A Saint-Julien, dans le genevois français, boule un montagnard alpin, le 30 septembre 1983. Le petit montueux forcit entre la Haute-Savoie, Annecy et Bellegarde-sur-Valserine dans l’Ain : « Je suis un enfant des montagnes, des forêts, de la terre et des rivières » (Jérémy GALVAN, Chemins de traverse, Paris, La Fabrique de l’épure, Mars 2022, p.15). Le père, directeur d’un cabinet comptable et la mère, fleuriste, résident sur une parcelle, juste en face de la ferme du grand-père maternel maraîcher.
Dans ce biotope paysan, le gamin ne songe guère à cuisiner, juché le plus clair de son temps sur un tracteur avec des bêtes : « Seules les dames s’affairent en cuisine, un métier de femme et d’amour ». Toutes les vacances scolaires coulent, paisibles, dans ce paradis des souvenirs où le bricolage des bateaux ou des motos, tard le soir, avec le grand-père l’emplit d’un sentiment de plénitude. Avec ce même aïeul, l’adolescent à fleur de peau attrape des moutons et dépèce des lapins : « la consommation de viande implique la mort d’un être vivant ».
Premier dépaysement à 10 ans : les parents partent à Bourgoin-Jallieu, dans l’Isère. Le trublion passe du moulin à une petite cité. Deuxième trauma en CM1 : le divorce des parents. La maman établit son magasin de fleurs à l’Isle-d’Abeau, un village voisin. L’enfance balance entre deux mondes familiaux qui « s’appliquent à la table », un dimanche sur deux. Chez les jardiniers, la grand-mère maternelle paysanne issue d’une école ménagère pour jeunes filles, reçoit en grandes tablées dans la cuisine avec des plats campagnards : lapin à la moutarde en cocotte, gratin de cardons à la moelle, œufs mimosas ou son fameux gratin d’œufs durs à la béchamel et aux biscottes cassées.
Le gamin agité se délecte : « la table s’agrandissait à l’infini. Je n’ai pas oublié ses jus magnifiques, auxquels le four à bois donnait de la profondeur et une légère amertume ». Chez les pieds-noirs, du côté paternel, des espagnols aux lointaines origines irlandaises, dans une minuscule HLM, tous entassés, le délice affleure à chaque bouchée : la frita de poivrons, la tortilla, les omelettes aux pommes de terre, l’escabèche de sardines, le couscous et ses montecaos à la cannelle.
En 5ème, le rebelle en échec scolaire, hors-classe et incompris, hors-cadre et indocile, sort du jeu. Sa mère, en souvenir de sa tante qui avait suivi les enseignements d’une maison familiale rurale (MFR) lui en trouve une belle en technologie et en internat. A 14 ans, le « génial directeur » de ce service à la personne, lui donne un souffle de liberté dans ses stages : police municipale, mécanique, boulangerie, charcuterie, boucherie. Les six premiers mois à la MFR Balan, au-dessus d’Ambérieu-en-Bugey, dans l’Ain, en cuisine et pâtisserie le font souffrir : « Je rentrais en pleurant tous les soirs, très dur, militaire mais ma mère et mon beau-père m’exhortent à tenir ».
En fin de 3ème, en 1998, lors d’un essai chez Quick et Campanile, un ami l’entraîne dans un CAP cuisine au Château isérois de Chapeau cornu, à Vignieu. A 15 ans et demi, une soif de transformer la matière, un rapport direct aux produits, l’emportent dans la puissance inexplicable de « se brancher aux sensations ». Son premier professeur de cuisine, Joël JARDRY, grand supporter de l’AS Saint-Etienne, l’éblouit par sa façon de souder et d’emporter une équipe à la victoire en coach sportif avéré.
Lors d’un repas familial chez Bernard LANTHELME, un ancien de chez Bocuse installé à Saint-Alban-de-Roche, à l’ouest de Bourgoin-Jallieu, il observe les légumes tournés à l’ancienne. La vie se métamorphose, le garçon comprend l’acte tangible de « donner du plaisir en en prenant, la beauté d’un soufflé et les compliments d’un client, mon solfège ». A l’orée de sa majorité, le titulaire d’un CAP en deux ans, détale tout seul à Lyon, dans une chambre de bonne, avec une résolution insubmersible : « J’avais une maison en tête, Léon de Lyon, deux étoiles ».
En 2000, le futur lauréat du Trophée Chef Espoir de l’année 2014, rentre dans une institution lyonnaise fondée en 1904, dirigée par Jean-Paul LACOMBE. Ensuite, chez Alain ALEXANIAN, à l’Alexandrin, le petit-fils de paysans renoue avec le végétal et les épices, dans une proximité amicale des saveurs, entre le goût oriental arménien et les piments. Au Méridien Part-Dieu, à l’Arc-en-ciel, Christian LHERM lui montre un restaurant d’hôtel qui détourne l’hôte pour l’étonner.
En 2003, à la Tour Rose, le « magicien » Philippe CHAVENT**, l’imprègne d’art contemporain, de mode et de haute-couture : « Un jour, j’ouvre le frigo, je vois un bébé en plastique coupé en deux, farci de chair à saucisse. Il enduisait aussi les murs de pelouse ». Ce taiseux lui insuffle l’indépendance de création, la capacité de s’affranchir de tous les codes, de les casser sinon les briser. En 2011, le Membre du Jury Cuisine du Bocuse d’Or 2023 emprunte ses chemins de traverse dans son propre restaurant pour voir les choses autrement, dans une altérité principielle.
De ses fêlures et blessures, l’étoilé en 2017 tire une interprétation bien différente du réel en singularité : « La cuisine est une thérapie. Ces moments volés d’enfance, trop vite adulte, perdus, je veux les ramener à la sensation de pureté ». Inspiré par Ferran ADRIA, les frères ROCA ou MUGARITZ, ce Docteur Jekyll et Mister Hyde « locavoriste sans concessions » qui travaille sa culture halieutique fluvio-lacustre, provoque un lâcher-prise pour séparer le mental des agitations.
Revenant au primitif du trouble, il bouscule dans la centralité des arts. Sans beurre, sans pain, seule l’assise narrative déploie la « beauté de l’imperfection de la nature », son organique instinctif jusqu’aux céramique d’Ève Billard, issues des dialogues continus dans son atelier jouxtant le restaurant. Avec sa femme comédienne, celui qui rêvait de vivre au Québec élabore une danse structurée, une chorégraphie de l’instant : « Je ne goûte jamais mes plats, les goûts préexistent dans ma tête ». Hors-les-murs, le Chef de la rue la plus étoilée de France, désire pousser les enceintes pour rejoindre l’énergie de la forêt, un théâtre aux papillons dans le ventre.
La méthode réside dans une coupure avec la réflexion qui dépasse le produit, outrepasse l’assaisonnement, transcende la cuisson. La méthodologie tient dans l’absence de souffrance des équipes à savoir maintenir la bonne pression par une pratique holistique du service. Les rituels culinaires relèvent alors d’un chamanisme dialectique. Le haut-savoyard défend la planète dans une inspiration naturaliste qui le recharge mais revendique l’absence de contrôle chez le client : « je n’attends rien de personne, j’assume de dérailler, d’amener ailleurs, loin, de reconnecter, de bondir hors du cadre ».
Loin de la manie de la signature terminée, l’assiette narrative divulgue une scène où le mystère déstabilise le convive, la dégustation passe du commencement au dénouement. La cavalcade risque le clou d’un spectacle chorégraphié au diapason qui repousse les murs hors des murmures, pour « apporter du plaisir, placer dans une sphère vertueuse d’épanouissement ». Cette approche philosophique introspective, pratique entière d’un foucaldien en feu équivaut à rompre les règles du jeu dans le jeu même qui les fait jouer. Les rêves échappent à leurs limites. L’émotion se mue en ciel absolu.
L’expérience du passetemps s’affranchit de ses limitations. Au fondement de l’Etre, dans l’inspiration primordiale celée, seules la créativité et l’innovation éclatent au grand jour pour nous « emmener » sur le chemin d’un défrichage, fruit d’années de recherche. Le sentier en forêt se borde de saisissements, se barde de sensations inexplorées pour exalter tous nos sens. S’attabler dans le flux du temps dilaté requiert une patience du concept, une gaieté de la commensalité. Dans l’inattendu d’un paysage culinaire qui régénère des émotions d’enfance, dans une « pierre soulevée et des fourmis qui s’échappent », existe l’ébahissement d’une « connexion profonde avec les éléments ».
Au vrai, il s’agit, à chaque instant vibrant, d’honorer la beauté de la simplicité dans la clarté aporétique de l’évidence pour réinventer le restaurant. L’éveil des sens aérien vole en pain soufflé, skyr, fleurs, citron caviar. Dans l’eau, le bouillon de cèpes glisse avec son romarin. L’enfance s’étire en sorbet lichen, cacao, herbes sauvages, citron confit. Après, l’oursin des bois guinche en bavaroise de châtaigne, praliné sarrasin, huile de sapin, caviar de cresson. L’immersion se drape en chocolat blanc, tête et arête de poisson du Léman; farce de brochet poché, beurre œuf de truite.
La perche se tend au ketchup de betterave, tagettes et clémentine puis frite, carottes fermentées, confit de citron. Les sparassis poêlés fondent en choux fleurs, vinaigre de cerise, vinaigre de calamansi, vinaigre de miel. Le pain brûlé et beurre pommade répliquent à l’omble chevalier fumé. Le péché mignon loge dans un cube de foie gras poêlé au jus de canard, miel, clémentine, citron, citron confit. La terre crépite en betterave, sapin, amandes et cerise. La flamme pétille dans le chocolat blanc fumé, champignon eryngii, œufs de truite fumés. Sur le pavé, une pomme de terre en osmose avec une mayonnaise fumée, purée de pomme de terre enveloppe un jus de poulet, peau croustillante. Elle se farcit, en salade et poisson fumé.
Dans un battement d’ailes, le suprême de colvert surgit, sauce foie gras fumé, cacao, foie et cœur, guimauve, cuisse confite, vinaigre de myrtille. Ce moment intense de liberté touche à son final enchanté : tuile oignon, compote, salade sucrine aigre-doux; fromage frais de vache, échalotte et ciboulette frites. Les émerveillements de l’origine nous ramènent à la braise insatiable du silence : chocolat, fleur de sel, kalamansi; potimarron, clémentine, aigre-doux; chocolat, peau de poulet, caramel; aubergine, praliné tournesol; prune, caviar de fraise.
Le membre de la Bande de Gourmands cristallise sa vision poétique dans une esthétique de la surprise artistique et sensible peuplée par la clairière d’une forêt, un enfant des monts, des sous-bois, de la terre et des torrents.