PORTRAIT DE CHEF
Eric BRIFFARD

Par Fabien Nègre
  • Chef Eric Briffard
  • Eric Briffard le Cinq
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  • Le Cinq

Portrait réalisé lorsque Eric Briffard était le chef du Cinq au George V Four Seasons Paris.  

A la promptitude des lumières, sous les ors lissés et les lambris plissés du plus bel hôtel de luxe du monde, Eric BRIFFARD, dans son immense prétention à l’humilité, réjouit toutes les formes.
Primal radieux au nez fin de l’homme heureux, il caresse sa maturité gustative. A chaque service, le spectateur explore une mise en scène de match de rugby, des actions, des contractions, des transformations. Un assaut titanesque pour la voie lactée.

Bourguignon, natif d’Auxerre, dans les sixties, tous les grands parents pétrissent la terre, entourent le jeune Eric BRIFFARD. La France profonde. Celle des vaches aux près, de l’agriculture de Chablis, des cerises sauvages de l’Yonne, du doux parterre des lentes veillées aux noix. « Imprégné produit » et « vraie cuisine bourguignonne », l’homme des deux macarons du Vernet et de la double étoile du Plazza ne brille pas dans la classe mais se transformera pourtant en premier de la classe. Dès qu’il enfonce le pied dans le métier, tout file, tout défile. Le talent de tous les concours : Meilleur commis rôtisseur de Bourgogne, Meilleur commis rôtisseur de France, Taittinger 92, MOF 93 (médaille remise spécialement par François MITTERRAND), la Foire gastronomique de Dijon, 14 concours et toujours major ou Poulidor. « A l’école, tu ne feras jamais rien » tambourinent ses instituteurs.

Il se lance, à 14 ans, tête bêche, dans un « apprentissage à la Zola ». Cette expérience lui attribue la « niaque » pour la vie. A l’aube de l’existence, elle montre le réel impossible, le quotidien improbable pour chacun. Eric BRIFFARD orchestre une brigade digne d’une symphonie directoire : 100 personnes dont 14 sous-chefs, 14 pâtissiers ! Un petit peuple, une armée. Or, « rien ne le profilait à cela ». A 19 ans, il vient conquérir Paris, le cœur alerte et le bagage mince, un CAP en poche, au Concorde La Fayette, sur le conseil professoral de Gabriel BOURGEOIS. Intrigante raison dans l’histoire des filiations : cet excellent pédagogue de cuisine travaillait déjà au George V en 1947.

En 1988-89, à 28 ans, l’oiseau rare s’envole au Japon. Il y épouse la femme de ses vies, inaugure le frais émoulu « Royal Park Hôtel » de Tokyo, à Hakozaki, dans le quartier de la Bourse. « Produit japonais », employé du groupe MITSUBISHI (130 000 personnes dans l’archipel), habitué du TSUKIJI, le plus grand marché au poisson du monde, Eric BRIFFARD éprouve « ses déclics CUISINE ». Dirigeant le restaurant Palazzo, premier établissement pilote du groupe hôtelier, seul étranger à posséder une carte de travail, élément de curiosité, il plonge en profondeur dans la société tokyoïte : une interprète, un chauffeur, une secrétaire à demeure. Son portrait s’affiche en 4 par 4 dans toutes les grandes stations de métro et les gares en compagnie des stars de cinéma. La folie. Notre natif d’Auxerre n’attrape pas la grosse tête pour autant. Il scrute la perfection de l’hygiène, les culs de poule et les gants chirurgicaux, les réfrigérateurs sans humidité et l’arrogante fraîcheur des légumes, la découpe à cru et les cinquante usages des algues. Le Japon donne un sens à sa vie dans la discrétion des sentiments.

Ce paysage iodé cajole l’éloge de la fadeur au sens du sinophile François JULLIEN. Le « dan » (prononcer Tan) signifie tout à la fois fadeur (du goût des aliments), détachement (intimité de la personne), réserve (attitude envers les autres et le monde). Dans l’art de vivre chinois, ce qui se rapporte au sens gustatif revêt une importance cruciale. Un poème se déguste comme un plat. En occident, la fadeur repousse mais le détachement ou la réserve agréent. En chinois, le concept « dan » indique une disponibilité. L’intuition de la fadeur pratiquée par Eric BRIFFARD note l’absence de toute saveur marquée (salée, sucrée, acide ou amère) mais également la disponibilité envers chacune de ces inflexions. « Fade » signifie, ici, dans cette gastronomie de la subtilité majeure, une capacité d’engagement dans le chemin congruent mais aussi son retrait adéquat au moment opportun (kairos) pour s’inscrire dans la nouvelle voie pertinente.

La fadeur de notre adepte du wok se place au centre de notre paume. A partir de ce point décisif, elle effleure tous nos doigts. L’homme des pâtés campagnards et du coup de rouge nous éduque à la vigilance de la fadeur, laquelle détermine à chaque instant, en fonction d’une praxis rencontrée, l’éthos à adopter, la pensée à risquer.

En 1989-91, l’homme qui cuisine avec des baguettes tombe sous la fascination pour le dieu ROBUCHON, la course derrière le père. Bien des aspects laissent circonspect sans déifier : rigueur, organisation, raffinement insensé de la gestuelle. Eric BRIFFARD n’oubliera pas l’allure de sa main, l’élégance absolue du geste, la parole et l’outil. Au célèbre JAMIN, il réapprend l’encyclopédie culinaire. Un nouveau déclic. ROBUCHON se montre inflexible « avec les autres, lui-même et encore au-delà ».

Du JAMIN émane un mythe impressionnant. A contre-courant complet, il sert «côtes d’agneau basse température sous vide, salade pastorale, purée de pommes de terre». Transcendant. Une avance sur son temps, une avancée sur l’époque.

Eric BRIFFARD absorbe là « tout le fondamental de la cuisine », des lignes de conduite pour une courbe de vie. Hors des codifications, dans l’élégance, sans afféteries, le haut goût griffe des généalo7gies humaines. Chez Marc MENEAU, il verra la cuisine d’auteur : « Un homme très exigeant qui obtint la troisième, le fer de lance, une cuisine différente qui me donne le feu ». Second de Philippe GROULT au « Manoir de Paris » dirigé par Denise FABRE, il côtoie le gratin. Les livres de CHAPEL dorment sur sa table de chevet. Le pithiviers bourgeois inspire un tableau de chasse. Chef d’œuvre du classicisme des modernes.

L’ami de Jean-Marie BORDIER qui, au Plaza, sombre inconnu, commence à lui fournir son beurre, recommence : « je ne crois absolument pas en moi ». Il cherche encore « deux bons œufs avec un bon bout de lard ». Ce japonais secret rumine quelques fermes préceptes en cervelle : « Tu nais shintoïste, tu meurs bouddhiste », « Le bon l’emporte toujours sur le mal ». Pessimiste jamais résigné, il poursuit sa doctrine pascalienne de l’action. Infini cérébral sans intellectualisme, amateur de la mystérieuse géométrie de Bach, aimant la compagnie amicale de brillantes présences féminines, « depuis vingt ans, (sa) seule maîtresse est (la) cuisine ».

« Cuisinier français, je mourrai comme cela ».

Eric BRIFFARD, l’effacé coruscant, lutte avec passion pour la cuisine française et le produit du terroir. Une fois l’an, il effectue son tour de France. Dans son enfance de goûts, il buvait l’huile de noix. Dans la cour centrale de la ferme, il touillait sa main dans le sang du cochon en pensant au boudin. « Du raide, du rustre ». Des repas pantagruéliques. Du Midi Minuit. Des gros escargots de Bourgogne. A 20 ans, notre auxerrois entre en compagnonnage, en union. Des vertus abruptes. Blessé par l’exclusion au fond de classe réservée aux cancres à la fin de sa quatrième, « garçon innocent », il adopte difficilement son nom compagnonnique, « cœur sensible ». En vieillissant, il en ressent l’incarnation saillante. La promotion par la méritocratie assure sa revanche intérieure sur la vie eu égard à ses parents.

La picturalité articulée des assiettes, loin de l’emporte-pièce et des poissons ronds ou rectangulaires épais, pose le dessin blanc du produit au risque d’égarer les seconds. Eric BRIFFARD ne plagie personne, traque son style. Il affectionne les « plats de salle ». Observez son Saint-Pierre.

Le Zéiforme, apprêté à la citronnelle et au curcuma frais, trône, nacré, parfait, dans un papier bonbon escorté de melon vert, kabocha, pistes de seiches frits. Maîtrise extravagante des textures de cuisson, architecture éclatante des couleurs, élaboration réfléchie des écumes, rien n’échappe à l’amoureux de la Baie de Roscoff

Face à la mer démontée, l’écume claquait dans sa tête. Il grignotait son casse-croûte, il rêvait aux homards bretons. Il arrêtera peut-être dans 5 ou 7 ans, lassé des 15 heures par jour depuis ses 15 ans. Depuis peu, il joue les « papas poule » tous les dimanches pour se relaxer les neurones. Mais depuis sa révolution de palais de palaces, au Plaza, en 1996, il ne lâche pas. Avec Michel DEL BURGO, alors au BRISTOL, il fut le seul, dans ces années, à mettre du cochon ou du maquereau à la carte. « Je ne suis qu’un cuisinier et rien d’autre». Le geste BRIFFARD sédimente des années de labeur par cœur, des heures de préparation à la compétition. Face à l’océan, il créa sa « marinière de coquillages et langoustines aux fettucini iodés et à l’écume de mer » (1992) et ses notoires « gelées d’oursin au fenouil».

Un « travail de malade » qui part d’un ressenti, d’un essaim d’émotions.Dans les écumes naturelles, l’audace propulse la marinière, la friture d’encornets et les crevettes. Cette « énigme éblouissante » renverse la pâte à beignet. Le goûteux, le mousseux ne s’acquièrent que lors de la préparation au concours de MOF (Meilleur Ouvrier de France). Sur l’accordéon de pommes de terre en soufflet : 540 candidats, 2 seulement sortent du lot ! Pendant trois mois, tous les jours, Eric BRIFFARD guettait la lune pour obtenir la meilleure fécule. « Le jour où j’ai réussi le plat, j’ai eu l’impression de découvrir le vaccin contre le sida ! ». Au GEORGE V, cette jubilation transparaît : les sensations de la fraîcheur de l’enfance, le souvenir des repas de famille enjoués par les généreux pâtés (veau, porc, gras, oignon, persil mariné) de la grand-mère paternelle, le moelleux jocco du grand-père cuit dans le fournil du boulanger d’en face. La folie des grandeurs, de féeriques feuilletages.

Puis venait la saison de la chasse aux escargots, les vrais, les gros blonds de Bourgogne, près de Chablis, dans les vignes, les cerisaies, les haies. Des œufs à la neige au goût inénarrable. Des écrevisses sauvages, des grenouilles farouches. Des asperges du jardin, blanches et violettes, cueillies à la gouge, dès potron-minet, avec une botte de cerfeuil. Des caramels à la peau de lait, un onirisme fondant. Le touchant Eric BRIFFARD a tout appris de son père, René, « un cuisinier gourmand ». Le marché, le beurre, les radis. « Mon père faisait tout beau. Il m’a transmis le goût de faire plaisir ». Eric BRIFFARD retient le message de CHAPEL. Ses accras désacralisent la table.

Dans un lieu impressionnant pour le commun des mortels, le Chef des cuisines du CINQ invente le « palace accessible », propose un menu Déjeuner à 85 euros même le samedi et le dimanche avec une tête de veau croustillante anoblie façon tortue. A la tête d’un outil rare, Eric BRIFFARD persiste : « je veux rester un homme de la terre ». Lorsque Christopher NORTON (DG du George V) l’embaucha le 15 juin 2008, il insista : « laissez moi un peu d’air pour être encore un papillon ». L’enfant de ferme exaspéré par le terme gastronomie pratique la grâce joyeuse. Sourire aux lèvres, regard humide, il parle des « carottes fraîches bien assaisonnées par son père, avec un beau morceau de pain cuit, des époisses conservées religieusement, dégustées à la cuillère avec un peu de grand Marc de Bourgogne ». Eric BRIFFARD poursuit avec bonheur son chemin, « avec ceux qui aiment la chair, je partage un moment de jouissance ».

LE CINQ - HOTEL FOUR SEASONS GEORGE V
31, avenue George V - 75008 Paris
 

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