Pierre BEROT : Directeur du département Vin, TAILLEVENT

PAR FABIEN NÈGRE
Au faîte de sa crête, belle âme rare au club des suprêmes acquéreurs de flacons, loyal beaudéannais, prodigieux pyrénéen secret, fulgurant architecte enjoué des 6.000 références des établissements TAILLEVENT, Pierre BEROT se distingue par un retrait bienveillant, abri d'une jolie pudeur, une élégance ténue, tendue vers le silence d'une humilité toute terrienne.

Dans un calme village de la Haute-Bigorre, l'enfant des vallées de Campan et de Lesponne, se fraye un chemin, en 1972, entre les granges enneigées, dans une famille de personnalités uniques, fins lettrés montagnards où se noue un rapport physique aux éléments et une audace du savoir. La grande soeur, Violaine, troublant écrivain des absolus, publie des romans remarqués. Jordane, la petite, professeure de lettres, n'écrit rien mais pense beaucoup.

La maman, Marie-Claude, toulousaine, infirmière puéricultrice retraitée à 50 ans, auteure de livres de jeunesse de référence dans l'enseignement public «pour s'amuser», vise, ipso facto, l'excellence pour son unique fils. «Mes parents m'ont toujours poussé, encouragé, encore aujourd'hui». Le père, Marcellin, brillant prêtre attentif aux défavorisés, auteur d'ouvrages reconnus tels que «Rencontres montagnardes. Joies et peines», ne lâche pas son gamin non plus.

Nonobstant sa bibliothèque familiale déjà bien garnie, Pierre BEROT aiguise son olfaction en poète des collines, en nez cartographe féru d'archéologie. La vie de ses contrées se conte par sa toponymie; de pierres, de bois et de main d'homme. L'adolescent sportif rêve de la pléthore enthousiasmante des métiers qui foulent la poudreuse : moniteur, skieur professionnel, guide de montagne. «Je ne pensais qu'à prendre mes skis, me taper des kilomètres dans la neige, partir dans les vagues, l'été, sur la côte basque».

Une seule idée l'obsède : «Plus haut». L'adolescent rétif à la scolastique,- «j'étais abominable en collège»-, file à l'Ecole Hôtelière de Tarbes en quête d'un gagne-pain non saisonnier. A 16 ans, en première année, le tronc commun propose tous les corps de métier : cuisine, sommellerie, pâtisserie, bar. «Je ne suis même pas majeur, je n'ai jamais rien gouté, mes parents n'avaient pas la culture du raisin, il n'y avait pas de région vinicole autour de moi. Ebloui, c'est une sidération, la géographie viticole me rend fou».
Bernard THUILLIER repère bien vite le captivé par les sciences du sol, de la terre, de l'air et du cep (ampélographie, topographie, climatologie) : «Mon seul et premier professeur de sommellerie entre 1988 et 1990. Il a cru en moi, j'ai cru en lui, la révélation, il m'a donné toutes les bases. C'était la première fois que je m'intéressais à autre chose que les choses de ma jeunesse». Le «Meilleur Jeune Sommelier de Midi-Pyrénées» retient la leçon d'Henri JAYER même s'il se sent plus proche du travail de la vigne que de celui de la cave : «Il faut parfaitement maîtriser l'oenologie pour pouvoir s'en passer».

Le spécialiste de la voie du sarment s'instruit avec fièvre : «Mon père me faisait réciter par coeur tous les classements de Bordeaux 1855, toute la géologie bourguignonne». En quelques mois, à 17 ans, il plonge dans la découverte de la profondeur du monde liquide même si la gastronomie le pousse vers l'ailleurs de la dégustation. L'enfant de Bagnères-de-Bigorre saisit l'immense puzzle bigarré de la souche en sillonnant les vignes de Madiran, de Jurançon et des grands châteaux bordelais.

«Je dis toujours aux gens, apprenez d'abord dans les écrits, vous ne pourrez jamais comprendre un vin si vous n'avez pas passé des heures sur Emile PENAUD, sur les Atlas d'Hugues JOHNSON. Au Nord et au Sud, je sais que le Chardonnay ne donne pas la même chose. En Bourgogne, le pinot noir livre cette expression car il trône sur des argilo-calcaires, un climat septentrional, froid, il n'est pas heureux dans le Languedoc sur des schistes et des sables ou sous un climat brulant et bouillant».

Telle une tornade à l'orée de son émancipation, il aborde la luxueuse vie parisienne. Commis au Jules VERNE, à la Tour Eiffel, il parvient au « Lucas Carton » en 1991. «Ma rencontre avec Alain SENDERENS fut ma première grande rencontre pour un grand poste». Sa complicité avec un «gars du sud-ouest» auquel tout le personnel octroyait du «Monsieur», hâte son érudition des appellations. «Il connaissait vraiment le sujet comme Alain DUTOURNIER, Jean-François PIEGE, Jean-Pierre VIGATO».

Le chef triple étoilé à son apogée, propriétaire du Château GAUTOUL, à Puy-l'Évêque, édifiait ses plats, dans son minuscule salon des artistes, au premier étage, autour des crus qu'il affectionnait avec des accords ahurissants. Ces dialogues structurés autour des euphonies forge une mémoire : «Magnifique expérience avec une grande directrice de salle, Eventia». En novembre 1992, Didier BORDAS, meilleur sommelier de France, directeur des caves TAILLEVENT, le recrute d'une étrange façon : «Il me tend un verre : combien achèteriez-vous cela ?».

A 19 ans, cette interrogation déconcerte et impressionne tout à la fois. Le charismatique Jean-Claude VRINAT officiait en salle. Toute la gestion d'une cave tient dans cette lancinante devinette. «Une autre conception, un cran haut dessus, cette question ne m'a jamais quitté, vingt ans après». Le sommelier des Caves TAILLEVENT engage sa véloce trajectoire d'exemplarités. En 1993, le devoir sous les drapeaux l'appelle. Avec l'aide paternelle, il enseigne le ski aux officiers de Midi-Pyrénées : «J'ai retrouvé mes montagnes. J'affine mon olfaction, sentir les fleurs, respirer l'air, la minéralité».

En 1995, le retour dans la prestigieuse maison de la rue Lamennais correspond à la visite annuelle du propriétaire dans les bureaux de la Bible rouge. Bernard NAGELEN confie : «Monsieur, 20 ans de trois étoiles sans sommelier, ce n'est pas possible». L'ascète joyeux de la dégustation si proche du vignoble, à 23 ans, devient le premier sommelier du TAILLEVENT. Dans la seule carte française estampillée «Grand Award du Magazine Wine Spectator» avec «La Tour d'Argent», chez le seul grand restaurant établi comme caviste, le discret voire secret passionné des climats, dirige dans l'ombre.

Les années passées avec d'immenses personnalités comme Jean-Marie ANCHER comptent double. La salle présentait une ambiance unique au monde, mélange feutré d'élégance aristocratique, de pondération sensible et de cordialité contenue. «Travailler dans ce cadre formait une grande chance mais pas un grand repos, tous ceux qui y passèrent, Thierry MARX, Thomas KELLER, Marco PELLETIER, Manuel PEYRONDET forment une communauté de souvenirs». En 1997, à 25 ans, coup de théâtre, le prodige s'en va.

«J'avais lu mes livres, j'avais eu un professeur exceptionnel et deux maîtres hors normes, Messieurs SENDERENS et VRINAT, mais il me manquait une partie technique forte en production, je voulais appréhender l'oenologie en cave, je voulais vinifier, tailler, chez mon ami Didier BARRAL». L'homme épris de liberté au grand caractère d'acheteur, désirait gagner son envergure. Il se lance dans les vendanges, en 1997-1998, déchiffre tout. Dès son premier millésime, en 1993, Didier BARRAL, sur les schistes de Faugères, produisait des cuvées absolues.

«Sur un tracteur, je voulais concevoir la conduite de la vigne et la cave, les levures, les bactéries». En 1999, par estime mutuelle, Jean-Claude VRINAT non seulement crée un «département» mais le confie, de surcroit, au mousquetaire déterminé qui prise le défi. «Il fallait structurer terriblement parmi 200.000 bouteilles et 4.000 références». En 2005, l'homme du Sud qui vénère les grands vins du Nord voit encore plus grand. Il prend la direction du département au niveau du Groupe : recrutement des sommeliers, achats, définition des accords, création des cartes.
Le livre de cave affiche des catégories distinctives : les «incontournables», les «rares», les «découvertes». Le travail de sélection s'effectue sans budget «achats» précis ni objectif de rentabilité mais dans un souci de gestion. En 2011, après une série de drames, perte d'une étoile (2007), décès du propriétaire en 2008, crise des subprimes, les Frères GARDINIER redonnent énergie et moyens à l'enseigne réputée partout dans le monde. «Nous sommes passés d'un club amateur à la ligue 1».

La marque «TAILLEVENT PARIS» comprend un restaurant gastronomique, «LE TAILLLEVENT», deux brasseries oenologiques, «Les 110 de Taillevent» Paris et Londres, des points de vente, «Les Caves de Taillevent» Paris et Beyrouth. Acteur majeur de l'art de vivre à la française, le Groupe GARDINIER et Fils ambitionne une expansion internationale (USA, Japon notamment), oeuvre au rayonnement de la France à l'étranger.

Les frères GARDINIER (Thierry, Stéphane et Laurent) cultivent le sens de la réception, le goût de la transmission des gestes de grande tradition, la mise en perspective de la gastronomie, de l'oenotourisme à travers un savoir-faire et une approche culturelle. La fratrie porte haut les couleurs des valeurs de la vie à la française. A dessein, celui qui définit l'accord comme un «niveau supérieur d'émotion», dégage au moins trois typologies d'harmonie : osmose, contraste, contradiction. L'accord d'osmose, rare, existe lorsque la matière sublime totalement le plat.
Il correspond à ce que François AUDOUZE qualifie de «gastronomie ultime», cet instant transcendant où acte de manger et de boire se fonde et se confonde. L'accord d'osmose intervient sur les assiettes salées ou principales. L'accord de contraste, le plus complexe, s'impose quand on apporte du tranchant, du végétal, de la fraîcheur ou du volume. «Lorsque le plat intègre du gras ou du sucre, on veut retrouver de la pureté, de la minéralité, un côté désaltérant».
Le contraste joue sur les entrées froides ou les issues. «Pour l'immense majorité des gens, au quotidien, le vin s'identifie au pain. En l'espèce, le vin devient un aliment et non un élément, il sort du culturel».

Le justicier démystificateur, en saccageur d'illusions, n'affectionne rien tant que «les accords tordus, ceux que l'on n'apprend pas à l'école». Première méprise : sauternes/foie gras. «Epouvantable , s'exclame l'élégant quadragénaire au regard franc, «du gras et du sucre, il n'y a pas mieux que le sucre pour vous rendre le foie encore plus gras».
Deuxième hérésie : crustacés/blancs par texture. «La chair du crustacé appelle le rouge, rien n'est plus grand qu'un homard sauce vin rouge. Seule la tension calcaire d'un Gevrey, d'un Vosne ou d'un Chambolle s'accorde».


L'eurythmie se fonde, en outre, sur des couleurs : viande blanche/ blanc, viande rouge/rouge. Troisième erreur fatale très française : rouges lourds/chasse. «Je mets de l'argile sur le gibier : Morey, Nuits, Pommard. La Bourgogne ne produit rien de lourd car elle se situe au Nord». Le généreux inépuisable sur l'art des consonances de poursuivre : «On a des accords de blancs à inventer : fromages/blancs, légumes/blancs, fruits de mer/blanc, risottos/blanc».

Soudain plus grave, le concentré méditatif spécifie : «un grand vin ne doit pas être l'expression variétale de son cépage, encore moins l'identité de son vinificateur, il ne peut être que la définition parfaite d'un immense terroir». Pierre BEROT, par une forme de radicalité quintessenciée, ne conçoit le jus que par son origine, jamais par l'oenologie. Le grand cépage fixe le support qui donne accès à la possibilité de goûter le sol, s'éclipse devant le terroir.

«Château RAYAS: clair, fin, vous le mettriez à Chambolle-Musigny. Un Bourg du CLOS ROUGEARD, vous le placez en Bourgogne. Les grands terroirs surpassent les cépages pour s'exprimer. La racine va loin sinon on n'a que l'expression variétale du fruit». La famille VRINAT, chablisienne depuis toujours, proche du fondateur de la RVF, Raymond BAUDOIN, du Marquis D'ANGERVILLE (Volnay) mais aussi d'Henri GOUGES (Nuits-Saint-Georges), visionnaire novateur, au début des années 30, qui joua un rôle déterminant dans la modernisation du vignoble, proposa, la première, des vins de propriétaires bourguignons.
L'exigeant défricheur recherche les «vrais concepts» de demain.
Prudent précurseur, il modère, infiniment modeste : «on ne découvre jamais un vigneron, un gars n'achète pas un vignoble le vendredi soir pour sortir un vin le lundi matin. Il y a les journalistes, les acheteurs, les sommeliers, les amateurs. Etre le premier s'avère compliqué mais il ne faut surtout pas être le dernier».
Ainsi, le fervent des vins de paysages dans des jardins viticoles escorte Jean-François COCHE-DURY, Bernard FOUCAULT, Laurent VAILLÉ, Cécile TREMBLAY ou bien encore Thibaud BOUDIGNON depuis leurs premiers millésimes. «Ecouter, suivre, demeurer fidèles».

Ne jamais oublier la politique souveraine de la maison : rien ne demeure inaccessible. Le vrai luxe réside dans la clarté moirée de l'évidence. «Nous ne présentons jamais les vins qui ne sont pas prêts à boire, nous ne sommes pas un musée». Le vibrant du fleuve Adour nous raconte tout simplement ses vignerons : Henri BONNEAU, François RAVENEAU, Jacques-Frédéric MUGNIER.

«J'aime 2001, totalement oublié y compris à Bordeaux, classique, austère avec des pinots d'une pureté et d'une définition, d'une tension rare».
L'incommensurable sentiment de l'enthousiaste emporte une confidence amicale : «un grand vin provient très souvent d'un millésime froid, à hautes acidités, non cramé par le soleil, sans canicule, sans stress hydrique, équilibré, harmonieux, bourgognes blancs 2007, rouges 2001. Un spectre aromatique pur en fraicheur».


La connaissance étourdissante de l'une des pièces maîtresses du dispositif acclame les étiquettes davantage célébrées : «La force unique de Bordeaux tient dans l'effacement de l'identité du millésime par un formidable terroir. Phélan Ségur 2003, une dimension aromatique magnifique. Les grands cabernets médocains se raffinent, mangent leurs bois. Las-Cases 1990». Le jus de raisin fermenté, monde si énigmatique et pourtant lumineux, univers si insondable et parfois si miroitant, marché si imprévisible et souvent si splendide, cristallise, avant tout, une grande histoire de patience qui traverse l'éternité.
«Les grands bourgognes rouges très vieux proviennent forcément d'un immense millésime, d'un immense terroir, d'un immense vinificateur. La Tache 61». Le transporté par les pivots racinaires enfouis de ne jamais conclure, en chuchotant sur les judicieuses remarques d'Alfred TESSERON, à Pontet-Canet : «la biodynamie, avec un enracinement, un système immunitaire puissant, gomme les périodes de grandes eaux, ôte la sécheresse, évite des maturités phénoliques et alcooliques très fortes. Une grande viticulture efface les extrêmes». 

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