Marc HAEBERLIN, terrien encore ahuri de ce céleste hommage 45 ans plus tard, cultive le plaisir d’avancer ancré dans sa tradition natale alsacienne et de se porter aux devants des mouvements ouverts sur le monde.
En 1954, Marc HAERBERLIN, «artiste» fragile gâté par la vie, perché par la chance et la fortune arrime sa nacelle sur la bonne vieille terre ferme d’Alsace. Le jouvenceau de pleine ferme, déjà adoubé par sa sœur, Danielle, n’aime rien tant que sa grand-mère maternelle, déclencheur gustatif, qui l’initie à la culture du goût ultime des bienfaits du pâturage. «Escalopes de veau panées, des choses simples et sublimes». Charmé par les animaux de sa ferme, il s’imagine paysan, agriculteur ou garde-chasse. A 14 ans, la foule fuit la fine plaque chauffante. Seuls quelques commis pétrifiés par la torpeur de la braise s’escriment tout à la joie de «produire quelque chose ensemble». Le miroir scolaire pâlit. «Ma mère voulait le baccalauréat mais je rentre à l’Ecole Hôtelière de Strasbourg».
Un ciel de femmes, une tante et une grand-mère, accompagnaient tout au délice. Les grands-pères cuirassaient l’entoure. Dans ce villageois bistrot, des gibiers de la chasse du matin embaument l’ionosphère, des alevins traversent l’eau claire des rives, les tartes aux fruits du moment, la matelote de poissons, bouillabaisse ultra locale au vin blanc, coiffée de crème, convoyée de nouilles attroupe déjà toute la contrée. La pâtisserie comble la mère de celui qui confie, tout badin, «je suis né au-dessus d’une cuisine». Elle se pique aisément aux jeux de la réception. Après la guerre et encore aujourd’hui, Danielle BAUMANN gouverne les salles de la claire Auberge dans un contour particulier, savantes miscellanées de présence discrète et de concentration distraite qui caractérisent l’imaginaire collectif et la mémoire intime des tables inoubliables.
«Ma sœur pratique l’art d’aimer donner aux gens, de les mettre en joie autour d’une table, désire que les gens soient à l’aise sans un service prétentieux. Nous recevons des personnes une fois dans leur vie et des grands capitaines d’industrie tous les jours». Cette orientation de salle présente, jamais omniprésente, cristallise le cœur de la pensée familiale HAEBERLIN. L’oncle étudie les Arts décoratifs. Paul HAEBERLIN, l’un des premiers inventeurs du menu dégustation, impérial d’humilité, prend la direction des cuisines. Impétrant voué à la matricielle ferveur des Maîtres (Jean et Pierre TROISGROS, René LASSERRE, Paul BOCUSE, Gaston LENÔTRE, Michel GUERARD repoussé pour mariage imminent) jusqu’à la Présidence récente du Congrès des grandes Tables du monde, Marc HAEBERLIN s’initie, en 1973-74, aux grands crus français dans la plus belle Maison allemande de l’époque, près de KARLSRUHE, dirigée par Helmut GIETZ.
Au fil de l’Ill, cette cabane en bois au bord de l’eau métamorphosée, en un clin d’œil de cinquante ans, en fresque historique triple étoilée quasi sacrée où afflue la planète qui compte, délimite un monde onirique tranquille.
«Le secret de Michelin : il n’y a aucune recette pour avoir trois étoiles». Aucun ouvrage n’épuiserait les ouvrages de ces cieux intenses d’aquarelle, psalmodiés par Claude NOUGARO, à la douceur toute maternelle, image pondérée du visage calme de Marc HAEBERLIN, prédestiné à la béatitude spinoziste. Le bon vivre coule, ici et là. Le gouteur, gastronome promeneur d’un jour ou flâneur d’une nuitée infinie, immuable passager clandestin de sa lucidité recouvrée, percevra les brumes matinales d’un lieu culinaire, artistique et culturel, d’un pays total : un art de respirer alsacien au nid de la rivière.
«Le client doit se sentir à l’aise et à son aise. Nous pratiquons le seul métier du monde où des gens nous remercient en partant». Respecté partout et par tous, «Monsieur Marc» à l’instar de «Monsieur Paul», membre du club select des inventeurs de « plats-signature » (pâté en croûte aux quatre viandes et aux truffes, saumon soufflé, mousseline de grenouilles, homard Prince Vladimir, truffe sous la cendre, côtelette de perdreau « Romanov ») hale sa fécondité «de petits choses collées bout à bout, un souvenir de voyage, une saison, une émotion». Les techniques de cuisson chinoises n’obèrent, en rien, l’Alsace enflammée. «Sentir le goût, l’âme de la maison, dans la pêche». Notre avide cosmopolite inaugura l’Hôtel ADLON de Berlin ainsi que le « Beach Comber » à Bora Bora.
Au Japon, à Nagoya en 2007 et à Tokyo en 2008, par amitié pour Paul BOCUSE, par admiration pour le grand HIRAMATSU, il ouvre deux autres Auberges. L’infinie pudeur de Marc HAEBERLIN tranche, cette tentation de l’effacement émeut, cette audace de l’invisibilité étonne : «Rentrer en salle me coûte, je ne viens jamais, ce n’est pas la place du chef, je donne sans rien attendre, sans recevoir. Ne jamais perturber un couple d’amoureux ou des hommes d’affaires. Mon regard se porte discrètement à l’entrée de la salle, au passe, tout se joue avec ma brigade. Je salue de loin, discrètement».
Corollaire de cette volonté résiliente de perfection, notre successeur d’une solide lignée de chefs, dans l’ombre portée d’un père aimé, sous l’aile accorte d’une sœur qui libère son imagination créatrice, se vit pierre angulaire et pierre de touche qui s’inscrivent dans une histoire prolifique en devenir refusant d’identifier la cuisine à un art : «La cuisine n’est pas un art comparé à la littérature, la sculpture, la peinture, la musique, nous sommes des bons manuels, des bons menuisiers, des bons carreleurs, nous avons parfois une idée ou deux de plus, nous donnons des petites émotions à des mangeurs heureux, de nous comparons surtout pas à des artistes, des peintres, des musiciens. La vérité de la cuisine se tient dans la cuisine, du matin au soir. Un seul geste détruit tout le plat, un légume taillé trop gros, une viande trop épaisse».
Dans l’histoire patrimoniale de la fratrie, il y a les hommes illustres (Paul, Jean-Pierre, Frédéric), les clients célèbres (Peugeot, Hansi) et les femmes essentielles (Frédérique, Henriette, Marthe, Marie, Danièle) aux pianos. L’AUBERGE DE L’ILL tire, en outre, sa pérennité de son duo de sommeliers : Serge DUBS (Meilleur Sommelier du Monde 1989), Pascal LEONETTI (Meilleur Sommelier de France 2006). Ils magnifient le vignoble alentour, éclairent les issues dans l’admirable tradition des pâtissiers de l’Est de la France. Humilité, simplicité, inventivité, sérénité érigent les points cardinaux de la conduite de notre lauréat du Prix ROERO à l’aune du souffle d’un lieu, de la faveur d’un paysage, d’un territoire si charmant et d’un terroir si charmé.
Au matin, Hubert STEIB écobue toujours ses pépinières. Marco BAUMANN, dans sa réservée maison d’hôtes blottie au fond du jardin, œuvre d’une existence, élève la civilité bienveillante des politesses de la réception au rang de style. Sa profonde bonté, son humaine chaleur, son sens délicat des occurrences, son accueil serein empli d’intentions attentives exemplifient le nom d’une grande maison. Les joies simples d’une famille unique à la généalogie unie, si singulière, perdurent par l’enchantement de demain. Une jeune femme remarquable au parcours déjà étincelant, arrive. Last but not least : Mademoiselle Salomé BAUMANN.