Par Fabien Nègre
Auteurs : Angela BRASOVEANU, Roman RYBALEOV
Titre : Moldavie. Des gens, des lieux, une cuisine et du vin
Traduit du roumain par Véronique NORTH-MINCA.
Editeur : CARTIER, Chisinau.
Date de parution : 6 juin 2023.
Sans doute l’ouvrage de référence et pour longtemps sur la culture moldave, cet épais volume réjouit à chaque page et forme une véritable découverte d’une gastronomie et d’un pays pas assez connus. Signalons, dès l’abord, la remarquable traduction de Véronique NORTH-MINCA qui fluidifie la beauté du texte souvent émouvant dans une lecture dont la plasticité d’équilibre joint l’humour -ironie, auto-dérision, boutade- à la précision des formulations et des descriptions. Exemple, page 88, à propos du mini bagel croustillant : « une invention qui élève notre modeste peuple jusqu’au degré infini de la perfection, que dis-je, du sublime ! ».
Chaleureuse, sentimentale mais impitoyable avec elle-même, riche sans pour autant savoir mettre ses richesses en valeur, tantôt envahie tantôt libérée dans un entre-deux permanent, nostalgique mais amnésique, conservatrice mais prête à trouver géniales toutes les fumisteries pourvu qu’elles viennent d’ailleurs, fière de son histoire tout en méconnaissant le nom de ses propres aïeux, la Moldavie parvient à se forger une identité à la fois multiple et si démultipliée qu’elle semble n’en plus posséder aucune.
Un pied dans le XXIème siècle et l’autre dans le Moyen Âge, elle se déchire entre l’Est et l’Ouest, fêtant deux Noël, faisant sauter les bouchons de champagne du réveillon à deux heures différentes, hissant sur le même piédestal la cuisine traditionnelle de maman, les « sarmale » (feuilles de choux ou de vignes farcies) et la « salade Olivier » (salade russe au nom français car c’est plus élégant qui trônait sur la table de tout réveillon à l’époque de l’Union soviétique). Dans la difficulté d’accepter leur être même car il leurs déplaît, les Moldaves essaient de se connaître.
Comprendre la matière et l’étoffe moldaves, la couleur de son blason et le sens de ses attributs résume le message de ce très beau livre de 366 pages illustré de photos souvent colorées qui pourraient en comporter 800 si sa police de caractère grossissait légèrement. On a aussitôt plaisir à plonger dans ce miroir sentimental de lieux à sentir, de gens simples qui méritent une grande attention, de cuisiniers talentueux et soucieux de pertinence. Dans l’ordre des apparitions, vous trouverez pêle-mêle, des moutons rôtis dans leur peau, des feuilles de betteraves, des jambons, du gibier, des œufs.
Toutes choses dignement arrosées de vins divers et variés, de bière de millet, de vin de cerises dans leurs bouteilles embuées. Autant de profusion d’arômes, de doux fumets, de goûts oubliés tout droit émanés des fumoirs paysans mais aussi des cahiers parfumés de princesses en exil prudemment réfugiées dans d’autres contrées. Cuisinée au printemps, en été ou en hiver, pour faire carême ou bombance, toute la gastronomie moldave réveille sa mémoire, se souvient des grands-parents et rêve. Aussi modeste que luxuriante à l’image de l’ukrainienne, la bulgare, la juive, la tsigane ou la gagaouze, la cuisine moldave, depuis des siècles, mijote au chaudron.
Ce livre-somme a bénéficié des conseils d’une experte œnologue, Elizaveta BREAHNA, coordinatrice en vinification à l’Office des Vignes et du Vin de Moldavie, qui a relevé le réel défi de trouver l’harmonie entre recettes anciennes, presque perdues, plats rares de certains villages et vins locaux. Gastronomie et vins moldaves méritent un éclairage de concert.
Angela BRASOVEANU est l’une des journalistes les plus singulière de République de Moldavie. Rédactrice en chef de plusieurs publications remarquables (Cartier-Magazin, Revista carlitor, Capitala-magazin, Punkt) et remarquées pour leur ton inédit et leur absence de sujets tabous, elle a lancé en 2006, le Club des Hédonistes, premier club de dégustateurs de vins moldaves. Depuis 2017, elle réalise l’émission Egoist (TV8) qui aborde les voyages, les arts, les gens, la gastronomie et le vin.
Roman RYBALEOV est l’un des meilleurs photographes moldaves. Diplômé de l’Académie de photographie de Moscou, lauréat de prix nationaux et internationaux, photographe de l’année à plusieurs reprises, il dirige depuis 2009, sa propre école de photographie Photo School Md.
Même si le politique divise les Moldaves, la cuisine, source de paix, de poésie et d’émotions les unit. Il faut noter, dès l’introduction, une qualité d’écriture rare dans les ouvrages culinaires autant dans la contextualisation culturelle que dans les énoncés de recettes. Dans cette cuisine traversée par des invasions, abandons et autres annexions, tout repose sur l’influence, le mélange des énergies, d’essences et de sauces. Le nord du pays présente des influences juives, ukrainiennes et austro-hongroises avec une passion pour le porc, l’oie, la dinde, la pâte et les crèmes grasses, les accords savants de viande et de fruits, les alcools blancs.
Au centre, la capitale, Chisinau, se dévoile telle une tour de Babel des goûts empruntés. Dans le sud, la cusine se colore en rouge, enflammée, passionnée à base de mouton, de poisson, de thym, de menthe poivrée, d’épices, de cumin où se font jour les influences bulgares, tatares, grecques, turques avec des vins denses, puissants et charpentés (p.9). Le récit émeut car il tient tout entier dans une tentative non pas d’archéologie culinaire mais dans une tentation de sauvegarde testimoniale du « fond enfumé de la marmite rien qu’en suivant le cours naturel de l’almanach populaire » (p.10).
Des premières herbes de printemps aux plats de fêtes de carême, de la cuisine hâtive du pauvre dans la bergerie aux rituels étranges, superstitions hilarantes ou légendes, canons et autres interdictions, se dessine des villages poussiéreux, des cavernes, des montagnes aux chênes séculaires dans les forêts profondes. L’émotion transparaît sous la dédicace à la mère qui « apprit que la cuisine, ni souffrance, ni corvée, était un acte d’amour dans la joie du partage » (id). Ce monumental ouvrage qui résulte de plus de trois ans d’expérimentations force le respect et l’admiration.
Il s’ouvre sur la célèbre mamaliga (polenta moldave), symbole assumé de l’art culinaire moldave (p.12). Cette semoule de maïs, d’eau et de sel qui naît avec une totale dévotion dans un chaudron à l’aide d’un bâton en bois et de la sainte patience, trône sur toutes les tables, des paysans et bergers à celles des diplomates et ministres. Quelque peu oubliée, la présentation de la recette de l’alivanca (gâteau de semoule de maïs) étonne, tantôt galette sèche tantôt soufflé d’herbes printanières hâchées (p.14).
Viennent ensuite les bortschs (au poisson, haricots, cerfeuil sauvage, petite angélique, canard, rouge) et notamment la centralité des orties bien avant les crocus et les perce-neiges. On se délectera de la pointe d’humour dans chaque page de recettes : « Sauf à être masochiste, il est recommandé de mettre des gants » (p.16). Les soupes occupent une place éminente aussi, de pommes de terre, de topinambours, d’herbes du jardin, des moines, des bergers (p.124), aux champignons blancs (p.264), de pois jaunes (p.265). Le pissenlit, l’ail sauvage ou rocambole, l’arroche (herbe des palissades) jouent un grand rôle dans le paysage culinaire avant la forêt royale du XVème (p.30) où chevreuils, bisons, sangliers et nobles cerfs détalent en majesté.
Le livre montre également le rythme des recettes et des festivités : « Pâques, doux épilogue à l’abstinence » (p.40). Par-delà le spectre des couleurs, on remarquera la science de la pâte à pain (tressés au fromage), à brioches (aux noix, torsadées, croustillantes, au saindoux) ou à ravioles exposée page 42 et suivantes ainsi que l’amour parfois immodéré de l’œuf de ferme : « Cozonac aux 400 œufs » (p.46). L’agneau se décline aux pruneaux, à l’étouffée (p.47), en crépine. Les aspics s’illustrent parmi les cinq piliers de la cuisine moldave (p.50) ainsi que le gâteau de pâtes fraîches nommé baba alba, littéralement, mamie blanche (p.55).
Sur le versant dédié aux becs sucrés, on notera avec délice et enthousiasme les gâteaux roulés à la betterave et à la rose (p.72), torsadés fourrés ou les varzare, ces chaussons poêlés aux cerises amères (p.74). Le grand dimanche de Pentecôte, fête estivale suprême, la joie des fruits rivalise avec le mouvement des couleurs. On prépare l’oie farcie au foie en buvant un Negre ou un Pelican Negru. A noter que chaque recette propose un accord avec un vin moldave issu de cépages autochtones ou parfois bordelais. Le joie de vivre ici et maintenant affleure ailleurs dans un fromage frais à la crème épaisse décrit page 94 où l’on ressent la félicité de l’onctuosité, les framboises sauvages, les noix, deux feuilles de menthe.
La page 100 nous conte tout le symbole de la Moldavie et des Moldaves, non pas une soupe mais un mythe : le zeama de gaina (bouillon de poule). Un lendemain de noce ou de baptême. Le chapitre sur la forêt profonde nous enseigne les halliers, les daims et autres gibiers nobles (faisan : p.282; lièvre : p.286), les orchidées, les pivoines, le gingembre et incroyable, la truffe estivale et brumale. Les champignons des sous-bois abondent : « Les cèpes font les délices des empereurs comme des paysans qui ont la chance de vivre dans un village à proximité d’une forêt de chênes » (p.110).
Le chapitre suivant aborde la maison de famille, ni cliché à l’eau de rose, ni métaphore journalistique mais histoire et combat d’une vie, lutte féroce, épuisante et désespérante dans un système qui a fait tant de mal (p.120). Les sarmales (rouleaux farcis) font partie du pentagone sacré comme ces invartita, roulades à la menthe et aux pétales frais de rose. Dans la verticalité des hêtres, la potée de bœuf en cassolette dégage une poésie intense car la marmite en terre cuite symbolise beaucoup pour les Moldaves (p.140) : l’âme, les souvenirs, la nostalgie du coin du feu, l’enfance auprès des grands-parents.
Angela BRASOVEANU, dans son texte inspiré et touchant, souvent poignant nous rappelle que « la richesse d’une cuisine ne se mesure pas au nombre de recettes mais à la foison des goûts, à l’art de composer avec les ingrédients les plus divers et les plus inattendus » (p.142). Témoin cette rare préparation de porcelet farci page 143 ou ces écrevisses apprêtées de moultes manières, au vin blanc, à l’ail, au thym et au laurier (p.148). Autre mets original : un ragoût de moules d’eau douce. Autre lieu hautement symbolique pour la Moldavie : la cave. Pas simplement un banal espace de stockage mais un lieu de sociabilité : « on casse une noix, on se taille un bout de lard, on plonge la main dans le bocal à cornichons…sous la voûte de la cave, les étoiles se mettent à scintiller dans les prunelles » (p.182).
Un livre complet, dense, riche et fervent à l’image de « ces meringues comme autant de baisers » (p.351) ou de « ces petits mensonges entre amis », sorte d’oreillettes poudrées d’un nuage de sucre (p.361).
Par Fabien Nègre
Auteurs : Laurent LE GALL et Mannaig THOMAS
Titre : Tradition
Collection : « Le mot est faible »
Editeur : Anamosa, Paris
Date de parution : 10 octobre 2024.
La tradition : bonne à n’être que le nom d’une baguette ou la revendication du conservatisme ? Voici un mot apparemment usé et amoindri, dont les auteurs font le tour et qu’ils interrogent en regard de la « modernité », rappelant aussi qu’elle fut au cœur de l’entreprise des sciences sociales. C’est un mot usé, fatigué, élimé parce qu’il a été beaucoup utilisé. A moins que l’amoindrissement de sa charge sémantique ne relève plutôt d’une discordance avec l’époque. La tradition ne serait plus à la mode. Paradoxalement.
Repris à l’envi dans la communication patrimoniale qui vante l’authenticité, le chez-soi et l’immémorialité, ce mot subit, au même moment, un racornissement de son domaine d’assignation. Bonne à n’être qu’un slogan pour des publicités peu inspirées, coincée dans l’étau de l’injonction mémorielle et du colifichet touristique, la tradition se fait rigoriste à l’autre bout du portefeuille langagier. Les « tradis », ce sont, pour beaucoup d’entre nous, ces autres, dont nous peinons quelquefois à comprendre, sur fond de « Manif pour tous » et de soutanes tout droit sorties de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, un argumentaire et des attitudes qui relèvent de son orthopraxie.
Une tradition en majesté en quelque sorte, éloignée de ce qu’elle est de fait : bien moins la lecture littérale d’un dogme qu’une somme d’interprétations d’un noyau dur qui sert in fine d’entregent à des signifiants flottants. Disqualifiée la tradition par le trop-plein ou le trop peu ? L’on pourrait dire la même chose de la modernité. Que sa progressive mise à l’index, surtout à compter des années 1970, renvoie à toutes sortes de relectures ouvrant sur le souhait de clore ce qui serait une parenthèse désenchantée de l’anthropocène en est une autre.
Tandis que des mots retrouvent de leur lustre pour dire et faire l’époque -le fond de l’air serait à la radicalité et à la réaction-, d’autres dépérissent tranquillement dans la sphère communicationnelle. Pour des raisons différentes, la pléthore de l’insignifiance pour la première et une aversion galopante pour la seconde, tradition et modernité, en un couple qui régna en maître sur nombre de travaux menés dans les sciences sociales des Trente Glorieuses aux fins de circonvenir la question latérale du changement ou, plus exactement, de l’évolution, ne font plus donc recette.
Toutefois, ne faire de la tradition (un ensemble d’énoncés, d’actes, de représentations et de croyances qui se transmettent de génération en génération) qu’une arme au service d’une idéologie de la différenciation négative ne saurait restituer ce qu’elle fut aussi : une moyen de cerner des sociétés en s’interrogeant précisément sur l’effectivité et la pertinence de ce que l’on plaçait derrière le mot tradition, soit un opérateur pour les sciences sociales qui mérite d’être pris en compte.
Laurent Le Gall est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bretagne occidentale. Il est l’auteur de « A voté. Une histoire de l’élection » (Anamosa, 2017)
Mannaig Thomas est maîtresse de conférences à l’Université de Bretagne occidentale. Elle est l’auteure de « Ecrire le pays natal » (Honoré Champion, 2021).
Rentrons maintenant dans la matière de ce livre qui réussit le pari de dépasser la binarité conceptuelle des notions pour esquisser un nouvel éclairage subtil sur le mot. Les auteurs ne manquent pas d’humour dès l’entame de la partie si l’on puit écrire : « Tradition : oui, le mot est sacrément faible parce qu’au fond il est partout » (p.5). Elle vaut explication mais « non, la tradition n’est pas ce quelque-chose-qui-va-de-soi » (p.10). L’un des nombreux mérites de ce petit livre mais dense consiste à montrer que la tradition, catégorie de la pratique, ouvre une catégorisation d’analyse qui n’a cessé de jouer, au fil du temps, comme « opérateur de distinction » (p.11).
En effet, corrélée d’emblée dans un commerce conceptuel avec la modernité, elle n’en subsume pas l’avers ni l’envers : « Le fascisme s’accorda fort bien avec l’avant-garde futuriste » (p.13). Les auteurs dissipent tout de go les dualités fallacieuses et nous invitent « à la prudence devant les fausses évidences » (id). Les deux historiens montrent que la tradition n’a pas attendu de s’inventer au XIXème pour exister. Ils distinguent les traditions, déclinaisons vernaculaires de la tradition (p.22). Le XIXème siècle des utopies fut également celui de la tradition.
Les actualités de la tradition déploieront alors une « rétro-projection » selon la belle formule de Jean Pouillon telle un rétroviseur. (p.25). Analysant la relation dialogique tradition-modernité, le livre démontre que la tradition, état de la réalité sociale portée par l’institution du langage, se dit voire se clame (p.49). Proclamation, elle nous contraint à épouser des cadres à subvertir. Grammaire régie par des règles, ajustée aux usages et aux circonstances, la tradition puise sa force dans « une plasticité sous contrôle » (p.51).
Plus loin, évitant la confusion classique entre tradition et mémoire, « orchestration sans chef d’orchestre » (Bourdieu) pour l’une et présence spectrale du passé dans le présent pour l’autre (Mauss), Laurent LE GALL et Mannaig THOMAS resitue la tradition dans une dimension relationnelle de la façon de faire société (p.71) sur six points opératoires. Tout habitus ne relève pas de la tradition. Toute tradition, par essence proclamatoire, repose sur la réitération d’un discours et la possibilité de s’y référer. La tradition, dans la veine de Lucien Febvre, se distingue de l’histoire. La tradition réfère à un ordre.
Inscrite profondément dans l’espace social, elle fait donc l’objet d’enjeux de lutte à propos de sa définition et de son périmètre. Sa fonction utilitaire forge des communautés d’intérêts. Dans une dernière partie sur la science de la tradition qui propose de prendre celle-ci comme opérateur pour les sciences sociales selon l’hypothèse séduisante de Bruno Karsenti (p.89) dans sa théorie de la transmission des formations symboliques. Les dernières pages, brillantes, recourant à de nombreux auteurs essentiels : Warburg sur la théorie des rémanences, Georges Didi-Hubermann sur la ténacité du passé dans la ténuité du minuscule, Carlo Ginsburg sur la combinatoire des dépôts et de leurs anamnèses au fondement de nos expériences ou last but not least, une remarque émouvante de Pierre Bourdieu sur la capacité à ressentir l’existence du temps lorsque se dessine une fracture entre l’illusio et l’habitus (p.91).
La tradition, « remarquable miroir de nos contradictions », (p.98), éclaire alors l’énigmatique polyphonie sociale.
Par Fabien Nègre
Auteur : Édouard Morena
Titre : Paysan
Collection : « Le mot est faible »
Éditeur : Anamosa, Paris
Date de parution : 26 septembre 2024.
Le paysan fascine, entre altérité et familiarité. Alors que la population agricole ne cesse de s’étioler, le paysan se situe partout et nulle part. Réceptacle de nos espoirs et angoisses, la paysannerie « classe objet » au cœur de ce texte, fait actualité. Dès 2024, alors que les manifestations d’agriculteurs s’étendaient à travers le pays, les responsables politiques se succèdent sur les plateaux des chaînes d’information pour appuyer le mouvement et clamer leur amour du « monde paysan ». De François Ruffin à Jordan Bardella, on défendait « l’exception agriculturelle » française face à la concurrence déloyale de produits étrangers.
Cette unanimité autour de la « cause paysanne » renvoie à un rapport particulier entre « nous non paysan » et « eux paysan » aux contours flous et protéiformes. Le paysan représente l’agriculteur, l’habitant des campagnes, le « petit » producteur. Mais c’est aussi la France, la nation, la république. C’est le bon sens, la simplicité, le travail, l’effort, l’enracinement, la nature, la convivialité, l’authenticité, le savoir-faire, la droiture. Tout à la fois. Le paysan nous fascine. Enigmatique mélange entre altérité et familiarité alors que la population agricole ne cesse de s’étioler, le paysan apparaît partout et nulle part.
Par-delà les barrages autoroutiers, il figure dans les publicités pour du jambon et du fromage industriel, sur nos pièces de monnaie (« la semeuse »), dans la littérature, dans les discours politiques, dans les cris des supporters moquant les joueurs de l’équipe adverse. Réceptacle de nos espoirs et de nos angoisses, de nos injonctions contradictoires, au fil des années et des crises, on l’a peint en républicain, réactionnaire, patriote, productiviste ou écolo. De gauche, de droite, sans étiquette. Pierre Bourdieu résume parfaitement les paysans, « classe-pour-autrui », « sans cesse invités à prendre pour eux-mêmes le point de vue des autres, à porter eux-mêmes un regard et un jugement d’étrangers ». C’est de cette « paysannerie classe objet » que cet excellent petit livre entend traiter.
Édouard Morena est maître de conférences en science politique au University of London Institute in Paris (ULIP). Il a consacré sa thèse à la Confédération paysanne. Parmi ses publications récentes en français, on citera : « L’inépuisable débat sur l’agriculture dans ses rapports avec le capitalisme » (Actuel Marx, N°75, 2024) ou Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, La Découverte, 2023.
Dès l’abord, le chercheur qui a également travaillé sur le coût de l’action climatique, souligne, un brin provocateur, l’extraordinaire banalité d’un mot que Pétain ou José Bové associent à authenticité, enracinement ou attachement à la terre (p.6). Ses similitudes nous renvoient au sens commun qui travers l’histoire et les clivages politiques : « le mot paysan ne fait pas vraiment débat » (id) car il appartient à notre quotidien. Nous ne rejoignons pas le postulat d’un enracinement dans la notion au combien problématique « d’inconscient collectif » évoquée page 7.
Nous créditons davantage l’auteur qui finement distinguent les agriculteurs qui s’en vont et le paysan qui reste et se faisant, nous éblouit dans une énigmatique articulation entre l’altérité et la familiarité, thèse centrale de ce livre bref mais pertinent. Il s’agira alors de creuser comment les élites sociales introduisent et entretiennent l’idée d’une altérité paysanne en tant que système de croyances et de valeurs dont la portée déborde le seul monde agricole et rural. Dans un second temps, Edouard Morena s’attache à montrer la construction du paysan comme objet culturel et scientifique notamment le rôle majeur des intellectuels et hommes de lettres dans le maintien de cet « autre ». In fine, il analyse le rapport de la gauche au mot paysan (p.11).
En effet, la double fonction du paysan, producteur agricole et porteur de valeurs ne date pas d’hier (p.18). Dès les années 1930, le paysan se caractérise par sa localisation géographique et son activité. L’altérité s’incarne dans un mot fourre-tout et générique mais largement anhistorique qui ne réfère plus à des pratiques ni à une période singulière de l’histoire agraire française (p.22). Le paysan, classe objet, devient un mot pour autrui au sens de Bourdieu. Par des regards, des jugements, des injonctions extérieures, le sens accordé au mot paysan se construit par le fit d’élites sociales désireuses d’asseoir leur pouvoir politique, économique et culturel (p.23).
L’altérité paysanne féodale oscille alors entre la bête sauvage et la créature divine (p.25). Un dedans et un dehors qui, dans la cohérence de leur unité, incarne des valeurs traditionnelles menacées par les mutations de la société française notamment les grandes villes telle que Paris. Le paysan, glorifié dans sa vie simple, recouvre un enjeu politique (p.30). Au tournant du XXème siècle, le paysan se voit pris dans une agonistique entre conservateurs, républicains et socialistes mais il impose une incarnation du peuple et de la nation (p.34). Le roman, genre littéraire dominant du XIXème, s’empare de la thématique du paysan dans une vision imaginée de la campagne.
Loin de former une totalité homogène et indifférenciée, la paysannerie reflète les tensions et oppositions qui traversent la société française dans son entièreté (p.50). L’auteur met ainsi au jour la réalité des dominations et exploitations à l’intérieur et hors de la ferme (p.56). Spécialiste du sujet, il démine les truismes, démonte les pièges autour d’un mot « in-appropriable et inapproprié » (p.89) par une généalogie conceptuelle bien utile en nos temps laudateurs du « paysan non capitaliste » écolo avant l’heure dixit Paul Virilio (p.82).
Par Fabien Nègre
Auteur : Jacques Perrin
Titre : L’Archipel du goût. Le grand récit du vin. Une invitation au voyage à travers le monde sensoriel.
Préface : Antoine Pétrus.
Editeur : Editions ALPAGA, Jussy, Suisse.
Date de parution : juillet 2024.
Existe-t-il un lien entre sagesse et saveur ? Peut-on être ivre avec sobriété ? Quelle est l’origine du vin ? Un champagne peut-il nous restituer la mémoire de la mer ? Est-il possible de faire le tour du monde des meilleurs restaurants en 68 jours ? Peut-on cuisiner sa vie ? Comment le faux et le vrai s’entrelacent-ils parfois dans le vin ? L’éternité a-t-elle un parfum ?
Le vin est une aventure. Ce récit passionnant nous emmène à la rencontre de personnages fascinants qui ont choisi de vivre à la hauteur de leur vision : des vignerons, des cuisiniers, des esthètes, des arpenteurs du goût. Sur les fleuves, les mers, les rivages, les côteaux abrupts, dans la caverne originelle, près des glaciers où murissent des crus mystérieux, ce livre nous convie à un voyage initiatique dans l’univers des parfums et des saveurs.
Le goût est une extase, une navigation, une quête. Sur cet archipel, chacun cherche sa trajectoire, son île- une vérité en partage. L’archipel du goût retrace sciemment et passionnément l’œuvre d’une vie. A travers cet ouvrage, nous sommes invités à une odyssée littéraire ou la découverte de soi-même est aussi importante que la découverte des autres. C’est un voyage qui élargit les horizons de l’esprit, qui nourrit l’âme et qui, à la fin, laisse une empreinte indélébile dans le cœur de ceux qui ont eu la chance de s’y aventurer.
Jacques Perrin, personnage hors norme, être rare de finesse et de discernement, né dans le Valais, en Suisse, a bien plus de vies qu’un chat : alpiniste, éleveur de vaches d’Hérens, professeur de philosophie, poète, romancier, chef à ses heures intimes, créateur du premier bar à vin nature à Genève dans les années 80, dirigeant d’un des meilleurs Clubs de vins au monde, le CAVE (Club des Amateurs de Vins Exquis), membre permanent du Grand Jury Européen. Le rédacteur en chef de la revue Vinifera sur l’Everest des meilleurs dégustateurs de la planète, a fait l’objet d’un portrait dans nos colonnes : /decouvrir/portraits-autres/jacques-perrin-pdg-du-cave.
En phénoménologue de la perception, l’homme des forêts helvètes nous emporte à un rythme endiablé dans un voyage infini, visite de son Archipel du goût, rivages d’un gai savoir aux succulences inouïes. Dans cette manière impatiente d’un train que personne ne peut suivre, dans cet amour des sucs d’un présent vital et dans un bain d’éternité de la présence éclairée, Jacques PERRIN nous conte le grand récit du vin, invitation au voyage à travers le monde sensoriel.
La juste préface d’Antoine Petrus, d’une admirative pudeur, d’une secrète élégance (p.5) traduit la rencontre avec un ascète du savoir boire qui descend loin dans la profondeur et la forme de la structure gustative mais s’élève également dans l’adéquate herméneutique de l’écriture du vin. Apex, littéralement sommet qui se distingue des autres, exprime alors le mot exact pour définir la trajectoire fulgurante qui perdure et la grâce d’une vie telle une œuvre d’art nouées dans la personnalité nietzschéenne de Jacques PERRIN : « une empreinte indélébile dans le cœur de ceux qui ont eu la chance de s’y aventurer » (p.6).
Dès les premières pages, « l’amour de la saveur intense du monde » se déploie dans un texte à la beauté poétique et littéraire qui alterne les modalités de narration : quasi aphorismes, nouvelles, mini roman, chronique ironique, penchant pour les mots rares et les métaphores vives où les « formes traduisent des forces qui les traversent » (p.13). Il y va de l’éblouissement des montagnes et des cieux, des vignes et des sources. Au fond, ces paysages intérieurs ou ces visions sensitives métaphysiques nous portent toujours vers les notes « balsamiques » (p.14) de la mémoire. Le vin semble préexister au langage.
Il apprend la patience des siècles et la gorgée d’une époque où vous n’existiez pas. Le temps et l’espace dans une « incroyable machine à remonter le temps » (p.15). Chaque page nous émeut dans une « célébration gourmande de la vie » (p.18). Tôt dans l’enfance, vers l’âge de huit ans, Jacques Perrin hume les parfums des crus et décrit la sensation physique de la dégustation dans le corps : « un courant souterrain irrésistible » (id.).
Cette fascination familiale pour le goût tient en une profonde stylisation de la vie : « se nourrir est une exigence et un art. Et ce dernier est sans compromis » (p.19). L’auteur, par la philosophie de Merleau-Ponty, nous engage dans l’énigme ou le secret ignoré, notre relation charnelle au monde, l’intelligence de la pensée corporelle. Avec rigueur et sensibilité, Jacques Perrin explore ce « goût du lieu » qui se nomme cru. Moine solitaire de la traversée, il s’exerce à déchiffrer « le vitrail des vignes » (p.25).
Le passager clandestin nous berce de ses nuits sur terre dans les caves desquelles émane « un parfum de ferment, de cendre et d’éternité » (p.26). Au vrai, avec la légèreté solaire d’un funambule, avec la silenciation affirmative sans mélancolie d’un maître zen, l’écrivain nous montre les stases d’une méditation wittgensteinienne des formes de vie, éveil et décollement. Le texte marque sans cesse par sa capacité au clair découpage entre le divin et dieu, le sublime et le sacré, la trace et l’empreinte (p. 27). Par où le vin forme un « voyage de soi » (A.Petrus) et une cheminement d’appréhension des altérités mais surtout une écriture, des « livres d’heures… esquisses de poèmes, pensées nébuleuses » (id).
On lira avec gaieté explosive les rencontres de vignerons, de chefs ou de personnalités exceptionnelles (Angelo Gaja, Marcel Lapierre, Jules Chauvet, René Rostaing, Gérard Chave, Régis Marcon, Michel Bras, Pierre Gagnaire, Toru Okada, Jiro Ono, Lydia et Claude Bourguignon, le Père Épifanios) tel ce portrait musical aux tempi ancrés et fluides de Frédy Girardet, célèbre chef visionnaire du restaurant de l’Hôtel de Ville, à Crissier, qui rendit « le fugace inoubliable » (p.31). On se délectera de la généalogie italienne du CAVE, « sanctuaire profane » (p.35). Avec un sens de l’impeccabilité inoubliable de la formule ciselée, « jamais l’existence ne ressemblera à une suite de Fibonacci » (p.66 », le dégustateur hors-pair nous entraîne dans la magie d’une Romanée Saint-Vivant 1928, « sillage de l’infini » (p.86).
La troisième partie traite des voyages de l’odyssée (p.97). Le texte bondit et rebondit sans cesse dans une fluidité lumineuse digne d’un périple leibnizien. Alors qu’on se croit parvenu au port, on se retrouve soudain jeté en pleine mer : « le goût est une navigation infinie dont la destination se dérobe constamment » (p.99). Ce grand livre de montagnes intérieures, de paysages extimes, de gestes invisibles, de jouissance ascétique du présent de la présence, mieux, de la présentification de la transcendance d’une immanence, du maintenant au sens du ma japonais (p.110) nous invite à « danser quelques instants » (p.111) sur le fil léger et éphémère d’une existence.
Jacques Perrin nous enchante, tout au long du récit, par ses expériences sensorielles « de joie organique et de clarté » en sol majeur notamment en Grèce. Lire et méditer la page 115 avec le moine Epifanios : « Le moine a ouvert un magnum d’Épifanis 2010. Le bouquet est fin, précis, avec des notes fruitées, mentholées et balsamiques qui associent maturité et fraîcheur végétale… une gorgée, une seule. Le précieux liquide prend forme dans le palais, s’évase, dessine une courbe allongée avec, en son centre, une chair, une pulpe sensuelle qui enrobe sa trame, la dérobe presque ». Un brûlant désir nous étreint soudain, fouler la roche de Santorin caressée par les bruines iodées où les assyrtico du Clos Stegasta nous regardent.
L’éleveur de vaches d’Hérens de combat dont il sait les prénoms par cœur évoque un autre berceau de la viticulture : l’Arménie (pp.125-136) et les origines mystérieuses du vin. L’odyssée gnoséologique se prolonge dans le Priorat (p.138) qui fascine l’auteur jusqu’à une forme de dangerosité. Bien des pages touchantes de l’ouvrage nous émeuvent à la fois par leur sens de l’éloge qui exige un effacement, une grandeur de l’humilité mais également par une invocation inspirée des grands disparus : « Chaque pierre est un songe » (p.142).
On se concentrera lentement sur les solaires pages outrenoires (p.157) consacrées à Laurent Vaillé, créateur de la Grange des Pères, passé dans le monde invisible le 30 avril 2021. La quatrième partie intitulée « Ombres et lumières » nous gratifie des talents de nouvelliste policier de Jacques PERRIN dans un brillant et hilarantinal sur l’affaire Rudy Kurniawan, nom d’emprunt du fameux faussaire Zhen Wang Huang (p.164). Où l’alpiniste suisse nous administre une ultime leçon philosophique sur la puissance du faux et les égratignures du vrai (p.171).
Ce très beau livre riche de miroitements de surface et de miroirs profondeur, à conserver par devers soi, en poche, se termine avec l’élégance verticale de l’énergie et de la minéralité des grands crus, génies d’un lieu, goût d’un paysage. Avec Lalou BIZE-LEROY, « la dégustation est une forme de méditation… une sensation pure, attention intérieure » (p.175). Avec l’éternité d’un Margaux 1900, « par petites gorgées, accrochés au-dessus de mille mètres de vide… personne n’est maître de son destin… les forces qui nous gouvernent, tantôt en s’opposant, tantôt en s’unissant, n’ont d’autre but que de nous aider à vivre » (p.181).
Par Fabien Nègre
Auteur : Fanny CHARRASSE
Titre : Le retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité.
Editeur : Les empêcheurs de penser en rond/Les éditions de la découverte.
Date de parution : septembre 2023.
Comment un commandant de police, une responsable qualité et un éducateur sportif en viennent-ils à quitter leur emploi pour devenir magnétiseurs ? Pourquoi le magnétisme, assimilé à une « vieille erreur » par les scientifiques désignés par Louis XVI pour en faire l’examen à la veille de la Révolution, est-il de mieux en mieux toléré aujourd’hui ? L’ambition de ce livre est de comprendre et d’expliquer sociologiquement ce phénomène. Pour ce faire, il présente les histoires de vie de personnes devenues magnétiseuses. Il décrit concrètement leur pratique qui mobilise de l’énergie et parfois des esprits.
Grâce à une plongée dans cinquante ans d’archives, il revient ensuite sur les poursuites qu’ont subies les magnétiseurs jusque dans les années 1980 pour exercice illégal de la médecine, et sur la façon dont ils y ont répondu. Enfin, à travers des entretiens avec des médecins, des membres du ministère de la Santé et des observations en oncologie-radiothérapie, il analyse la place que tient aujourd’hui le magnétisme dans la société française. Revenant sur une autre enquête, réalisée auprès de chamanes de la côte nord péruvienne, la fin de l’ouvrage montre que s’intéresser à des pratiques magiques suppose d’étudier leur conversion (partielle) au « naturalisme », cette ontologie des « Modernes » dont l’avènement a donné lieu à l’émergence de l’opposition entre la nature et la culture.
Cela oblige à en décrire la métamorphose : la manière dont le naturalisme est en train de devenir plus « réflexif », c’est-à-dire conscient de lui-même et ouvert à d’autres ontologies.
Fanny CHARASSE est sociologue (EHESS, LIER-FYT). Elle est post-doctorante à l’université Saint-Louis à Bruxelles. Le présent ouvrage résulte de tout ou partie d’une thèse de doctorat en sociologie à l’EHESS intitulée : « Magies de la modernité. Illégitimité et légitimation du magnétisme en France et du chamanisme au Pérou », soutenue à Paris en 2021. Cette étude croisée France-Pérou fait écho à l’épigraphe subversive d’Ernesto DE MARTINO.
La réalité magique se produit et se reproduit chez l’occidental cultivé car la présence fonde un acquis historique mais révocable sous certaines conditions. On voit dès l’entame comment la jeune sociologue renvoie dos à dos la science et la magie tout en réintroduisant une réversibilité de l’épistémologie hypothético-déductive. Le prélude, page 9, descriptif et littéraire, nous jette dans « l’éternelle présence des huacas, ces pyramides préhispaniques ». L’auteure, en sociologue immersive étudiante en master en 2013, nous décrit sa rencontre avec des chamanes de la côte nord péruvienne. Dans l’interaction, la chercheuse se positionne davantage en anthropologue (p.13).
L’introduction (p.15) expose la magie dans la modernité, l’intérêt croissant de nos sociétés industrielles pour les pratiques « magico-traditionnelles » : chamanisme, voyance, hypnose, magnétisme. Le chamanisme semble à la mode depuis les années 80. Fanny Charasse pose la thèse paradoxale de son enquête (p.16) : alors que les sociétés occidentales se donnaient pour ambition d’éradiquer les pratiques magico-traditionnelles, comment peuvent-elles connaître un regain d’activité depuis des décennies au point d’être parfois légitimées par les institutions modernes ?
Changement culturel dans le postmodernisme ? Symptômes du capitalisme tardif qui produiraient l’émergence d’une nouvelle demande en biens spirituels qui engendrerait une offre d’ampleur inédite de pratiques indigènes désormais recyclées en produits (p.17) ? Le deuxième angle de la thèse du livre de la chercheuse à l’EHESS s’inscrit à rebours de ces hypothèses. Il postule que critiquer a priori un phénomène équivaut à s’interdire de le décrire et donc de le comprendre. Un changement culturel général ne peut être appréhendé sans un examen des transformations qui affectent en profondeur l’organisation sociale.
Ce livre propose donc une réponse sociologique au retour de la magie. Par-là, la sociologie se définit comme la volonté d’analyser les sociétés humaines du point de vue des changements qui affectent tant leur organisation interne que leurs cadres de pensée (p.18). Ceci implique une perspective holistique, dénaturalisante et scientifique qui pose plusieurs prédicats :
- 1. Aucune action n’est individuelle. La société fournit aux individus le cadre mental et normatif sans lequel il leur serait impossible d’agir ou de penser.
- 2. Le monde est un monde d’évènements. On ne peut rabattre les pratiques humaines sur une stricte causalité efficiente.
- 3. L’enquête empirique est nécessaire à toute œuvre de connaissance sociologique ou anthropologique.
Il s’agira de décrire et de comprendre le phénomène par une analyse symétrique qui observe des épreuves qui créent des asymétries expliquées par l’histoire (p.19). Pour ce, il s’agira d’enquêter sur tous les processus qui participent de l’intégration et l’admission voire le soutien des pratiques magiques dans les institutions modernes. La première partie étudie empiriquement le cas du magnétisme en France sous la forme d’histoires de vies d’individus devenus magnétiseurs. La seconde partie, mobilisant des observations, décrira la pratique de soin faisant intervenir l’énergie et les esprits et en quoi elle éprouve le cadre normatif de la modernité.
La troisième partie rend compte des poursuites dont les magnétiseurs ont été l’objet jusqu’en 1980. La dernière partie analyse la place que tient aujourd’hui le magnétisme dans l’organisation du travail française. A travers une enquête réalisée auprès des chamanes de la côte nord péruvienne, l’auteure élargira la focale pour tenter d’élucider certains paradoxes actuels par le rôle majeur des sciences sociales afin qu’elles assument pleinement leur tâche politique (p.20).
Fanny Charrasse, revient d’emblée, entre fascination et méthode, sur l’ailleurs mythifié des anthropologues : « Le véritable travail anthropologique commence lorsque le banal se fond avec l’extraordinaire et que l’Autre ne s’érige plus en Altérité » (p.23). L’entrée sur le terrain souvent aisée n’évite pas les obstacles épistémologiques. A l’aide des travaux de Bruno Latour, la sociologue bruxelloise repère l’asymétrie préjugeant de la séparation de la croyance et du savoir. La symétrie coûte et éprouve l’enquêtrice compréhensive. La suspension du jugement critique s’impose alors.
Un autre danger réside dans le fait de se faire prendre sans retour par son objet (p.31). La tentation du devenir indigène menace toujours l’ethnographe qui ne sort jamais indemne d’une expérience de terrain. La réflexion sociologique exige une plasticité entre l’anthropologie rationaliste et l’enquête relativiste. Par une méthode interactionniste inspirée notamment des travaux sur les carrières d’Everett C. Hugues puis d’Howard Becker et Erving Goffman, Fanny Charasse distingue l’explication de la compréhension. Avec les concepts de tendance à agir toujours contradictoires et l’histoire des dispositifs matériels, organisationnels, l’évolution de la division du travail explique les changements observés.
Selon cette perspective, comprendre comment on devient magnétiseur c’est avant tout comprendre comment on résiste aux processus contraires à le devenir. L’introduction des expériences énigmatiques qui mettent à l’épreuve la conception de la réalité puis des conflits d’ontologisations portant sur la définition d’une entité, permettent de sociologiser l’analyse c’est-à-dire de dénaturaliser les ontologies en focalisant le regard sur les acteurs engagés dans une lutte pour définir le réel (p.42). Les conflits d’ontologisations apparaissent alors comme une lutte entre des agents activateurs et des agents inhibiteurs. Idem concernant les conflits d’étiquetages.
Inspiré largement de Bruno Latour, la théorie des alliés se définit comme des individus qui en aident d’autres à refonder le lien social pour y inclure l’action de certains non-humains. Ici, de l’énergie et des esprits (p.49). Les tendances à agir au sens de Cyril Lemieux produisent des évènements déclencheurs. On regrettera ici un modèle théorique orienté sur l’invisibilisation des rapports de force ou de classes au sein d’une historicité située et les longues insertions de témoignages, d’interviews parfois totalement inutiles qui auraient permis de diviser par deux la pagination de l’ouvrage.
Dans une approche délibérément éloignée de « l’illusion biographique » bourdieusienne, Fanny Charasse fait prévaloir la construction narrative comme performance plutôt que comme artefact. Elle décrit et analyse des épreuves et des bifurcations. La succession d’expériences énigmatiques et d’agents activateurs ne suffit pas pour une entrée dans un métier ou une carrière. « Est réel ce qui résiste dans l’épreuve » selon la définition de Latour. Il faudra contracter des alliances avec des agents activateurs pour la création d’un collectif (p.75) et remporter le conflit d’étiquetages. Les analyses de l’ethnographe montrent de manière très fine le devenir-magnétiseur dans sa fragilité, mirage, but fluctuant qui s’évanouit quand il ne s’épanouit pas (p.88).
A la suite de Everett Hugues, l’auteure étudie, chapitre 5, les changements intergénérationnels des carrières en tant que processus. La lente transformation du magnétisme, au sens du changement social, advient : « défini autrefois comme un don obtenu par la transmission familiale de prières et de secrets, il est considéré aujourd’hui comme une aptitude. On peut parler d’une sécularisation de la pratique et d’une essentialisation du don » (p.97). S’appuyant sur la théorie de Philippe Descola dans « Par-delà nature et culture », pour établir un naturalisme réflexif contemporain, la post-doctorante prend au sérieux l’ensemble des acteurs. La manière dont s’incarne la lutte pour la définition de la réalité équivaut à définir l’ontologisation comme performance collective.
En d’autres termes, Fanny Charrasse s’intéressant à la définition de l’être en tant qu’être et non de l’être en tant qu’autre (p.105), articule ontologisations et ontologies pour démontrer le paradoxe de la modernité dans la deuxième partie de son opus. Il s’agira donc de rendre compte d’une dynamique interactionnelle, décrire et comprendre la pratique dans sa pluralité dans les fluctuations des régimes d’actions (p.109). La troisième partie traite de la dimension processuelle de la conversion au naturalisme (p.183).
Dans une démarche eliasienne, le regard se porte sur l’organisation sociale française et la description de l’évolution du magnétisme de façon compréhensive. La naturalisation du monde -distinction de ce qui relève de la physicalité universelle et de ce qui relève de l’intériorité singulière- au sens de Descola s’accompagne d’une modernisation simple. Face à l’ordre des médecins, des paradoxes émergent. Ils s’opposent à l’usage du magnétisme comme moyen thérapeutique mais le définissent comme acte médical. Les tribunaux n’affirment jamais son efficacité.
La médecine, profession par excellence, sert de modèle à l’analyse fonctionnaliste de la professionnalisation (p.213). La création d’un territoire professionnel du magnétiseur n’entre plus en conflit avec les médecins et permet une complémentarité (p.256). La distinction des « vrais » magnétiseurs et des charlatans, la scientifisation du magnétisme forment les éléments centraux de sa professionnalisation. La quatrième partie se consacre à la métamorphose du naturalisme (p.279) par l’ouverture de l’institution médicale à une pratique analogique partiellement naturalisée (p.280).
Fanny Charasse tente, en vain, d’élaborer un constructiviste non relativiste et total en s’éloignant de l’hégémonie de l’ontologie des Modernes. Elle n’y parvient pas tout à fait en écartant, elle-même, certains griefs majeurs qu’on pourrait adresser à son étude notamment la déréalisation : « cette dérive du constructivisme se montre oublieuse de l’organisation sociale et des pratiques à l’origine des phénomènes étudiés, c’est-à-dire qu’elle refuse de prend au sérieux le fondement matériel des croyances, des savoirs… » (p.285).
Au risque d’un interlude chamanique, appendice curieusement rapporté à son ouvrage, dans les magies de la modernité qui correspondent mal à l’émergence d’un naturalisme réflexif non réductionniste (p.376). S’il s’agit d’appeler à une attitude réflexive consistant à encourager une articulation des ontologisations, elle fonctionnera au grain magique (p.383).
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