Au Paradis, Frédéric ROBERT rafraîchit l’un des Edens de la capitale, au pied de la haute Cascade. Dans cet incroyable Pavillon Napoléon III à l’exquise terrasse, il marque toutes les nuances, nous bascule sur l’oreiller des délices. LA GRANDE CASCADE une grande maison aux goûts subtils qui nous enlève vers l’envoûtement secret du diadème.
Le manteau forestier du Bois de Boulogne à l’orée de Paris, l’illustre champ de courses de Longchamp avec ses élégances historiques, la roseraie intrigante de Bagatelle, la charmante ouverture du Pavillon, le mobilier en bois rares, les escaliers princiers, la terrasse ombragée de délicieux parasols, le doux jardin, la salle à manger en ogive, la claire baie vitrée dix-neuvième et les sobres salons qui la ceignent, tout affecte et tout trouble pour qui ignore les ors et lambris, les luxes et conquêtes des demeures cossues. L’arrivée annonce presque une partance, une excursion romantique insensée à deux foulées de la capitale. Le temps remonte jusqu’à Napoléon III où les fantasmes du relais de chasse abondent en refuges aristocratiques. Paré en restaurant à l’occasion de l’exposition universelle de 1900, le
Pavillon de la Grande Cascade symbolise toujours un établissement de prestige, habitués à accueillir des personnalités d’exception.
Le lustre d’antan encore inscrit dans la bravoure du décor, les têtes couronnées laissent leur place aux nantis de l’ouest. Afin de nourrir la légende et d’éblouir leur clientèle, Georges et Bertrand MENUT, maîtres des lieux et du cérémonial, vise haut. Ils s’allient à Frédéric ROBERT. Le second le plus talentueux de sa génération présente des ambitions légitimes. Ivre de travail, calme et rieur, 46 ans, orfèvre, expert en dosage et charpente. De son style posé se dégage une verticale autorité, des plats goûteux avant que de se savoir goûtés. Il manie aussi bien le classicisme absolu magnifiant exclusivement la noblesse des potagers de terroir que les sorties aériennes translucides.
En fait, la façon de Frédéric ROBERT évapore toute standardisation dans un registre vivace, parfois fripon. Fertilisation du répertoire, puissance aromatique des entrées canailles. Ici, les arts de la table engendrent le fastueux et l’orthodoxe mais renferment une vraie signature qui se signale par sa délicatesse et sa légèreté. La viande recouvre sa juste valeur, les approfondissements complexes sur le cuit/cru/croquant filent avec virtuosité. Existe une profonde cohérence entre le libellé des plats et les sensations afférentes à leur dégustation. L’écriture des mets tourne au singulier. Sans emportement, sans tabous mais avec une farouche précision sans cesse réitérée, le découvreur effacé de la Cascade émerge. Un exercice spirituel de goût ouvre une fête dont on sort groggy, comme égaré par le faste, une suspension en volupté à partager avec une poignée d’ôtes triés.
Cravate oblige et veste requise pour rendre hommage aux lieux et à leur historicité, la partition de la brigade règle les appétits en filigrane. Le client, dans une posture passionnée et souvent lyrique, exulte paisiblement. Le décor emporte dans un autre monde, le temps d’une soirée à la belle étoile. Hormis les déclarations bravaches à la méditerranée, les occurrences bistrotières sévèrement revisités à la mode châtelain, cette haute gastronomie montre trempe et finesse conjointement. La tradition n’ennuie jamais lorsqu’elle danse dans sa netteté tenue. Le parisianisme endossé diffuse, pour lors, le frisson au moment fatidique des desserts : sphères déstructurées et coussins duveteux.
Parigot de la rue Lepic, Frédéric ROBERT quitte, dans sa prime année, sa butte pour suivre un père paysagiste happé par les Parcs et Jardins. Il passe son enfance à Etrépagny non loin de Gisors. A 12 ans, à Rouen, la fainéantise avale sa troisième. « Incapable d’école, viré partout ». A 16 ans, le tutélaire interroge le fiston qui s’imagine bien électromécanicien ou dessinateur industriel. Mieux, par l’entremise de son protecteur, il rencontre le directeur de la réputée Ecole Hôtelière de Rouen. Coup de tonnerre : Frédéric ROBERT « ne veux surtout pas opter pour la cuisine mais la salle ». La maman, fin cordon bleu, excelle dans les repas dominicaux. La grand-mère maternelle accommode les sauces. En 1978, alors qu’il opte pour les deux formations en parallèle, lors du premier cours de cuisine, la brunoise éclaire soudain l’existence. Il observe son père peindre, construit des maquettes d’avion, cajole les figurines de plomb.
Ambiancé par l’uniforme et la joie de la matière, il termine troisième de sa promotion. « Le flash ». La fièvre des vieux livres de cuisine le saisit, en esprit libre, Frédéric ROBERT expérimente son nouveau secret toutes les fins de semaine. « En bosseur fou, je fais tous les extras ». Transcendé par les beaux endroits et la clientèle huppée, il aime Rouen mais s’ennuie « dans la cambrousse ». Son BEP empoché, il escompte Strasbourg ou Le Touquet mais la volonté de travailler dès sa majorité gagne sur tout. Embarqué à Deauville, au prestigieux Club 13 Normandie, propriété de Claude Lelouch, il ne tient pas plus d’une année. Le lieu prime l’assiette. L’atmosphère respire « La nouvelle cuisine (Guérard, Bocuse, Chapel, Vergé, Troisgros), il « rêve à fond », enfoui dans la Collection Lebey. Le métier se présente à lui.
En 1982, son maître lui ouvre les portes dorées du Crillon. Jean-Paul BONIN, 45 ans, en ce temps, règne en maître redouté, venu du Bristol, escorté par trois cadors : André SIGNORET, Jean-Pierre BIFFY, Christian CHETIN. Place de la Concorde, au gracieux milieu des monstres. Trois « plaque tournantes » imagent l’époque : LEGAY chez DOYEN, DURAND au Relais de Sèvres, BONIN au Crillon. Durant un an, la propédeutique violente. Les « gardes à vous » en brigade, les petits déjeuners dès potron –minet. S’en suit un bref passage instructif chez Michel PEIGNEAU** à Châteaufort. Frédéric ROBERT veut en découdre, il arrose Paris de candidatures. A 70 ans, en 1982, Raymond OLIVER le convoque. Yves Labrousse le seconde. Coup de théâtre : le groupe Concorde absorbe le Véfour. Le maître de la Cascade voit réapparaître les grillons du Crillon. Les gros bras ne préservent que le petit commis car il respecte le poisson, écarte le sucre.
A 25 ans, en 1984, promu chef saucier, il « accroche avec » Bernard PACAUD alors au quai des Tournelles timbré deux étoiles. Le 2 février 1985, Frédéric ROBERT, sous-chef de l’Ambroisie, jubile en décrochant la troisième. « Il tient la baraque », se souvient de sa petite grand-mère, serveuse chez l’écailler Lambel, passage du Havre, près de la Gare Saint-Lazare. Il se rappelle ses week-ends en apnée délicieuse. « Depuis 30 ans, je sculpte le goût. Artiste par mon père, fibre de cuisine par ma mère.» Il évoque les longues heures fécondes passées aux côtés d’Alain SENDERENS, « le maître formidable artiste, un intellectuel pour un travail manuel. Personne n’a autant réfléchi sur la cuisine que lui notamment sur les accords mets vins. ». Alerte avec les précurseurs, « la rigueur dans la peau », Frédéric ROBERT use de l’art consommé du choix du produit, de son évolution, domine l’assaisonnement au sens le plus large. Cuire les choses, tout goûter dans l’humilité. L’un de ses plus grands chocs émotionnels : avoir vu pleurer Claude PERRAULT, au Vivarois, la tête enfoncée, humant un panier de truffes.
A l’instar de sa complicité unique avec son épouse peintre, il sait l’importance des couples de cuisine : Bernard et Danielle PACAUD, Alain et Eventhia SENDERENS. « La femme est centrale dans le système, elle cadre, donne force et motivation ». Par delà, un cuisinier invente un style. Frappé d’hypotrophie du moi, sans cesse en proie au doute, Frédéric ROBERT n’admet pas de place au hasard dans sa sibylline sagesse. Sensible à la musicalité de son fil conducteur, il n’œuvre plus à sortir de l’ombre. Il existe dans son propre jour, trouve sa manière en éclats. Une forme en adéquation avec le lieu. A l’écoute de la structuration esthétique de l’acte culinaire contemporain, il crée des recettes montées sur une simple assiette lactescente. En créateur mental paysagiste, il éprouve la vérité de la déco sur le piano. Pourtant, le goût prend le pas sur l’oeil : « Je ne déshabille pas une recette ». Les grands plats résistent à la modernité, demeurent Napoléon III.
Conscient qu’un chef au cœur de son temps propose une autre dimension, le reflet d’une société, Frédéric ROBERT ouvre le champ « 100% saison », essaie de penser la gastronomie dans le moindre génie du détail, la minuscule étincelle. Des encyclopédies du palais plein la tête, il passe de la pénombre à la clarté au rythme de ses impulsions. Patient, sportif, fuyant les mondanités comme la peste, il se consacre à sa femme, indéfectible soutien, ainsi qu’à ses trois enfants dont l’un suit l’institut Vatel. Il espère, le soir venu, que ses assiettes transmettent des messages au même titre que les caddies débordant des supermarchés. Ouvert à toutes les stylistiques, le thon nippon le fascine. Dans son Paris qu’il aime, « le premier marché du monde », en éveil, il court après les idées, dans les ruelles étroites, dans un magazine, en conversant avec sa mie.
Sa dernière trouvaille : « La Gastronomie pratique » (1907), le prodigieux ouvrage d’ALI-BAB » (1855-1931). Ingénieur des Mines, gourmet pointilleux, Henri BABINSKY, de son vrai nom, rapporta 5000 recettes de ses voyages dans les gisements d’or et d’argent en Amérique et en Afrique. Celui qui affirmait « être gastronome ou mourir d’ennui !» inspire joyeusement l’homme du Bois de Boulogne : « Pomme de ris de veau cuite lentement, olives, câpres et croûtons frits. Herbes à tortue comme au Moyen Age ». Un jeu sur la texture, une caresse gourmande. Frédéric ROBERT voyage dans les campagnes, il puise sa source d’inspiration sur les marchés du monde pour les couleurs, les calibres, la dynamique des formes. Les exercices imposés, explosés. Avec Michel AUDOUZE, le bar épouse le margaux, la farce des cèpes vire à l’émotion tremblante.
Au merveilleux Pavillon, avant chaque service, Frédéric ROBERT tient ses soixante personnes, retient son souffle. Il honore des « vivants génies comme Gagnaire et Passard » avec « une cuisine classique dans l’air du temps », espérant qu’un jour, des visiteurs citent ses créations telles le « Canard Apicius de Senderens ou « le homard à la vanille ». Limpide, légère, canonique, crayonnée à la vitesse d’une architecture, sa vision originale se perche dans les sauces ou les garnitures. L’audace vient de l’assaisonnement, d’une réduction pointue, d’un zeste sous la peau, d’un gingembre râpé à la toute dernière seconde, d’un dé de beurre noisette, d’une stratigraphie de l’acte de cuire. Un grand chef ne se ressent pas sous les langoustines royales mais sur un filet de maquereau ou une sardine à l’huile. Inquiet de l’évolution des ressources naturelles, notre rouennais montmartrois avoue que « cuisiner à ce niveau est un luxe ».
Il transmet à ses enfants la cueillette du noble produit, la reconnaissance du travail éthéré, la curiosité de la nature, un style de dressage. Il entretient son corps, jardine, fréquente les salles obscures. « Je n’exerce pas de métier mais un sport de haut niveau ». « Pendant trois heures, il faut en foutre plein les carreaux ». Vite lassé par ses propositions, il anticipe les improvisations autour de la courgette. « Je vais de l’avant ». Avec ses sémillants amis médecins, il soupçonne que « la cuisine est une affaire presque pathologique ». Ephémère, inoubliable, son lièvre à la royale respire sa philosophie du paradoxe. Un plat qui rentre dans l’histoire raconte des histoires. A dessein, le libellé pictural déploie dix mots. Frédéric ROBERT, en juste chasseur poète joueur de scrabble, suggère la méticuleuse identité du lisible.
Fugace fenêtre céleste, nuage lumineux, l’heureuse Cascade impose son retrait, à dix minutes des Champs, pour tout oublier, quelques heures, sur une autre glaise, dans le déclic naturel du plaisir. Heureux dans sa vie, radieux dans son lieu, le Chef espoir 2 étoiles ranime la substance dans la traversée de la portée, construisant chaque pièce telle un intense chef d’œuvre qui nous effleure. Dans sa virile féminité, il ne veut pas « meurtrir la chair ». Sa gestuelle épurée joue la matière d’un raffinement intégral, esthétique du moindre détail sans onanisme superfétatoire. Tous les jours, reproduire avec l’œil, à la perfection, les gestes de l’action. Or, la cuisine inactuelle, poétique, de l’amateur de jaguars, entremêle d’infinis substrats : le temps, la fraîcheur, le jour, la nuit. Inspiré par des modèles (ALLENO, FRECHON, ROUQUETTE, LE SQUER, LEDEUIL), Frédéric ROBERT réfléchit son métier de paroles et de tête. Il n’engage que des collaborateurs passionnés, insérés dans son système.
Il exige « le coup de génie » ou « le grain de folie ». La création, gymnastique acquise chez Senderens, engage un puzzle à tiroirs. « Ma force est ma femme qui me canalise. Affirmer son caractère en second loyal qui s’émancipe de la paternité et s’en délivre ». Frédéric ROBERT sort de l’ombre dans laquelle il a longtemps été tenu, d’une modernité sans extravagance, d’une pureté sans prétexte, il jette un regard nouveau, il allie rigueur et subtilité. Il précise ses orientations par un sens inouï de la nuance. La fréquentation de très belles maisons lui a appris le sens progressif des responsabilités, la pondération, le gouvernement des hommes. Aujourd’hui, à la quarantaine panache, flamboyante, il ne se veut plus « chef de chef » mais prend son envol, seul maître à bord, en pleine lumière. Amateur d’art et de mobilier contemporain, il passe ses moments d’évasion à La Baule sur un catamaran. Sa philosophie de la cuisine tient dans l’aisance, le respect de l’héritage, des convives et de leurs envies.
Il ne déroute à tout prix mais cherche l’harmonie des consonances pour produire d’inoubliables instants. Une simplicité subtile et logique : un grand produit de base bien articulé avec intelligence, finesse, adoubé par un sens esthétique certain. Les grands traditionnels se revisitent avec audace par des cuissons à la vapeur moelleuse, des infusions rehaussées d’épices. L’hommage magistral au passé prend la forme de chocs adéquatement orchestrés entre des niveaux de texture ou des frontalités ductiles entre les goûts d’ailleurs et le goût français. Poésie structurée, douceur enlevée, tendresse hantée par une présence royale : « Fleurs de courgette ivres de girolles. Couteaux en coque, citron et gingembre rose ».
Photos : 1 : le chef : T.Dhellemmes – 2 à 5 : lesrestos.com
LE PAVILLON DE LA GRANDE CASCADE
Allée de Longchamp
75016 Paris
Tel : 01 45 27 33 51