A l’air libre le 1er janvier 1975 à Monrovia, capitale du pays de George WEAH où une importante diaspora libanaise réside, le garçonnet anglophone d’origine tripolitaine plonge d’emblée, en apnée, dans un « destin de guerre » consécutif au coup d’état du 12 avril 1980. Seuls l’amour et le désir de survivre dépassent tous les accidents de la vie. Dans les périodes de conflit, « on apprend à manger, à vivre en santé ». Dans cette famille destinée aux voyages qui goûte l’infinie différence des cultures, la bigarrure des lieux et des milieux, la mère, généreuse envoûtée, cuisine avec la lumière rieuse de sa sincérité.
« De mon adolescence compliquée emplie d’images complexes à oublier, je conserve le vif souvenir de l’entrée dans notre cour d’immeuble où j’humais les saveurs, les parfums des épices, l’odeur du pain frais, tous ces plats mijotés dans l’amour et l’émotion de la vie avec de la mélasse de grenade, des pois chiches, des lentilles ». Chaque jour, cette merveilleuse découvreuse gâtait toute la famille, jumelait la cuisine libanaise aux apports africains. « Mon premier chef est ma mère, elle inventait, métissait ».
Dans la folie des hommes, l’école ne se fréquente pas tous les jours. « J’ai eu la chance d’apprendre en anglais et en arabe ». A 10 ans, son père, épicier fin gestionnaire, lui transmet le sens du négoce et l’art de compter mais surtout « la valeur des choses » qui outrepasse parfois toutes les écoles de commerce. Les parents du fulgurant phénicien autodidacte perdent « tout » malgré trente-cinq ans de vie africaine. En 1998, à Beyrouth, le compétiteur qui n’aime rien tant que le goût de la perfection et le sens de l’excellence dans le jeu de l’émulation livre des pizzas en champion.
Après quinze ans de guerre civile au Liban, des voyages aux Etats-Unis, à Trèves, à Milan, le 2 mars 1999, en sac à dos et 200 francs en poche, l’énamouré du noble art parvient à Paris avec un visa d’une semaine. « J’étais un petit homme avec un grand rêve, un grand espoir, une soif de vivre, la volonté de devenir un grand chef, une envie d’existence et de consécration. Je me suis senti rejeté par certains pays, le seul pays qui m’a accueilli, ouvert ses bras, est la France ».
Le quasi SDF qui campe tel un clandestin dans une tente arrimée sur le Champ de Mars exerce tous les métiers du bâtiment : peintre, carreleur, maçon. Trempé d’une énergie, d’une vigueur et d’une détermination qui forcent l’admiration, celui qui découvre l’existence de la cuisine française par les dessins animés ou les livres de recettes, fasciné par les plats-tableaux, cultive un culte du travail soigné. Le soir, après sa journée de labeur, il enchaîne comme plongeur chez un traiteur libanais du 16ème arrondissement, rue Saint Didier. Le chef de l’établissement se blesse, il le remplace au pied levé.
Le rêve se solidifie. « J’ai grandi dans la guerre, je voulais grandir par ambition pour manger, pour vivre, je ne parlais pas la langue française ». Le jeune homme qui effectua son service national libanais, en 1992, avec un œil gauche déficient vite repéré pour ses talents par un gourmet colonel de marine, accélère son auto-formation, fasciné par l’art de la table millénaire à la française. La nuit, dans sa chambre de bonne, il s’exerce à la mayonnaise, au beurre blanc, saisit le saisissement de la coction, cette baroque philosophie psychologique.
« Je respecte les chefs français qui restent dans leur cuisine, qui transpirent, proches du peuple ». En 2000, il rejoint le restaurant le Totem, au Café de l’homme, place du Trocadéro. Les salades ne se racontent pas, les entrées s’assortissent. Le poisson juste nacré découlera de l’exercice. En Italie, il observe la fraîcheur des produits, « la simplicité d’un filet d’huile d’olive qui retourne la tête » mais également la complexité aromatique des gastronomies régionales. Ce fort caractère apprécie les mélanges de civilisations mais aime la France.
« Elle m’a permis de me transformer, de réaliser mes rêves, je n’ai rencontré que des gens bien qui m’ont poussé à grandir, à évoluer ». La cuisine libanaise est une cuisine de femmes, une cuisine d’expérience. Elle est gourmandise, saveur, goût des choses très simples, une carotte, une courgette ». En 2016, l’admirateur des dieux de la gastronomie nommés BOCUSE ou ROBUCHON acquiert le restaurant Nicolas FLAMEL, la plus ancienne auberge de Paris ouverte depuis 1407. En 2017, le chambardé de l’attachement s’installe rue Lauriston. La place de l’étoile lui offrira son premier ciel étoilé.
« La plus belle chose dans une vie c’est une étoile au Michelin, le bonheur, une sensation unique, je n’ai jamais travaillé dans les grandes maisons. La première maison, c’est la mienne ». Cette consécration s’origine dans une profonde compréhension de la traversée souterraine du monde, de son éblouissante trouée. « La galère sublime notre instant, nous rend intelligents. Elle nous apprend à connaître la valeur des choses, saisir toutes les opportunités, ne jamais rien lâcher. Quand rien ne s’acquiert facilement, une opportunité magnifie la vie ».
Tous les matins du monde AG dévoilent un entrelacement labyrinthique. « Je fais de la cuisine avec mes racines libanaises qui m’influencent, je suis un amoureux de la gastronomie française. Je rends hommage à l’élégance, au raffinement de la cuisine libanaise chic mais je vis en parisien ». Le déraciné de l’ancrage dans l’ici et l’ailleurs, pousse sa logique plus loin. Orné de son adéquate sincérité dans la joie, il tire les leçons de ses expériences : « Je fais la cuisine qui me ressemble et qui nous rassemble. Je me remets en question comme un simple ouvrier, je suis le passeur du Liban à la France dans la multiculturalité libanaise, on peut réussir, se parler, s’intégrer dans un système ».
Toute la difficulté réside dans la transmission d’une émotion intérieure. Gagner la confiance en soi, simplifier même l’essentiel. « J’ai l’impression que je viens de commencer, j’ai trop envie de réussir ». Résistant aux formes ultimes d’aporie, Alan GEAAM croit à la force de l’oubli pour recréer tous les jours, un lien ténu entre des producteurs artistes et des clients saltimbanques, un trait d’union dans une ville multiculturelle.