A Issy-les-Moulineaux, le 31 juillet 1975, une famille originale reçoit un singulier originel. Le père officier emmène une caserne de gendarmerie. La mère régimente, en « femme libre », un bar de nuit. La figure du grand-oncle, Albert SIMONIN, célèbre auteur de polars, scénariste des romances argotiques de la rue parisienne, plane sur l’ange agité. Aucun cave ne se rebiffe. Le fils unique « livré à lui-même », alerte solitaire, curieux bouillonnant, ressent le découpage du monde entre tontons flingueurs et grisbis intouchables.
Entre 13 et 14 ans, l’enfant à la sensibilité paroxystique rentre en internat militaire. Seule la légion étrangère pourrait contenir sa trop vive énergie. L’ambassadeur de l’Association Bleu-Blanc-Cœur cherche un état d’esprit, des voyages, une « famille réelle ». La beauté qui émane de l’unité sans unicité. « J’aurais pu mal tourner, être hors-la-loi ». La nuit, rue du Landy, où travaillait sa mère, l’adolescent albertivillariens plonge dans la vie philosophique des lascars enfouraillés et des commissaires funambules. « Je vivais avec ma mère, j’étais un enfant seul, la fête, l’amusement, en décalage complet ».
Le clan des SIMONIN n’existe pas. « Mes parents, comme beaucoup, se sont effondrés dans leur propre vie ». La grand-mère paternelle s’évanouit trop tôt. La maternelle mystérieuse prénommée Yvonne, dure et tendre nantaise, faussaire et résistante pendant la guerre, donne tout son amour à l’adolescent qui passe ses étés dans sa maison à la campagne. L’école s’éloigne, soudain, telle une étrange affaire qui vire vite à une affaire d’étrangeté. Dans l’IGESA (Institut de Gestion Sociale des Armées), à La Roche-Guyon, le jeune incandescent s’essaie aux travaux de maçonnerie ou d’ébénisterie. « Je ne savais pas quoi faire réellement ».
En quête absolue d’excellence et de perfection, en 1989, il choisit un stage de cavalier soigneur pour rentrer dans la garde républicaine. « Réveil à 5h30, 34 chevaux, fin de journée à 19h. Çà calme un gamin ». Un camarade de chambrée lui souffle : « avec la cuisine, tu ne mourras jamais de faim et tu seras toujours au chaud ». Le mineur attaque son préapprentissage à « La pierre à poisson », à Vétheuil. « Un très joli petit restaurant de charme, magnifique comme tout, sur les bords de Seine ».
Le 31 juillet 1990, jour de ses 15 ans, le futur chef exécutif de Joël ROBUCHON arrive au restaurant de la Gare de Saint-Brieuc. Perdu, déscolarisé, inscrit au GRETA des Côtes d'Armor, le serveur rebelle au gilet bordeaux et au nœud papillon noir, tenu tiraillé, prompt à basculer, en découd. « Un client claque des doigts, je lui balance mon plateau en plein visage, en pleine salle, en pleurs ». Le Chef le raisonne et l’adresse aussitôt au « Monde des chimères », chez Sylviane et Roland PARISET.
« Un grand Monsieur qui s’occupe de moi ». Inscrit à l’ASFO (Association de Formation) d'Armor, à Plérin, le jeune homme valide son CAP en deux ans dans la fine fleur. Meilleur Apprenti de Bretagne à 17 ans, le hâteur traverse toutes les matières : braisage des pièces carnées, cuisson des princes aux écailles, issues délectables. Sa « seconde famille » le galvanise, l’exhorte à regagner Paris pour « n’entrer que dans les grandes baraques ». L’adulte à l’enfance sans enfants entrevoie sa vraie voie.
A 18 ans, le cœur céleste et le bagage fin, le 30 juin 1993, il arrose de candidatures les belles maisons parisiennes, muni de son sésame breton. « Je montai le cap ». Joël ROBUCHON, triple étoilé au JAMIN, l’exige en pâtisserie pour le 3 août. Le commis de cuisine déterminé désormais majeur rentre au Pavillon LEDOYEN, le 30 août, grâce à l’auteur de la meilleure purée du monde, membre du « Savour Club » comme Ghislaine ARABIAN. « Une femme que je respecte énormément car elle s’impose dans un milieu d’hommes ».
« Une puis deux étoiles, je participe à une accélération. Rigueur, ambiance structurée, 45 personnes en brigade. Je me faisais allumer, taillé comme un steak mais je rentre dans le moule, je voulais rosser tout le monde avec un mental d’acier ». Suivent quatre années mirifiques avec Marc MARCHAND*, au MEURICE. « Je monte tous les échelons pour décoller ». En 1998, le chef de la rue Bayen atteint TAILLEVENT alors couronné de la consécration suprême sous la direction de Philippe LEGENDRE.
« Une seule question m’habitait : quelle maison institutionnelle solide me formera pour transmettre ? ». L’homme qui incorpore de la farine de lin dans ses recettes afin de les hydrater davantage vit la passation de pouvoir entre Philippe LEGENDRE et Michel DEL BURGO, un autre maestro, au TAILLEVENT, puis fait l’ouverture du George V avec le brillant David BIZET.
A 27 ans, auréolé d’une étoile au « Seize au Seize », « celui qui cuit sa chair de crabe à une heure précise, à une température définie en fonction de l’heure à laquelle le client la déguste » dixit Guillaume GOMEZ, emballe la critique. En 2004, chef exécutif de « La Table de Joël ROBUCHON », il double la mise étoilée. A Londres, en 2006, toujours pour le divin poitevin, il gagne encore deux macarons. Chaque grande toque incarne une manière philosophique. « Joël ROBUCHON, l’essence même de tout : rigueur, précision, répétition du geste. ARABIAN, une cuisine marquée du nord. MARCHAND, le classicisme de L’Escoffier par cœur. Des omelettes dans des poêles en fonte. LEGENDRE, l’autorité du produit, l’évolution du goût ».
Cette cohérence sensible captée et transmise, assure sa première marche au Chef de Bath’s, en 2010. « Je voulais reproduire le mixte de tout ce que j’avais appris. Ma cuisine reflète mon parcours, mon évolution quotidienne dans ma conception des recettes, les voyages. La franchise et l’honnêteté obligent à avouer qu’on apprend avec tous : les réseaux sociaux, les magazines, les livres ». En 2011, l’ancien banlieusard au lumineux parcours constellé, recouvre son étoile en son nom. « J’apporte mon âme, ma sensibilité, ma vie, je fais une cuisine collégiale influencée par des figures culinaires ».
Le foie gras en petit pot, réduction de porto Vintage, émulsion de parmesan reggiano ouvre le bal. Les couteaux et vernis ouverts à cru, marinés au yuzu, pomme et caviar du fleuve Amour présentent une fraicheur inouïe. La pomme-caviar, délicatesse de l’Ardèche fondante au bois de hêtre, cresson de fontaine et raifort caractérise la finesse, l’inspiration et l’esthétique de celui qui défend la biodiversité et ne perd jamais une occasion de faire rayonner l’art culinaire français à travers le monde. Le canard « du père cotte » rôti aux épices et parfumé au tilleul et à la mirabelle joue les équilibres et les textures. Les desserts techniques à la sensibilité délicate de Guillaume LEVASSEUR dessinent une complicité de longue date et de tous les instants : banane tendre et croustillante, acidulée aux fruits de la Passion et au rhum ambré, sorbet dix saveurs.
Le MOF 2019, inexhaustible acribique qui rêvait d’un poste de général, se questionne. « J’ai un devoir de mission et de transmission, compagnon dans le désir d’excellence pour les gestes, les savoirs, la responsabilité humaine et comportementale de mon équipe ». Le chevalier de l’ordre du Mérite agricole 2018 maintient les mouvements de sa personnalité pour affirmer ses révérences, d’Alain DUCASSE à Jean-François PIEGE en passant par Yannick ALLENO, sans oublier « l’Einstein de la cuisine», Jacques MAXIMIN, « des techniciens hors-pair ». Il acquiert sa précision par la profondeur de son syncrétisme.
« En chef de guerre, je pose mon pied sur le terrain le premier et je repars le dernier ». Dans la patience de tout réapprendre aux frais émoulus, avec une axiologie, sans blesser ni humilier, le goût se fait école d’humilité et de perfectibilité. « D’un individu, on fait un être exceptionnel. Je crois à la transformation des hommes par le haut ».