Influent beaunois charismatique du système stellaire AD, distingué courtois à l'élégance toute britannique survoltant les fuseaux, l'absolu vital Gérard MARGEON, à la stature de l'Actors Studio, honnit les tièdes, détient sa juste politique des vins et sa vision du divin, sévère impérial, audacieux volubile, Mazarin cistercien sans frontières, fabuleux dans la vitesse pure deleuzienne, depuis 1996, dirige 15 chefs sommeliers, apprête 30 cartes sur 7000 références dans les 21 établissements du Groupe.
En 1961, notable millésime, en plein coeur des illustres Hospices de Beaune, «dedans» dixit le récipiendaire, survient, au gothique flamboyant, un gaillard étonnant à l'énergie hors-normes «issu d'une famille agricole mais pas viticole». En 1976, à 15 ans, après une enfance beaunoise épanouie, une méningite avancée le cloue dans le coma. En pédiatrie, l'adolescent sensible réapprend tout. Durant trois ans, au lycée Hôtelier de Semur-en-Auxois, le futur auteur du classique opus «Les 100 mots du vin» aux Presses Universitaires de France, en 2009, trace sa brillante scolarité en major de promotion, chaque année, affichant une moyenne générale au-dessus de 17/20.
«Un métier dur, je n'étais pas du milieu, pas coopté». En 1979, «époque préhistorique en Bourgogne», le commis de compétition décroche son premier salaire de sommelier. «Personne n'en parle mais tout le monde le sait. Des pinots noirs pas très murs, pendant dix ans. J'ai fait mon tour de France dans l'idée définitivement ancrée que tous les pinots noirs étaient peu colorés, vifs, tendus». En mai 1981, sur les pistes de Tignes, l'aspirant skieur rencontre son épouse, Sophie. «Elle ne goutait aucun vin, aujourd'hui, elle me fait ouvrir les bouteilles dans notre cave. C'est ma victoire» précise l'exact directeur des Ateliers Sommellerie du Centre de Formation ADF.
«Pendant cinq ans, je fais la route presque toutes les deux fins de semaine, entre le pays basque et Bordeaux». En mai 1982, le jeune homme au caractère trempé qui aime à discourir du vin à l'infini, va au-devant du sage Pierre COSTE, qui le fascinera en premier mentor : «Il m'a donné une vision du vin et du monde. Il ouvrait la bouteille, écrivait sa fiche de dégustation puis goutait. Un autre monde, un affolement infini».
Né le 17 octobre 1927 à Langon (Gironde), la personnalité du licencié en lettres classiques de la Faculté de Bordeaux, érudit en art et musique, négociant à la société Edmond COSTE et Fils puis associé à Pierre DUBOURDIEU, excède amplement le monde du sarment. Chargé de cours de dégustation aux Instituts d'oenologie de Bordeaux, de Toulouse et à l'université de Suze-la-Rousse, le nageur émérite, auteur, le 25 novembre 1987, des «Révolutions du palais. Histoire sensible des vins», disparu en 2009, gravera son temps.
«J'ai été éduqué à la bourguignonne, aux antioxydants, je suis en grande forme» s'amuse le Pierce BROSNAN du Jéroboam. Le finaliste du «Master of Port» et du «meilleur jeune sommelier de France 1983», passe au scalpel tous les grands girondins. A 21 ans, le novice, distingué et réservé à l'instar d'un grand cru, chef sommelier ouvrant le MIRAMAR à Biarritz, «pose une question simple mais inadaptée à l'écosystème local».
Henri DUBOSCQ rétorque : «Cette année, on va faire beaucoup de vin, très bon et cher». Après «trois millésimes épouvantables, 1972,1973, 1974, la crise du pétrole, l'affaire CRUZE, les Bordelais, en pionniers, qui réinventent encore et encore la création marketing du millésime et sa communication», épatent l'homme discret au bel esprit de synthèse.
«Le coup de génie du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux : le noeud papillon sur le goulot, symbole très fort. Le produit de notre terre monte sur table».
Pierre COSTE le marque à vie d'une autre interpellation : «vous êtes sommelier, un spectateur de produits finis». Aujourd'hui, sur ce terroir, le dandy du magnum saisit «le sol, le fumé, l'empyreumatique, le fruit derrière mais jamais la marque de l'élevage, la sensibilité du toucher exceptionnel. Chauvin mais objectif, je pense que la France occupe une place unique, importante, par son écosystème naturel, dans le monde du vin planétaire. La France doit produire du jus de sol absolu, de la fraîcheur, de l'équilibre».
Bien relire ses lumineuses phrases dans son dernier ouvrage, p.79 : «La minéralité est une notion positive, elle est le message envoyé des profondeurs du sol. Elle est signe de pureté et de complexité. C'est le Graal des plus grands dégustateurs, la droiture irremplaçable recherchée par les véritables amateurs de terroir qui n'attachent que peu d'intérêt au fruité ou au boisé. Elle est le propre des grands vins blancs, mais certains vins rouge issus de culture biologique, et surtout biodynamique, sont à même aujourd'hui de donner de franches sensations minérales, au détriment d'un fruité net et intense».
En 1983, Paul ALTUNA, alors avenant sommelier de l'Hôtel du Palais, à Biarritz, aujourd'hui «Wine Director» du «Cirque Restaurant», à New-York, organise une visite à Jurançon, juste avant l'arrivée, en 1987, d'Yvonne HEGOBURU, au Domaine de SOUCH, l'une des plus grandes vigneronnes au monde. «Je dépensai tout mon argent dans les crus, une de mes premières grandes sidérations au milieu de ces deux champs de maïs, en 1984, chez Henri RAMONTEU, au Domaine CAUHAPÉ, dans mon éducation bourguignonne, je n'avais jamais gouté ces notions exotiques violentes, mangue, fruits de la passion. Une palette olfactive unique, des styles exubérants, profonds, condensés avec des acidités incroyables».
Avec ses camarades de jubilation, Philippe FAURE-BRAC (Meilleur Sommelier du Monde 1992) et Olivier POUSSIER (Meilleur Sommelier du Monde 2000), le fervent gentleman sillonne tout le vignoble hexagonal, l'Alsace, le Sud-Ouest. «On partait en avion, on dormait dans des villages-vacances, on était fous, on a posé la voiture sur le tarmac, à l'aéroport de Pau, on est monté dans l'avion et on a décollé. On avait pas fait que gouter» s'embrase-t-il soudain d'un oeil rieur et malicieux.
Après trois années passées, entre 1989 et 1992, à préparer des concours avec les mousquetaires du coteau, Jacques MEHAUD chez DROUANT, Eric SERTOUR au Fouquet's Europe, Eric BUIRON au Prince de Galles et Jean-Luc JAMROZIK, actuel Président de l'Association des Sommeliers de Paris, l'ascète athlète désire remonter au plus proche des origines ampélologiques. «Je rencontre la vibration avec l'Assyrtiko et Alexandre AVATANGELOS, le Pierre COSTE grec, un philosophe, ami de Thierry DE LA BROSSE, alors propriétaire de "L'Ami Louis" et du "Palace"».
Pendant les vendanges, les vignes en corbeille, pêle-mêle, cylindriques, les grands-mères à genoux dans le volcan, le troublent vivement. «Je marche dans une vigne centenaire sur-greffée trois fois. Après sélection massale authentifiée à Santorin, dans la vigne plantée en 1998 à Tinos, on fait tomber les raisins pendant 10 ans. Le plus grand vin blanc du monde». Gérard MARGEON découvre l'émotion ultime sur cette île mythologique, demeure d'Éole, au Nord des Cyclades, en mer Egée méridionale, avec son meltem éternel. Dans des blocs de marbre bleu, blanc, gris, et des micaschistes, pour ainsi dire sans argile, sur un désert minéral, une liane sauvage pousse.
«Quand vous entrez dans l'arène, vos poils se dressent, cela fait trois mille ans que ce lieu attend notre énergie. Pas de nez, pas de fruit, pas de fleur. Il faut que le vin affiche naturellement son écosystème, l'odeur du vent, de l'air, de l'eau, la photosynthèse, avec l'aide de l'homme, sans prostitution, un tableau. Le goût du terroir, le cépage s'effacent. Les très grands vins, diaphanes, se ressemblent tous, au toucher».
L'homme de l'ombre ne mâche pas ses tanins. Le vertigineux chroniqueur de «VIGNERON Magazine» finit vos phrases dès qu'il commence les siennes, l'étrange impression qu'il devance vos pensées rassure et inquiète tout à la fois. «Si le vigneron n'accepte pas son écosystème, il produit un vin stupide qui ne correspond plus à une boisson, qui ne rafraichit pas. S'il comprend son écosystème, il fait un grand vin. Henri JAYER me confiait : je ne fais rien, j'ai planté une bonne vigne au bon endroit»
L'habité patricien détaché, au staccato frénétique, caresse l'éloge du ceps majeur : «le pinot noir bourguignon ne se malmène pas, c'est un cépage continental, du nord, caractériel, impossible à concentrer, comme ceux du bord de mer ou de l'océan. Il faut le comprendre et le respecter, quand ça marche, c'est fabuleux. Je pose mes grands pinots noirs après un service ou une dégustation, les syrahs, les assemblages cabernet-merlot de l'atlantique. Les plus grandes bouteilles à la fin : finesse écrase puissance. Toujours une grande gorgée, ne pas goûter du bout des lèvres».
Gérard MARGEON accompagna ses amis à rejoindre le sommet mais les concours ne l'attirent pas. «La seule chose qui m'intéresse est la politique, surtout la politique du vin». Pierre COSTE lui répétait entre 1984 et 1987 : «Tu vas voir, le gout du vin change quand le propriétaire change. Le vin sera trop boisé, trop concentré car ils possèdent les moyens de s'acheter des barriques».
Le Monsieur Vin d'Alain DUCASSE, austère et aristocratique, d'avouer : «il y aura toujours un manque de sensibilité, de lisibilité, de connaissances. Le vin est une finalité absolue mais correspond-t-il encore à ce qu'il doit être ? Je pose une seule question : «Es-tu content de ce que tu as mis dans ta bouteille ? Les seuls vignerons qui m'ont impressionné sont ceux qui m'ont répondu : "J'y suis presque mais je dois m"effacer, je dois disparaître de ce vin"».
La philosophie homogénéisée obéit au dicton bourguignon : «dès qu'un vigneron prend l'avion et parle anglais, son vin change de goût». Les machines compétitives génèrent des engrenages involontaires de marques. «Aujourd'hui, un grand château de Bordeaux est une marque. C'est la plus belle chose qui existe, les grandes marques. La marque vous oblige mais vous garantit quelque chose de manière immuable».
A contrario, prospèrent les «intégristes du bio» : «je trouve dommage d'avoir une vraie vision, une sincère volonté, de prendre des risques financiers importants car, dans une vie, on fait environ 30 millésimes, et de s'arrêter à la fin du processus avec un mauvais bouchon. Certains vins exceptionnels à la cave, ne passent pas la porte, ni le bateau ni l'avion. Je ne veux pas boire du cidre !».
L'approche séductive entre le Prince MARGEON et le Roi DUCASSE relève du tourbillon. «J'annule ma visite chez Aubert GAUDIN DE VILLAINE, un rêve de toujours, je commence le 2 avril 1994. J'étais inconscient avec une méga star. Premier restaurant trois étoiles au monde dans un Hôtel de Luxe. Mon rôle demeure stratégique, le Louis XIV, un joyau dans la stratosphère Société des Bains de Mer».
L'homme des coulisses partage le même tempo depuis un quart de siècle. «Je fais partie du premier cercle». Dans le pôle "Restauration" originel, la garde unie des cadors triomphe à l'image du solide Denis COURTIADE. Le sommelier déjà assis ne cille pas devant les 500 000 trésors de la cave, acquiert le style de grande maison. Envahi par la splendeur de la bâtisse, la place du Casino, le ballet des hélicoptères, «ça fait tout drôle», chamboulé par le paysage iodé, végétal, l'huile d'olive, le grand bourguignon rentre en cohérence profonde avec le Maestro suzannais, partage faste et célérité : «Mon rythme de vie et de raisonnement est naturellement très rapide». Au bout de deux mois, il pose la question taboue. L'admirateur enraciné des palimpsestes riposte : «Quel essai? Tu n'as pas de temps à perdre, je n'ai aucune autre solution que de ne pas me tromper».
Le Chef monégasque l'embarque dans l'histoire pour toujours, un rapport psychanalytique. En 1996, avec ce culot monstre des provinciaux surgis de nulle part, le duo parie sur la reprise de Joël ROBUCHON***, avenue Raymond Poincaré. La pression colossale fonde une équipe. Un seul ordinateur. «Dans une toute petite maison verticale, je montais les cafés pour tous, un truc de malade avec son escalier en colimaçon, ses courants d'air». Le «59» établit une base de guerriers, des hommes qui n'ont peur de rien. «Unique au monde, c'est la première fois qu'un chef obtient trois étoiles tout de suite. Je m'occupe de tous les dossiers. Mesurer 1 mètres 93 ne dessert jamais».
Affranchi, le directeur de la sommellerie mondiale ne se refuse aucune folie requise par les exigences démentielles de sa clientèle mondialisée, «je n'ai aucune obligation», interprète des potentiels, lit des équilibres : «un grand vin est pour demain et après-demain». Le Chef Sommelier Exécutif construit une carte «Zéro liège» au Spoon Paris en 2000, propose des Sauternes en Impériales en 2013, des Jéroboams à New-York, une verrerie spécialement fabriquée en Hongrie, des carafes inspirées des bouteilles anciennes. «J'ai fait le tour du monde et j'ai essayé de casser bien des codes».
Dans le Palace des «harmonies du soir» qui vit les amours de Jean GABIN avec Marlène DIETRICH, à la «Table Cabane», confidentielle, «seule au monde à servir du PETRUS de manière préférentielle», l'ami des maîtres de chai bordelais révèle leurs millésimes idéaux : Château DE FARGUES (2004,2008), Château MARGAUX rouge (1990,1996) et blanc (2012), Château MOUTON ROTHSCHILD rouge (1990,1995) et blanc (2010), Domaine CHEVALIER (1996,2010).
Ces suprêmes expériences pour doctes amateurs proviennent de flacons introuvables, des caves privées et oenothèques de châteaux. Bien plus encore, le client commande son vin en même temps que la réservation de la table. La bouteille s'offrira «mise à l'épaule», remontée du cellier et ouverte au kairos. Le jour venu, le service s'effectue selon la double décantation bordelaise. Une carafe douce où le risque d'oxydation s'avère limité accueille le jus par filtration puis le vin revient dans sa bouteille d'origine.
Gérard MARGEON révolutionne le concept de carte des vins ainsi que le service du vin depuis son intronisation en 1993. Une section «A l'apogée» signale une sélection de vins parvenus à leur pleine maturité : Champagne Laurent-Perrier «Grand Siècle» 1990, Château Rayas blanc 1998, Pommard 1ère cru Clos des Epeneaux (Comte Armand) rouge 1990. Le volet «Célébration» affiche une grande originalité. A rebours de la présentation traditionnelle, il classe les bouteilles par générations : 10 ans, 15 ans, 25 ans, jusqu'à 55 ans. Ces vertigineuses verticales nous envoutent, rythment évènements et avènements.
Dans «son dégustoire», «Aux Lyonnais», il bouscule les jeunes générations de sommeliers qui viennent l'écouter, tous les vendredis, quand il passe en France, présenter un vigneron. Tout à trac, il prohibe des mots du vocabulaire, «fruits rouges, cassis et après çà rame». Alors, dans la cave tranquille, sous le Plaza, nous perdons toute notion du temps, le sol se dérobe sous nos yeux, nous buvons les paroles du devin du vin : «La production mondiale prend le bon chemin, une partie de la clientèle ne veut plus de vin confiturés, bodybuildés, parkerisés. Je ne le verrai pas mais les grands vignerons de demain, les grandes parcelles, dans trente ans, donneront des très grands vins. Je me retire du monde des sommeliers, la bouche, on ne sait pas la lire, on ne sent pas son verre pendant une heure. Je ne suis pas un sommelier qui hume des framboises et des jonquilles !».
L'esprit fulgurant, avant de prendre congé de son hôte ému, disserte, alerte : «Approcher un vin mythique par sa dégustation nécessite une grande sérénité de la part de l'heureux élu, car il faut bien savoir que "vin rare" ne signifie pas "exubérance". Il faut posséder une bonne connaissance des codes du luxe pour profiter (presque) totalement de toutes les sensations qu'ils peuvent procurer. Ils sont le contraire de la facilité et de l'éphémère, ils sont le reflet de leur histoire souvent très ancienne, ils demandent du temps pour s'ouvrir. Inutile de les bousculer avec des effets de carafe, ils ne montrent jamais leur immense talent dans la précipitation. Ils sont mythiques pour toujours et se méritent tout simplement» (Cf. QSJ, p.84).
Le plus grand luxe, celui de la liberté. Le coureur de fond aguerri invite à une leçon inaugurale de vie, un savoir pratique du goût, une spiritualité du vin. Bref, une mystique «causa mentale» dans un désir physique d'éternité.