Le 20 avril 1987, à Saint-Germer-de-Fly, non loin de Beauvais, dans le pays de Bray, un garçon de cœur ouvre les yeux. Le père, employé à l’usine du coin et la mère, commerciale dans le prêt-à-porter, ne s’éveillent pas au creux de la nuit pour la gastronomie mais reçoivent lors de beaux déjeuners dominicaux. A Amiens, le puiné, en danseuse sur sa bicyclette, taquine son frangin de treize ans son aîné. Le préadolescent, à cheval entre Picardie et Normandie, visite souvent son grand-père maternel charcutier, ancien garde-chasse à Aumale : « Un personnage, il travaillait des viandes pour ses amis, le cochon, les pâtés, le boudin noir, je me souviens d’un petit appartement avec de grosses marmites d’où des odeurs alléchantes de fonds blanc s’échappaient ».
Le lauréat d’un Bac série ES tempère l’ambiguïté de son hapax à nourriture : « une assiette de pâtes au fromage avec du jambon pour le sport ». Dans le même temps, l’étudiant en économie et gestion, actif dans le monde associatif, ne cesse de penser que, si sa mère s’affiche en piètre cuisinière, il s’agit peut-être d’un acte freudien réussi pour l’émancipation de la gent féminine. En 2011, le titulaire d’une licence à l’Université Picardie Jules Verne qui n’aime rien tant que débattre avec ses aînés sur les sciences humaines et sociales, ne pousse pas ses parchemins pour un tout autre chemin : la Martinique.
Un vent nouveau le picote dans le dos, ce désir d’ailleurs chevauché par un balai de sorcière qui chatouille : « sortir de sa campagne, voir du pays, toucher à tout, s’intéresser à tous, sans doute car mes parents ne baroudaient pas trop ». En 2012, après l’oisiveté de la villégiature, le serveur improvisé d’un minuscule restaurant ultramarin prise « cette ambiance simple de pizza, ces horaires de fou, un peu masochiste ».
En 2013, de retour à Amiens, celui qui frise l’antonomase du Père Goriot s’essaie à de nombreux emplois, tour à tour afficheur coordinateur terrain chez JCDecaux, agent immobilier, courtier en assurances. Le triathlète à ses heures tâtonne, en quête d’un métier aux savoir-faire solides pour voyager partout dans le monde en « nomade-vagabond ».
L’équation compendieuse se dénoue. La solution s’impose, magistrale : cuisinier. En 2014, le kitesurfeur, en accéléré, décroche son CAP Cuisine à l’Ecole Hôtelière amiénoise Saint Martin. Sur sa belle lancée, il réalise, toujours dans sa propre ville d’adoption, son apprentissage à l’Auberge des Hortillonnages. Là, dans ce sérieux bistrot traditionnel terre et mer, il renoue avec « l’adrénaline du service, pas de prise de tête, se faire plaisir, simple et efficace et surtout faire plaisir aux autres ».
Le béotien, dans la baraka fugace de sa bonne étoile, grâce au frère du Chef, Patrick LEFEBVRE, maître d’Hôtel réputé, se voit propulsé à Eugénie-les-bains, chez Michel GUERARD***, légende vivante : « Je prends de plein fouet, un rythme soutenu parfois violent. Le goût et le plaisir de l’effort l’emportent ». Le cycliste assidu ne craint pas de rentrer lessiver et rincer, d’explorer « jusqu’au fond de ses tripes ce métier de limite ». Cette petite année passée dans l’ombre d’un grand maître l’électrifie.
En 2015, le commis au Fer à Cheval, à Megève, dans un Hôtel 5*, suit sa compagne Spa Manager dans une tout autre atmosphère de vie, l’alpage, dans un bel établissement de station savoyarde édifiée en 1938. En un clin d’œil, le pouponné aux traditions bascule dans une autre dimension au poste de chef de partie au Planxa, auprès du médiatique colombien de Bogota Juan ARBELAEZ GUARIN sis à Boulogne-Billancourt. Celui qui apprécie les changements d’échelle saisit rapido ce que signifie improviser, ouvrir les frigos, arpenter les marchés, charpenter un plat : « la cuisine, c’est aussi attraper les aliments qui se tiennent sous notre main ».
A 28 ans, le versant graphique et coloré, tendance et structuré, l’attire : « un travail simple sur un maquereau au chalumeau avec une petite marinade, une vinaigrette de tomates au colombo, estragon ». L’année suivante, le chef de partie s’évapore pour une autre Caraïbe, à Saint-Barthélemy, au Taïno, dans l’Hôtel Christopher 5*. Le cadre festif, la vie rêvée ne comblent pas pour autant son appétence pour l’excellence. En 2017, le chef de partie au Blizzard-La Mourra Chalets privés & Hôtels 5* à Val d’Isère, retourne dans les montagnes savoyardes.
Seul, au chaud, il apprend la plancha avec de très beaux produits frais dans un service cadencé de 80 couverts. Autre aubaine de méthode : la carte aux influences franco-japonaises établie par l’ancienne équipe de l’Atelier Robuchon Paris 7ème. En 2017, chef de partie tournant au Skiff Club**, auprès de Stéphane CARRADE, à l’Hôtel Ha(a)ïtza 5*, au Pyla-sur-Mer, Romain MATURA expérimente un établissement discret mais un style de haut vol avec ses produits nobles, sa touche singulière d’algues, d’épices ou de condiments : « C’est l’homme qui m’a le plus marqué, une base très classique alliée à des voyages, sa compagne réunionnaise, une influence des altérités. Une nouvelle carte dans l’après-midi, ultra-créatif, à la criée ».
En 2018, Romain MATURA accède au poste de second junior au restaurant Le Cinq & Le Cœur* dans l’Hôtel 5* Au Cœur du Village, à La Clusaz. Aux côtés de Cédric HEURTEBIZE, ancien fidèle lieutenant de Joël ROBUCHON, il complète sa connaissance de la gestion des cartes, des changements de plats mais également de la direction d’équipes. En 2019, celui qui alterne la solarité ilienne ou la lumière sudiste et les hautes montagnes, pose pied en sous-chef de Julien Richard, à L'Océan* au Grand-Hôtel de Saint-Jean-de-Luz.
En juin 2020, le sous-chef au Moulin de la Gorce*, auprès de Pierre BERTRANET, à La Roche l'Abeille, en Haute-Vienne, redécouvre, comme à ses balbutiements, les joies d’une petite maison familiale dans laquelle il réapprend la simplicité culinaire : « un grand professionnel, des farces montées à la main, l’essentiel, le classique intemporel ». Depuis avril 2023, à 35 ans, le chef du restaurant Mémoire, dans le Domaine de la Borde, à Vernou-en-Sologne, approche un lieu majestueux du XVIIème siècle : « je ne fais pas de cuisine solognote mais j'aspire à mettre en avant ma passion pour le classisme, la nature et la richesse de ses produits, une cuisine responsable et moderne répondant aux enjeux de notre temps, adaptée à l’environnement du coin, des champignons, de la forêt, de la chasse, des étangs ».
Fruits et légumes du Château, sans ostentation ludique ni arrogance technique, se voient agrémentés de produits originaux. Loin des manies ou manières, « on vient bien manger sans rien d’intellectualisé ». Des fondamentaux aux provenances les plus naturelles à la saisonnalité précise, le Chef des cuisines choisi par Anabelle et Jean-Marie de Mourgues, « pimpe » une épice, une herbe bien élevée ou une plante plus sauvage. Les assaisonnements subtils réveillent par l’aromatique jardinière.
Les canapés accueillent, sans aucun écueil, sous un double moelleux spectral : arrancini et cecina de Bœuf, toast melba à l’aubergine et fleur de fenouil. L’amuse-bouche enveloppe par sa brouillade d’œuf légère, crème montée à la vodka, caviar de Sologne et mouillette de brioche toastée. La maraîchère ne joue pas la maréchale : légumes et fruits de saison, crus et cuits, vinaigrette calamansi & curcuma, gremolata. Les quenelles de brochet se tiennent, souveraines, gratinées au moment, sauce crémeuse au safran, fondue de poireaux au beurre de galanga, œufs de poisson.
Le sandre cuit « au plat » enlace les ravioles de champignons de forêt, fumet crémeux parfumé à la citronnelle, jus corsé au café et laitue braisée du potager. Le chevreuil à la tendreté diaphane fait le dos rond rôti, courges du potager en gnocchis et en pulpe aux épices Apicius, pâte de coing confit à l’ail noir, jus aux baies de genièvre. Le nougat désaltère au Selle/Cher en prédessert. L’Île flottante passe en silence : crème anglaise infusée au jasmin, pulpe de cassis, mûres et estragon. Les mignardises, lucioles miniatures méditatives annoncent le miel de la nuit : macaron citron, cookie dulce & café.