Par Fabien Nègre
Auteur : Stéphanie HENNETTE VAUCHEZ
Titre : Laïcité
Editeur : ANAMOSA, Collection « Le mot est faible ».
Date de parution : 5 octobre 2023
Dans la France du XXIème siècle, on attend beaucoup de la laïcité, devenue injonction, au risque de devenir discriminatoire dans le discours juridique et politique. Laïcité, donc, un mot « fort » aux enjeux de taille pour notre société, décrypté de manière limpide par la professeure de droit Stéphanie Hennette Vauchez. Insistons une fois de plus sans ratiociner sur la qualité éditoriale de la collection « Le mot est faible ». Comment lutter dans un monde -le nôtre- qui n’aime rien tant que décréter le bouleversement de tout ? Même les mots paraissent devoir perdre leur sens.
La « révolution » est devenue l’étendard des conservateurs, la régression se présente sous les atours du « progrès », les progressistes sont les nouveaux « réactionnaires », le salaire est un coût, le salariat une entrave, la justice une négociation et le marché une morale. Tout ce détournement n’est pas le travail secret d’une propagande. Il appartient à la dérégulation générale qui fait l’ordre d’aujourd’hui, vidant les mots de leur sens, les euphémisant et prenant appui sur l’ombre creuse qu’il met à leur place.
Pour aller contre ce monde, il n’est alors peut-être pas de meilleur moyen que de la prendre aux mots, que de refuser, comme disait Orwell, de capituler devant eux. C’est toute l’ambition de cette série d’ouvrages cours et incisifs, animés d’un souffle décapant : chaque fois, il s’agit de s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire. Une collection majeure d’Anamosa dirigée par Christophe Granger.
Parangon des valeurs républicaines qui connaissent un regain d’exaltation dans le discours juridique et politique, la laïcité se fait métonymie de la République. On lui demande alors de trancher une multitude de questions. A-t-on le droit de porter des tenues religieuses- à l’école, au travail ou à la piscine ? Comment lutter contre le « communautarisme » ou le « séparatisme » ? Ne faudrait-il pas accroître les limites à la liberté d’expression ?
Face à cette hypertrophie du champ et de la portée souvent conférée dans le débat public à la « laïcité », l’autrice propose ici une analyse juridique du principe. Le propos poursuit deux objectifs principaux. Le premier est de rappeler que la laïcité est d’abord un principe visant à organiser les rapports entre l’État et les cultes- et non un principe censé réguler les conduites individuelles ou collectives.
Est restituée l’histoire moderne du principe (XIXème-XXème) et mes trois principes dans lesquels se décline alors la laïcité sont présentés : séparation (des Églises et de l’Etat), garantie (de la liberté de culte) et neutralité (des autorités publiques).
Dans un second temps, l’ouvrage documente et analyse les multiples bouleversements de ce régime républicain et libéral de la laïcité. Il s’agit en particulier de revenir sur les multiples réformes qui, depuis le début du XXIème siècle, tendent à en faire un principe qui met l’accent sur les restrictions davantage que sur la garantie de liberté religieuse, via, notamment, des obligations multipliées de discrétion sinon de neutralité religieuse qui pèsent désormais sur les personnes privées.
L’analyse de ces mutations est critique, tant du point de vue de la non-neutralité de cette nouvelle laïcité qui s’érige en authentique injonction que du point de vue de son potentiel discriminatoire (vis-à-vis, en particulier, de l’islam).
Stéphanie Hennette Vauchez, professeure de droit public à l’Université Paris Nanterre, dirige le CREDOF (Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux). Depuis 2019, membre senior de l’Institut, la question des droits et libertés constitue le fil rouge de son travail de recherche. Elle s’intéresse plus particulièrement aux questions de laïcité et de liberté religieuse depuis quinze ans. Elle est l’autrice de nombreux articles et ouvrages, parmi lesquels La Démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente (Seuil, 2022).
Dans ce petit ouvrage limpide, la chercheuse en droit commence par remarquer, page 5, que bien des sujets font l’objet d’une problématisation régulière sous l’angle de la laïcité : « Ab initio, le mot n’est pas faible -mais il le devient : tordu en tous sens ». Face au caractère tout terrain du principe, Stéphanie Hennette Vauchez rappelle, sur l’école, la circulaire Jospin du 12 décembre 1989 : « le port de signes religieux par les élèves n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il relève de la liberté d’expression » (p.9).
Par ce fil sensible, l’auteure introduit, de façon originale, la laïcité dans la longue période et montre que la question laïque s’incarne sur deux terrains : la « guerre des deux France » et « la guerre scolaire » (p.10). En 1905, liberté de conscience et liberté de culture. Sur la période récente, les néo républicains ont « reformaté » la laïcité très loin des questions originaires pour la placer en clef de voûte du vivre ensemble (p.19), notion récente. La laïcité, via l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, dans les années 2020, devient une sorte de couteau suisse du projet républicain (p.24). La chercheuse note le basculement profond de la laïcité.
Page 26 et sqq, le livre revient avec pertinence sur la laïcité comme triangle de sens. Mieux, il déploie l’historicité conceptuelle de la loi dans sa richesse et sa noblesse. La Révolution par l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme la liberté de conscience et de religion. Elle dispose d’autre part du primat de la loi civile sur la loi religieuse. Le paradoxe, en tout premier lieu, tient dans la normativité ancrée dans la philosophie des Lumières qui à la fois protège la critique de la religion et protège le croyant même minoritaire (p.26).
La IIIème République déploie d’emblée un programme laïc qui ignore pourtant le mot avec la loi du 9 décembre 1905. Bien plus tard, en 2013, le Conseil constitutionnel en essayant de préciser la définition du principe de laïcité pose une pluralité de principes : neutralité de l’État, non-reconnaissance des cultes, respect de toutes les croyances, égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion, garantie du libre exercice des cultes et interdiction de salarier les cultes. En conséquence, la laïcité ne se conçoit que dans la pluralité et territorialement, il existe des régimes de laïcité (p.28).
Or, la loi de 1905 n’a jamais été appliquée ni dans les colonies ni aujourd’hui dans les territoires ultramarins. Cette « exception impériale de la laïcité » (Raberh Achi) souligne ce paradoxe. Cette pluralité conceptuelle réfère à deux autres concepts capitaux mis en évidence par Stéphanie HENNETTE VAUCHEZ : garantie du libre exercice du culte, exigence de neutralité religieuse (p.32). De facto, l’analyse du principe français de laïcité dégage trois axes fondamentaux : séparation, garantie, neutralité.
Ils forment un triangle de sens qui définit, dans la plasticité de leur conciliation et leur interprétation holistique, une difficulté sur des notions « âprement discutées et débattues » (p.33). La laïcité sent la poudre (Jean Rivero). Dans les années 1950, la conception libérale de la laïcité prime mais elle se déplace du terrain du droit aux terrains de la nouvelle laïcité des années 80 : écrasement du sens de la laïcité sur la neutralité religieuse, apparition de l’obligation de neutralité religieuse pesant non seulement sur les personnes publiques mais aussi privées.
Ce faisant, la chercheuse de l’exception permanente remarque l’hypertrophie de la composante de neutralité au détriment des autres principes. L’équilibre dynamique qui caractérisait la loi de 1905 se voit remis en cause par des tensions et des torsions majeures. La singularité nationale associe alors l’exigence de neutralité religieuse au régime de la laïcité. A l’école, par exemple, depuis la loi du 15 mars 2004, le port de signes religieux par les élèves est proscrit (p.40) sauf s’ils demeurent discrets.
Le modèle néo républicain articule donc la thèse d’une spécificité de l’espace social de l’école dans son rôle de formation et d’éducation à la citoyenneté, et en fait un lieu métonymique de la République (p.44). Les salariés ont également vu leur liberté d’exprimer leurs croyances religieuses restreinte par l’hypertrophie des exigences de neutralité. Malgré sa technicité toujours claire, ce titre fort de la collection « le mot est faible » montre les mouvements contradictoires et souvent paradoxaux du concept de laïcité : « l’idée même que des tenues puissent être laïques (ou, a contrario, contraires au principe de laïcité) est emblématique de cette hypertrophie de l’exigence de neutralité religieuse comme composante de la laïcité » (p.55).
Face à la complexité de la neutralité religieuse, redoutable question transposée à l’action publique, par exemple, l’auteure distingue pertinemment une neutralité du régulateur (l’État) d’une neutralité du régulé (la société). Elle oppose une neutralité de positionnement à une neutralité de résultat (p.60). Ailleurs, le coauteur de Thomas PIKETTY (Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Seuil, 2016) ne craint pas d’affronter des questions encore plus épineuses : « comme pour toute liberté fondamentale, une restriction de la liberté religieuse n’est admissible que pour autant qu’elle est justifiée ; elle doit par ailleurs être proportionnée aux risques qu’elle entend prévenir » (p.58).
Le régime de séparation du spirituel et du temporel étant aujourd’hui altéré ou transformé par sa dynamique propre, d’un côté, l’État assouplit le principe de l’absence de financement public des cultes, d’un autre, il place ces derniers sous une surveillance accrue (p.65). L’ouvrage s’appliquer à dégager d’une façon limpide les difficultés qui émergent sans cesse. L’État a beau ne reconnaître aucun culte en vertu du principe de séparation, il n’en reste pas moins obligé de les connaître tous : « La loi de 1905 sépare les Églises et l’État, mais ne met pas fin à leurs relations » (p.70).
Ce remarquable essai nuancé et critique se clôt sur une réflexion fertile afférente à un autre triangle : laïcité, égalité, pluralisme. Sans nier la richesse et l’importance du projet républicain, il revient de manière incisive sur l’application décontextualisée de normes abstraites au nom de l’universalisme républicain (p.98) en ouvrant des perspectives sur la tradition juridique française jamais opposée à la prise en compte ou à l’aménagement des différences et spécificités fussent-elles religieuses (p.104).
On ne peut que saluer l’effort entrepris pour penser une voie sans doute plus instable mais plus riche impliquant des variations et des adaptations qui éloigneraient certaines itérations manichéennes du discours de la nouvelle laïcité laquelle oppose hâtivement sphère privée et sphère publique lors même qu’il existe une sphère sociale (p.107).
Par Fabien Nègre
Auteur : Christian DROUIN.
Titre : Le livre des CALVADOS. Des racines normandes, une ambition mondiale.
Editeur : Charles CORLET, Condé en Normandie.
Date de parution : 2020.
Sur toute la planète, on reconnaît volontiers aujourd’hui la place éminente de l’esprit par excellence de la Normandie, le Calvados, l’une des grandes eaux-de-vie, l’une des plus subtiles et des plus complexes du terroir français, une eau-de-vie naturellement élégante, délicatement parfumée, qui se prête à de multiples usages. Sous couvert de ne pas verser dans les excès, le calvados donne du plaisir, contribue à l’harmonisation des rapports humains, à la convivialité. Bien que le calvados ait acquis cette flatteuse réputation d’excellence, il demeure moins connu que d’autres spiritueux auxquels il n’a rien à envier.
Le Livre des calvados ambitionne de contribuer à une meilleure connaissance de l’eau-de-vie normande en tentant de répondre aux questions récurrentes que se posent professionnels et amateurs : Qu’est-ce que le calvados ? En quoi est-il unique ? Où et comment est-il produit ? Quelle est son histoire ? D’où vient le nom de Calvados ? Qui sont ses producteurs ? Quand et comment le consomme-t-on ? Comment le choisir ? Quel rôle a-t-il joué dans la vie sociale, politique et économique depuis son apparition à la fin du Moyen Âge ?
L’auteur consacre un développement tout particulier aux divers modes de consommation, ceux de la tradition allant du café-calva au digestif en passant par le trou normand et son utilisation dans les préparations culinaires, ceux issus des nouvelles tendances, les associations mets-calvados et surtout le grand retour du calvados dans les cocktails, évoquant au passage d’histoire bicentenaire de l’eau-de-vie de cidre. Il nous livre quelques secrets d’une cuisine raffinée, facile à réaliser, et propose une sélection de recette de cocktails allant des grands classiques à celles de la mixologie contemporaine.
Christian DROUIN, auteur dans le domaine des spiritueux, producteur de calvados à la réputation internationale, souvent présenté comme l’Ambassadeur ou le « missionnaire du Calvados », a conduit des centaines de séminaires dans de nombreux pays et publié plusieurs ouvrages en France, au Canada et au Japon. Fort d’une connaissance théorique et pratique acquise au cours d’années d’expérience et de voyages autour du monde, il a éprouvé le désir de publier une somme de ses connaissances sur le sujet. On mentionnera, parmi une dizaine de livres, un focus sur la cuisine normande, l’art des cocktails à base de Calvados mais également une étude sur le Pommeau ou les liqueurs.
A n’en pas douter, le présent ouvrage intitulé « LE LIVRE DES CALVADOS » apparaît telle une somme sur le sujet, qui prétend à la complétude sans se targuer d’atteindre l’exhaustivité, bien illustré par des photos et des documents ou des formes de bouteilles anciennes peu montrées, conte également la prodigieuse histoire d’un petit morceau de terroir qui ne produit pas un grand volume, esprit de la Normandie, devenu aujourd’hui mondialement célèbre.
Pénétrons maintenant plus avant dans la matière livresque de cet opus à la gloire de la fameuse eau-de-vie normande et par là en hommage à ces producteurs cidricoles. D’emblée, l’interrogation sur le titre s’impose par la tentation quasi biblique mais se comprend peut-être dans le prolongement plus circonscrit du « Grand livre des calvados » publié en 1987 en compagnie de Jacques BILLY. Charles CORLET, éditeur normand qui, de coutume, ne ménage pas ses efforts de clarté des intitulés surprend par un sous-titre étrangement ponctué : « Des racines normandes, une ambition mondiale ».
Peu nous chaut. Saluons le sensible incipit de Christian DROUIN en guise de propédeutique affable et reconnaissante à Jean PINCHON et Alain LECORNU, deux anciens présidents du BNICE ( Bureau National Interprofessionnel du Calvados, du Pommeau et des Eaux de vie de Cidre et de Poiré). Depuis janvier 2002, cette structure se nomme l’IDAC (Interprofession Des Appellations Cidricoles). La préface de l’ancienne ministre, Nicole AMELINE, bien que touchante dans certaines de ses formulations, présente un en-tête indigne des pires poncifs savamment éculés jamais commis par une cartomancienne en mal d’inspiration depuis des lustres : « Le Calvados : Instant d’éternité ».
Ce sublime élixir de méditation métaphysique, ce noble spiritueux agricole transcendant à la délicatesse et à la complexité infinie, ce compagnon aristocratique des cocktails ou des vitoles méritait un oxymoron un tantinet plus inventif. Dont acte. L’experte internationale auprès de l’ONU défend une marque mondiale, quintessence d’une terre qui conquiert tous les territoires.
Dans une préface dense, lumineuse mais toujours claire, l’auteur, en poète parfois enfiévré et partial : « C’est peut-être la plus belle eau-de-vie du monde ! » (p.7) ; nous raconte tout de même le miracle de la pomme à cidre, petite taille et grande intensité aromatique, âme polychrome (jaune, rouge, vert, roux, argile grise, frequin, binet, duret, joly, mulot, folie, cheval, doux-évêque, belle cauchoise, cuisse-madame !) de la Normandie. Le producteur PDG, jovial et drôle, fervent et métaphorique, décrit tout de go le cidre, « cette boisson née d’une lente fermentation durant l’hiver du jus de la pomme à cidre, saine et joyeuse, qui danse et pétille » (ibid.) qui se transmue en calvados, quintessence issue de la magie de l’alambic.
Christian DROUIN nous « ensorcèle » avec allant sans prendre aucun élan dans une dégustation historique, géographique, culturelle, de l’alcool maudit frappé par un décret inique de Louis XIV en 1713 aux chemins de la gloire planétaire, des pommes sauvages de l’antique forêt normande à la mixologie contemporaine. Dans cette histoire plurimillénaire, chaque page nous enseigne le monde de la distillation : « art d’extraire les esprits des corps » (p.8). En alchimiste du monde mystérieux des « alambics et des cornues », le distillateur livre le cidre aux flammes ou aux colonnes, « coupe les têtes et les queues pour ne conserver que le cœur, le cœur de chauffe, une eau-de-vie incolore, ardente et parfumée, la blanche, destinée à un séjour prolongé en fûts de chêne » (id.).
Bien au-delà de la beauté, de l’élégance, et du sens de la métaphore du style d’un des pères de l’internationalisation du Calvados, nous fascine l’entrée dans un labyrinthe énigmatique : la « discrète complicité du bois, de l’air, du temps et des anges qui prélèvent leur part, l’eau-de-vie acquiert couleur, bouquet et corps » (id.). On notera, par ailleurs, un travail remarquable tout au long du livre sur les mots d’autrefois et d’aujourd’hui, dans la généalogie et l’archéologie d’un paysage. Ainsi du verbe « serfouir » qui signifie « sarcler ou biner avec une serfouette, outil de jardinage qui sert à arracher les mauvaises herbes et à ameublir le sol » (Littré).
Autre mot aux mille nuances qui prête parfois le flanc à une certaine gauloiserie (p.9) : le calvados digestif ou « pousse-café, goutte, rincette, surrincette, gloria, déchirante, consolante, trou normand, coup de pied au cul, cul sec ». Concernant le calvados au sens de feu ardent qui embrase les sens, philtre ou « boire d’amour », nous laisserons le lecteur élaborer sa propre construction mentale ou poursuivre les légendes.
Le chapitre 1 insiste, à juste titre, sur le calvados en tant qu’âme de la Normandie. En effet, la pomme occupe une place sacrée depuis longtemps dans la civilisation normande : « L’odeur de mon pays était dans une pomme » (Lucie DELARUE-MARDRUS, FERVEUR, citée p.11). Christian DROUIN signe de très belles pages sur l’image des paysages en amoureux de sa terre, des prairies, des collines mais aussi des embruns de la mer proche qui forgent un ancrage profond et un goût de l’aventure, un esprit de conquérants ouverts sur le monde.
Voilà pourquoi le Calvados, « viril, solide, aristocratique, délicatement parfumé » reflète aussi dans la discrétion, des activités traditionnelles connues dans le monde entier : « culture des pommiers et des poiriers » (p.12), élevages bovin et équin, 4 AOP de fromages (Camembert, Pont-l’évêque, Livarot, Neuchâtel). Le chapitre 2 (pp.15-38) se concentre sur l’histoire du Calvados avec force détails et fourmille de savoir, de connaissances bien établies mais également d’anecdotes souvent drôles parfois cocasses. En effet, dès l’Antiquité, le Calvados résulte d’une eau-de-vie de cidre et de poiré élaborée avec des fruits sauvages récoltés dans les forêts (p.15).
Au XIIème, les qualités gustatives prennent le pas sur les atouts hygiéniques grâce notamment aux premières greffes de pommiers. L’auteur de l’ouvrage en profite pour casser le mythe commode et rassurant des origines de la distillation du cidre par Pierre de Gouberville et nous apprend, qu’au Moyen Âge, la Normandie produisait de la cervoise, bière d’orge : « Nulle part dans le journal de Gilles de Gouberville il n’est dit qu’il distille du cidre » (p.16). Le Calvados, contre toute attente, devient vraiment un alcool de bouche au XVIème.
Victime de son succès lors de son premier âge d’or jusqu’au milieu XVIIIème, rival redoutable des eaux de vie de vins, l’infatigable et intarissable ambassadeur du Calvados dans le monde expose tous les enjeux en évoquant un élément historique fondamental hallucinant et peu connu : « Sous la pression des producteurs du Midi de la France, le roi Louis XIV prit en 1713 une ordonnance royale interdisant l’exportation d’eaux-de-vie de cidre, non seulement dans les pays étrangers, mais même à l’intérieur du royaume » (p.17).
Ironie de la raison dans l’histoire, les ravages du phylloxera dans le vignoble dans la seconde moitié du XIXème, privera les français de vins et de cognac. Ils se replient massivement sur le cidre, le poiré et les eaux-de-vie de cidre. C’est le second âge d’or du Calvados jusqu’aux années folles (p.18). Avant la seconde guerre mondiale, le cidre représente la deuxième boisson nationale après le vin (id.). Toutes les élites normandes se mobilisent dans des sociétés d’agriculture parmi lesquelles l’Association Normande pour les progrès de l’agriculture et de l’industrie fondée en 1832 se distingue par ses recherches sur les variétés de fruits à cidre, la conduite du verger entre autres (p.20). Les sociétés de pomologie fleurissent.
A chaque page, on bondit dans une mise en perspective qui se mue parfois en sidérant abîme : « La France se dote d’un maillage serré de débits de boissons : ils passent de 290 000 en 1885 à plus de 500 000 en 1937, soit un pour 80 habitants ! » (p.21). Une folie alcoolique s’empare de la Normandie avec ceux qui en vivent et ceux qui en meurent (p.23). Christian DROUIN rivalise d’anecdotes inouïes en poussant le bouchon notamment page 24 où on apprend qu’« être conservée dans du calvados pour l’éternité, tel a été le vœu d’une normande du village de Camembert !! Ceux qui ont visité le cimetière du village ont pu voir la tombe d’Elsa Dornois dont l’époux Jérôme respecta scrupuleusement les dernières volontés en faisant fabriquer un cercueil plombé comportant une ouverture pour y glisser un tuyau » (p.24).
L’exode rural poussé par l’industrialisation invente le café-calva non loin des entrepositaires de Bercy qui font rentrer des énormes foudres de calvados destinés aux cabarets parisiens. La fameuse bouteille étoilée d’un litre de « la terrible eau de vie normande » (Zola) forme un théâtre familier du zinc avec bien d’autres esprits qui inspirent les peintres (Manet, Degas, Van Gogh, Picasso) : absinthe, prune, rhum et autres vins fortifiés. On soulignera le talent de l’archiviste historien qui ranime devant nos yeux ébahis un pan entier de notre histoire qui paraît aujourd’hui si lointain.
Le Calvados accélère sa notoriété grâce au « bidon des poilus » (p.25) mais surtout avec, peu le savent, la production industrielle d’alcool neutre de pommes pour la fabrication des explosifs dès 1915 (p.26). Les stations balnéaires de la côte normande, dans l’entre-deux-guerres, accueillent les élites internationales. A la Belle époque, le Calvados se fête en cocktail à Deauville. On lira également, avec grand intérêt, en arrière-fond, toute l’histoire conflictuelle entre les agents des contributions indirectes surnommés « rats de cave » qui veillent à la bonne perception des droits et taxes qui pèsent lourdement sur les eaux de vie et les bouilleurs de cru.
La seconde guerre mondiale conférera au calvados « le statut d’un produit de notoriété internationale » (p.27). 1960 met fin au privilège des bouilleurs de cru et acte de facto la disparition de la production fermière. Un pan de l’histoire de France s’effondre. Les pages 31 à 38 expliquent clairement non seulement la différence entre bouilleur de cru et bouilleur ambulant mais soulève la question de la fiscalité suscitant depuis des siècles de fortes tensions entre l’État et les producteurs d’eaux-de-vie, cet « interminable jeu de cache-cache entre les agents du fisc et les bouilleurs de cru » (p.34).
On appréciera l’excellente synthèse courroucée qui met en lumière les contradictions et les paradoxes étatiques dans la même page : « Monarchique ou républicain, l’État est toujours à la recherche de nouvelles recettes fiscales et voit dans la taxation de l’eau-de-vie la possibilité d’accroître ses revenus sous couvert de grands principes : la lutte contre l’alcoolisme ! Le consommateur ne peut rien dire : c’est pour sa santé et d’ailleurs personne ne l’oblige à consommer de l’alcool. On décide donc de taxer l’alcool. Il s’ensuit la mise en place d’une bureaucratie et de contrôles » (id.).
Le Chapitre 3 traite de l’Art du Calvados. Une grande eau-de-vie équivaut à une véritable œuvre d’art. Le livre déploie avec alacrité de très beaux passages sur les terroirs, les paysages du bocage normand, les fruits, vergers haute et basse tige, pommes de table et pommes à cidre, la distillation, les fûts, les chais qui offrent des possibilités expressives infinies à la recherche d’une authenticité et d’une vérité. On sent l’émotion à évoquer l’orgueil des paysans et parfois une certaine nostalgie : « les paysages ne sont plus ce qu’ils étaient » (p.43).
L’élève et disciple du mentor Pierre PIVET, en fin connaisseur, opère une distinction subtile : « Le calvados est une eau de vie de cidre et non une eau-de-vie de pomme. Il faut donc transformer les pommes en cidre » (p.46). Au-delà de la description méticuleuse classique de l’intégralité du processus de fabrication (extraction des jus, broyage des pommes, cuvage de la pulpe fraîche, pressurage, fermentation, distillation du cidre, types d’alambics), des chiffres utiles et souvent surprenants nous guident vers la magie du tonneau et l’art complexe (p.60) de l’élevage (p.61) : « il faut 21 kilos de pommes pour produire un litre de calvados à 70% ! » (p.57).
Le propriétaire aux 258 médailles balaie toujours tous les truismes sur son passage : « A chaque âge, le calvados peut séduire : un jeune calvados sera apprécié pour ses arômes de fruit, sa fraîcheur, plus tard on aimera l’équilibre subtil entre fruit et boisé, mais ce n’est qu’à maturité qu’il peut devenir un chef d’œuvre d’harmonie, de complexité et de fondu » (p.61). Le Chapitre 4 se penche sur les réglementations INAO et la carte diversifiée des Calvados. Captivant une fois de plus.
Au-delà de la tripartition administrative bien connue des AOC Pays d’Auge, Domfrontais (depuis 1997) et Calvados, apparaît la nature des sols : argile, silex, granit, schiste. Repérons que le père du succès mondial du Calvados s’auto-cite, comme dans un geste franc d’humilité, dans la grande thèse sur la question : Charles NEAL, Calvados, The Spirit of Normandy, Flame Grape Press, 2011. Le Chapitre 5 aborde, de façon originale, les autres produits issus des fruits à cidre (p.77). Avec beaucoup de rigueur et de poésie, Christian DROUIN raconte le cidre, « la plus désaltérante des boissons fermentées, faiblement alcoolisé, laisse la bouche fraîche, le cerveau libre et l’estomac léger » (p.77). Il nous conte aussi le poiré, ce « champagne de Normandie, sec, aux bulles fines » reconnu AOP Domfront en 2006, le pommeau sacré AOC en 1991.
La Blanche (eau-de-vie de l’année), la pomme prisonnière (emprisonnée dans une carafe, conservée dans du calvados), le gin de pomme lancé en 2015 par son fils Guillaume DROUIN, crèmes et liqueurs forment autant de provenances normandes classiques ou inventives. Le Chapitre 6 couvre les instants Calvados à la fois traditionnels et dans les nouvelles tendances. Du Café-calva tombé en désuétude au trou normand, « fête, joie de vivre, grand moment de convivialité » (p.91), l’auteur nous enjoint à l’art du splendide digestif et de ses compagnons (chocolat noir, cigare) avec un brin de fierté bien située ou de lyrisme emphatique pardonné : « l’eau de vie la plus complexe, celle qui offre la palette aromatique le plus riche, réalise un équilibre entre l’alcool, le fruité et le boisé » (p.92).
Cette ode à un sommet de l’art des eaux-de-vie, cette leçon de civilisation touche juste car elle met en lumière le savoir-faire séculaire des hommes, une capacité d’expression des terroirs, le plaisir de la commensalité, une vénération pour un vénérable spiritueux qui relève d’un cérémonial réglé par une liturgie. Lire, à dessein, la page 95 sur le parfum d’un Calvados en tant que succession de moments olfactifs. Le chapitre 6 comprend toutes les recettes à base de calvados qui définissent les fondements de l’art de vivre à la normande et finalement à la française : poulet, faisan, côte de veau, tripes à la mode de Caen, soufflé, mousse de foies de volaille et enfin, last but not least, crevettes géantes flambées au Calvados.
Mieux, les accords gastronomiques mets-calvados, calvados-fromages (p.111) dès les années 2000 (p.109) démontrent l’incroyable énergie et l’adaptabilité géographique (Chine, Japon, Maroc) de l’élixir issu de la distillation du cidre. Pour l’experte bien connue Martine NOUET : « Il n’est pas de vin qui puisse dialoguer avec les fromages normands alors qu’un calvados constituera la plus parfaite des alliances » (p.112). Christian DROUIN s’essaie à une petite histoire fort réussie du cocktail à base de calvados et d’eaux-de-vie de cidre (pp.114-122).
Le chapitre 7 fournit de nombreuses recettes traditionnelles du spiritueux en cocktails jusqu’à la mixologie contemporaine qui recherche une créativité pour des nouvelles sensations (p.129). Le Chapitre 8 qui traite des professionnels du Calvados classés en trois catégories (agricole, artisanal, industriel) s’avère richement illustrés de photos et détails sur toutes les grandes marques et familles. Mention spéciale pour le page 143 qui nous instruit précisément sur la saga des DROUIN qui réussit à la fois son orientation internationale et la spécialisation dans les vieux et rares millésimes.
L’étonnant Chapitre 9 aborde l’artisanat et les industries au service du Calvados (p.154). Des heures de gloire de la tonnellerie normande à la faïence rouennaise des gourdes plates et des bouteilles, en passant par la poterie normande en terres cuites glaçurées et en grès, aux carafes piriformes des maisons aristocratiques, le voyage historique mené tambour battant par Christian DROUIN nous ravit d’autant qu’au détour de la page 164, on apprend que le Groupe normand SAVERGLASS, leader mondial de la bouteille de luxe (spiritueux, champagnes, parfumerie) fournit la quasi-totalité des bouteilles utilisées pour la commercialisation du cidre et du calvados.
Le Chapitre 10 insiste sur la pomme à cidre, le cidre et le calvados dans l’art. Des peintres (Poussin, Géricault, Boudin) aux céramistes d’art (Pissaret, Desmant, Brenner) ou encore aux romanciers (D’Aurevilly, Flaubert, Maupassant) et poètes (Bernard Coulon), de nombreux artistes chantèrent les pommiers et l’eau-de-vie normande (p.169). Le chapitre 11, « bois peu, mais bon » fait l’éloge de la modération et des plaisirs de la vie. Le calvados, devenu aujourd’hui une grande eau-de-vie noble et aristocratique participe du bon usage de l’harmonisation des rapports humains (p.176).
Dans les envolées lyriques conclusives de ce beau livre de référence qui mérite de trôner dans toute bibliothèque garnie d’un honnête homme de notre temps, on pardonnera alors volontiers les digressions hasardeuses sur le « désir dans les poitrines » (p.177), le « filtre d’amour » qui porte à « l’incandescence » (id). Un Normand reste un Gaulois. Le mot de la fin témoigne d’un souffle pour la tâche immense qui fera, du calvados, partout sur la planète, une eau-de-vie de légende (p.181).
Par Fabien Nègre
Auteure : Pascaline LEPELTIER
Titre : MILLE VIGNES penser le vin de demain.
Editeur : HACHETTE VINS.
Date de parution : octobre 2022.
Après une maîtrise en philosophie sur Henri Bergson, Pascaline LEPELTIER décide de se consacrer au vin. Angevine, elle apprend des vignerons visionnaires de sa région l’importance du respect du vivant. Formée à l’école de la gastronomie et des accords auprès de Jacques THOREL**, elle découvre l’héritage des icones classiques. Cette double formation la conduit aux États-Unis où elle crée, pour des restaurants étoilés, des cartes des vins engagées pour « mieux boire ». Master Sommelier, Meilleure Sommelière de France et Un des Meilleurs Ouvriers de France 2018, elle dirige les boissons de Chambers, depuis 2022, un restaurant farm-to-table du quartier de TriBeCa, à New-York, qui compte plus de 3000 références de vin majoritairement biologiques, biodynamiques et naturelles. Sélectionnée pour représenter la France au concours de Meilleur Sommelier du monde, à Paris, en 2023, elle se classe 4ème.
Cet ouvrage total dont on a le sentiment, peut-être à tort, qu’il se veut ultime comptant 333 pages et en conséquence très ambitieux qui souhaite décrypter la vigne pour comprendre l’évolution du vin et les codes pour bien le déguster, sous le titre métaphorique et poétique de « MILLE VIGNES. Penser le vin de demain », prétend aborder toutes les problématiques du champ : la vigne meurt-elle d’être cultivée ? les terroirs existent-ils ? le vin n’est-il que du jus de raisin fermenté ? les accords mets et vins ont-ils une réalité historique ? la dégustation n’a-t-elle pas standardisée le vin ? n’est-il pas paradoxal de parler de vins naturels ?
Des angles différents émergent dans une approche holistique : le décryptage de la triangulation vigne-paysages-vin ou encore de la complexe concaténation bouteille-dégustation-hommes-terroirs-vignobles. L’un des principaux mérites de cette somme ouverte non exhaustive, livre fleuve qui court des connaissances scientifiques les plus actuelles en botanique, géographie, climatologie, anthropologie ou encore neuro-physiologie aux expériences contemporaines dans les vignobles du monde entier, revient à dépoussiérer nos prénotions sur la vigne en nous invitant à déguster le vin de demain.
Une interrogation perdure cependant tout au long de sa lecture : cette somme issue en quelque sorte d’un cerveau collectif lors même que nous escomptions la vision profondément singulière d’une auteure si brillante et si aguerrie sur le sujet parviendra-t-elle à faire date, autorité ou référence ?
Tentons maintenant d’appréhender cette montagne qui présente trois lectures ontologiques au sens proprement philosophique en l’occurrence : la vigne, les paysages et le vin. Les deux liminaires hommages émanant d’un scientifique, Marc-André Selosse, et d’un célèbre journaliste gastronomique, François-Régis Gaudry, avancent l’un, « le talent à conter l’improbable chemin qui mène de la vigne au verre » (p.6), l’autre « le coup de tonnerre sur la scène du vin et de la gastronomie… un livre de référence sur le vin… une auteure accomplie » (p.7).
Dans une préface au titre évocateur de l’œuvre de Simone de Beauvoir, Pascaline LEPELTIER se confie quelque peu : « Mille vignes est le livre que j’aurais voulu avoir entre les mains en commençant ma vie dans le vin…. » (p.9). Livre initiatique ou livre d’initiation, la question demeure béante. Exposant sa méthode de l’architecture holistique du système, un des points saillants de son tome athéologique, la médiatique sommelière situe d’emblée les enjeux : « Un livre me semblait manquer, celui qui ferait le pont entre les savoirs hyper-spécialisés et des informations vulgarisées » (ibid.).
Elle relate avec pudeur sa vocation tardive, le goût familial pour les aliments naturels dont elle hérita très tôt « goût juste » des choses selon l’expression de Jacques PUISAIS. La jeune étudiante en philosophie avoue une « curiosité insatiable » pour Tout l’Univers afin de « connecter les champs du savoir » (p.10). La passion vire à l’obsession. Contrainte à une pause dans le rythme effréné de ses études, l’agrégative suit le conseil presque thérapeutique d’un professeur admiré : « pourquoi ne pas essayer de travailler quelques mois en cave » (ibid.)
Mordue, elle enchaîne avec un magistère d’Hôtellerie-Restauration. Un maître d’hôtel bouleverse la stagiaire chez Potel & Chabot avec un Château d’Yquem 1937. « La dégustation s’avéra littéralement transcendante » (p.11). L’émerveillée au sens platonicien comprend alors que le vin transcende l’espace et le temps mais actualise des mondes disparus. Le vin, pour Pascaline LEPELTIER, actualise ses expériences philosophiques restées abstraites (idid.). La sommelière de Chambers (NYC) définit son rapport au vin : « ce vivant était bien plus que la seule vigne, il englobait des communautés visibles et invisibles, présentes, disparues ou à venir, humaines, végétales ou microbiennes. Que tout était connecté dans une dynamique vitale incroyable » (ibid.).
Les pages suivantes prennent étrangement le lecteur par les deux mains afin de lui expliciter comment « lire » MILLE VIGNES. Nous regretterons, parfois, dans la formulation, un manque d’humilité lors même que l’auteure fait l’unanimité parmi ses pairs : « Mille Vignes est, je crois, un livre un peu unique en son genre » (p.12). Pourfendeuse des lieux communs et des mythes entretenus, l’ouvrage ne cesse quelquefois de les reconduire : « Il n’y a donc pas un vin mais mille vins, pas une vigne mais mille vignes ».
Certes, la volonté de mettre en adéquation le terrain de la sommellerie et la problématisation philosophique diffère autant que la tentative très contemporaine de dépasser la dichotomie occidentale entre nature et culture. Par ailleurs, faire la généalogie des concepts et l’archéologie des pratiques dans un dialogue des disciplines dénote d’une perspective engagée. Cependant, une ambiguïté de positionnement subsiste dans la réception, entre un monde universitaire dont les remarquables travaux n’outrepassent pas le microcosme, un grand public cultivé et un univers professionnel trop technique ou jargonneux.
Radicale au sens où elle prend les choses à la racine, Pascaline LEPELTIER excède, malgré cela, le système racinaire pour penser le rhizome en deleuzienne avertie. Un livre labyrinthique où l’on entre par le milieu, la fin ou le début, pour enrichir la multiplicité de lectures possibles qui dessinent autant de tracés originaux (p.13) qui invitent « à vous émerveiller » (idid). La première partie de cet opus (pp.15-96) qui écarte tout encyclopédisme fait fond sur une lecture de la vigne, liane longuement domestiquée mais reconsidère également les biotopes complexes et dynamiques, visibles ou invisibles, dans leur interconnexion.
Liane verte, arbustive et pérenne au potentiel adaptatif et agricole unique (p.16), la vigne serait « un fossile vivant des plantes à fleurs » (ibid.). La jeune femme au porte du podium du dernier concours de Meilleur Sommelier du Monde, en 2023, malgré un style dense et un brin technique, s’inspirant des travaux de Patrick McGovern, entre autres, impressionne par ses savoirs accumulés et des encarts toujours précis et stimulants (p.21, sur le marathefliko chypriote). Elle recontextualise le cépage (12 250 dans le monde aujourd’hui !) tel un concept vigneron différent de la réalité botanique.
En « philosophe », elle avance avec méthode en problématisant l’ampélographie (p.22). S’appuyant, en l’occurrence, sur les travaux de Pierre GALET (1921-2019), auteur du fameux Dictionnaire encyclopédique des cépages (2000), la chroniqueuse à la Revue du Vin de France essaie, à chaque pas, d’apporter sa contribution en dépit d’une technicité de vocabulaire qui contrevient partiellement à la fluidité de la lecture. Sur la forme, la ténuité de la police de caractère nonobstant la clarté des illustrations, cartes et autres tableaux, pourrait nuire à la concentration du lecteur lors même que chaque page nous fournit des motifs d’étonnement (p.30, histoire du pépin).
Les entêtes de chapitre, fort utiles, précisent les enjeux chiffrés de chaque thématique ou sujet abordé. On apprend ainsi que, sur 6000 cépages classés dans le monde une fois les homonymes triés, seulement 10 cépages dominent la production mondiale. De l’étude du système racinaire, au terroir et de façon plus nouvelle aux porte-greffes, les nouveaux paysages viticoles s’articulent sur un penser de la vigne autrement dans l’éthnobotanique (p.70). S’inscrivant dans la lignée des travaux du mycologue Marc-André Selosse sur le sol compris comme un ensemble extrêmement complexe et fragile d’écosystèmes vivants, support de vie et de ressources pour la biosphère (p.76), Pascaline LEPELTIER s’attache au monde souterrain de la vigne à la suite des pionniers Claude et Lidia Bourguignon : symbiose mycorhizienne chère aux trufficulteurs, phytosiologie, plantes compagnes de la vigne (p.88), pastoralisme viticole moderne, agroforesterie viticole.
Cette démarche en intelligence avec la vigne déplace notre vision anthropocentrée pour apprendre d’autres façons d’être au monde et réévaluer les hiérarchies du vivant (p.94). La deuxième grande partie de cet ouvrage se nomme « Lire les paysages » (pp.103-198). Largement influencée par l’apport majeur de Roger DION dans sa thèse, Histoire de la vigne et du vin (CNRS, 2010), l’ancienne khâgneuse, dans des pages saisissantes, parcourt l’infinité des sols et des vignobles, « incarnation du génie et de la liberté humains, faits sociaux » (p.103) pour montrer comment l’humanité a sculpté le terroir au fil de ses besoins et de ses rêves.
On notera la page 112 sur les vents, souvent oubliés, facteurs prépondérants dans la viticulture de qualité. On remarquera la page 116 sur la viticulture héroïque où la dimension paysagère joue fondamentalement. Le chapitre dévolu à la géologie des vignobles marque une pierre angulaire de l’ouvrage (p.124). Roches magmatiques, sédimentaires et métamorphiques font partie intégrante du goût du vin. Les développements sur le terroir utilisent la méthodologie « dionienne » de géographie historique et ses prolongements actuels dans l’œuvre de Jean-Robert Pitte.
La Rochelaise de conclure pertinemment : « Plutôt que de nier le rôle majeur de l’homme dans la création des terroirs viticoles par une approche trop naturaliste de la question, accepter l’anthropisation des terroirs et la part d’ingéniosité humaine dans la culture des vignobles historiques du monde permet d’envisager avec plus de lucidité et de perspective les possibles d’une viticulture de demain » (p.163). Dans sa réflexion sur l’invention des appellations d’origine, l’ancienne stagiaire d’Eric BEAUMARD conteste même l’histoire bourguignonne : « l’invention de la hiérarchie des terroirs est une histoire fantasmée. Ceux qui vont mettre en avant les climats, les distinguer et les valoriser ne sont pas les moines mais les parlementaires, officiers et bourgeois des villes de Beaune et Dijon cinq cent ans plus tard » (p.183).
L’ex-sommelière de Jacques THOREL, a contrario, fait « valoir des terroirs et des paysages uniques, porteurs de goût, avec une vision à long terme de préservation des dynamiques entre les pratiques et les environnements, sans muséifier ni artificialiser à l’excès au nom d’intérêts économiques à court terme. Les paysages viticoles sont eux aussi, par nature, des biens communs vivants, et il faut les accompagner comme tels » (p.199).
La dernière partie, « Lire le vin » (pp.203-334) se concentre sur la double naissance du vin, dans les chais et dans la tête du dégustateur, phénomène transcendant. Elle insiste sur le vin vivant nous reconnectant avec notre nature, notre liberté et notre futur (p.203). On consultera avec profit et curiosité la roue des arômes à défaut des vins de Jean-Michel Monnier exposé à la page 241. L’approche de la dégustation, exercice de pleine conscience, indique que le vin forme un objet sensoriel total (p.271). On regrettera quelques longueurs finales sur le bouchon, la bouteille de vin ou la mythologie de l’étiquette.
Quant à l’analyse de la figure du sommelier, elle arrive bien tard (pp.326-327) avec des sources pas toujours contrôlées rigoureusement (p.327 : Stéphane Olivesi n’est pas philosophe mais professeur en sciences de l’information et de la communication à l’UVSQ) même si la mention des apports de Josep ROCA ou Ferran CENTELLES à la théorie des accords montre un travail conséquent de plusieurs années. La conclusion sur le vin de demain bien trop sommaire voir lapidaire, sans doute rédigée à la hâte, désarçonne par des formules étonnantes du type : « Le vin fait donc toujours sens, mais ce sens est celui que chacun veut donner à son existence » ou « la révolution à venir, tellement nécessaire, ne pourra qu’être une révolution de palais » (p.333).
Par Fabien Nègre
Auteur : Cyrille MALD
Titre : RHUM et autres spiritueux de canne à sucre, illustré par Jocelyn CHARLES.
Editeur : HACHETTE
Date de parution : octobre 2022.
Chroniqueur, expert international du monde des spiritueux, Cyrille MALD, auteur d’une somme intitulée WHISKY (EPA, 2021), sillonne la planète des esprits depuis de nombreuses années. Enthousiaste de la perception sensorielle, il axe ses recherches sur la dégustation conçue avant tout telle une mise en éveil de tous les sens mais aussi une école d’humilité. L’approche tranche par son originalité et sa scientificité. Bien loin de configurer un exercice subjectif propre à chacun en fonction de sa culture, de son expérience et de ses attentes, la dégustation doit, bien au contraire, aboutir à une identification commune des mêmes arômes et des mêmes textures (p.10).
Elle défait le dualisme de la sensation et de l’analyse. Moteur de toute recherche, le consensus n’existe qu’en situation et en présence d’une grammaire aromatique commune qui définit les milliers d’arômes que notre système olfactif détecte. Toute complexité ne se saisit vraiment que dans le plaisir. Les prestigieux préfaciers de cet ouvrage exhaustif et sans doute total qui fera date, ne manquent pas. Le grand aventurier, collectionneur de spiritueux de canne à sucre, embouteilleur des rhums d’exception DEMERARA, découvreur du stock oublié des CARONI trinidadiens et des clairins haïtiens, propriétaire de la célèbre maison VELIER, salue, à juste titre un « excellent dégustateur, intense dans les échanges et doté d’une très grande sensibilité » (p.6).
Cyrille MALD appartient au cercle très rare, au niveau mondial, des palais et des dégustateurs qui peuvent prétendre à la maîtrise de tous les spiritueux. Cérébral et sensible, animé et rigoureux, spontané et érudit, porté par un désir incessant d’élargissement de son horizon, il réussit, dans cet ouvrage à l’écriture ciselée et notamment dans ses notes de dégustations, petits chefs d’œuvres miniatures en forme de cartes postales persanes splendidement illustrées par Jocelyn CHARLES, a embarquer littéralement le lecteur dans les paysages du rhum, non pas une rêverie ou même un rêve, mais un voyage historique et géographique qui s’adresse tout à la fois aux débutants, aux amateurs et aux connaisseurs.
Parmi la multitude des angles originaux abordés loin des partis-pris brutaux et spécieux, on retiendra un des éléments méthodologiques nodaux, proposé sur le Whisky et repris avec efficace sur le Rhum : le classement des distilleries. Nous nous accordons volontiers avec Ian BURREL : « Ce livre constitue… un ouvrage clé : il représente peut-être la somme de connaissances la plus actuelle sur les spiritueux de canne à sucre, les techniques de dégustation et l’évolution des marchés » (p.7). Autre grande singularité : cette imposante encyclopédie des savoirs sur le rhum jamais lassante inclut la catégorie la plus méconnue, la cachaça (p.8) comme le remarque Mauricio MAIA.
Rapprochons-nous maintenant du cœur de l’écrit dans le détail de ses plis et replis scintillants. L’avant-propos, remarquablement limpide et synthétique, comme à l’accoutumée, place en exergue une admirable phrase des Mémoires de Giacomo CASANOVA que d’aucuns gagneraient à méditer ab initio : « L’homme qui veut s’instruire doit lire d’abord, et puis voyager pour rectifier ce qu’il a appris » (p.9). L’auteur cerne dès l’abord les enjeux d’un spiritueux d’une prodigieuse diversité : terres inconnues, terroirs sculptés par des sols singuliers, variétés de canne, de climats et des savoir-faire.
Le cofondateur de l’Institut Olivonomy explicite sa vision fouillée et synoptique. Il rappelle que le rhum, la cachaça et le clairin comprennent plusieurs milliers de composés aromatiques. Il insiste sur un univers en plein mouvement avec des avancées en responsabilité environnementale (p. 9), environnement social. Le livre commence par une chronologie historique (pp.12-21) bienvenue afin de mieux situer la diffusion de la canne à sucre dans le monde mais surtout de comprendre la « réelle singularité » (p.12) de la distillation, laquelle évolua au cours des civilisations par ses usages sacrés, médicinaux et spirituels.
On mesure, à chaque date, l’étendue de sa méconnaissance et parfois de sa parfaite ignorance. Exemple : les premières techniques d’extraction du sucre apparaissent en Chine en 6000 av.J.-C. Le mot Alambic provient du Grec ambix, signifiant « vase ». Stimulant et captivant. En 1130, l’eau-de-vie ne s’utilise que dans un cadre thérapeutique : « l’alcool permet la conservation des plantes et la désinfection des chairs » (p.13). On apprend qu’en 1450, la canne est implantée à Madère.
Le premier volet du présent livre intitulé « DE LA CANNE A SUCRE AU RHUM » (pp.25-115) décrit les paysages, les ingrédients et les méthodes. Le chroniqueur à la RVF revient sur des fondamentaux pas souvent évoqués. Seules trois matières naturelles participent aux caractéristiques organoleptiques du rhum : l’eau, la canne à sucre (jus, mélasse, sirop), les levures. On lira avec passion les passages sur l’influence de l’eau sur le refroidissement des condensateurs, sur la dilution lors des opérations de coupage du distillat ou sur les réductions lors de la mise en bouteilles.
Les pages sur la canne, graminée à l’origine bifide, cultivée et sauvage, les périodes de récolte, le broyage, les variétés témoignent d’un travail phénoménal d’érudition mais aussi de terrain, de rencontres afin de cerner la complexité d’un processus. Il en va de même des levures et notamment de l’effet des cuves sur la fermentation, aspect généralement peu abordé (p.36). L’un des principaux mérites du chapitre sur le terroir, l’environnement et la durabilité, réside dans la mise en lumière de l’approche parcellaire et monovariétale (p.38). La comparaison avec l’effet millésime des grands vins ne paraît pas déraisonnable.
On louera l’effort définitionnel sur le rhum, la cachaça et les autres spiritueux de canne à sucre résumé dans le tableau de la page 53 qui propose une autre typologie que celle établie par VELIER et Luca GARGANO. Nous nous délecterons, ensuite, plus avant, de la réponse drôle et si lucide de Cyrille MALD à la question qu’il pose à son lecteur en l’interpellant dans le cours de sa concentration. Qu’est-ce qu’un grand rhum ? : « Les rhums sont comme les vins : les bons se distinguent des autres par leurs qualités alors que les mauvais se ressemblent tous par leurs défauts » (p.55).
Poursuivons, cependant, les critères posés par l’auteur sans résister au plaisir de citer des tentatives de saisi de l’objet : « un grand rhum, c’est d’abord une rencontre choc avec l’inattendu, la découverte d’un nouveau territoire aromatique aussi infini qu’inconnu, qui laisse une émotion particulière. C’est une surprise et une évidence pour tous : débutants, amateurs avertis ou connaisseurs. L’impression de n’avoir jamais imaginé ni dégusté quelque chose de comparable avant, une mémoire olfactive imprimée à vie » (p.56).
On lira absolument les pages saisissantes qui suivent sur le grand rhum, complexe et riche, d’une grande élégance dans son évolution au nez et en bouche, très harmonieux dans son déploiement aromatique. « Un grand rhum incite au partage, invite ceux qui le dégustent à en découvrir toutes les facettes tant il suscite une émotion particulière et un ressenti profond qui dépassent la simple analyse sensorielle… un moment partagé mais qui implique une concentration, des instants de repli sur soi, où le silence précède l’explosion inoubliable. Une bouteille qui existera toujours, tel un nectar immortel » (p.57).
Mais Cyrille MALD ne se subsume surtout pas à un écrivain lyrique. Il se lance, plus loin, dans un exposé minutieux et détaillé de l’élaboration du rhum au sens scientifique sans omettre aucune phase : extraction, imbibition, fermentation, composition des moûts, fermentations longues, ensemencement en cuve mère. Abordant l’art de la distillation, le globetrotteur qui goûte au moins mille rhums par an recontextualise avec beaucoup de brio : « La distillation est d’abord une extraction de toutes les substances plus volatiles et plus solubles dans l’éthanol que l’eau….la salle des alambics constitue le poumon des distilleries de rhum. Il existe autant de profils aromatiques des rhums et autres spiritueux de canne que de formes d’alambic qui les façonnent….Aucune autre eau-de-vie n’utilise autant d’appareils distillatoires » (p.66).
L’un des points essentiels de ce maître ouvrage tient dans la typologie des fûts et leurs apports aromatiques (p.87). Sur les fûts français, la page 93 figure une véritable leçon de précision sur l’effet des forêts (Vosges, Bertranges, Bercé, Tronçais) sur le profil aromatique. La deuxième partie (pp.117-157) de cet opus vertigineux à consulter avec profit aussi bien au chevet qu’aux offices expose l’art de la dégustation propre au Master Ambassador à la Scotch Malt Whisky Society : « mise en éveil des sens…partage, ressentir beaucoup avec peu » (p.118).
De l’importance de l’odorat (olfaction et rétro-olfaction) à l’analyse des strates aromatiques verre à l’horizontale, à l’absence de cartographie du goût sur la langue, jusqu’au toucher de bouche, rien n’échappe au cofondateur de Rum Intelligence. Mieux, il nous dote d’une grammaire aromatique par la roue des arômes MALD-VINGTIER (p.145) qui « permet d’objectiver l’analyse des arômes et de la fonder sur les composés chimiques qui les constituent. Elle a vocation à s’appliquer de manière universelle à toutes les boissons et à s’adresser à toutes les cultures ».
La mixologie (p.157), art du mélange des boissons et de leur création, fait l’objet d’un exposé net avec l’interview d’un star du strainer : Jeff « Beachbum » Berry (p.165). La quatrième partie nous attire dans un excitant un tour du monde des rhums. On lira avec intérêt et surtout jubilation les notes de dégustation, de phrases lapidaires aux tourbillons poétiques, en passant par le carnet de voyage d’un paysage au cœur d’un verre : « en constante évolution (pudding au sirop d’érable, cannelle de Ceylan, jonc odorant), cette cuvée unique est d’une fraîcheur fruitée insolente (baies fraîches, ananas, kiwi, banane). Son équilibre est parfait entre un rancio racé, le tabac frais, la mousse tourbière et le pin maritime » (p.187).
Hormis le talent manifeste de vrai nez des esprits, de dégustateur expert hors-pair consacré par ses pairs et les publics des novices, amateurs ou professionnels confirmés, le juge au Kura Master nous immerge dans le labyrinthe des distilleries en les classant. Mention spéciale également pour le chapitre sur la cachaça (p.216) quasiment jamais mentionnée dans les ouvrages sur le rhum. Citons, à nouveau, une strophe enthousiaste et impeccable pour mieux saisir le style imagé mais précis de l’auteur décrivant la sensation de l’expression Caroni Velier Full Proof Heavy Trinidad Rum, 1984, 24 ans, 58.3° : « le sorbet citron vert et l’encre de seiche, ainsi que l’oscillation permanente entre le cuir de Russie et la menthe poivrée, assurent à ce rhum de légende une incroyable complexité » (p.295).
La dernière partie de ce fort volume de 430 pages très digeste aborde les autres continents (p.369) avec d’étonnantes créations ; du premier rhum français issu d’un pur jus de canne à sucre cultivée à Hyères-les-Palmiers par la Maison FERRONI fondée à Marseille sise à Aubagne, au Tamure, un rhum blanc polynésien au floral sauvage adouci par un sirop de mangoustan (p.409).
Par Fabien Nègre
Auteurs : Brian ASHCRAFT, Takashi EGUSHI.
Titre : La bible du saké. Le Guide complet pour découvrir, choisir & déguster.
Editeur : Synchronique Editions.
Année : octobre 2022.
L’univers du saké de qualité offre une finesse, une richesse et une diversité n’ayant d’égal que l’amour des Japonais pour la perfection et pour la gastronomie. Bien qu’ils soient produits différemment, cette passion n’est pas sans rappeler notre culture culte voué à l’élaboration et à la dégustation du vin. Méconnu du grand public, le saké japonais est désormais prisé des amateurs éclairés et fait aujourd’hui fureur dans le monde entier.
Découvrez : néophyte ou connaisseur, restaurateur ou sommelier, partez à la découverte du monde fascinant du saké. Visitez avec Brian ASHCRAFT les meilleures brasseries du pays pour comprendre les techniques de brassage, traditionnelles comme modernes, les secrets de la culture et du polissage du riz, de la fermentation et se l’affinage. Rencontrez les hommes et les femmes qui produisent ce nectar, héritiers d’une histoire si intimement liée à la culture millénaire du Japon.
Choisissez : Takashi EGUSHI a sélectionné 100 sakés parmi les meilleurs, dont certains spécifiquement en fonction de leur disponibilité en France. Ses notes de dégustation vous permettront de choisir les bouteilles qui vous correspondent le mieux et d’optimiser vos achats. Les meilleurs sakés ne sont pas nécessairement les plus chers !
Dégustez : choix des récipients, températures de dégustation, gammes gustatives, accords mets-saké… L’art de la dégustation du saké n’aura plus de secret pour vous ! Embarquez pour un voyage gustatif intense rythmé par les saveurs classiques ou inattendues du saké japonais.
Brian ASHCRAFT est journaliste et auteur. Rédacteur senior pour le site Kotaku et chroniqueur pour le Japan Times, c’est un passionné de saké et de culture japonaise. Originaire du Texas, il vit à Osaka depuis 2001.
Takashi EGUSHI est un expert et un conférencier reconnu. Il est diplômé de l’Association japonaise des sommeliers et responsable d’un cours sur le tourisme autour du saké à l’université Doshisha de Kyoto. Il vit à Tokyo.
Ce livre a reçu le Gourmand Award (Edouard Cointreau), « Best in the world » dans la catégorie « spiritueux ».
Après la traduction française du livre de référence de Brian ASHCRAFT, « Whiskies japonais. La voie de l’excellence » chez Synchronique Editions, le même éditeur qui accomplit un travail minutieux et essentiel nous donne le présent ouvrage qui s’annonce, hormis son titre un peu grandiloquent, comme une autre somme indispensable pour tous les amateurs, professionnels ou simplement honnêtes hommes éclairés de notre temps.
Dans un avant-propos très éclairant, Richie HAWTIN, samouraï du Saké, explore le partage du saké avec le monde d’aujourd’hui. Cette merveilleuse boisson artisanale (p.4) qui fait partie de la culture japonaise depuis 1000 ans, présente un éventail surprenant de saveurs profondes, raffinées, uniques aussi bien dans ses arômes délicats que dans ses textures subtiles. En outre, un bel équilibre entre tradition et technique moderne se loge au fondement de ce processus artisanal, sophistiqué et inventif (p.4).
Un autre attrait de ce livre imparable dévoile les familles, les propriétaires de brasseries, les maîtres brasseurs et les ouvriers. L’énigme du saké demeure. Avec sincérité, persévérance et dévouement, un mélange d’ingrédients simples donne naissance à une « magie en créant la complexité et la multiplicité des saveurs, textures, arômes » dans une séduction absolue (p.5). Une autre force du nihonshu s’apprécie à sa capacité à souligner en douceur les saveurs des plats en se mariant aux cuisines du monde entier parfois avec stupeur ou enthousiasme (p.5).
Dans son avant-propos aux notes romantiques et parfois poétiques, Brian ASHCRAFT avoue son amour du paysage d’Aomori et d’Honshu où il vit depuis 2001. Il raconte sa première visite dans une brasserie de saké par un matin d’automne de 2005, à Nara : « des élégantes senteurs fermentées assaillent mes narines…mon émerveillement » (p.6). Le grand spécialiste de l’alcool de riz fermenté remarque également à regret que le nombre de brasseries de saké au Japon se réduit presque chaque année.
En effet, il passe de 30 000 à la fin du XIXème siècle à 1250 aujourd’hui dans l’archipel. Après des ventes au sommet en 1975, le saké représentait, en 2017, 7% des consommations bien après la bière, le shochu ou les liqueurs. Pourtant, depuis quelques années, les étrangers s’intéressent aux sakés et la qualité augmente : « Cette boisson ne reflète pas la culture japonaise mais elle est la culture japonaise » (p.7). La dynamique dépasse depuis peu le Japon puisque Taïwan, le Mexique ou le Brésil produisent d’excellents sakés.
La première partie s’attache à expliciter en quoi le saké demeure la boisson nationale du Japon. Brian ASHCRAFT rentre tout de suite dans le détail de la complexité définitionnelle. Alors qu’il signifiait, durant mille ans, l’alcool brassé à partir de riz, fin XIXème, le terme nihonshu (alcool japonais) le distingue du yoshu (alcool occidental). Toute confusion devient impossible. Légalement, le saké est filtré à partir de riz fermenté, de koji et d’eau (p.9). Les auteurs éclaircissent à juste titre les contresens fallacieux ou comparaisons souvent erronées entre le saké, le vin et la bière.
A certains égards, le saké ressemble au vin car il se consomme lors d’un repas et offre un toucher de bouche. La comparaison s’arrête là : « les brasseurs de saké disent souvent que 80% du vin dépend du raisin alors que 80% du saké dépend du brasseur » (p.10). Le saké ne résultant pas d’un jus, il ne s’identifie pas à un vin. Son procédé, comme le rappellent les deux experts, « le rapproche de la bière » (id.) Le débat s’avère captivant et demeure ouvert car des deux boissons brassées seule la bière provient du malt.
La théorie des comparaisons née il y a plusieurs siècles, ne date pas d’hier mais on peut affirmer que « le saké n’est ni une bière de riz ni un vin de riz (il ne s’apparente pas non plus aux boissons distillées comme le whisky). Le saké est unique et rien ne lui est comparable » (p.11). La lecture de ce livre ne lasse jamais car la variété des sujets abordés et la diversité des personnages s’enchaînent. Exemple : Toshio TAKETSURU, 14ème président de la célébrissime TAKETSURU SHUZO. La page 15 fait un focus synthétique et très clair sur les types de sakés souvent confondus en précisant que « ces catégories se distinguent par le mode de fabrication ou par les ingrédients et non par la variété de riz utilisée ou la région dont il provient ».
Les pages suivantes font une mise au point bien utile sur la naissance du ginjo et du daiginjo premium. Très en vogue dans les années 80-90, ces sakés premiums, employés par les professionnels, se présentaient surtout dans les concours. Ces ginjo ont durablement modifié les règles du jeu (p.19). Ensuite, l’ouvrage propose une typologie des sakés troubles et non dilués, des sakés bruts et non travaillés (p.23), des sakés de niche (p.28), des koshu (sakés vieillis, p.30), des sakés pétillants inventés aux États-Unis en 1939 ! (p.21). Les différents pieds-de-cuve (shubo) font l’objet d’une étude précise.
L’ouvrage passe en revue les saisons du saké (brassage, qui importent radicalement, les maîtres tonneliers. La deuxième partie aborde les « dix mille méthodes pour élaborer un grand saké » (p.41. Tout semble simple et évident : « on lave le riz, on le fait tremper, on le cuit à la vapeur, on y incorpore du koji-kin (un champignon), on réduit ce mélange en purée avec de l’eau (en plusieurs temps), on presse le tout et on embouteille le liquide ainsi obtenu » (p.41).
De plus près, tout renvoie à une infinie complexité : « la chimie est si complexe et l’habilité requise si grande que l’élaboration d’un bon saké relève du miracle » (id.). Le polissage du riz s’opère de différentes façons (pp.41-43). Le lavage et le trempage débarrassent le riz de la fine poudre qui reste parfois sur le grain après polissage (p.44). La cuisson à la vapeur, phase délicate suivante, précède la fabrication du koji. Un encart sur le super-premium super-poli de la brasserie Niizawa, au nord du Japon, intrigue. Surnommé « prouesse » ou expérience transcendante, ce saké issu d’un riz poli à 99% fut le seul (p.50).
Puis apparaît un incroyable personnage, Tsukasa NISHIDA, directeur de la brasserie Nishida Shuzoten, qui dans une inlassable recherche de la perfection, compare son saké à la maroquinerie Hermès (p.59). D’autres opérations adviennent : pressage, filtrage, pasteurisation, embouteillage (p.62). La troisième partie de ce maître ouvrage aborde les cinq ingrédients essentiels : riz, eau, koji, levure, terroir (p.73). Rarement abordées, les variétés de riz anciens figurent aux pages 84 et 85. On lira également avec un vif intérêt la page 114 sur le terroir qui confère au riz des nuances qu’on retrouvera dans la boisson.
Les auteurs en profitent pour exposer les plus grandes régions productrices : aichi, akita, fukuoka, fukushima, fushimi, ishikawa, kumamoto, nada, niigata, saijo, shizuoka, yamagata sans grande révélation. Les pages 125 à 154 nous présentent un guide de l’acheteur élaboré par Takahi EGUCHI. La partie 4 trait de l’appréciation du saké à trois niveaux : températures, profils gustatifs, accords mets et saké (p.153). Les spécialistes rappellent les grands principes de la dégustation. Le saké représente la « boisson alcoolisée la plus versatile du monde » (id). La dégustation atteint des sommets quand le saké s’accorde avec un plat ou d’autres sakés. Chauffer le saké ouvre toute une gamme aromatique qui ne se manifesterait pas autrement. Inversement, le réfrigérer convient à merveille aux températures estivales (id). Page 159, Takashi EGUCHI suggère une dégustation par strates aromatiques et saveurs qui nous paraît pertinente :
1/ingrédients : riz, farine de riz, riz cuit, son de riz, foin, guimauve, mochi, châtaigne, eau, barbe à papa, lait en poudre et autres notes lactées.
2/arômes fruités et floraux issus de la levure : pomme, poire asiatique, litchi, muscat, banane, melon, abricot, orange, mandarine, citron vert, fraise, lys, lavande.
3/nuances tranchantes de l’alcool : poivre, romarin, herbe.
4/fermentation : fromage, beurre, yaourt, crème fraîche.
5/nuances mûres apparues lors du vieillissement : fruits secs, chocolat, sirop d’érable, caramel, miel, champignons séchés, cèdre, chêne des fûts, noix, sauce soja, thé de Darjeeling, cire, vanille.
Pour contrevenir à la trop convenue pratique des accords mets/sakés, on réfléchira avec attention aux propos du célèbre brasseur Uehara SHUZO sur les saveurs profondes : « Nous ne nous intéressons pas à la façon dont notre saké se marie aux plats… Il est donc impossible de souligner les saveurs spécifiques dans certains repas. Si les associations fonctionnent, tant mieux. Nous n’y pensons absolument pas » (p.161). Le livre vient enfin sur la question cruciale du choix du récipient (pp.171-180). Dans la cinquième partie intitulée « Brève histoire du brassage du saké, d’un alcool sacré de contrebande à une boisson largement commercialisée » (pp.181-214), on regrettera le rappel de certains éléments historiques, culturels ou techniques déjà présents dans deux sommes décisives et sans doute définitives : la thèse de Nicolas BAUMERT, Le saké, une exception japonaise, Rennes, PUR, coll. « Tables des hommes », 2011 ; et Gautier ROUSSILLE, Nihonshu : le saké japonais - De la production à l'art de la dégustation, Dunod, 2019.
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