A Saint-Lô, « capitale des ruines » selon le mot de Samuel Beckett, le 14 août 1992, surgit un costaud. Le père, natif de la ville aux gracieux remparts et tours médiévaux qui surplombent la rivière Vire et sa femme prisiaise s’installent prestement à Besneville, hameau de campagne. Dans cette famille pure normande où les grands-parents paternels exercent le rude métier d’agriculteurs, le voisin oignait le cochon. Le petit se remémore la fête, les souvenirs des anciens où la déférence pour les bêtes nourries et choyées existait encore, où le lendemain, au petit matin, le petit-déjeuner commençait avec le sang cuit au four.
Les grands-parents maternels, un couple solide formé d’une couturière et d’un constructeur de routes à la direction départementale de l’équipement, bien que gastronomes, éloignent du paysage culinaire. A huit ans, le père paysagiste, captivé par la nature, sensibilise le gamin aux joies sylvestres. L’éducation austère, sans télévision, enjoint à la lecture mais également à la « corvée » de cueillette avec la maman comptable : « on ramassait des mûres sauvages pour les confitures, des fraises au jardin, les odeurs, le parfum des fleurs, l’excellence de la terre, l’amour à l’ouvrage forgent un caractère ».
Le gourmand tenace se régale de viandes locales, de légumes biologiques. Ses appétences de bec sucré puis de sybarite salé se décuplent. A l’adolescence, l’élève « ni bon ni mauvais » n’a pas l’ombre d’une idée de sa voie mais il vise la boucherie : « aujourd’hui encore dès qu’il y a une pièce de viande, je me précipite ». Lors de son stage de trois jours, en troisième, tout s’éclaircit soudain. A l’Hôtel des Ormes, dans la rue centrale de Barneville-Carteret, un plat rustique l’émeut, « une terrine de pommes de terre ».
Tout l’envoûte dans ce paradis de poche, l’ambiance, la force d’une équipe où, pour une fois, chacun compte : « Ni à l’école, ni dans le sport, je ne ressentais cette osmose ». Le judoka baraqué qui soigne son intensité, enchaîne derechef, à 15 ans, sur un CAP-BEP Cuisine en alternance au CFA d’Agneaux dans la Manche : « Ma mère cuisinait beaucoup, le boudin frais par exemple. Ma grand-mère maternelle faisait un riz au lait inoubliable. La gourmandise coulait de source ». En 2007, Yannick LAMY, chef du restaurant traiteur « Le P’tit Bourg », dans le joli village des Pieux, proche des plages de la côte ouest du Cotentin, chez lequel Victor Leboucher débute, l’oriente ensuite fermement vers Régis MARCON*** en 2009.
Ce cuisinier « pile électrique » façonnée par Christian WILLER, au Martinez, éperdument attiré par la tendreté de la matière, l’adoube pour que le jeune homme timide maîtrise ses choix, perçoive la dimension suprême de l’art culinaire. A peine majeur, un peu perdu, l’impressionné n’évolue plus dans la même eau. La brigade du maestro du champignon, pédagogue attentif, comprend trente lascars : « Je me sens tout petit, je ne comprends pas ce qu’il se passe autour de moi ». Dans ce village de deux cents habitants qui compte sept hôtels, Jacques MARCON et son second, Benoît VIDAL, réveillent le commis à la viande : « La mise en place, le poste le plus difficile, j’avais un lapin avec dix-neuf garnitures ».
Avec ses enfants, l’ermite de Saint-Bonnet-le-Froid cueille la ciste, l’achillé, le silène enflé, la pimprenelle, l’oxalis, la mélisse, et last but not least, les violettes exquises pour les salades festives de l’été. Le skieur de fond, en sage montagnard, lui montre que la grande cuisine se crée en ramassant des herbes et des fleurs alentour. La précision du palais absolu et imparable de Régis MARCON le calme. L’apprentissage de la patience aussi : « sur le passe en pierre volcanique, nous passions des matinées entières à éplucher des kilos de girolles, des clous jusqu’au service ».
En 2014, le candide rigoriste tombe sur un roc, le grand pâtissier de la maison, Christophe GASPER qui effraie tous les mitrons sauf lui. La même année, Laurent CESNE, alors chef propriétaire de l’iconique Hôtel La Marine, à Barneville-Carteret, le réclame pour une saison : « Je n’avais pas fini de partir et de revenir ». Michel BRAS l’inspire par ses livres sur les plantes sauvages. En 2015, Régis MARCON le rappelle pour seconder son chef pâtissier dans un poste singulier et stratégique.
Victor Leboucher approfondit les architectures sucrées, les sorbets à l’ancienne : « J’idolâtrai ce puits de science qui m’a appris le grammage, la précision absolue du détail, la temporalité de l’assaisonnement, le tablage du chocolat sans sonde, à la lèvre, les colombes en sucre tiré pour les pièces montées ». A 22 ans, à la suite de la lecture d’un numéro de THURIES Magazine consacré à Michaël ARNOULT**, aux Morainières, à Jonguieux, le garçon déjà capable seconde, sur le champ, l’ancien élève d’Emmanuel RENAUT. Cette autre cuisine montagnarde, fluvio-lacustre, loin de l’iode, l’influence par ses truites, sa fera, son tartare d’écrevisses et ses dressages dignes d’un MOF.
En 2018, le tropisme savoyard continue grâce à des amis anneciens. René et Maxime MEILLEUR***, père et fils, à la Bouitte, le reçoivent dans leur maison de famille en haut d’une montagne. En deux ans, il ouvre le bistrot « Simple & Meilleur » et monte au poste de second du triple étoilé : « Une cuisine brute qui part de produits bruts avec des valeurs campagnardes qui m’évoquaient mon grand-père bougon au grand cœur ». Le sensible qui encense ses maîtres, après dix ans de travail fou, voyage à pied, en sac à dos, à travers l’Asie.
Ce périple en solitaire le transforme radicalement par des rencontres de grands voyageurs et de véridiques habitants : « des porcs au caramel extraordinaires, des fruits tropicaux uniques, des petites saucisses laotiennes à la citronnelle, des poulets rôtis au poivre de kampot et au jus de citron vert. Archi-bon ». A 31 ans, de retour à sa source normande, au MARNAGE, dans LA MARINE, à Barneville-Carteret, Victor LEBOUCHER prend ses décisions à la maison : balance sucré/salé, volonté de ne pas échapper au terre/mer dans un style poétique qui efface sa technique, désir d’articuler un cadre à l’air du temps, ne pas s’enfermer dans l’ultra local.
Avec le Cotentin qui « coule dans ses veines » où les pécheurs sortent du havre carteretais sans jamais savoir s’ils rentreront, avec un terroir iodé qui estampille les mouvements subtils d’un paysage, avec un excitant spectre de provenances, Victor LEBOUCHER affirme la logique post-iodée de son écriture. Le cabri s’élève dans une ferme toute proche. Les chanterelles émergent dans les sous-bois moussus français. Les tomates poussent à Saint-Sauveur-de-Pierrepont, une centaine d’âmes ensauvagées par l’herbacée mexicaine de pleine terre : « les peaux s’enlèvent toutes seules ».
Le basilic et la celtuce grimpent à Néou, charmant village à la végétation normande typique, champs enclos de haies bocagères, petits bois et marais. La cueillette traverse toute une vie, dans les futaies, au bord de la mer, des herbes iodées sur des terres en jachère. L’houmous de lentilles associe l’esthétique à l’esthésique : « C’est beau, c’est bon, on éprouve du plaisir, on découvre des saveurs, on mange des produits d’ici, on est chez nous, on veut faire durer et perdurer des moments ». Les matins d’huile, au lever du soleil, une magie passe.
La mer au plein, les bateaux grisés, les couleurs insaisissables du rivage bercent le romantique chasseur sous-marin en apnée : « De ma cuisine, je vois l’arrière du port, les bords de Côte. Aujourd’hui, je veux faire du génial avec du local, les fleurs, je les plante et je les cultive moi-même ». Le crabe accompagne l’araignée de mer dans une mayonnaise aux poireaux, émulsion au poivre de Tasmani de la plantation Petite Rivière. Le bar s’habille d’un ragoût de petits pois, crème fraîche & caviar.
Le lapin de Catteville se gibelotte dans un foie gras et champignons, tartelette foie et trompettes de la mort sautées. Le chèvre frais s’accommode au maïs et miel de pissenlit. Le chocolat grands crus Tulakalum, sorbet aux herbes et feuilles croquantes nous ablue de sa puissante fraicheur végétale. Le blanc-manger, mélisse et abricot guette l’estran, ce crépuscule secret de l’heure bleue.
Photos : DR - Agence Captivate