En Lorraine, à Créhange « où naissent les anges », descend, le 25 avril 1976, un grand singulier. Les parents agriculteurs ne prisent pas l’architecture céleste ni divine mais choient leur exploitation agricole en polyculture : « Je connais bien la terre, j’y ai joué gamin et grandi ». Le petiot chérit les fortunes et luxuriances du jardin. Tout un paysage culinaire, mieux, un horizon s’annonce devant ses yeux dès lors débouclés : « On a toujours bien mangé, lapins, cochons, volailles, jusqu’aux céréales. Je tire une carotte, regarde un petit pois ».
Cette vision des nobles produits de la ferme laitière indique, ipso facto, la sensation trigéminale. A la vigueur de l’âge, entouré de ses trois sœurs, la cantine l’accable. Le « fan de vanille » recherche le goût de son enfance : « La relation avec la matière me parle ». A 13 ans, l’adolescent tangue entre le régime gastronomique et le régiment. Il confie à ses alliés son brûlant désir de mettre les mains à la pâte. Ouverts mais perdus devant cette terra incognita, ils l’acheminent en préapprentissage dans un établissement voisin pendant les vacances : « Ordre, rigueur, discipline, créativité artistique, j’aimais ces ingrédients ».
En 5ème, sa sortie sans acrimonie du système scolaire le ravit. Au CFA Henri Nominé, à Sarreguemines, entre 1991 et 1994, CAP et BEP Hôtellerie-Restauration en bandoulière, il brûle les étapes sans les brouiller : « La cuisine, une évidence, un flash. Je voulais transformer, toucher, mélanger, penser la construction et la réalisation, m’amuser au goût ». Là, son premier mentor le remarque, le juste mais sévère professeur Louis HEITZMANN, qui forma aussi Michel ROTH : « J’aimais tout et tout associer. Je liais et il me disait : « tu complexifies, le jour où tu feras simple tu trouveras ton style » ».
En 1994, dans le meilleur restaurant régional, il déboule pied au plancher à l’Hôtel Europe, à Saint-Avold, en Moselle. Eugène ZIRN, chef ami de la famille, le forme à l’ancienne : « sérieux, dur, des heures infinies, un rigorisme presque tortionnaire, des moments violents pour un enfant ». Hébergé par sa sœur, il puise toute son énergie au tréfonds de lui-même pour entrer dans le monde des adultes : « J’avais la volonté, l’opiniâtreté, la hargne, la révélation ». La petite flamme qui monte atterrit dans la bataille parisienne.
Le commis au Fouquet’s ne s’attarde pas sur les Champs. L’homme de l’Est affectionne la lumière du Sud. En 1995, à l’Hôtel de Paris, à Monaco, le coloriste baigne dans son élément. A Saint-Rémy-de-Provence, en 1998, le photographe grimpe chef de partie au côté Vallon de Valrugues. En 1999, un petit mois seulement module sa musique par la rencontre hallucinée d’un hallucinant, un titan du tian : Jacques MAXIMIN.
Le maestro sudiste pourtant natif du Pas-de-Calais côtier dont il se sent très proche le percute par son marché total, spontanéité directe, son sens de l’écoute du client, sa joie du produit : « Une fougue ». La même année, celui qui saute de chef de partie viande saucier à sous-chef en moins de trois ans, à La Chèvre d’Or, à Eze, se tient aux flancs d’un autre instigateur majeur : le picard Jean-Marc DELACOURT**. Ce grand nom de la profession, MOF1991 le canalise : « J’avais trop d’idées en tête, il m’a recadré, structuré, appris à me poser, à réfléchir. Nous passions des heures l’un à côté de l’autre, dans le silence des gestes. Il arrivait, il construisait un plat ou un jus de légumes, un fond de veau ou de crustacés dans l’observation ».
D’un dé à coudre jaillissaient des pigeons et des grouses. Le métronome des sauces laisse échapper son disciple au Grand-Hôtel du Cap-Ferrat une saison. En mars 2003, Olivier STREIFF accède à son premier poste de Chef au Vista Palace à Roquebrune-Cap-Martin. En 2005, il publie ses premières photos dans Thuriès Magazine. Chef au Maya Bay, dans la principauté monégasque, en 2006, son propriétaire et investisseur, Jean Victor PASTOR, ne connaît pas de limites. Il confie toute procuration à sa folle imagination. En compositeur du goût d’une grande originalité, avant-gardiste, le jeune chef métamorphose les légumes en entremets. Joël ROBUCHON et son bras-droit, le sarthois Éric BOUCHENOIRE, s’attablent en habitués très peu habituels.
La pression galvanise. Les premières créations de l’homme à la mèche gothique scotchent par leur précision peaufinée, leur justesse claquante : « foie gras à l'arabica et sorbet au vinaigre, thon mi-cuit émulsion de tomate-réglisse, risotto au nougat, langoustine au chocolat ». En 2011, le chef-propriétaire prend son envol à la « Raison gourmande » à Beaulieu-sur-Mer. En peintre qui accouche de la nécessité intrinsèque d’un style, le futur grand de demain Gault&Millau 2013 bouillonne.
Il met un point d’orgue à la sauce, culminant dans une vinaigrette, une émulsion, sceau de la culture française. Sa manière poétique se traduit dans un « homard, jasmin, coquelicots ». Elle se fait mot et surtout motus : « Quand on a plus de mots quand on mange, c’est le plus beau des poèmes. Tout s’arrête, en suspension, on voyage dans l’instant. Se faire emmener est créateur de souvenirs sans émotions galvaudées. La musique traverse le temps, les modes, l’espace. On se connecte. Des gens me parlent d’un plat qu’ils ont mangé il y a quinze ans ».
En 2015, Olivier STREIFF se hisse en demi-finale de TOPCHEF. Cette « extraordinaire aventure » lui démontre, par « les centaines de messages reçus » qu’il peut libérer des terriens et se délier lui-même : « juste humain, si je peux apporter quelque chose au monde végétal, animal, je suis heureux. Je ne cherche rien, ni étoile, ni consécration, juste une ouverture au public ». Au Relais de Saulx, à Beaune, non loin des Hospices, avec sa « moitié absolue », en 2016, il se ressource dans une ligne plus régulière même s’il n’aime rien tant que l’imprévu.
Dans cette affaire presque en autarcie, le succès déborde le couple. Cette proximité de la cuisine cuisinée ambitionne une gastronomie accessible : « Mon plombier a dîné, ému aux larmes. Notre devoir est d’attirer les personnes qui ne se déplacent jamais au restaurant. Quand on propose de la beauté, les gens viennent ». Cuisiner dans la durabilité prime coûte que coûte : « L’art culinaire est la seule forme d’art dans laquelle il faut contenter, tous les jours, un public qu’on ne connaît pas, flatter ses cinq sens ».
Depuis octobre 2023, au Bloom Garden, un concept solaire, dans sa deuxième maison, « Le Sud », il parfait un mouvement de la substance qui irrigue la lumière. Le cœur de la saisonnalité satellise les plats. Sa partition évolue, enrichie des dialogues perpétuels avec son équipe restreinte qui crée une conscience de la différence : « j’ai besoin de transmettre ce que j’ai reçu de la vie avec le regard d’un père, la genèse de mon existence, la ferme ».
Atténuer la frontière entrée/plat/dessert, architecturer des desserts équilibrés entre le sucré et le désucré, loin de Sarreguemines, il y a trente ans, Olivier STREIFF crée, ici et maintenant, une lisibilité stylée et différente dans une présence cosmopolite.
Photos Laurent Fau – Adrien Ozouf.