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Trigano loves you

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Serge TRIGANO
 Trigano loves you
Du Club Med au Mama Shelter, la saga de la famille Trigano
 Albin Michel
 Date de sortie en librairie : 1er octobre 2020

 
La famille TRIGANO marqua profondément le monde des vacances et des loisirs et son imaginaire. Raymond TRIGANO, l’arrière-grand-père spécialisé dans le matériel de plein-air, auteur du slogan : « Le camping, c’est Trigano ! ». Gilbert TRIGANO, le grand-père, co-fondateur du Club Med, grava dans toutes les mémoires un autre pitch publicitaire extraordinaire : « Le Club Med : la meilleure idée depuis l’invention du bonheur ! ». Serge TRIGANO, dans les pas de son père, fonde le Groupe Mama Shelter avec ses deux fils, Jérémie et Benjamin : « Mama loves you ».

Ce livre relate la solaire saga familiale qui influença toutes les générations des trente glorieuses aux années 2020. Serge TRIGANO, après des études de sciences économiques, intègre le Club Méditerranée où il occupera tous les postes, de GO à Président avant son éviction en 1997. En 2008, il lance le Mama Shelter, un nouveau concept d’hôtellerie urbaine : décoration décalée, équipement de cinq étoiles à des prix de trois, cuisine imaginée par des grands chefs étoilés (Alain SENDERENS, Guy SAVOY).

L’histoire commence toujours par un caïque, cette petite embarcation rustique que les Trigano affectionnent. La saga de la famille va d’éblouissements en effondrements depuis quatre générations. Savon de Marseille, épicerie, torréfaction, textile, fabrication de rétroviseurs, quincaillerie, bâches, camping, séjours touristiques, lieux de séminaires, hôtellerie lifestyle : un siècle d’affaires et de rebondissements.

Des traits de personnalité prédominent tout de même à chaque génération : des efforts d’adaptation permanents face aux fluctuations du monde, l’anticipations des conséquences de ces changements sur les métiers, l’acceptation des aléas et des revers de fortune (p.12). C’est avec beaucoup d’émotion, de sensibilité et de tendresse que Serge TRIGANO se raconte et conte ces algériens de père et turcs de mère, qui s’installèrent en France à la fin de la seconde guerre mondiale.

Admirablement persévérants, dotés d’un sens du rare négoce et d’un désir d’intégration de toutes les cultures, porteurs de valeurs essentielles, les Trigano symbolisent une histoire d’amour, de passion et de rêve. Les vacances, le temps hédoniste et oisif existent déjà dans le parfum du temps au début du XXème siècle. En 1935, un russe champion de natation, Dima FILIPOFF, crée le Club de l’Ours blanc, à Calvi mais la guerre éclate mettant fin à l’insouciance. A la Libération, l’envie de vivre s’intensifie.

Un petit groupe d’hommes et de femmes, Paul Morihien, Mario Lewis, Tony Hatot, Gérard Blitz entre autres, souvent sportifs, champions de natation ou de water-polo, se lient d’amitié au fil des compétitions. En 1949, le même Dima FILIPOFF retourne en Corse pour fonder, en association avec Edith FILIPACCHI, toujours à Calvi, un village de toile nommé le Club Olympique. Gérard BLITZ a 37 ans. Cet ancien champion de water-polo engagé dans la résistance, rêve d’un monde meilleur. Une seule vocation : apporter du bonheur aux autres (p.14). Ces avant-gardistes des congés détente s’intéressent au yoga, au goût du paradis terrestre.

Les idées prennent forme : recréer et partager, offrir aux gens un lieu de beauté, chaleur, gentillesse, loin des contraintes et des habitudes, ils profiteront de la vie (p.15). Hélène LAZAREFF, fondatrice du magazine ELLE, fonde « les villages magiques ». Les valeurs semblent évidentes : le sport, les rencontres conviviales et joyeuses, les éléments naturels des rivages méditerranéens, la mer transparente, les oliviers, la chaleur. Tout un imaginaire bien réel pour effacer la guerre. Gérard BLITZ n’a pas d’argent et pas de partenaires. Il veut s’installer aux Baléares, à Alcudia, sur l’île de Majorque.

Son concept est simplissime : un village de toile avec un bar, un restaurant et des activités sportives (p.16). Il parcourt l’annuaire pour trouver un fournisseur de tentes de camping et tombe sur Trigano père et fils. Gilbert Trigano décroche. C’est un coup de foudre (p.17). Pour une idée plus précise de la rencontre, on se reportera à Gilbert TRIGANO, La Saga du Club, Paris, Grasset, 1998. Le 27 avril 1950, les statuts de l’association Club Méditerranée sont déposés. Une des plus belles épopées du XXème siècle. La construction d’une grande marque s’accompagne sans cesse d’innovations majeures.

Première idée de génie : le « tout compris ». (p.19). Les vacanciers partent l’esprit libre. Deuxième idée astucieuse de marketing direct : la mention « complet » sur les affiches dans le métro. Le Club renvoie à une sorte de « magie » de lieu : liberté, lumière, fraternité, nonchalance, rire. Pourtant, les tentes prennent l’eau et la tempête fait rage aux Baléares. Le Club inaugure un lien fort avec sa communauté bien avant tous les réseaux sociaux. Les réunions, d’après-vacances, à Paris, font le plein avec des G.O (gentils organisateurs) et des GM (gentils membres), autre invention de la société éditrice d’un journal, « Le Trident ».

Tous ces outils modernes de communication fédèrent une communauté humaine au fort sentiment d’appartenance (p.26). Marcel HANSENNE, rédacteur du chef de l’Equipe, restituera bien cet esprit du voyage : « Partir, tout quitter ….aller loin puis s’arrêter là où tout est différent. Vivre enfin face au soleil, à la mer, au vent, rire, chanter, pêcher, nager » (p.27). Il s’agit de fuir la monotonie parisienne pour poursuivre un rêve de fête, tout oublier. Autre dispositif essentiel au cœur du village : le bar, espace de convivialité par excellence. En 1952, le succès total advient avec l’île grecque de Corfou.

En 1955, « les gens font la queue sous la neige et prennent littéralement d’assaut les bureaux dès l’ouverture » (p.32). Avant Meetic, le Club devient « le plus grand facilitateur de rencontres amoureuses au monde ! » (p. 33) même si « Les Bronzés » ne feront jamais rire Gilbert TRIGANO. Très vite, ce précurseur créatif inaugure les vacances à la neige pour pallier les déficiences de la trésorerie hivernale. Mieux, autre idée géniale, il libère les esprits de la question de l’argent avec « le collier-bar » (p.37). Buffet à volonté, vin à discrétion, vacances à crédit, autant d’améliorations essentielles du service au client.

La folie du Club Méditerranée passe au statut de « phénomène de société » en tant qu’empire auprès duquel les vacanciers règlent leurs vacances à l’avance. Pourtant, des difficultés de gestion de trésorerie apparaissent parfois dans certains villages. Les banques, encore une fois, s’illustrent par leur clairvoyance : « Le Club n’a aucun avenir » (p.39). Il faudra le soutien politique d’Hassan II et l’amitié pécuniaire du baron Edmond DE ROTHSCHILD, pour sauver le groupe. Grâce aux personnalités hautes en couleurs des chefs de village, toute la jet-set parisienne se rue au Village d’Agadir dans les années 70 (p.42).

Toute entreprise de taille mondiale porte une vision sculptée par un homme. Gilbert TRIGANO rêvait de comédie au grand dam de son père, Raymond, torréfacteur de café à Saint-Maurice dans le Val de Marne. Suite à l’incendie de son usine, toute la famille retiendra son adage : « La ruine n’est pas une fatalité. Il ne faut pas s’attarder sur un échec mais repartir » (p.49). Gais et unis, la famille continue. Le petit Gilbert se singularise par son brio, son sens de l’écriture et son incroyable don pour le calcul mental.

A Montreuil-sous-Bois, ses camarades feront de belles carrières de comédiens : Jean-Marc THIBAUT, Serge REGGIANI, Daniel GELIN, Jean CARMET. Résistant, proche du PCF, journaliste à l’Humanité (p.54), à 25 ans, Gilbert TRIGANO accepte enfin un « emploi sérieux » dans la fabrique de bâches pour camions de son père. Il pressent que le Club Méd formera « l’œuvre de sa vie et saura mieux que personne donner vie à leur rêve » (p.57). Visionnaire talentueux, orateur charismatique, négociateur subtil, il a su mondialiser sa société et surtout conserver l’esprit Club, un savant mélange de convivialité, de joie de vivre intense (p.76). 

Ce créateur de bonheur réussit à accomplir le tour de force de donner l’illusion à ses salariés qu’ils ne travaillaient pas mais vivaient une vocation (p.79). En grand patron de gauche qui refusa le poste de ministre du Tourisme de François MITTERRAND, cela ne l’empêche pas de traiter avec toutes les sphères du pouvoir partout sur la planète : rois, ministres, Chefs d’état. Son dialogue avec le pape Jean-Paul II ou Bernard Pivot témoignent d’un exceptionnel sens de la répartie (p.95). Serge TRIGANO n’aura pas la tâche facile car la succession s’avère presque impossible.

Après avoir franchi tous les échelons du rude apprentissage d’héritier, il rejoint le siège en 1985. Deux évènements bouleversent sa prise de pouvoir de la seule entreprise mondiale dans l’industrie du tourisme : le 2 août 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït ; le crash de l’avion transportant les GM de Dakar au Cap Skirring. Il n’y aura plus de bonheur (p.123). Ce drame précipitera le départ et la disparition de son père. En 1994, à Agadir, a lieu la passation des pouvoirs. En 1996, les AGNELLI, estimant que Serge TRIGANO trahit le marché, demande son éviction dans une scène digne du « Parrain » (p.132).

Trainé dans la boue, meurtri, le fils TRIGANO contracte bien des détestations, commissaires aux comptes et banquiers en tête (p.185), traverse un grand désert mais il sait rebondir grâce à une famille exceptionnelle (p. 141) et Philippe STARCK. La nouvelle aventure se nomme Mama Shelter en 2008 : un nouveau concept d’hôtel urbain, « un projet social du XXIème siècle » (Cyril AOUIZERATE, p. 154). Shelter se traduit par abri et Mama représente « la femme la plus aimée au monde ».

Souvenirs d’enfance et hommage à sa mère, ce concept citadin représente une nouvelle façon de découvrir les villes (p. 161), une vision philosophique et politique (p.176). Le gang TRIGANO, cette dynastie pas comme les autres, avec tendresse, amour et gentillesse, croit à ses intuitions (p.210). En 2025, il y aura une centaine de Mama dans le monde (p.212). L’âme des entreprises émotionnelles (p.218) ne se remarque pas. Elle s’incarne dans une ambiance, des attitudes, des relations humaines, œuvrer tous ensemble à tisser une dimension pour choyer la vie. 

Pauvre Petit Blanc

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Sylvie LAURENT                        
Pauvre petit Blanc
Le mythe de la dépossession raciale
Editions de la Maison des Sciences de l’Homme
Septembre 2020
 

Sylvie LAURENT, historienne et américaniste, maîtresse de conférences à Sciences Po, chercheuse associée aux universités d’Harvard et de Stanford, travaille sur les questions de race et de classe aux Etats-Unis. Elle a notamment publié Homérique Amérique (Seuil, 2008), Martin Luther King (Seuil, 2015), La couleur du Marché. Racisme et néolibéralisme aux Etats-Unis (Seuil, 2016). Dans cette nouvelle enquête, elle pratique une archéologie conceptuelle des sources et une généalogie axiologique contemporaine afin d’analyser finement le mythe de la dépossession raciale.

Elle déconstruit l’étrange idée selon laquelle les Blancs seraient aujourd’hui, au même titre que les minorités, victimes de discriminations, voire d’un « racisme anti-Blancs ». Résultat d’une conscience raciale blessée, cette croyance s’origine dans les Etats-Unis du XVIIIème siècle. Donald TRUMP politise sa promesse de restauration d’une préséance blanche perdue confisquée par d’autres. Cette rhétorique victimaire traverse, de nos jours, l’Atlantique pour imposer la fantasmatique du déclin ou de la stigmatisation de l’homme blanc.

En dévoilant les origines de ce discours, Sylvie LAURENT démontre que le « pauvre petit Blanc » relève du mythe, d’un tour de passe-passe des élites blanches qui s’approprient la posture de l’opprimé afin de préserver leur statut et leur privilège racial vivement contesté depuis les années 1960 jusqu’au Black Lives Matter. Dans sa longue introduction de 31 pages, Sylvie LAURENT pose le problème de la légitimité de la blancheur et non de la blanchité en tant que force unifiante. Par opposition à l’Europe, elle concentre son étude sur les Etats-Unis où la définition même de l’américanité équivaut strictement à la couleur.

« Être blanc n’est ni une caractéristique biologique ni une apparence physique. C’est un rang, un statut, un patrimoine » (p.14). Il y aurait une conspiration pour déchoir les Blancs de leur position, un fantasme de dépossession raciale, une spoliation. Mobilisant des références telles que Toni Morrison ou Chester Himes, l’auteure interroge cet ahurissant étonnement, ce retournement historique surprenant qui définit la structuration victimaire selon laquelle des millions de Blancs américains ont le sentiment, en raison de leur couleur de peau, de se vivre tels des « pauvres petits Blancs ». Le titre de l’ouvrage pointe une ironie épistémologique à double titre.

D’une part, parce que Sylvie LAURENT maîtrise parfaitement le sujet de la pauvreté américaine abordé dans sa thèse de doctorat publiée sous le titre suivant : « Poor white trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain » aux Presses Université Paris-Sorbonne en 2011. Cette victimisation fantasmée des Blancs correspond à l’outrageante invisibilisation des souffrances racistes subies par les non-Blancs. D’autre part, car elle essaie de comprendre les mythes et mythologies qui traversent la société américaine contemporaine souvent occultés par les Américains eux-mêmes. Par-là, elle déconstruit ses soubassements idéologiques. Toute son enquête conceptuelle démontre que si les structures du pays produisent la race par la systématisation des discriminations, elles ont également fabriqué son angoisse consubstantielle : la peur chez les Blancs de la dépossession (p.16).

La croyance en cette fièvre obsidionale a produit des affects, anxiété, mélancolie, rancœur, ressentiment parmi les Blancs pourtant dominants, facteur le plus déterminant du vote pour Trump (p.17). Cette logique de persécution engendre l’émergence d’une subjectivité collective comme catégorie politique (p.18). L’électorat ébloui par le « Make America great again » dans son fantasme de rétablissement d’un ordre ancien, sans se percevoir comme raciste, requiert une « politique de l’identité blanche » explicite. Le paradoxe saisit dans la volonté de restaurer une préséance raciale dont ils n’avaient jamais cessé de bénéficier.

La grande spécialiste des structures américaines réfute toute lecture journalistique, sociologique voire ethnographique ou universitaire simpliste qui consisterait dans la thèse suivante : « les classes populaires blanches occidentales seraient en colère et cette juste colère face aux affres de la mondialisation aurait rendu inexorable la victoire aux Etats-Unis d’un candidat promettant le retour à des emplois industriels, le protectionnisme économique et l’évincement des élites condescendantes du pays » (p.20).

Or, il existe une spécificité et une historicité proprement américaines en particulier le rôle de l’idéologie raciale dans la perception du statut social voire de la conscience de classe. Le lieu commun du discours néo-réactionnaire du petit Blanc malmené séduit à droite comme à gauche (p.29). Cette idéologie de l’insécurité culturelle vise à délégitimer les demandes de justice raciale émanent des véritables discriminés (p.30).

Sylvie LAURENT démontre comment, dans ce livre dense et essentiel qui prolonge ses travaux antérieurs, cette démocratie réactionnaire non seulement normalise les théories de l’extrême droite mais efface l’expérience des classes populaires immigrées ou racialisées, qui ne sont pas créditées de la même souffrance de classe et moins encore d’appartenance à la nation. Autrement dit, au-delà de son internationalisation politique et médiatique récente, l’histoire du « pauvre petit blanc » trouve nonobstant son ancrage originel aux Etats-Unis où naquit dès le XVIIIème siècle une dialectique entre classe et race qui lui donna corps. (p.31).

L’expression axiomatique de dépossession raciale se formule dans le cadre épistémique lockien d’une conception libérale et moderne du citoyen où la citoyenneté se pense comme patrimoine. Le citoyen américain gagne sa liberté, mérite son statut, conquiert son confort matériel par son corps et sa force de travail. Toute remise en cause de ce patrimoine se perçoit en tant que confiscation (p.35). La mercantilisation effrénée et la prédation spécifique à l’âge néolibéral entraînent une aggravation des inégalités de richesse, de dignité et de pouvoir qui nourrit, en retour, la rhétorique de la spoliation. Historiquement, la citoyenneté excluante prend sa source dans le fait esclavagiste que les Noirs américains étaient les biens des Blancs, propriétaires par excellence. Sur ce point, voir l’ouvrage décisif d’Aurélia MICHEL : Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Seuil, 2020. « Être blanc ou noir aux États-Unis n’offre pas d’accéder aux mêmes droits, n’expose pas aux mêmes situations sociales et détermine pour beaucoup la qualité de votre vie » (p.37). Sans considération biologique, ces catégories opératoires naturalisent l’attribution du pouvoir par assignation raciale.

« Être blanc est une distinction. Ne pas l’être est une différence » (p.39). L’idée de race blanche, inséparable de celle d’« Occident » se matérialisa dans le projet impérial américain où la distinction raciale se construisit comme la trame matricielle du destin national. Thomas JEFFERSON, théoricien de la supériorité raciale des Blancs, participa de l’édifice institutionnel de légitimation (p.41). Cette théodicée wébérienne du privilège ou cette sociodicée bourdieusienne à savoir une justification théorique du fait du privilège définit la couleur de peau comme position de pouvoir de l’individu, une praxis de l’avantage et de la préséance.

Aujourd’hui encore, les Noirs ne possèdent pas un droit égal à la vie et le mouvement Black Lives Matter rappelle que les vies noires « comptent » (p.43). Être blanc constituait un patrimoine à ne pas perdre. La ségrégation spatiale, historiquement construite, rendait impossible la familiarité avec la vie réelle des Noirs. Très vite, dans les années 30, les penseurs noirs américains, en particulier James BALDWIN, montrent que l’identité blanche renvoie consubstantiellement à la subordination noire.

Le pacte paradigmatique de l’abjection racialiste fabrique une peur blanche des Noirs et une idéologie de l’innocence blanche qui s’exonère du racisme (p.48). Dès la fin des années 60, les radicaux du Black Power posaient la domination blanche en termes structuraux. La romancière Toni MORRISON, suggérant l’urgence de l’appel à la réflexivité pour l’Amérique blanche, par ses travaux sur les ruses de la domination blanche, explorant les soubassements de l’imaginaire littéraire américain, retraça la genèse et les transformations des modalités d’énonciation de la blancheur afin de comprendre le processus de subjectivation racial.

Bien avant l’intersectionnalité, la suprématie blanche se déploie comme un système confiscatoire des droits fondamentaux et du pouvoir des non-Blancs par les Blancs (p.51). Dans l’espace public, les Blancs deviennent transparents. La blancheur incarne un mode d’être, une expérience sensorielle et politique. Ce geste performatif d’affirmation de sa supériorité invisibilise les acquis, fonde une culture macrosociale mais aussi individuelle, à bas bruit, dans les tribunaux et les habitus culturels.

« Le droit d’avoir des droits constitue le privilège blanc primordial » (p.54). Au-delà de la distinction spécieuse entre essentialisme et « communautariste », Sylvie LAURENT argue que l’invitation à la réflexivité adressée aux Blancs par les Noirs sur un système raciste structurel ou systémique qu’ils n’ont pas construit mais qu’ils perpétuent malgré eux, contribue non pas à penser une fragilité blanche mais à le reproduire (p.56). L’auteure justifie d’ailleurs, dans la note 44 de la page 60, son recourt au terme de blancheur par opposition à la notion de blanchité, par un attachement à l’identification des prodromes d’une domination raciale, à sa fluidité et ses métamorphoses.

L’analyse de l’histoire d’une nation blanche par la dialectique entre race et nation qui présida à la fondation du pays (note 13 de la page 81 sur la proximité réelle entre les Nazis et le Ku Klux Klan qui rassemblait près de 4 millions de membres en 1930), les pages sur la fabrique du ressentiment, Nixon et les Blancs méprisés (White ethnics), Reagan et l’homme blanc en colère, la discrimination inversée en tant que résistance aux politiques d’affirmative action, la blessure de la présidence Obama, l’irruption du peuple de Trump et le mythe du pauvre petit blanc déclassé, la terreur migratoire ou la haine de l’antiracisme, feront de cette somme un classique pour les étudiants curieux d’approfondir leur savoir mais aussi pour le public éclairé qui cherche à comprendre « l’homérique Amérique », ce grand pays dans lequel « l’altérité est forcément une altération » (p.308).          
      
 

Un Voyage pour la planète

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Landry ROUTHIAU
UN VOYAGE POUR LA PLANETE
Editions I&I Production Albi
Octobre 2020

 
Landry ROUTHIAU, jeune ingénieur trentenaire démissionnaire d’une grande entreprise, décide de tout quitter, de rompre avec la rondeur pâle des jours du métro parisien afin de voyager en Europe, dans 22 pays, pendant un an, avec son Combi Volkswagen, pour ramasser des déchets soit devenir un « éboutripeur », un éboueur voyageur. Cet acte courageux, parfois radical (p.297) et audacieux, tour à tour enthousiaste et effondré (p.304), aventureux et critique, contemplatif et intense, nous emporte dans un horizon de noblesse politique autant qu’un tour d’Europe pratique stimulant.

Honorons, d’emblée, l’intrépidité de Julien GIRAUD, un éditeur albigeois qui se présente comme suit : « J'ai 40 ans, marié, deux enfants et suis le fondateur de I&I production. J'ai tout plaqué en 2016... CDI, appartement, et suis parti voyager avec mon épouse et notre fille, à bord d'un vieux combi de 1976. Ce voyage aura duré trois ans. Aussi loin que remontent mes souvenirs d'enfance, j'ai toujours voulu écrire, alors j’ai écrit un livre.  J'ai raconté une histoire vraie, une tranche de vie, avec les interrogations et l'expérience qu'un tel voyage vous procure. Et puis j'ai posé mes valises, vendu mon vieux combi et me suis décidé à ouvrir I&I Production ».

 
Le récit détaillé d’un citoyen responsable qui lutte, chaque jour, pour défendre et conserver notre planète dans une vision du bien commun force l’admiration par ses actions. Les témoignages poignants abondent dans un ouvrage qui aborde la question écologique sans rien espérer des institutions souvent rattrapées par un système qui privilégie le profit face à la biodiversité. Le périple de Landry ROUTHIAU définit presque une exemplarité car il place l’action au cœur de la protection de l’avenir et du devenir des générations futures. Fidèle à Pierre RABHI (p.347), l’auteur croit que les grandes évolutions surgissent des gestes minuscules.

« La plus belle révolution est celle que l’on mène avec soi-même » précise Julien GIRAUD. Très bien illustré par des photos évocatrices des aurores boréales ou des décharges à ciel ouvert, ce manifeste pour la planète comprend une préface volontairement vitale et provocatrice de Franck FLAMERMONT (Gérant de Maison Bois 2F, écologiste et avant tout humain) qui appelle au goût d’agir et à la volonté urgente de transformer le monde. Les questionnements philosophiques de premier plan fusent : quelle est cette conscience qui saccage notre belle terre mère ? « Souhaiterions-nous vraiment être les abrutis des gens qui nous prennent pour des imbéciles » ?

Des solutions simples existent pourtant au quotidien mais elles exigent une éthique de « consom’acteurs » qui ébranle nos habitudes. A la portée de tous, ces pratiques d’économie sociale et solidaire en commerce direct regroupent des producteurs talentueux qui vivent de ce maillage. Seuls les voyages secouent les puces (p.7). Cette pérégrination européenne inouïe cristallise plusieurs tourments ultracontemporains : quête de sens, colère intérieure exponentielle (p.241, 260), mal-être. Au vrai, une remise en question de « ce monde subjectif voyant le bonheur dans la (sur)consommation ».

Landry ROUTHIAU se prend alors d’une folie pure : traverser 22 pays pour « éboutriper » 24 000 kilomètres de route. Un désir pédagogique accompagne le voyageur nullement « anti-système » qui désire rejoindre le tout en équilibre avec la nature, une harmonie. Ce travail d’expérimentation de soi, loin de la banalité intensive de la consommation, en reconnexion avec la nature vise le « bonheur » que l’auteur ne distingue pas de la joie. Cette revendication de la frugalité heureuse défend la beauté du monde contre ceux, trop nombreux, qui « prennent la planète pour une poubelle » (p.11).

De fait, une distinction fondatrice traverse tout le livre, « gagner sa vie » ou « vivre sa vie ». Otium et negotium diffèreront toujours à l’évidence mais la centralité référentielle actuelle de l’argent choque le jeune globetrotteur.  Toutes les premières pages garnies de conseils pratiques détaillés louent le choix du Van avec son côté vintage, un Combi T2a Volkswagen 1971 (pp.19-32). Des pages « infoquidouillent » alternent allégrement avec des encarts « linfoquècool ». Les astuces de préparation de l’aventure fourmillent car « la précipitation est le moteur de tous les échecs » (p.25).

Dans sa maison ambulante de la grande traversée, le jeune homme aperçoit ipso facto des montagnes de détritus non loin de Nantes. Une colère intérieure l’envahit tout au long du chemin : « Sommes-nous en France ? Un pays où l’instruction est obligatoire mais où l’on peut trouver en quelques minutes 3 sacs de 150 litres de déchets au sol ? La bataille risque d’être rude » (p.39). La première nuit en pleine forêt de Chenonceau lui paraît « super étrange » (p.44). Craquements, « bruit chelou », tout l’inquiète. Sur les aires de repos, une autre « saloperie ramassée » le révolte à chaque fois : le mégot (p.267 : 137 000 jetés dans le monde par seconde).

Des portraits de tripeurs (couples, étudiants, équipes de fous) étonnants parsèment la route. « Le voyage : des rencontres fortes mais éphémères » (p. 47). La description des pannes du véhicule, des sauveurs croisés ou des contrôles douaniers amusent (p.53). Des ressentis d’étapes ponctuent le texte tels des respirations conceptuelles : la solitude, la fatigue de la route, la vision négative de l’impact du projet, la peur de l’avenir, le stress du manque d’argent (p.57). Toutefois, l’excitation du lendemain, la passion de la route, la découverte de la nature humaine, le plaisir de parler, la reconstruction personnelle par les solutions écologiques l’emportent.

La réflexion qui se veut modeste de Landry ROUTHIAU s’exerce sans cesse sur le silence complice de « ceux qui regardent sans rien faire ». La collecte comporte des étapes précises : repérage du site, ramassages des éléments avec une pince, comptage des déchets, pesée, tri. La diversité des pays parcourus, de la Scandinavie du nord à la Slovénie en passant par la Grèce ou la Pologne, la complexité des enjeux environnementaux, les politiques de traitement, les volontés écologiques nous instruisent tout en nous donnant envie de visiter la Norvège.

Dans ces « paysages hors normes de gosse » (p.71), les rencontres au grand cœur se transforment en paysages. La petite routine du nomade solitaire transi de froid et d’humidité reprend le dessus. Le désespoir (p.282) guette le frigorifié lorsque tout le monde le regarde ramasser ses déchets sans l’aider ni le soutenir (p.91). On retiendra aussi la pratique anti-gaspillage du « dumpster diving » (p.94) consistant à manger de la nourriture intacte trouvée dans les poubelles des supermarchés.

Chaque ville fait l’objet d’une analyse synthétique avec note conclusive, accompagnée d’anecdotes précises ou bons plans précieux : « En Norvège, les prix du gasoil changent plusieurs fois par jour, alors pour faire un plein le plus économique possible, choisis le lundi matin ou le mercredi matin » (p. 127). A contrario, même s’il adore le pays des Vikings, Landry ROUTHIAU fustige certains poncifs sur le bilan écologique norvégien : « Je m’attendais à rencontrer des gens conscients et proches de la nature. Finalement, j’ai surtout croisé des consommateurs à l’américaine avec un gros billet en poche » (p.139).   

Des entretiens avec le froid par -40°C dans la forêt suédoise (p.144), de l’exemplarité verte estonienne, des apologies justifiées du savon de Marseille, de la gourde, de la consigne ou de la brosse à dent en bois, on apprend à chaque page que le bonheur ne réside pas dans le confort mais dans la liberté (p.218, 223), l’air respiré, l’eau bue, la fraternité (p.283).     

Vins Cabotins

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Médérick TRÉMAUD
 VINS CABOTINS
 Editions SATINVAË
 Date de sortie : quatrième trimestre 2020
 

Sommelier iconoclaste diplômé du WSET ADVANCED 3 (Pass with merit), scénariste de dégustations, Médérick TREMAUD, nous donne un livre pour le moins singulier, frais, drôle, tour à tour ironique et sarcastique parfois, sur ses jus de dilection. Le quarantenaire croix-roussien stylé au mitan de Raymond DEVOS et de Pierre DESPROGES, avait déjà frappé fort en 2013 avec son premier fait d’armes, « Quand je pense à Fernande, quel vin boire ? Brèves de terroirs » aux Editions Hétérotopies, tiré de son blog bien nommé Vinobingo.com 

L’ancien élève de l’école Le Cordon Bleu Paris, major de promotion, aime à rappeler, en appogiature, la phrase d’un compagnon de quilles : « On ne boit pas pour oublier mais pour se souvenir ». A dessein, l’ouvrage bénéficie de deux préfaciers qualifiés : Pierre VILA PALLEJA et Franck RAMAGE. Le premier, talentueux propriétaire du restaurant « Le Petit Sommelier » Paris, souligne que l’échanson, en ambassadeur de joie, doit comprendre les circonstances dans lesquelles les commensaux se situent (p.8).

Le second, maître sommelier international, insiste davantage sur l’habileté à écrire des sensations, le style jamais cabotin de l’auteur qui manie la langue française avec délices et espièglerie (p.10). En effet, le sommelier de THE PIG ON THE BEACH aime les mots, ponctue tous ces billets de dégustation par deux formules introductives et conclusives hilarantes, respectivement, « Résumons-nous ! » et « C’est ainsi que Bacchus est grand ! ». Dans son prologue à la fois en forme d’interrogation sur la prétention à participer à cette « orgie vino-livresque » (p.11) et de justification de sa scénarisation qui introduit une mise en abîme de la dégustation, l’ancien étudiant en économie titulaire d’un DESS insiste sur la raison essentielle de boire du vin : le plaisir.

Avec son colocataire rhinocéros, Denis, figuré par une sculpture, il ose inventer des histoires de circonstance. Le postulat radical de ces chroniques s’éclaire : une bouteille ne se boit que dans une contingence précise (p.12). L’ancien sommelier de chez RECH échappe aux corsetages attendus des vérités acquises pour parler aussi bien au grand public qu’à ses pairs. Un souffle d’humour, le plaisir pédagogique de la transmission, une tendre ironie traverse tout le livre. Chaque petit chapitre se présente comme une structure narrative, une ouverture festive sur la vie.

La description de la sensation visuelle, olfactive et gustative du vin se compose de mots précis jamais techniques (p.18). En conclusion, une ouverture souvent provocatrice mais affûtée qui casse les codes ou les formatages apparaît. Exemple page 20 sur la cuvée Côte du Py 3,14 2007 du Domaine Jean FOILLARD : « Parler de « vin nature » ne signifie presque plus rien. L’adjectif est inutile et ne peut faire démonstration à lui seul. Ce serait une étiquette bien trop restrictive qui ne serait que carcan et obscurantisme pour intellectuels fatigués et déclinants. Le vin est ! Tout simplement; admirable d’émotions procurées ».

Peu avide du jargon coutumier et de la technicité qui rebutent bien des impétrants, le Cout Of Master Sommelier 2018, de son alerte plume, moque gentiment les ignorants, nous amuse par un savoir partagé avec alacrité : « En 2001, 1984, 1980, 1974, l’appellation n’existe pas. La récolte ne correspondait pas à la qualité requise. Avis à nos amis faussaires chinois qui voudraient commercialiser à prix d’or un Château-Chalon issu de ces millésimes » (p.31). Les vins étrangers figurent également dans la sélection de l’ami du Rhinocéros.

Lors d’une soirée dominicale de repassage, la précision poétique du Smaragd 2012 du Domaine Franz PICHLER se cisèle : « La magie des arômes s’échappant du verre commence à opérer. Des notes de litchi frais, de fruits blancs mûrs, de fleurs blanches, de safran, de miel se conjuguent à merveille pour nous offrir un nez puissant et intense… la finale se perd dans les méandres du Danube. Lascive, d’une pointe zestée, elle serpente pour nous raconter encore mille belles choses » (p.80). En fin de volume, on notera avec jubilation les « non remerciements » (p.171) et l’« auto présentation » (p.173). Une approche originale et décomplexée, une vision du vin rafraîchissante.

Les aventures extraordinaires d’un juif révolutionnaire

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Alexandre THABOR
Les aventures extraordinaires d’un juif révolutionnaire
Editions Temps Présent
Date de sortie en librairie : 20 août 2020
 

Né en 1928 à Tel Aviv, Alexandre THABOR, caché pendant l’Occupation par l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants) dans le sud de la France puis par des dominicains suisses, participa à la création de l’État Israël puis s’établit en France où il travailla pour le ministère de l’Economie avec des proches de Pierre MENDES FRANCE. Dans son premier récit, épopée émouvante, il nous raconte les confessions de son père, Sioma, au soir de sa vie : ses combats absolus pour la liberté, l’amour éternitaire pour sa femme, Tsipora, morte à Auschwitz.

Cette plongée haletante en tourbillon apnéique dans les plus grands conflits du XXème siècle, au cœur de la Révolution russe à Odessa, au sein des Brigades internationales pendant la guerre civile espagnole, comme prisonnier dans les camps du régime de Vichy, aux côtés des partisans de la création d’un Etat d’Israël binational, ne montre pas seulement les bégaiements tragiques d’une agonistique comme grille d’intelligibilité historique d’une cinglante contemporanéité, mais une épique équipée sentimentale d’un couple héroïque qui nous transporte dans l’histoire des peuples et les tribulations des continents.

Cet héritage sans testament force le respect et l’admiration car il s’agit ni plus ni moins que de penser l’histoire de l’humanité en tant que traversée, dans la nuit transpercée de ces femmes et ces hommes qui n’ont jamais renoncé à comprendre ni à agir en sachant que « sans l’espérance, on ne trouvera pas l’inespéré » (Héraclite). Cette leçon philosophique de vie et d’humilité, de révolte et de révolution, d’historicité et de noble politique, de courage ébloui et de lucidité calcinée, cette aventure intérieure d’un homme qui voit ses idéaux de paix, de justice et de fraternité s’effondrer, justifient la très belle préface du grand sage Edgard MORIN : « Lorsqu’Alexandre THABOR m’a proposé de lire son livre, j’ai été ému et bouleversé par son récit… Quand un matin je l’eus terminé, j’étais sous le choc d’une émotion d’une extraordinaire intensité » (p.11).

Cette aventure vitale d’un couple d’amoureux révolutionnaire en lutte totale pour la liberté et la justice se déroule dans un autre temps et pourtant elle figure une anticipation de nos temps. Sioma et Tsipora défendent leur judéité contre toutes les formes de totalitarismes, dans un geste flamboyant et touchant. La différence gît, d’emblée, au cœur de leur union. Ils n’appartiennent pas au même milieu. La filiation avec les philosophes (Héraclite, Spinoza, Hegel, Marx) par la figure du père de Tsipora, instituteur, et leur professeur de philosophie, Vilensky, accouche leurs intelligences dans un appel à la Révolution.

Nourris des messages de Tolstoï, Dostoïevski, Hugo, Shakespeare qui laïcisent leur espérance dans le messianisme juif, Sioma et Tsipora croient aux bouleversements des « eaux glacés sur calcul égoïste » selon la célébrissime formule de Marx. L’ouvrage frappe par son style direct, intense sous forme de témoignage d’un père à son fils. Sans testament, les formes théâtrales et cinématographiques surgissent à chaque page. Alexandre retrouve son père, à Paris, après vingt-deux ans d’absence. Sioma a tout quitté, son épouse et son fils de huit ans, pour partir sur les routes de la liberté, de la résistance, du combat ininterrompu, à corps et à cris, dans la tempête de toutes les grandes tragédies du siècle passé.

L’exemplarité des personnalités du couple, libres, jamais sectaires, conscientes des excès de violences dans tous les camps (bolchéviques, stalinien notamment), force l’admiration. En Palestine, ils œuvrent pour une entente judéo-arabe, espèrent un État commun selon le philosophe Martin BUBER. Tsipora, arrêtée par la Gestapo en 1942 pour faits de Résistance, meurt comme elle avait vécu, en héroïne bouleversante, une semaine avant l’arrivée des Russes. Un sentiment de fraternité, un souffle de liberté, une pureté d’âme traversent leurs actions pour émanciper le monde dans son inhumaine humanité.

Tous les messages, humaniste, révolutionnaire, européen, prophétique et universaliste convergent. Par-là, ce livre s’adresse aux générations de demain, les appelle à penser les exterminations massives de l’histoire et les luttes clandestines, inépuisables pour qu’une justice y mette un terme. Ce couple inestimable d’indomptables nous enseigne les déchirants bégaiements de l’histoire mais aussi les victoires de l’humanité. En nos temps assombris, notre devoir consiste à continuer d’espérer pour la première fois, dans le destin de l’humanité malgré tout, celle des gentils.

Le prologue de l’ouvrage s’ouvre, dans un glacial froid parisien, le 17 mars 1958, sur des retrouvailles avec un père absent depuis vingt deux ans. Ce père si singulier, si courageux, chassé de Palestine par les Anglais suite aux grandes grèves de 1936. Les parents d’Alexandre THABOR, Sioma et Tsipora, combattent auprès du philosophe Martin BUBER et son Association Brit Shalom, fondée à Jérusalem (p.15). Une Terre commune pour deux peuples. Ce fut ce qu’ils craignaient : « une guerre de cent ans » pour reprendre la formulation du penseur d’origine autrichienne.

Il y avait des Juifs, des Arabes, des Anglais, des sionistes et des non-sionistes. En 1925, tous les grands esprits du temps, Albert Einstein, Gershom Scholem luttaient contre l’intolérance, la colère, le refus de reconnaître les mêmes droits. Le 3 avril 1958, le père se tenait, à 17h, avec angoisse, dans un café de l’Alma. L’embrassade à la russe bouleversa les deux hommes. Après le temps du silence, des larmes, des yeux, le père se racontait : « Nous portons en nous cet héritage judaïque, la quête insatiable de liberté. Nous refusons l’oppression et le servage » p.18).

La première partie du livre évoque la ville portuaire d’Odessa entre 1904 et 1924 (pp.25-104), sa douceur, son ouverture sur l’horizon du grand large, mais aussi son monde de pogroms (« premières fondations de l’antichambre de la Shoah », p. 50) perpétrés par les Cent-Noirs, ce groupe monarchiste antisémite qui fit basculer pour toujours les Juifs ukrainiens dans le camp des insoumis. Dans le quartier juif, à la lisière de la Moldavanka, le russe s’apprend avec Gogol, Pouchkine ou Tolstoï et Gorki, l’hébreu avec la Torah et le Talmud, le yiddish avec Pinsker (p.27).

Des personnages hors-normes animent le quartier : Gricha, l’ami merveilleux (p.30); Yeshoua VARCHEVSKI, l’antiquaire brocanteur le plus malin ; Naftiel, le pêcheur, Adeline KAUFMANN, la douce médecin de famille (p.47). Là, Tsipora EPPELBAUM croisera le regard de Sioma, à terre, blessé par les Cent-Noirs. « Elle rêvait de faire de son amour un objet d’art, car, disait-elle, c’était la seule chose qui valait la peine de vivre » (p.71). Mais les amoureux n’appartiennent pas à la même classe : « La seule chose que nous avions en commun, c’était d’être juifs, mais pas de la même synagogue » (p.73).

Ernst VILENSKY, un professeur de philosophie anti-léniniste chahuté par les étudiants bolchéviques du Parti fascinait son auditoire : « Sans le savoir, il a complété ma formation d’adolescent révolutionnaire » (p.74). La deuxième partie du récit couvre la période palestinienne entre 1924 et 1936. Elle raconte la souffrance et l’émotion du départ vers une terre aride pour ceux qui rêvaient d’être médecins ou avocats mais certainement pas fermiers (p.108). Dès 1923, profondément influencé par les idées de leur ami philosophe Martin BUBER et en particulier son œuvre « Je et Tu », le couple réglé selon la saison, le vent, le soleil et la pluie, fait sienne la sentence : « Toute existence véritable est rencontre » (p.121).

Le dialogue philosophique et théologique s’inscrit au centre de la problématique bubérienne au sens de l’Altérité, sens de l’Autre comme personne, dimension absolument essentielle à toute vie humaine. Tsipora concluait : « L’essentiel n’est pas de s’expliquer mais de s’aimer » (p.122). Dans ses « années zéro » du conflit israélo-arabe, les idéologies des différents camps (Arabes, Juifs, Anglais) essaient de « s’ouvrir du définitif à l’infinitif » (p. 127) mais ce fut la « guerre de cent ans ».

Le 26 août 1929, Jeanne LEV, une jeune anthropologue normalienne envoyée par Marcel MAUSS à Martin BUBER, belle et brillante, débarque pour faire une thèse sur les hassidim. Les tueries vont bon train, le chaos approche en Europe (p.133). Ces pages appellent à une méditation profonde sur le sens de l’histoire définie comme une scène troublée voire trouble dans laquelle la complexité nous pousse toujours à ne pas tomber dans la distinction déjà minée des vainqueurs et des vaincus, des bourreaux et des victimes.

En 1936, en Palestine, la brutalité de la police anglaise qui avait massacré les Irlandais lors des troubles de 1920-22, rivalise avec celle des nazis. Sioma décide alors de rejoindre les républicains espagnols dans leur bataille contre Franco (p.149). La troisième partie (pp.149-224) traite de cette « fête folle et tragique » (p.151) où des Brigades Internationales sacrifièrent leur vie pour sauver l’Espagne républicaine du fascisme. Ceux qui font l’histoire dont on ne reconnaît ni le sacrifice ni le nom. Le théâtre des furieux corps-à-corps dans la Bataille de Madrid surpassent les tueries des cosaques (p.155).

Dans cette époustouflante épopée, Alexandre THABOR nous relate la liberté et la vérité qui jaillissent comme des torrents irrésistibles (p.163) de la bestialité des « hordes de fous » qui s’affrontent. Jusqu’à épuisement, au milieu des offensives de l’aube, il y l’héroïque « actrice » : « Jeanne avait ouvert ses yeux bleus pleins de douceur et de profondeur, la négation absolue de la mort » (p.164). Il s’agissait de comprendre le passé, de dénoncer le présent et de construire un futur de justice, de liberté et d’égalité en conservant les trois dimensions de la judéité : mémoire, vie, espérance.
 
Un livre essentiel, qui, dans l’insolence de son innocence, expose une leçon d’humanité et d’humilité. Dans ce « No Pasaran !» qui flèche un témoin vers notre futur se joue aussi notre actualité. Le temps presse. Le temps n’attend pas.

97 livres

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