A Rouen, à la nervure du pays normand, le 29 mars 1977, obvient un turbulent. Les parents, Philippe et Véronique, charcutiers- traiteurs, s’installent rondement à Mantes-la-Jolie. Le père, obnubilé par les étoilés, amateur des guides Michelin, Gault&Millau et surtout de la Collection de Robert Laffont « Les recettes originales de », impérial et impérieux, inculque le vertige du haut goût. Deux horizons indépassables l’animent : son métier et la chasse. Les flaveurs de la ferme castenaise des grands-parents paternels, agriculteurs, originaires des Flandres, confinent à une expérience autonome.
« Il y avait un esprit de vie en autarcie, la pomme, le cidre, la récolte des pommes de terre, le potager, les œufs, les volailles, on se nourrissait des éléments, du blé à la farine jusqu’au pain. Une mare et un pigeonnier avaient un sens ». Un parrain maraicher, un proche de la famille dans le poisson, l’intronisent dans un « univers très fort », celui d’un labeur qui découle du sol, une démarche d’élevage. Avec son grand-père maternel herbager qu’il regarde nourrir ses bovins, l’enfant s’immerge dans la compréhension de la transformation de la matière tout autant que dans le souci du bien-être animal.
« Il savait, à l’œil, en posant l’index sur le cuisseau arrière de la vache, il ressentait entre les gras et le muscle, s’il fallait l’amener à l’abattoir ». De cet aïeul qui prénomme ses vaches par cœur jusqu’au bout de sa prairie, de ce créateur patron qui incarne les valeurs obsessionnelles de l’artisanat, l’adolescent emporte la saveur du palais et les savoirs du corps, une guidance philosophique : « Personne ne touchait son boudin blanc, meilleur de ma vie, son foie gras, son andouillette à la ficelle dingue, ses jambons en gelée, ses œufs au saumon avec un consommé infusé gingembre citronnelle, toujours la même symphonie, c’était monastique ».
Le regard paternel poursuit telle une ombre : « J’ai fait tout cela pour mon père, j’avais besoin qu’il soit fier de moi ». L’échec scolaire gronde, les établissements successifs le révoquent : « Une hécatombe, on me punissait en me mettant au travail et au sport pour contrecarrer mon exubérance. Le passage de la campagne à la ville s’avérait complexe ». Le gamin qui abhorre l’autorité s’adonne au canoé-kayak et à l’aviron en pension mantaise. Avec l’ASMCK, le garçon épris de perfection remporte le championnat de France. Dans ce cheminement parfois tourmenté, le jeune homme à fleur de peau rêve puis se dépasse.
L’illumination surgit un jour, à 13 ans, chez Alain CHAPEL, par la transcendance culinaire : « Je vois ma mère, dans une forme d’émotion très palpable, la nourriture allait au-delà de la réjouissance, de la festivité, c’était un souvenir, des émotions. Donner du bonheur aux autres avait du sens ». Sa dyslexie le prive un peu de la maîtrise des langues mais il excelle, au collège, en mathématiques, histoire ou géographie. Mieux, le dessin, le découpage et le collage le transportent : « Je maîtrisais le pointillisme au feutre, en peinture, aux pastels, j’y passais tous mes week-ends ».
A 16 ans, à l’annonce de sa volonté de devenir cuisinier et de se rendre à Paris pour intégrer l’Ecole FERRANDI en BEP, ses parents s’avouent « effondrés ». L’apprenti alternant coudoie sa première figure tutélaire, le Chef Georges LANDRIOT, chez GOUMARD PRUNIER. Avec ce « grand monsieur de la plus grande humilité », il découvre la centralité de l’épure, l’interlocution de l’assortiment, l’impeccable sapidité du produit noble, la netteté du dressage, la superbe des veloutés : « Extraordinaire. C'est en préparant pour le personnel qu’on apprend le solfège. Avec des parures de poissons, on confectionnait des quenelles, des terrines, une soupe, des œufs à la petite poêle, des omelettes roulées, du canard aux navets, des quiches à la pâte brisée avec un chiquetage pour 50 personnes. C’était le répertoire GRINGOIRE et SAULNIER. C’est une école, une différence ».
Alors qu’il s’apprête à rentrer en baccalauréat professionnel, Georges, boucher juste en face de l’entreprise familiale, père de Michel GUERARD, le dépêche en stage chez le malicieux poète des Prés d’Eugénie. Contre toute attente, il parle aisément au « plus grand monument de la cuisine française ». A travers ses livres et ses lectures, le naturalisme du potager, le maître artiste de la clairière légumière l’émeut. A la grillade au feu de cheminée, il côtoie le futur triple étoilé Christopher COUTANCEAU.
Le prodigieux qui voue une estime singulière au génial inventeur sorcier qui l’initie aux herbes escalade toutes les marches : commis, demi chef de partie, chef de partie, et enfin chef saucier à 21 ans, le plus jeune de toute l’histoire du mythique établissement landais. En 1998, le grand émotif en larmes lorsqu’il rate un plat, en candidat spontané, une prouesse en ce temps, se voit recruter par Alain DUCASSE comme troisième commis au Louis XV, à Monaco. Cette « autre claque » l’enjoint, les six premiers mois, à tout oublier pour tout réapprendre.
« The Team » de l’époque surabonde en talents rivaux aux personnalités trempées. La méthode, telle un « tsunami », change radicalement. L’absence de mise en place, la préparation à l’annonce du bon de commande engagent le feu du danger dans une équipe semblable à une armée en marche : « Tout était sourcé, savoir, rigueur, pas de grande cuisine sans grands produits, une école formatrice ». A l’issue de son service national à l’Hôtel Matignon, le jeune homme choisit le poste de second de Jean-Louis NOMICOS chez LASSERRE.
Le 22 août 2001, le voici aux côtés du fin allaudien, auteur, à la Grande Cascade, des fameux macaronis aux truffes noires et foie gras de canard. A la veille du tristement célèbre 11 septembre, l’impudent normand surenchérit en proposant de doubler son office. Avec celui qu’il honore en « mentor », il travaille 6 jours sur 7 pendant 3 ans : « J’ai besogné, passé des après-midis d’essais, des soirées, mais j’ai appris à construire une carte, des menus affaires, des rotations, à éviter les doublons. C’est la première personne à laquelle je souhaite la bonne année, j’ai affection, respect et gratitude pour ce très grand cuisinier ». Cette filiation forte et muette, secrète et éblouie, installera son imaginaire de la Provence loin d’une conception très parisienne de la méditerranée.
En 2004, à 27 ans, il reprend le restaurant « La Vague d’Or » de l'Hôtel de luxe la Résidence de la Pinède à Saint-Tropez. Son style éblouissant d’audace et de délicatesse s’affirme sur des fondements solides, ancré dans l’histoire locale d’un environnement. Cette écriture déjà sublimée par le patient savoir des crèmes, miroir de l’esprit et du sentiment, résulte peut-être aussi d’une longue maturation du lien paternel. En cinq ans, le plus jeune triple étoilé d’Europe parvient au sommet de la consécration.
En 2022, fait unique dans l’histoire du Guide Michelin pour une ouverture, celui qui fut élu meilleur chef du monde par ses pairs en 2019, obtient 3* ipso facto pour le restaurant Plénitude à Cheval Blanc Paris. Le chef de l’année Gault&Millau 2019 exalte sa maestria du goût : « La sauce, je rentre dedans, c’est ce qui me transcende. Elle forme l’âme et le coeur du monde visuel. L’important est invisible. Elle réconforte ». En toute simplicité, fruit sophistiqué d’un chemin de nadirs éclatants et de zéniths fragiles, le Chef insiste sur le jeu du collectif, la puissance exceptionnelle de son équipe de talents.
Seule la sincérité crée de l’émotion par une affection du savoir servir, une sphère « débordante d’honnêteté, de bonté, de gentillesse ». Le liant appelle une assuétude gourmande par-delà la beauté d’un plat ou d’une assiette. Par le jus, l’obsession parfois excessive de ne pas décevoir se suspend dans une épochè ravie : « un bon cuisinier, c’est avant tout un palais, la rareté d’une philosophie culinaire, créer avec sa propre personnalité sans se mentir. Je crie au monde entier mon amour des sauces, je suis plus saucier que cuisinier, j’œuvre avec des cuisiniers passionnés qui accompagnent mon plaisir saucier ».
Le directeur alchimiste des harmonies aux six étoiles, ému, file la métaphore musicale. En chef d’orchestre, il dirige des musiciens qui dominent leurs ustensiles. Il ne joue pas tout mais toute sa brigade marche ensemble : « La cuisine ne consiste pas à flamber, brider, cuire, rôtir, bien plus, c’est un ensemble de maîtrise d’instruments pour la bonne symphonie, la juste mélodie ». L’homme au doux philtre qui pleure facilement sans filtre, qui abhorre la méchanceté gratuite et l’absence de probité, recherche l’extrême perfection, une forme parfaite de pureté imparfaite.
« Je me rends malade si je déçois avec une équipe d’exceptions. Il n’y a pas de recettes, il y a parfois des turbulences, ce merveilleux dans les sucs. On crée l’inoubliable par la puissance de la singularité ou la passerelle qui est mienne, construire sur des souvenirs influencés, notes de musique déjà rencontrées avec laquelle on développe des symphonies. Ceci se construit sur du jamais goûté et de la naturelle évidence ».
Cette profondeur presque mystique des consommés nous éclaire sur la matière spirituelle de l’amour : « Cuisiner pour la personne qu’on aime le plus au monde. En 2009, ma femme n’était pas venue depuis quatre ans. Elle m’a dit, bouleversée, ce pas de géant. Je voulais simplement lui rendre en mille tout ce qu’elle m’a offert ». A Cheval Blanc Paris, en toute plénitude, rêvez, fermez les yeux et ouvrez-les aussitôt pour quitter Ithaque dans la trame des parfums, grand savoir-faire français, dans l’intimité des assemblages, aux paradis des esprits, en transversale.
Dans les ellipses des absolues, dans l’addiction labyrinthique aux fumets, la monomanie du plaisir et du détail vous réconciliera enfin avec vous-mêmes dans la fermentation abyssale d’une tranche de citron. Au vrai, Arnaud DONCKELE porte en lui deux cicatrices fondatrices, celle de vouloir attirer l’attention de son père et celle de regretter de ne jamais avoir été paysan pour ce goût nourricier de l’humus qui nous exhorte tous à l’humilité. Par-delà l’acribie des liaisons aromatiques à la diaphane musicalité, l’élégance des éléments, la vision mentale des cuissons, il met en scène la forme de sa pudeur dans les forces vitales d’un journal extime.
Son étude méticuleuse des raretés de voisinage, la complexité d’une sensitivité associée à la maîtrise des fondations de la tradition française, forment une intériorité qui sait s’abolir derrière des paysages. La haute gastronomie, secrète et grandiose, fraie alors une perspective incommensurable, un espace de fête, un ciel clandestin, une géographie physique de la joie. Le poupon de légumes serti d’une Saint-Jacques résonne pour le coulis « Jade ». La partition maraîchère joue des sistres pour la vierge « Patidou ».
La sardine, ceinte de fenouil et d’estragon s’érige pour le velours « d’Eden ». Le turbot aux coques surmonté d’un caviar irisé enjôle le bouillon « ode à l’iode ». Le ris de veau, blotti dans une blette au chardonnay, convoie la double champenoise. L’ultime composition satinée divulgue six agrumes, cinq herbes douces et poivrées dans une lactique pectinée et condimentée « esquisse d’endocarpe ». La quête des trésors enfouis, du sens caché, l’imaginaire d’une ligne de force aristocratique sollicitent une révolution copernicienne de soi, jamais apaisée, jamais sereine pour que le restaurant, en moment total, étonne encore.
Cette grammaire citationnelle invoque sans cesse ce qu’il n’y a pas par un récit de mémoire, l’inconscient de notre histoire. A Cheval Blanc Paris, dans une intégrité éclairée, Arnaud DONCKELE change la donne en donnant le change de son éclosion maturée. Sa conception des clarifications vise l’intemporel présent à boire, tel un nez créerait une émanation, un maître de chai un cognac, un vigneron un jus séveux.
Le benjamin des triples étoilés renverse la table, le paradigme contemporain, par la gravitation où la matière lumineuse s’accorde : « Je pense aux petits-déjeuners, à la terre de mes grands-parents, à la remontée de la traite, les tablées du matin, mon oncle avait la ferme, mon cousin a pris la suite. J’aurais aimé la reprendre et pourtant je suis aux antipodes de ce monde, aujourd’hui, c’est la leçon de ma vie ».
Photos Laurent Dupont - Richard Haughton - Vincent Leroux