L’enfantement du goût confabule avec la bouillie d’avoine Krasenn le 25 janvier 1952, à Rennes.
Les travaux des champs éreintent, la nourriture ferre l’estomac avec l’aigre lait Ribot. Le peuple des grands-mères gratine, la mère, « artiste dans l’âme », brille au chaudron, dans un minuscule bistroquet de village près de Morlaix. Le père sculpte. La chance éclatante : «grandir autour des Halles, un oxygène, une psychanalyse». Les désirs de bouche illuminent toute une adolescence : «la cantine de l’école, deux pâtisseries, un hôtel, une charcuterie, une grand-mère maternelle au jardin des délices : cochon, groseillier, cassis, des odeurs de mer qui hantent une vie».
Les sensations culinaires inoubliables bousculent l’enfance morlaisienne du luron imaginatif : «ce charcutier aujourd’hui disparu qui laissait refroidir ses petits jambonneaux dans l’aluminium, sur le granit, une magie». La cuisine, une intériorité dans un paysage. Une vocation si ultime et pourtant si précoce : «A 5 ans, je voulais être chef, je tripotai les casseroles, je mettais la main dans les fourneaux, j’arrosai le rôti de porc dans le four». A 10 ans, avec des «pommes de terre tachées», juste bonnes à lancer aux pourceaux, Patrick JEFFROY invente son premier plat, pour les poules. «Le désir de connaissance» taraude son for intérieur. L’examen d’entrée en sixième dégrise : «Je voulais le théâtre, le cinéma, cuisinier, comédien ou acteur. Mon père s’opposait au spectacle aux rideaux rouges».
A 15 ans, en 1967, le juste marieur des substances telluriennes et des embruns salins, accomplit son apprentissage à Brest, l'Hôtel Pors-Pol à Carentc puis à l'Auberge du Poher à Port de Carhaix. En orbite, dans l’attente, à l’écoute, le petit de la Plage du Kelenn voyage dans ses marelles de méditation. Tout le spectacle du monde dans une goutte. Une esthétique de vie : «La pêche à pied, la fête, un moment de bonheur, une occasion de mettre la vie entre parenthèses. Un espace singulier qui permet d’affronter les éléments et de communiquer avec la nature. L’important, ce n’est pas ce que l’on prend mais le rêve inassouvi de la prise miraculeuse et l’idée de se faire plaisir avec la famille et les amis avec des oursins dévorés à même le rocher». A 18 ans, une tante l’appelle à San Francisco mais la peur de la vastitude urbaine, le malaise de la langue l’emportent sur le désir bleuté de la distance.
Etonnant voyageur en breton nomade qui «veut se barrer», à la vingtaine, il accoste en Côte d’ivoire, y touche des langoustes sauvages, des crevettes grosses de leur lagune, y découvre le foutou, ce pot-au-feu traditionnel, équilibre contrasté entre une purée d’igname et un bouillon de capitaine. Les influences africaines confluent dans la mangue, la figue ou bien la citronnelle. En 1982, une série de rencontres bouleversent celui qui voulait en découdre pour brûler les planches et les écrans : stage chez Alain SENDERENS à l’ARCHESTRATE 75007, puis «MAXIMIN la folie : immense rencontre au NEGRESCO, déclencheur de vie». La «nouvelle cuisine» affleurait depuis dix ans dans l’inflorescence panachée d’un matin d’élans : GUERARD, TROISGROS, CHAPEL, OUTHIER, VERGE.
Elle inventait «une autre liberté, une création instantanée». Ce choc, par son bouillonnement d’énergies, ouvrit la vocation de l’amoureux du Château du Taureau. Épris des cultures du monde, asiatique de cœur, amateur du Chili, de l’Argentine et du Pérou, le viscéral curieux de toutes les ethnologies s’exclame : «Je fermerai, un jour, mon restaurant pour retrouver la trace indienne».
Ce pudique avide de savoir les gestes suspendus, l’écartèlement et le boucanage, les mains éclairées par l’étincelle qui brûle en lui, évoque la «personnalité énorme» du noble rouget grondin. Il n’aime rien tant que les textures émancipées de la chair, l’épaisseur ténue des goûts distingués, l’exquise saveur farouche du safran.
Grand battant et combattant de sa fêlure, cet immense technicien de la félicité marine, à Hanoï, Tokyo ou New-York et surtout, sigisbée de son propre ancrage d’abordage, réinvente sans cesse sa «cuisine d’horizons». Dans son homard craquant-croquant, il envisage son respect infini du prince des crustacés. «Caresser. Transcender la matière. Cuire, pousser le feu plus loin dans l’air. Une manière de repousser la limite». Aux confins de la simplicité : «un bar de ligne qui a vu la chaleur». De l’ignition primale de l’humain. Les fiançailles des dons de la Terre et de la Mer, «dada inconscient», nouent le végétal, la charcuterie et la pêche. Les secrets d’ivresse de la coction relèvent d’un imaginaire, d’une politesse invisible, d’essais de dialogue et de rencontre inspirés par la saisonnalité. Dans les bois, l’odeur de la fumée de châtaignes grillées, étreint.
«Millimétrée. Intuitive. La cuisson fonde une sensation». Ce carrelet, intensité cristalline de trois mille grammes, péché par un mareyeur ami, dévoile «la complicité de petites paroles intimes». L’âge et le gras obsèdent JEFFROY. Les bouillons de volailles, dégraissés et clarifiés, envoûtent par une puissance sans brutalité, un raffinement sans ostentation. L’Asie, le wok, l’émanation rentrent en cohérence raisonnée dans l’émotion d’un homard-foie gras sans esbroufe, sans billes, sans concession. Les caramels au beurre salés, uniques, célestes et éveillés, symbolisent le joyau des mignardises. Aplomb et obligeance, autorité de l’altérité, sagesse du regard, le tendre caractériel de la Pointe de Pen al Lann, se réconcilie avec sa bonté, affranchi de cette violente «ambition de reconnaissance et de consécration» des essors. «Je ne suis pas un intellectuel. Je me suis longtemps considéré comme un être pas doué, très simplet. Je combattais la blessure, le complexe».
Le sarrasin terrien, d’une consistance aérienne, ancrée dans une «identité d’enfance», subsume la douceur promeneuse de l’accord des terroirs. L’échalote trace le dos de colline d’une mémoire patrimoniale. Protecteur des «gens de pays», le Chef de L’HOTEL DE CARANTEC**** relate l’histoire de «ce petit pêcheur de Saint-Jacques avec son minuscule chalut, dans ces passages caillouteux où personne ne passe jamais», ou la personnalité ineffable de ces agriculteurs qui choient leurs légumes. Il scrute encore, ardent aux yeux fiévreux attaché à son coin, les plateformes d’huitres de pleine mer, charnues et iodées. Dans son esquif flibustier paré par Jean-Pierre KERGOAT, l’ampleur artistique rehausse sa vision phasmatique de la crique : galets, schistes, bois flottés, verres polis par le sable.
La marée rêvée surpasse dans ces bouillons de crustacés en consommés à boire sur les hauteurs du Henvic. En 1983, l’humble «artiste» délicat, si fin majestueux, courageux attendrissant partagé par la peur bourrue de suspendre le jour, comprenait déjà ces compositions en manière de scénarii : «Pierre chaude, galette de Sarrasin, filets de rouget, Garum». Ailleurs, par une archaïque caléfaction extérieure à la vapeur quasi nippone, avec des bandelettes de peuplier, le maître de la flamme nous interpellait sur la profondeur du poisson au feu de bois. Avec ses onctueuses pommes de terre fermières, son boudin de cuisse de pintade, les étranges étrilles, dans le clair espace chamarré des marées, dansent sous les rochers. En mousse de leur chair soufflée, elles exhalent un parfum fragile et gracile.
Les infinies richesses côtières plantent le décor joyeux du théâtre nautique : moules, algues, gros tourteaux du grand chenal de la manche péchés par 250 mètres de fond, araignées estivales, couteaux, ormeaux, bouquets de crevettes si difficiles à attraper, avec un haveneau, dans les herbes. Ces salicoques, prisonnières des varechs, à la marée descendante tels ces ris de veau au jus de carottes, gingembre et Yuzu. L’acidité tranchante du végétal. Le giboyeux des mers, moussette (araignée juvénile), langouste-puce, bondit dans une fraîcheur inédite. La truite Fario, les oignons rosés de Roscoff, les artichauts camus de Saint-Pol-de-Léon, les huîtres creuses perles noires de Jacques CADORET de la rivière Belon, tièdes, au vinaigre balsamique de cidre ou celles d’Yvon MADEC, l’andouillette de chez Hélibert à Bourg Blanc, rien n’échappe aux lumières couronnées du grand maître de la Chaise du Curé. Même le lièvre à la royale invite à la royauté à l’aune de cet enivrant équilibre magnanime du «suprême de canard de Challans aux épices rôti au sautoir, Petite poire pochée au vinaigre & légumes d’automne glacés au jus de volaille».
Après 45 ans de dévotion à la haute gastronomie, entouré de son épouse et de ses trois filles, Patrick JEFFROY passe progressivement le relais à son fils spirituel et second, David CHARRIER, «30 ans, à fond les gamelles», mais il médite toujours sur le plat qui délimite un monde liturgique, un havre de paix pelotonné, une élémentaire chaleur ambrée, cette réconciliation concertante avec la peau noctambule du monde.