En 1987, le jour de Noël, à Avignon, un grand prématuré paraît à la lumière à six mois et demi. Réanimé par miracle plus de vingt minutes, il s’en tirera toutefois indemne sans handicap nonobstant un léger bégaiement allié à une puissance d’exister, une « niaque » inchavirable. Dans ce milieu de gens de peu, les grands-parents maternels paysans élèvent des poules dans leur jardin, ramassent leurs œufs, tuent le coq, font le marché avec leur petit fils. Le clan serre les coudes : « j’ai eu la chance d’avoir des parents formidables ».
La fratrie qui ne fréquente pas les paysages culinaires étoilés compte néanmoins des artisans qui portent haut certaines valeurs : accomplissement du travail manuel de belle facture, passion de l’artisanat, respect profond du client. Le père s’enflamme pour la flamme mais à 18 ans, il chute du haut d’un Fort lors d’une partie de cache-cache. Dans un fauteuil roulant, ses thérapeutes lui notifient qu’il ne pourra plus jamais courir. Le survivant, analogue à son fils, qui remarche mais ne piétine plus comme un cuisinier, renonce alors à une carrière de Chef.
Ce phocéen de grand-mère italienne, artisan peintre en bâtiment obsessionnel des finitions méticuleuses répétera à l’envi à son fiston : « La cuisine est le plus beau métier du monde ». La mère vauclusienne grandit à Vedène. Comptable dévouée, elle assiste son époux avec bravoure. En CM2, le bon élève de Villeneuve-lès-Avignon affirme son désir de cuisine dans une « fulgurance ». Il perçoit d’emblée ce métier empreint de passion à l’ouvrage.
A la maison, sa mère emballe les fourneaux, de la fraîcheur moirée aux classiques ménagers, un sauté de veau aux olives noires et vertes, un veau aux carottes : « L’amour qu’elle avait à nous faire à manger tous les jours était immense. Ma grand-mère maternelle triait les lentilles pour enlever les petits cailloux. C’était des gens modestes mais j’avais un petit morceau de filet de bœuf chaque fois que je venais les voir. L’odeur de pain grillé le matin. Je ne suis pas un enfant qui a grandi avec de la brioche mais au goûter, mon père me faisait un pain roquette huile d’olive ».
La mère-grand sus évoquée réalise un bœuf aux carottes à l’onctuosité renversante lors des rituels déjeuners dominicaux. A six ans, le judoka en herbes confectionne son premier gâteau au yaourt : « j’ai tout d’abord aimé les desserts ». Il contemple sa mère pendant des heures sur une minuscule chaise placée à ses côtés, mouline la soupe de légumes. A huit ans, une « saveur violente » percute le vigoureux curieux : « mon père me tend une cuillère à soupe d’huile d’olive du Moulin de la Chartreuse. Juste pressée, ce fût intense, poivré, râpeux, cru, j’ai adoré et détesté en même temps ».
Cette sensation lui ouvre des horizons aromatiques. Au retour de l’école primaire, il ne manque jamais la célèbre émission de Joël ROBUCHON qui le fascine : « Bon appétit bien sûr », comme DUCASSE ou BOCUSE. Des carottes néanmoins vichy cette fois-ci. En fin de 3ème, à 13 ans et demi, presque trop jeune, le basketteur pivot en équipe départementale émet des vœux catégoriques : « cuisinier ». Il intègre l’Ecole Hôtelière d’Avignon. En 2002, bien avant son BEP, il effectue un pré stage chez Claude LAMBERT, dans son restaurant « La Tonnelle », aux Angles.
Le premier jour, écœuré ad nauseam par l’odeur de trente kilos de tomates à monder, il y retourne le soir, chiffon mordu : « je me suis coupé de tous mes amis pour ce feu qui brûle en moi ». Il se plaît dans cette vie de brigade sans embrigadement avec ce chef paternel et proche, implanté dans son village. La passion le galvanise. Il passe d’élève moyen à premier. Le « gentil silencieux » surclasse la classe. Le timide court-circuite son apprentissage par des stages de BEP à temps plein. Il ne fait rien comme personne, démarre par la pâtisserie.
Encore une sorte d’illumination. En 2004, le jeune talent vainqueur du Trophée International Auguste Escoffier, devient le premier lauréat du concours. A 16 ans, remarqué par les MEISSONNIER**, père et fils, il rentre à L’Hôtel d’Europe, ancienne demeure de Napoléon, aux côtés de Bruno D’ANGELIS*, à Avignon. Avec « cet amour de chef », Denis MARTIN apprend l’humain et la technique : « Dans son menu confiance, dans les yeux du chef, il ouvrait les frigos et faisait de la magie, un coup de foudre ».
En 2005, cette cuisine spontanée l’impressionne, méditerranéenne et japonaise, structurée, terre et mer : « Je veux plaire, avoir ma place dans un étoilé ». Le majeur, fraîchement diplômé du BTS, quitte son maître de stage pour le Prieuré Baumanière à temps plein. Jean-André CHARRIAL le choisit, en effet, comme unique aspirant. A l’été 2009, il rejoint Fabien FAGE, en chef de partie, « soldat qui n’a peur de rien ». A 20 ans, second de l’établissement, il dirige 22 personnes : « j’ai toujours prouvé par le travail que j’étais meilleur ».
En 2013, il débarque chez Maison BOULUD, à Montréal pour une expérience notable : « caméléon, je m’adapte, chaud bouillant ». Il se voit dans l’obligation de refuser le poste de sous-chef exécutif pour rentrer dans sa région, chez Michel KAISER** à Garons. Ce chef « très dur mais passionnant » lui enseigne les produits du terroir camarguais notamment le taureau. L’avenant bascule à l’Oustau de Baumanière** dans la haute gastronomie provençale. Il apprécie d’emblée Glenn VIEL pour son approche de la nature en direct, son jusqu’au-boutisme, du « cochon nourri le matin aux petits pois ».
En 2018, l’amoureux de la délicatesse et de la finesse du poisson, arrive au THE MARCEL et obtient l’étoile au bout de quelques mois toujours avec Fabien FAGE, son « papa en cuisine ». En duo pendant treize ans, aujourd’hui, à 33 ans, il officie en solo dans son premier poste de Chef. Primat des circuits courts, radicalité des chemins méditerranéens, effacement des produits « nobles », Denis MARTIN affirme son appétence pour le territoire et l’humain : « j’ai une chance inouïe, j’ai la mer, les Halles, la criée à deux pas ».
Avec sa personnalité touchante, dans ses essais et ses pensées, il travaille le terroir sétois par le fil de ses sensibilités cisalpines, les thons entiers, le poulpe star pour lequel il crée une cuisson particulière, sous-vide en cocotte. L’épris d’excellence, le féru d’artisanat confie à mi-mot : « Ce n’est pas mon métier, c’est ma vie. Je ne veux pas éclabousser, par la technique, l’émotion, la vibration et l’histoire ».
Depuis 2019, l’émouvant Denis MARTIN réveille Sète. Les préambules charment. La terre effleure ses élytres dans l’imprégnation d’une tartelette croustillante de champignons de Paris et truffe noire au vieux vinaigre. La boulangerie affleure en grâce au travers d’une brioche moelleuse aux olives taggiasche et citron, huile d’olive picholine rafraîchie au basilic. La mer souffle dans une mousseline de moules safranées à l’orange et anchois. Le végétal miroite en extraction de céleri-rave, branche et pomme granny smith.
Le poulpe, grande tendresse de l’étoilé, cuit en cocotte puis grille au papada bellota, mousseline de cresson des fontaines, pignons de pin torréfiés, sabayon au vinaigre d'estragon. Le thon rouge de méditerranée, autre excitation vitale du chef, se présente cru-confit aux agrumes à la façon Vitello Tonnato, câpres à queue et pickles d'oignons rouges, gressin croustillant au jambon de ventrèche fumé, jus double corsé à la bonite séchée. Le loup s’habille en vert dans son médaillon, raisin confit et nuage iodé infusé au basilic, chou-fleur au grill et réduction d'une matelote.
Le cochon en poitrine confite et filet mignon se presse au lard de Colonnata et champignons, courge butternut acidulée et jus aux épices douces. Les agrumes désaltèrent, rafraîchis au safran en fine meringue craquante, biscuit viennois, sorbet kalamansi. Le trio de mignardises enchante; confiserie en guise de guimauve ou pâte de fruits mentholée, chocolaterie de caramel en opaline enrobée, feuilles végétales cristallisées.
L’enfant des étoiles, ému, songe encore à celle qui, la première, lui a donné sa chance, Monique MERCIER, directrice de son Ecole Hôtelière : « Elle m’a écrit récemment, j’ai toujours cru en toi, tu es une de mes plus grandes fiertés ».