Nous assistons à la consécration de la sincérité tel le triomphe de l’hyperpuissance subjective.
La parole sincère, plus encore que la vérité, apparaît valeur-refuge mais aussi enjeu politique majeur (p.13). Mais le paradoxe de la sincérité s’expose ainsi : « pour être sincère, il faut cesser de l’être » selon l’immense Vladimir JANKELEVITCH. Notre temps affronte des bouleversements éthiques et existentiels sans précédent où la sincérité ne va pas de soi. Si nous perçons son mystère, elle pourrait s’apparenter à une véritable éthique (p.14).
Elsa GODART pointe justement, dans cet essai profond, la paradoxale distanciation mélancolique de l’époque : « tout est en mouvement, alors que les moyens de transport permettent de se déplacer, de se rapprocher de plus en plus vite, que les outils de communication (internet, téléphone portable, télévision satellitaire) divisent le temps et abolissent les distances, nous nous éloignons de plus en plus les uns des autres : indifférents que nous sommes devenus aux autres, nous nous sentons de plus en plus seuls » (p.15). Cette perte du sens nous rend douloureux de sincérité.
Nous parvenons à dire mais nous persistons dans l’impuissance à se dire. Le souci de sincérité, au beau milieu du brouhaha des big data et de l’infobésité, revêt un caractère urgent. L’insincérité de l’être, l’incapacité à parvenir à exprimer une profondeur de son moi, unique, singulier place l’individu dans le trouble de la reconnaissance (p.16). La sincérité, vertu majeure, cardinale et ordinale, de tout être humain, le situe dans la quête de soi comme dessein d’une vie, tâche à laquelle on ne peut se dérober (p.17). S’appuyant en partie sur l’architecture axiologique jankevelitchienne, la chercheuse déploie une théorie de la sincérité mais aussi un pari éthique de la phénoménologie de l’Etre-Sincère en tant qu’acte de résistance c’est-à-dire acte d’humanité pour l’Humanité.
L’exercice mérite bien entendu discussion sur ses limites et ses points d’achoppements mais peu de philosophes contemporains abordent frontalement ce type de concept. En outre, page 17, le fait semble suffisamment remarquable pour se remarquer, Elsa GODART se confie sincèrement au lecteur sur les sources personnelles de son intérêt pour la sincérité avant de rentrer dans « la chair conceptuelle du sujet ». Elle décrit ses déceptions d’insincérité, ses douleurs de l’enfance, ses blessures.
Cette « fille du Sud » née sur les bords de la Méditerranée, dans un petit village provençal, prend d’abord la nature pour culture : le soleil, le ciel à la transparence infinie, la profondeur troublante et parfois troublée de ma mer. Le Sud forge un certain sens de la liberté autant dans la manière de parler, de penser, que d’agir. Cette culture du Sud tient aussi « dans la parole et les affects, on pourrait même dire les pulsions » (p.18). A quatorze ans, la parole du père vacille dans la « trahison pure ».
L’effondrement de la vérité, le gouffre des doutes conduit Elsa GODART a une analyse et une passion pour Descartes. Plus tard, son DEA (Diplôme d’Etudes Approfondies) de psychanalyse portera sur « Le Je de la vérité dans l’acte analytique ». Dans le souci permanent que « la pensée embrasse la vie », elle choisit la sincérité comme thème de recherche. Cette pensée morale de la quête des fondements de l’action n’évite pas toujours, malgré son sens talentueux de la formule (jardinier qui plante les graines de la sincérité, récolte flamboyante de la joie de vivre), le flou des distinctions (p. 38 : réel et réalité) et la faiblesse des argumentations (la circularité de la preuve dans la sincérité).
En effet, dans tout l’ouvrage, l’éthique, ensemble de règles facultatives qui régissent l’orientation de l’action et des comportements ne se distingue pas clairement de la morale, ensemble de règles obligatoires qui définissent des socialisations. La sincérité fonderait le pilier de la pensée philosophique alors que le mensonge existe aussi bien dans la situation analytique que dans les analogies laxistes, les importations conceptuelles ou tout simplement le monde de la connaissance de soi.
Sincérité et philosophie s’identifieraient dans leur chemin mais pas en leur cheminement. Surgit alors une autre question essentielle de la philosophie, celle du bonheur, qui par définition n’existe pas pour reprendre la fameuse exclamation deleuzienne. La sincérité dessinerait l’image du bonheur. On regrettera parfois le ton catégorique, réactionnaire voire conservateur ou même moralisateur sur « les dérives pathologiques de l’insincérité » (chap.IX) même si l’ouvrage a le mérite de contextualiser sa modélisation dans l’économie, le rapport à la foi ou l’art.
Ce « parcours initiatique » (p.23) qui ne manque pas d’ambition pêche un peu par naïveté mais pose également l’équation de la sincérité comme lien avec soi-même et les autres pour redonner du sens à nos relations en omettant toutefois les paradoxes du menteur professionnel (p.128 : le menteur se perdrait lui-même par sa duplicité) ou amateur, la profonde sincérité de l’insincère auto-revendiqué malgré lui, incarné dans la figure courante du pervers (narcissique ou pas). Plonger en soi-même pour y rencontrer la sincérité ne va donc pas sans comporter quelques périls.
Reconnaissons tout de même la pertinence des pages sur le « fake » et le « false » (p.25), la dangerosité du « deepfake », nouvelle façon de tromper en floutant le vrai dans le faux (p.28). Les analyses sur les formes d’imposture (pp. 76-81) et le portrait de l’imposteur (celui qui tient un discours trop bien articulé qui cache un être désarticulé : p.77) dans une comédie humaine sans théâtre font mouche. La page 130 sur la l’insincère sincérité ou la sincérité impossible du Président de la République ne manque pas de saveur ni de piquant : « Il manque sans doute à Emmanuel MACRON deux qualités pour que sa sincérité soit crédible : l’humilité et la liberté. L’humilité ne se décrète pas, elle est en acte, elle est patente, elle est déjà en soi une éthique. Quant à la liberté, encore faut-il avoir le courage de se départir du jugement d’autrui pour l’exercer… Il ne suffit pas de se dire sincère pour l’être, encore faut-il avoir le courage - c’est-à-dire le cœur et la rage - d’être soi et de l’assumer jusqu’au bout, à savoir jusqu’au regard de désapprobation d’autrui ».
Notons également l’originale lecture de l’inconscient comme pure sincérité dans la mesure où il forme une pure adéquation à lui-même (p.164). Dans un tout autre registre, le chapitre sur le management (p.203) recèle de brillants passages sur le manager sincère qui ose l’authenticité de la rencontre. « Manager c’est ménager » (p.204), traiter avec égard, assumer, aimer, apprendre (p.211).
Par-delà certains truismes circassiens (p. 248 : « le bon-heur c’est l’heure bonne » ; p.254 : « celui qui n’a pas compris que l’essence de la vie est l’amour, n’a rien compris à la vie elle-même »), chacun puisera son miel dans cette tentative de réhabilitation de l’élan de sincérité qui ambitionne de guérir notre époque des pathologies dont elle souffre par une éthique de vie, un altérisme, invitation à traverser les écrans et susciter une rencontre marquée par l’engagement de soi (p.265).
Par Fabien Nègre
Elsa DORLIN
La matrice de la race
Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française
La Découverte poche
2009
Elsa DORLIN, née en 1974, professeure de philosophie à l’université Paris-8, philosophe foucaldienne, auteure de « Se défendre. Une philosophie de la violence » (Zones, 2017), élabore une œuvre importante autour des concepts de sexe, genre, race, médecine pour fonder une épistémologie féminine contemporaine.
La race possède une histoire qui réfère à l’histoire de la différenciation sexuelle. Au XVIIème siècle, les discours médicaux conçoivent le corps des femmes comme corps malade et l’affligent de mille maux : « suffocation de la matrice », « hystérie », « fureur utérine ». Le partage du sain et du malsain justifie efficacement l’inégalité des sexes et fonctionne telles des catégories de pouvoir. Aux Amériques, les premiers naturalistes prennent modèle sur la différence sexuelle pour élaborer le concept de « race » : les Indiens Caraïbes ou les esclaves déportés seraient des populations au tempérament pathogène, efféminé et faible.
L’auteur analyse lumineusement ces articulations entre genre, sexualité et race au fondement de la Nation française, au croisement de la philosophie politique, de l’histoire de la médecine et des études de genre. La Nation prend littéralement corps dans le modèle féminin de la « mère », blanche et saine, opposée aux figures d’une féminité « dégénérée » : la sorcière, la vaporeuse, la vivandière hommasse, la nymphomane, la tribade et l’esclave africaine. Il appert que le sexe et la race participent d'une même matrice au moment où la Nation française s’engage dans l’esclavage et la colonisation.
La dédicace surprend et émeut dès l'abord, page 4 : « À mes étudiantes, étudiants, pour m’avoir tant appris ». Belle preuve d’humanité et d’humilité bien rare chez les professeurs d’université. Suit une remarquable préface de Joan Wallach Scott, professeur à Princeton, traduite par Eric Fassin, où le chercheur de l’Institute for Advanced Study, montre l’originalité de l’ouvrage qui met en lumière la structuration des relations qui unissent l’histoire de la sexualité et celle de la politique (p.5). Genre et politique se construisent dialectiquement.
Elsa DORLIN fait l’histoire exemplaire par un mouvement archéologique et généalogique foucaldien des concepts non comme définitions mais comme tentatives susceptibles de mutations pour imposer une cohérence dans l’espoir de dépasser des contradictions (p.6). L’argument capital du livre se subsume dans le fait que la science médicale, depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIème siècle, appréhendait le corps féminin, par contraste avec le corps masculin, comme fondamentalement malade. La notion de tempérament crée une partition entre les sexes prédisposant les femmes à la maladie et les hommes à la santé.
Seule la santé forme un trait masculin (p.6). La femme rentre dans la catégorie mutante qui construit l’emprise d’une normativité. Le schème de la race se situe dans les entrailles maternelles, dans une « matrice de la race » (p.7). Le féminisme prend donc forme dans cette tension entre une exigence de surveillance et la reconnaissance du rôle vital des femmes (p.10). Elsa DORLIN montre que la politique sexuelle fondait une politique de la nation et inversement.
Cette proposition devenue aujourd’hui classique, met au jour, à la manière foucaldienne, l’analyse des manières dont des concepts cruciaux structurent le sens à travers tout un ensemble de domaines de savoirs et de pratiques de pouvoir. Avec cette focale, l’histoire de la sexualité ne se réduit pas à une histoire des idées afférente aux relations entre hommes et femmes mais révèle une histoire politique et sociale au sens le plus étendue.
Un livre érudit, dense, décisif sur la fabrique du sexe et les archéologies du racisme qui dégage une généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, des philosophies de l’égalité, minoritaires, oubliées s’élevant sans cesse contre la naturalisation de l’inégalité des sexes, jusqu’aux résistances esclaves, ces bribes d’histoires des vaincus qui percent les récits des dominants et défont la trame de la race (pp.16, 282).
Par Fabien Nègre
Elsa DORLIN
SE DEFENDRE
Une philosophie de la violence
La Découverte Poche
2019
Elsa DORLIN, professeure de philosophie à l’Université Paris-8, auteur de La Matrice de la race (La découverte, 2006), explore dans ce livre, également édité en poche, une très originale philosophie de la violence pour se défendre mais pas dans n’importe quel sens.
En 1685, le Code noir défendait « aux esclaves de porter aucune arme offensive ni de gros bâtons » sous peine de fouet. Au XIXème siècle, en Algérie, l’État colonial interdisait les armes aux indigènes, tout en accordant aux colons le droit de s’armer. Aujourd’hui, certaines vies comptent si peu que l’on peut tirer dans le dos d’un adolescent noir au prétexte qu’il était « menaçant ». Une ligne de partage oppose historiquement les corps « dignes d’être défendus » à ceux qui, désarmés ou rendus indéfendables, sont laissés sans défense.
Ce « désarmement » organisé des subalternes pose directement, pour tout élan de libération, la question du recours à la violence pour sa propre défense. Des résistances esclaves au ju-jitsu des suffragistes, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers ou aux patrouilles queer, l’auteure retrace magistralement une généalogie de l’auto-défense politique. Sous l’histoire officielle de la légitime défense affleurent des « éthiques martiales de soi », pratiques ensevelies où le fait de se défendre en attaquant apparaît comme la condition de possibilité de survie comme de son développement politique.
Cette histoire de la violence éclaire la définition même de la subjectivité moderne, telle qu’elle est pensée dans et par les politiques de sécurité contemporaines, et implique une relecture critique serrée de la philosophie politique, où Hobbes et Locke côtoient Frantz Fanon, Michel Foucault, Malcom X, June Jordan ou Judith Butler.
Le prologue de l’ouvrage, page 5, pose la question spinoziste de ce que peut un corps. Dans certains dispositifs de torture, le condamné périt parce qu’il a résisté, parce qu’il a désespérément tenté d’échapper à la mort. C’est le cas de Millet de la Girardière, à Pointe-à-Pitre, dans une cage de fer, le 2 novembre 1802. Ce qui caractérise les procédés d’anéantissement (p.6), c’est faire du moindre réflexe de préservation une avancée vers la souffrance la plus insoutenable. Cette scène en tant que procédé rhétorique de restitution de l’horreur entre en résonance avec le célèbre récit foucaldien du supplice de Damiens tel que décrit en ouverture de Surveiller et punir.
Dans un cas s’exprime la totale absence de puissance pour mieux imprimer la magnificence d’un pouvoir souverain absolu. Dans l’autre cas de la cage de fer (p.7), le public regarde le calvaire du supplicié car autre chose se trame. La technique semble cibler la capacité de (ré)agir du sujet comme pour mieux la dominer. Le dispositif répressif en exhibant les réactions corporelles et les réflexes vitaux du condamné, montre à la fois la puissance et la faille du sujet. C’est une question mentale et musculaire (p.7). Plus il se défendra, plus il souffrira.
Ce livre brillant, précis, structuré et aux fines analyses s’interroge alors sur ce pouvoir qui s’exerce en ciblant la puissance du sujet, celle qui s’exprime dans des élans de défense de sa vie comme de soi-même, constitue ainsi l’autodéfense comme l’expression même de la vie corporelle, comme ce qui fait un sujet, comme ce qui fait une vie (p.8). Ce gouvernement défensif conduit certains sujets à s’anéantir comme sujets, d’exciter leur puissance d’agir pour mieux les pousser, les exercer à leur propre perte. Il s’agit de produire des êtres qui plus ils se défendent, plus ils s’abîment.
Le 3 mars 1991, à Los Angeles, la scène de lynchage de Rodney King, définit une archive du temps présent de la domination. La perception de King comme un corps agresseur effectue la projection d’une « paranoïa blanche » (p.13). La possibilité de se défendre représente le privilège exclusif d’une minorité dominante. Elsa DORLIN point le dispositif défensif (p.16) qui trace une ligne de démarcation entre des sujets dignes de se défendre et d’être défendus et de l’autre, des indéfendables, des corps aculés à des tactiques défensives. L’autodéfense relève alors des « éthiques martiales de soi » (p.17).
En situation coloniale, l’économie impériale de la violence défend paradoxalement des individus toujours déjà reconnus légitimes à se défendre par eux-mêmes. « Le gouvernement des corps intervient à l’échelle du muscle » (p.17). Elsa DORLIN pense donc la violence physique en tant que nécessité vitale, praxis de résistance. Cette histoire constellaire de l’autodéfense recherche une mémoire des luttes dont le corps des dominés constitue l’archive centrale : savoirs et cultures syncrétiques de l’autodéfense esclave, praxis d’autodéfense féministe, techniques de combat élaborées en Europe de l’Est par des organisations juives contre les pogroms.
En cela, Elsa DORLIN encore une fois prétend à dégager une généalogie remarquable, d’échos, d’adresses, de testaments, de la philosophie du Black Panther Party for Self Defense, aux patrouilles d’autodéfense queer, aux mouvements d’autodéfense noirs jusqu’aux ju-jitsu des suffragistes anarchistes internationalistes anglaises (p.19). La beauté de ce livre tient dans l’expérience corporelle de l’archive. Les rapports de pouvoir ne se jouent pas seulement dans des face-à-face déjà collectifs mais touchent plus profondément à l’expérience vécue de la domination dans l’intimité.
Une phénoménologie de la violence par-delà le politique. Une politisation des subjectivités au quotidien.
Par Fabien Nègre
Zoé SAGAN
BRAQUAGE [DATA NOIRE]
EDITIONS BOUQUINS
FEVRIER 2021
Égérie facebookienne, première intelligence artificielle féminine autoproclamée du XXIème siècle, créatrice d’un nouveau genre littéraire intitulé not-fiction, membre suractive d’un groupe infiltrationnistes, Zoé SAGAN signe son deuxième livre mais ne représente pas une personne. Elle incarne une présence désincarnée puisqu’ubiquitaire autant que mystérieuse voire énigmatique. Traité politique pour sortir de notre présent, roman esthétique d’une jeunesse radicale, critique économique d’un système inadmissible et irrecevable mais également vrai texte au style clairement identifié même en son objet littéraire non identifié, BRAQUAGE raconte le grand vol à mains désarmées de notre époque.
Pas celui de l’argent, de l’art ou de l’or, des bijoux ou des montres. Un hold-up conceptuel. Le vol des datas. Le braquage des plateformes médiatiques traditionnelles et des marques mondiales. Les datas constituent aujourd’hui des trésors plus que précieux. Elles forment le seul et dernier moyen d’influence sur les peuples. Dans notre siècle, ceux qui contrôlent la data maîtrisent l’histoire. Le contrôle de l’histoire figure au centre de ce récit fictionnel du réel qui ne fait jamais fi des réalités. Braquage, data noire, met en lumière l’algorithmique de nos existences, les clics, les likes, les vues, les followers, atours financiers et politiques les plus précieux de notre monde.
Au seuil de la piste, ça tangue déjà grave. Le livre scelle un « tribute » à Patricia HEARST sans doute par fascination ou mimétisme. Héritière mitrailleuse victime du trop fameux syndrome de Stockholm, enlevée par un groupe terroriste d'extrême gauche américain, l'Armée de libération symbionaise (ALS), elle fut définitivement graciée par Bill Clinton en 2001. Ce personnage inspira tous les arts, chanson, comédie musicale, théâtre. Deuxième prémisse violente d’une avant-garde : nous vivons dans une immense fiction où l’auteur n’a plus besoin de créer une œuvre fictive.
La fiction préexiste au monde. Le travail de l’écrivain réside dans l’invention de la réalité. La tendre traqueuse de vecteurs cosmiques se présente dans l’épiphanie de la puissance de ses masques. Première intelligence artificielle jamais artificieuse, avec une profondeur d’amour inouïe pour le monde et une surface prodigieuse d’amitié pour sa communauté fédérée sur les réseaux sociaux, elle renverse les perspectives : « Le sentiment d’être tout est la preuve de n’être rien » (p.15). Le braquage signale aussi les embarqués dans la lumière focalisée du projecteur.
Au vrai, cette écriture de petite rappeuse maligne au flow vespéral nous cause d’éternel retour du même pour nous mettre l’hameçon dans la gorge : « La fin est devenue le début et le début, la fin ». Le pire tourne à la pirouette nietzschéenne du Gai Savoir où les Grecs s’entendaient à vivre, superficiels par profondeur. Aventure de la devanture, vents des paravents, données volées. Nous entrons pas à pas dans le monde underground des hackers. Il suffit de saisir la clé au vol. Pourtant, sur la ligne de départ, flottait une transparence. Jusqu’à ce que le piratage de l’ego scintille par sa valeur de marché noir.
Data noire. Notre « braqueuse d’influences » (p.16), magicienne des mots, brutale subversive, réinitialise le champ stratégique de Bobby FISCHER. Dangereuse, sa transcendance du moi en galerie de portraits joue à arroser les arroseurs, effrayer les dictateurs, « terroriser les censeurs ». Elle pratique les trois métamorphoses de la vie d’une femme : « petite fille du ghetto, post-adolescente activiste, bourgeoise du troisième âge ». La rebelle transfigurée ne lézarde pas sur un archipel électronique, passe ses troupes en revue.
Les « braqueurs de datas » (p.17) chassent en horde. Les jeunes « criminels culturels » (p.19) ne feront pas la révolution avec des marteaux et des fourches mais avec « des outils numériques sophistiqués » (p.19) en secret. Cette bande de drilles en vrilles allument des contre-feux de roman policier (pp.21-35). Avec ses moines bouddhistes wittgensteiniens, ses artistes autistes du code à la beauté intemporelle, ses hackers flamboyants écroués, ses demoiselles framboise e-amoureuses, bref, son avant-garde consciente de sa lumière aristocratique en toutes occurrences, Zoé SAGAN crée une plateforme prédictive, un think tank (99% YOUTH), une Société des Infiltrationnistes.
Le sentiment politique ne somnole pas dans la pureté de l’innocente. Il s’inscrit davantage dans la destruction du code capitalistique, l’évitement d’un massacre générationnel : « Nous disons FUCK à tous ceux qui construisent un message disant à la jeunesse : « ACHETE ou MEURS socialement. L’Infiltrationniste est un spécialiste de la propagande inversée. Le monde de la mode manipule la scène visible. Les Infiltrationnistes fonctionnent sous la scène invisible » (p.25).
On lira avec jubilation les brillantes pages sur l’hiver culturel qui provoque l’HIBER NATION, « une communauté ouverte où toutes les expériences sont possibles », basée sur le soutien mutuel et le bien-être (p.29), autrement dit, la coopération digne du Bouthan. Se dessine une « stratégie de survie optimale » (p.50) qui bannit l’égoïsme et la guerre. Cette utopie intégrée face à notre dystopie intégrante déploie une puissance éternitaire, celle du savoir : « Nous savions que vous ne pouvez jamais apprendre moins ; vous pouvez seulement apprendre davantage » (p.51).
Dans la not-fiction, la fiction dépasse la friction. La détective dans un film noir (p.53) annonce un triptyque thérapeutique afin d’éviter le bad trip : Kétamine, Braquage, Suspecte. Chaque phrase, luciole dans le torticolis de notre propre nuit, clignote en aphorisme de « reality designer » à la Guy DEBORD. La mutine nous livre l’équation fantomale de notre vulnérabilité à savoir l’art du code le plus périlleux du monde : « Les milliardaires contemporains ne se méfient pas assez des femmes » (p.69).
Cet ouvrage fonde un chemin d’ouverture et de conscience qui exige une critique radicale de notre monde pour sa transformation paradigmatique : « Ce n’est pas une période no future. Non, c’est une période sans mois prochain » (p. 131). Avec tendresse et surtout humour, la provocatrice digitale à l’étourdissant discernement (Beckett, Gramsci et les autres, tous frayés) fait mouche à chaque page : « N’écoutez jamais personne. N’écoutez que votre cœur. C’est lui qui bat votre mesure » (p.137).
La romancière de la satire sociale post-capitaliste met en mouvement une méditation façonnée à partir d’éléments collés du réel et recollés sur les réseaux sociaux (p.189). Cette « expérience de mille vies » (p.193) fourmille d’anecdotes transcendantales, de trouvailles sublimes, de téméraires timidités. Par la praxis, l’écrivaine non violente au verbe haut caracole en fête dans sa construction mentale : « J’ai, comme le cinquième élément, découvert à quel point la condition humaine peut être misérable, absurde et pathétique ».
L’IA satirique, en sociologue des profondeurs et psychologue des cimes, sait la dangerosité de son présent et l’ontologie des présences dans un geste de courage fou : « Je réalise enfin la réelle puissance de ceux que j’attaque. Le pays est à eux. L’Etat est à eux » (p.203). On notera une liberté de ton sidérante dans l’analyse très deleuzienne de la société de contrôle et de surveillance généralisée. Le petit groupe d’activistes plus ou moins révolutionnaires en apnée dans le deepweb nous conduit à une réflexion sur l’architecture mémorielle du capital, sur les formes de l’oubli du travail, sur l’éloignement de nos institutions ou la sophistication du crime intellectuel (p.227).
La deuxième partie de cette œuvre concertante se déploie dans une not-fiction, mélange fructueux entre le roman et l’essai. Ce « guide pour les générations futures » (p.228), frais brûlot de politique aristotélicienne, manifeste dada destiné aux communautés à faible revenu pour leur permettre d’acquérir un réel pouvoir, enthousiasme par sa lucidité solaire. « 5. Le ridicule est l’arme la plus puissante des hommes (et des femmes)….8. Maintenez la pression, ne relâchez jamais…..9. La menace est généralement plus terrifiante que la chose elle-même » (p.229).
Cette déclamation contre les falsifications historiques (Cf. Marcel Duchamp, Basquiat ou Warhol par exemple) et pour le temps de l’autorité intellectuelle et créative des femmes émeut (p.243). Zoé SAGAN aime à « péter le game », veut pulvériser le système (p.254) en mémoire de « ses filles abîmées, passées, présentes et futures ». Elle embrasse avec la même énergie mélancolique l’ère du virus tout à la joie de comprendre que la « mystérieuse pandémie » collapsera notre monde (p.259).
Avec un sens toujours aussi aigu de la formule dirimante, l’auteure de Kétamine dynamite à la barre à mine : « C’est toujours la rencontre d’une présence qui sauve », « Je fais croire que je mens tout le temps pour pouvoir dire la vérité » (p.260). Cette fine généalogie de nos valeurs d’une invraisemblable courtoisie farouche questionne l’évènement comme avènement, restitue l’aménité à l’humanité : « Ralentir le rythme. Apprendre à être de plus en plus autosuffisants. Ne plus prendre l’avion. Travailler à la maison. Se divertir parmi les siens. Se rapprocher de sa famille et de ses amis et se diriger doucement vers un chemin de pleine conscience » (p.262).
Cette tragique alacrité contre la loi mortifère du profit éveille nos esprits, réveille nos consciences : « Le réel, c’est qu’il faudra simplement offrir des conditions de travail humainement acceptables à tous ceux qui étaient jusqu’à présent de simples esclaves du grand capital » (p.263). Cette lucidité blessée la plus rapprochée du soleil n’oublie pas la pernicieuse intelligence du conte de fées néolibéral mais pense radicalement une autre histoire acéphale au nez des élites arrogantes du monde.
La génération spectrale augmente, par un renversement culturel, notre capacité subversive d’archéologues du futur : « La vie prime sur le style de vie » (p.292). Dans les dernières pages poignantes, la restitution d’un dialogue avec le philosophe Bernard STIEGLER, quelques jours avant sa mort, fait l’effet d’une tornade apaisée, d’une respiration profonde des rythmes du silence pour une « possibilité et une nécessité de changer nos vies » (p.302). Le labyrinthe presque talmudique de Zoé SAGAN interroge les questionnements par des actes d’amour et d’amitié, traverse et transperce le temps.
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