Les écailles tombent. La fleur de notre secret dans la fraîcheur vitale du temps. Au gré d’une intense ontologie du présent, un lieu presque invisible, impossible à livrer tant il nous délivre, si difficile à dire tant il nous trouble. Non pas des couverts mais des convives qui choisissent un moment intime d’exception.
Non pas un menu carte, explosé, mais une
fête servie au même moment pour toutes les présences. Non pas un livre de cave précieux mais des viticulteurs précis, choisis par une fluide affection fragile de l’humanité. Chaque jour, un lutin funambule nous honore de l’humilité de sa grandeur. Les yeux pétillants de candeur, l’excitation de l’appétit au bord des lèvres, un artiste architecte, designer de saveurs, électrisé par le succès, heureux. Jadis étudiant en philosophie, juif des rives du Lac Michigan, transi par les françaises et épris de Paris, Daniel Rose ne supporterait pas une seconde que la beauté passe à côté de lui.
Tout naît de la gourmandise instinctive en 1977. La mère, dans la banlieue chic de Chicago, pratique la cuisine sans règles. Les plats virevoltent chaque jour dans ce Saint Cloud de «
la ville dans un jardin ». Pis, la baby-sitter chinoise, incroyable ingénieur nucléaire, allume le feu. Les noodles de la nounou tortillent la nouba. Les souvenirs d’omelettes suaves affluent. Un gras roboratif, si subtil. Le père, médecin radiologue, se damne pour le raffinement de l’art de bouche. Daniel Rose, pourtant, ne veut surtout pas cuisiner mais bien se sustenter ! Le désir percera tard, sans vocation tardive. Aux pourtours de la vingtaine, les mains enfouies pressent l’apprentissage.
La cuisine flottait comme un rêve d’adulte bien après les paysages chimériques de l’enfance. Déjà, à Detroit, ville native des deux parents, le rituel culinaire hantait toutes les réunions familiales, la gastronomie gouvernait la procession des réjouissances, le désir de la nourriture ordonnait les naissances et les décès. Les spécialités de la dame asiatique retournent en fantômes de fantasmes : l’omelette transforme le sucré en nuage d’abondance. Les frites dansent leur sourire gourmand. Puis, c’est la fuite à cheval très loin dans la ville. Daniel Rose fait sa « High School » en guise d’humanités. Il se passionne pour son programme de civilisation occidentale : grec ancien, histoire, mathématiques, musique. Il garde en tête ses lettres admirables, in texto.
Le noyau : se déprendre des étranges forces inconscientes qui nous traversent, parfois nous dépassent, pour mieux les rejoindrent. Dans cette sorte de secte de 300 étudiants, dans cette manière d’ascèse, au milieu du désert du Nouveau Mexique, tout se ramasse. Se dessine le principe de vie :
tout réduire à l’essentiel. A 18 ans, ensuite, la scolastique lasse. Notre « adulescent » cherche la culture physique de l’officier de marine. Du manuel, plus de manuels. En chef d’orchestre mégalomane, il comprend que «
la plus grande responsabilité sur la planète terre est d’être capitaine d’un sous-marin avec 200 gosses à bord et 48 ogives nucléaires dans la soute ». Radical mais lucide. Les valeurs apparaissent : gouvernement des hommes, rigueur extrême, discipline infernale.
Le voilà inscrit dans une prestigieuse Ecole navale, la Main Military Academy ( ?). Il porte l’uniforme, prise la glisse, prime la voile et les voiliers. Son père le déroute, il ne l’imagine pas en gars de la marine. Un frère ébéniste, une sœur psychologue. La famille compte beaucoup trop d’intellectuels. Il atterrit, en 1998, à l’Université américaine de Paris, dans le très huppé 7ème, pour enfin étudier l’Anglais, ailleurs.
A 20 ans, Paris débarque en vous . Le rêve américain explose la tête : les folies parisiennes, la lumière des rues, la beauté des femmes. Durant le vol, une délicieuse texane le rattrapait, son Zagat appris par coeur. Son Michelin en bandoulière, son GaultMillau in the pocket. Les restaurants, qui le captivent, valsent au rythme des nouvelles humanités : culture, langues, civilisation.
L’interrogation sur le chemin revient. Ecole de cuisine à Paris ou Ecole d’architecture à Londres ? Notre jeune homme ne lâche rien. Il interroge le processus des joies, le mécanisme d’enchaînements des idées, la métamorphose des trajectoires. Un immeuble, un plat, un restaurant relève de la même volition architecturale. Un soir d’octobre 1998, au Miraville, en attendant sa fiancée, il dîne seul,
Gilles Epié l’éblouit : beignets de langoustine et persil, pigeon. Il réalise, qu’en France, un restaurant outrepasse son propre dispositif. Emu par la noblesse des produits, il concocte des essais maladroits au domicile à partir de 2000. Il tombe raide dingue de Lyon et de ses chefs : Orsi, Lacombe, Bocuse. En 2001, il pénètre dans un magnifique Château, l’Institut Bocuse (Ecully).
A la vitesse de la lumière, il maîtrise les bases fondamentales de la gastronomie française. Cérébral, charnel, il évalue la distorsion entre la célérité de la compréhension et les hésitations de la préhension. Il s’ennuie ferme, vite, surdoué rêveur. Malgré ses rencontres avec des chefs de génie (Marcon, Veyrat), en dépit de sa participation au Bocuse d’Or en 2002, il change d’horizons. A Bruxelles, chez Jean-Pierre Bruno ***, tout conspire à lui nuire. Les dîners royaux à la cour de Belgique le consolent. De retour à Paris, un lorrain le sauve. Un week-end au "Pré Catelan" lui écarquille les pupilles. Il passe six heures à table, partage avec Frédéric Anton cette passion du travail de transformation de la matière, en ébéniste du goût. Sculpter un morceau de bois confine à la taille d’une carotte. Un moment sublime d’esthétique de vie : le parc, la princesse, l’assiette.
Daniel Rose se bouscule, ivre d’apprendre autrement, autre chose. Jean-Luc L’Hourre, MOF, l’accueille à « L’Auberge des Abers ». En 2001, chez cet homme torturé, dans cette merveilleuse structure miniature, il s’exerce à tout aimer : la seule gourmandise du poisson, la fascination de la cuisson des viandes. Le matin, la mise en place du restaurant gastronomique le comble. A midi, notre américain très parisien officie dans un restaurant ouvrier de 70 couverts. Il transite par tous les postes. Une expérience de verticalité qui le trimbale jusqu’au poulet rôti frites. Il conte avec émotion ces vraies tranches de pommes de terre de grand-mère passées en deux cuissons avec un poêle à charbon. Simplicité et splendeur, humilité et grandeur.
L’ambition d’ouverture de son propre restaurant minuscule ressurgit, tenace. Daniel Rose fleurit, se voit en patron qui propose une vision, enseigne aux autres, parie son risque. Il plonge dans la littérature culinaire, partage son langage, ses gestes avec la vie des gens. Roots. Un seul obstacle prohibitif :
la régularisation de ses papiers. De retour à Paris, il passe chez « Jamin » (* *) où Benoît Guichard l’émerveille, une compagnie judicieuse avec un autre MOF rompu à la pédagogie de la transmission. La légende prétend que le magicien du SPRING logeait au dessus de chez Constant, scrutant, durant des journées entières, la brigade de la rue de Grenelle. Le marché piéton de la rue clerc nourrit de sa fraîcheur la mythologie parisienne des Chefs. Aux US, la narrativité autour de la gastronomie n’existe pas car le marché manque à sa place.
En 2002-2003, le projet de lieu original persiste, comme une obsession salvatrice. Le dernier perfectionnement avec Pascal Alonzo au « Pré du moulin » près de Sérignan, parachève le cycle des enrichissements, tour de France à l’image des compagnons, proprement affolant pour un si jeune chef. Libre molécule au vent, notre furieux Pygmalion parcourt l’Italie et l’Espagne en globe trotter gustatif. A Madrid, Santi Santamaria (** *), le catalan de Can Fabes, refuse de l’embaucher, toujours pour des histoires de papier ! Ces errances, ces doutes, le renforcent. Au pays du riz noir, il puise le gras rustique, il appréhende le rude traditionnel mais aussi une idée de la fiesta généreuse de la tablée. Il emmène ce goût très catalan pour la quantité, le cisellement castillan de la matière. L’italienne, instinctive, simple, à la fraîcheur inouïe, décontractée, décomplexée, focalisée sur ses fabuleux produits lui procure de la joie.
Il sait bien que tous les grands maîtres queux transalpins ou ibériques firent leur classe en Gaulle, pays référent absolu à ses yeux. En 2003, fatigué, épuisé mais soulagé, il rentre à la maison. Ces parents,
formidablement humains, fiers de leur chef de fils, l’encouragent à poursuivre. Daniel Rose travaille alors un seul jour au titre de sous-chef à 80 000 dollars/an (!) dans un « Relais et Châteaux », en Virginie, The More Recent House. La mélancolie l’envahit. L’architecture le taraude, en vieux démon. Il se vit paysagiste cuisinant. Le doute n’apaise pas le chemin, la recherche de la transcendance creuse le cheminement. Pour ce, l’année de dépaysement guatémaltèque tissera son miel.
Dans un luxueux hôtel de Guatemala, il materne une équipe colorée. Le marché, orné de fruits étranges, de fleurs évanescentes, de canards sauvages et d’asperges vertes, ouvre des horizons d’articulation infinis. Des flaveurs de bistrot haut de gamme, une simple gastronomie de luxe façonnée pour des clients pressés, qui vont et viennent en hélicoptère.
Les douze guatémaltèques de la brigade, au début, manquent de rigueur, mais ils affirment néanmoins une solarité revigorante. A la fin de l’aventure, ils dépassaient leur propre chef en encastrant la structure classique dans le goût local. La facture Rose s’épanouit, libérée, encadrée. Elle fixe un prix, des référents. Le style emporte dans son hésitation. Le lapin escorte les fleurs médicinales chipilin, le bouillon de poule enrobe le maïs rôti, les avocats géants sucrent la fleur de courgettes.
En août 2004, le rebirth flamboie sous un double auspice : mariage avec une nantaise, Alice et entrée fracassante auprès de Yannick Alleno au titre de demi chef de partie. Le petit homme malicieux de la rue de la Tour d’Auvergne qui habite nos rêves de tendresse aime le Grand et généreux Chef du "Meurice". Il observe le prodige lozérien : engagement des regards, méticulosité ébahie, instants d’instincts, densité des expériences. L’Escoffier du jardin des Tuileries excelle autant dans le management des troupes que dans le niveau de l’assiette. Pressurisé, débordé, concentré sur le troisième macaron, il vit chaque jour dans un tourbillon. Perdu en ce Palais, poète farceur, doux philosophe agitateur de particules, décalé bouillonnant, Daniel Rose abandonne le paquebot le 18 décembre 2004 puis divorce.
Après deux ans de recherche fouillée d’un lieu atypique, notre autiste expansif inaugure le SPRING le 17 octobre 2006. Il respire le quartier avec ses amis de la rue Rodier, conserve la fragilité de son urgence, invente le lieu en jongleur au bord d’un précipice voluptueux.
Tender is the night. Le concept place en son cœur l’idée de menu unique du marché glané Place des Fêtes. Le bal ouvrira pour voler vers d’autres paysages. Depuis septembre 2007, Marie Aude Mery, une délicate transfuge de Pierre Gagnaire et Guy Savoy épaule le chef. Aurélie, une éclatante brune auteure d’intrigues, s’active en salle, au déjeuner Fernanda, une affable équatorienne, anime les dîners. Comme au théâtre ou dans la haute couture, la représentation opacifie les transparences, fonde des paranoïas. Cuisiner, à l’image d’un sol proto archaïque de vie avec les humains, ne manifeste aucun sous-sol.
Un chiffre plein, une nuit magnétique. Le service de toutes les tables intervient en même temps, à la guise du Chef. La première année, seul jusqu’à trois heures du matin, Rose pratique en liberté, pour lui-même, pour les autres. Il médite dans le chaos du labeur, une chose insensée, un pari injouable. Il avoue vouloir éblouir ses habitués, presque tous amis du quartier ou plus lointains. Il confesse déplacer le tempo, surprendre par les textures ou les températures. Aux commencements, le mouvement le déboussole, les journalistes le poursuivent, les branchés l’asphyxient. Imprévisibles assauts. Paris, la conservatrice gastronomique, l’honore de tous ses feux. La belle relation se noue intimement avec des êtres qui l’accompagnent depuis ses débuts.
Sans le savoir, Daniel Rose invente, tous les soirs, une structure naturelle cristallisée en concept. Selon la théorie de l’heuristique Christian de Portzamparc, du topos jaillit le logos. Ici, d’un lieu singulier qui nous parle au creux de l’oreille, provient un discours spatial, d’un dispositif naissent des solutions symboliques. Sans choquer ni effrayer, se joue une manière élégante de briser les codes, se dresse une façon mirobolante mais clairvoyante de refuser la noblesse du produit pour s’approcher de la mirifique banalité du bien, de la splendeur moirée du quotidien. Troubler le regard en chiffonnier céleste, déplacer les manières et les matières en merveilleux designer, regarder enfin les femmes qui l’entourent autrement ; autant de hasards cultivés par la munificente aisance du trentenaire de la rue Bailleul.
Il choisit ses vins en parfumeur, il fuit l’approche des flacons en restaurateur. Il désire des crus qui se boivent seuls. Souvent, les chefs ne pensent pas le vin, la saveur prend le pas. Les maîtres des pianos n’enseignent pas le vignoble. Au SPRING, les vins chuchotent leur vérité nue. Pour la Noël, une cuvée "Champagne SPRING" verra le jour en partenariat avec la Maison LEGRAS. Pour ce chardonnay blanc de blanc, Daniel Rose supervise toute la production : étiquettes picturales, dessin des capsules, 500 souvenirs numérotés. Lorsqu’il oeuvre, concentré, il séduit, aime à être aimé sans perdre de vue le partage et le passage des émotions.
Un petit peu d’amour, rien que de l’amour. Quand ses amis viennent, il traque. Cuisiner gratifie, attribue de l’énergie à des inconnus. L’acte culinaire bouleverse dans
le don de donner les étincelantes surprises de la sensualité, les scintillants caprices de l’instant.
Il édifie des moments fugitifs auxquels le commun des mortels participe physiquement. Espace, Structure, Fonction. Au restaurant, des volumes s’architecturent. Dans une maison, circulent des espaces à vivre et à manger, liaison charnelle entre la technique et l’intuition. L’appétence de l’appétit justifie toujours tous nos moyens. A l’image norvégienne de Knut Hamsun, elle convoque une métaphysique. Le marché détermine le matériau en soi mais le produit évolue dans un contexte intérieur et extériorisé (le temps, chaud ou froid). La majuscule vient avec la saison de livraison. Daniel Rose tend l’oreille. Il entend les tempi, écoute la rugosité des déjeuners, la somptuosité des dîners. Baignée et bénie de miraculeux produits, il aime la France ; seul pays au monde où les chefs figurent des auteurs, où la technique voisine avec le terroir. Axe brutal : la justesse du dosage. Nécessité gestuelle du danseur :
avoir faim, une affaire vraiment très grave.
Les assiettes miroitent, flottent comme des toupies qui tournent autour du monde. Le haut goût tel une énergie vitale orchestrée par des
saltimbanques de l’éphémère. Dans le rire de la vie, au milieu de nos calendriers extravagants, conserver précieusement le feu qui brûle en soi, un lied de Schubert. Cette «
folie spontanée », nous la découvrions dans Nietzsche (Posthumes, 1886). Il existerait quelque chose de bien supérieur, de bien plus grand, de bien plus énigmatique que l’art de produire des œuvres d’art : l’art de créer, d’inventer des fêtes. Au SPRING, dans une ruelle secrète, l’équilibre périlleux des ingrédients ne se mesure pas. L’incommensurable perdure
hic et nunc, dans notre bouche, en salle. Cuire, un concert des temporalités, un bruissement d’espace peuplé de paroles muettes.
Chaque soir ressemble au dernier soir. Le dernier repas dévoile la dernière fête.
NOUVELLE ADRESSE depuis juillet 2010 :
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Spring Daniel Rose
6, rue Bailleul - 75001 Paris - Tel : 01 45 96 05 72