Christian DAVID : Directeur du restaurant Le Grand Véfour

PAR FABIEN NÈGRE
Exquis tourangeau anglophile à la tendresse de tourterelle, fin amateur de vitoles à la voix douce, passeur si humain, initiateur d'heurs si délicats, zélé serviteur des grands et des plus humbles, Premier Maître d'Hôtel du «Grand Véfour» depuis vingt-quatre hivers éclairs de son séraphin sourire de jeune premier, Christian DAVID, pilote l'écrin royal littéraire et artistique le plus prisé de Paris, seul restaurant gastronomique classé aux Monuments Historiques, oeuvre de Jean VEFOUR depuis 1820.

Jailli le 25 septembre 1953 dans «une vie de famille très simple», la fée des faubourgs de Tours, à Saint-Symphorien, s'incline déjà sur le berceau du nourrisson. Dans la grâce charmeresse de la Touraine, un employé de la SNCF, qui regarde partir les trains vers Paris, «une maman qui cuisine très bien» entourent cinq enfants, quatre frères et une soeur. Le père choie la nature en espadrilles des charmilles par où les joies du jardinage des simples se conjuguent aux agréments de la promenade.

La fierté de la culture du légume élève en beauté toute la famille : poireaux, navets, petits pois, coriandre, persil, ciboulette. Le ciel retourne, la tête tourne. En été, fraises, abricots, cerises abondent. «Des choses simples, pas de poissons nobles mais de la friture de Loire péchée par mes soins». Dans cette ode pavillonnaire, pour le troisième de la fratrie, la nécessité fait loi. Le pincé de montagne d'acquiescer de sa voix douce et calme : «Dans le monde de bouche, j'ai trouvé, seul, le chemin de la gastronomie».

La viande, un luxe dominical, s'estompe devant les abats de caractère : tripes, fraise de veau, andouillettes. «J'aime tout, aucune barrière, aucune limite, une curiosité infinie. La chance de vivre dans une maison particulière». Dans ces années 50 mirobolantes, Madame DAVID, couturière exemplaire, s'inspire de l'immanquable des foyers : «Cuisine de A à Z». Nés aux confins de la Vienne et des Deux-Sèvres, les parents et les anciens honorent la table. Le grand-père maternel, maire de la commune, officie en gastronome.

«Pendant mes vacances, je fréquentai cet homme qui aimait festoyer sans cesse, dans tous les banquets du village de Brie, en plein milieu des champs, entre Thouars et Saint-Jouin-de-Marnes». Le grand-père paternel, chef cantonnier en milieu paysan, n'en oublie pas pour autant la bonne chère. «La gastronomie était toujours présente». Les deux grands-mères mirent le culot des cocottes avec l'art consommé des «mères lyonnaises».

Les escargots, pelotonnés au matin puis casés en quarantaine; les brochets, prélevés au collet dans les rus, les goujons en friture; autant de tableaux scellant la mémoire du goût et le goût de l'histoire.
Le rituel du tue-cochon se passe chez le voisin. «Je savais l'origine de tous les produits locaux dans mon environnement, j'ai eu la chance de connaître cela». L'école ne fascine pas le jeune homme très curieux mais il brille en géographie et français, cultive sa facilité pour les langues. Dès l'adolescence, il ne savait pas encore sa route mais la cherchait. A 14 ans, chez ses oncles maternels, il ramasse des melons charentais, une des meilleures qualités, pour gagner son argent de poche dans la Vallée de la Dive, région d'anciens marais et de bal de libellules.

Le grand-père maternel, propriétaire d'une scierie, l'initie à la fragrance entêtante des peupliers. Après ses touchantes vacations, au sortir d'une seconde abandonnée, la formation s'amorce chez un tonton, dans un café, à Tours. «Les habitués m'élisent pour ma joie de servir, ma prestance, sans doute un charisme, la gentillesse naturelle de faire plaisir». Or, Christian DAVID s'identifie davantage aux échappées belles des «hommes d'affaires» qu'au microcosme des gourmandises. «Je ne voulais pas servir les gens alors qu'on me pressait de le faire».

Le paternel, ouvert mais lucide, par son entregent local, projette son fils de 17 ans chez BARRIER***, la gloire tourangelle. Le 1er septembre 1970, l'insouciant peu impressionné qui parle anglais et espagnol scolaire, voit s'avancer Monsieur Charles BARRIER, une légende. En deux ans, l'«apprenti commis de salle» y raflera un CAP/BEP au Lycée des Métiers Albert BAYET. Travailleur alerte, polyglotte véloce, Christian DAVID s'éprend bien vite du son de la langue et de la beauté de toutes les langues.

«A la chambre de commerce, j'apprends le japonais avec des créateurs d'entreprises». Cette demeure d'exception qui rayonne bien au-delà des frontières de la région, le subjugue par sa clientèle : grands hommes politiques, notabilités de la mairie, artistes (Jane Birkin et Serge Gainsbourg, Fernand Raynaud). Il lui souvient son maire de grand-père traversant la campagne pour rencontrer les importants des barrages et des ponts. «Le rêve du mandat local se réalisera à ma retraite».
Au vrai, la chance d'approcher un certain milieu inaccessible, celui des mondes aisés, se goûte sur le bout des lèvres.
En 1973, en compagnie amicale du fils BARRIER, Jean-Charles, qui le prend sous son aile afin de le faire évoluer dans le métier, il dirige, au titre de «chef de rang», d'emblée, dans la vallée des Chevreuse, le Relai du Pavé, à Bazainville. «Aucun jour de repos, j'apprenais toutes les régions vinicoles par moi-même. A 40 ans, je voulais diriger, devenir l'un des meilleurs de ma profession».

Pour perfectionner sa maîtrise appliquée de la langue de Virginia Woolf, l'enthousiaste ambitieux atterrit au Gavroche, à Londres, seul établissement anglais triple étoilé en 1973.

Colocation à Nice Bridge, flâneries à Hyde Park, l'esprit londonien l'attire. «Je travaillais les découpages fort d'une certaine dextérité». La peine de la rupture avec la famille s'éclipse bientôt devant la fascination «d'un bout du monde», avec son ferry et sa conduite à gauche. L'étudiant à Victoria School consacre ses après-midis à obtenir son «lower cambridge certificate». En août, le «chef de rang» frenchy british met le cap au sud, à Lymington, en face de l'île de White, dans un minuscule port de pêche.

Le pudique plein de classe, timide extraverti au grand coeur, officie dans le meilleur restaurant gastronomique de la ville. Logé par un gentleman, étonnant fan de courses de lévriers, il se découvre une passion pour la voile, fait des courses de bateaux avec l'employeur de sa petite amie. «L'argent me m'attirait pas mais les rencontres et les voyages». En 1974, le chef de rang chevronné arrive, chez PRUNIER***, à Londres. Le jeune homme de 21 ans affectionne le ballet réglé «très chic» des vieux maîtres d'hôtel anglo-saxons qui reçoivent la Reine d'Angleterre.
Au centre de la pièce, un sommelier et un barman servent des huîtres en cocktails. «Impressionnant, une de mes plus belles émotions auprès d'une personne prestigieuse, accompagner Le Duc d'Edimbourg et surtout Charly CHAPLIN, à la fin de sa vie, qui s'appuyait sur mon épaule pour quitter le restaurant». Christian DAVID épouse, alors, un merveilleux rôle de «moments sublimes d'émotions», qui le poussent à poursuivre sa voie.
Christian DAVID, par amour de la ville de la Tamise, son cosmopolitisme, son charme insolite, vend des bonbons dans un kiosque pour enfants dans le zoo de Londres.

A la place du service national, l'homme heureux du «riche contact avec les humains», un brin rock'n'roll façon Deep Purple ou Pink Floyd, un tantinet révolté anti-fonctionnaire, traverse le globe. «Il fallait qu'on parte pour s'échapper, en sac à dos dans un immense désir d'aventures, de découverte du ressenti de la vie».
Entre 1975 et 1976, l'inassouvi de larges routes passe en Espagne, au Maroc, en Sicile, en Tunisie, en Italie, pour finir par la Grèce. De retour, l'élégant tennisman coureur de VTT, essaie une saison hivernale à l'Hôtel PORTETTA****, à Courchevel 1650.

Un client assidu, Charles CECCALDI-RENAUD, maire de Puteaux, le recrute pour un village de vacances qui ouvre à Ghisonaccia. «Je tombe amoureux de la Corse, en été, je crée un Bar, je fais du théâtre, et deviens moniteur de voile sur le lac de Tours». Il rencontre sa première femme qui le retient de traverser l'atlantique en bateau pour rejoindre New-York. En 1978, « Les Charmilles », à Saint-Cyr-sur-Loire, l'établisse un moment, en tant que «Maître d'Hôtel».

L'être des défis passionnants bouscule un charmant jeune couple spécialisée dans les fruits de mer. Mise en place trois étoiles, vraies nappages, découpe des soles et des canards en salle, flambages, autant de majestueux détails qui, en trois ans, font passer ce presque routier au chef talentueux à une toque au GaultMillau. «Je suis un passionné qui se prend au jeu». En novembre 1980, Michel PASQUET, un chef débutant aux fins fonds du seizième, propose un poste de «Maître d'Hôtel» à Christian DAVID. En mars 1981, l'étoile tombe, bien méritée pour une gastronomie raffinée.
«Merveilleuse expérience où je rencontre le chanteur Antoine et le regretté Olivier NANTEAU». En 1982, Jacques CAGNA, au presque firmament de la troisième, vient de perdre ses deux étoiles suite à une maladie grave. Dans cette «adresse adorable», avec sa «formidable soeur», Annie LOGEREAU, le futur alter ego de Guy MARTIN redressera la barre. Durant dix ans, le «co-directeur» du 14 de la rue Saint André des Arts, fait ses armes : clientèle parisienne et internationale huppée, simplicité de la tradition avec de beaux produits, responsabilités importantes sur les achats, travail sur l'univers du vin avec une cave de 50.000 flacons et 450 références.
Premier utilisateur français du macintosh en restauration, premier manipulateur hexagonal du logiciel sur le vin nommée BACCHUS, l'imperturbable à la trempe anglaise affine sa capacité à communiquer avec son client. «Je me trouvais bloqué, je suis excité par le challenge». En janvier 1991, le Premier Maître d'Hôtel du restaurant «Le Grand Véfour» touche la pointe de la noblesse après avoir raconté son curriculum vitae pendant une heure à la Directrice Générale du Groupe car il n'en avait jamais écrit. Pourtant, le chemin s'avèrera tortueux jusqu'à la consécration suprême en mars 2000.
«La maison tournait parfaitement mais elle avait perdu son âme, c'était une grande brasserie dans laquelle on ne faisait plus attention. Jean TAITTINGER rachète. Il avait un objectif clair et précis. Une famille humble et rare». Insatisfait, Christian DAVID établit un plan de redynamisation ambitieux avec la complicité immédiate de l'éclatant Guy MARTIN. «J'ai vu débouler un garçon ambitieux qui avait une philosophie et une politique pour renouer avec les trois étoiles. Comme lui, j'étais ému par le Palais-Royal. Je me passionne pour l'histoire de ce restaurant extraordinaire. Je veux faire plaisir au client».

Dans ce génie du succès du lieu qui invente le concept de restaurant, au coeur de la seule galerie marchande de l'époque, une vie royale se dessine avec Guy MARTIN. Le mimétisme, la détermination, l'envie emportent toute une équipe hors du commun, émouvante et attachante, vers une victoire qui s'impose dans les trames d'une histoire. «Un chef différent, il s'impose par une prestance, un naturel éblouissant». Cette intelligence du cerveau collectif du VEFOUR, orchestrée par deux personnalités uniques, contraste dans le ciel étoilé parisien. «Tirer tout le monde vers le haut dans une confiance totale».

Cette soif de l'enthousiasme, cette assurance de l'instant du détail, cet état d'esprit versé dans le sublime qui honore sans cesse le lustre de la vie, voici quelques éléments du style du mesuré Christian DAVID. A l'écoute des involutions de la cuisine depuis 1970, des grands plats classiques à succès aux produits et épices, mais aussi des réquisits de la clientèle en termes d'élaboration, de produits différents, d'influences nipponnes, le méticuleux du restaurant insiste sur le versant artistique du plat, sa légèreté, l'ultime qualité des provenances.

«Guy MARTIN demeure irréprochable, il maîtrise le produit et la personnalité du fournisseur. Il va au fond. Nous formons un duo harmonieux. Je rapporte, concilie, développe». Loin des fracs et des popelines, la gouvernementalité foucaldienne de Christian DAVID privilégie la complexité de la douce manière.

«Ni méchant, ni sévère, mais rigoureux, je patiente, je ne mets pas trop de pression sur le personnel pour éviter les tensions en salle. On fait des briefings avant chaque service. Rester jeune toute sa vie revient à s'enrichir de toutes les expériences qui rendent plus performants».

Améliorer en permanence des fortes personnalités «qui ne sont pas là par hasard» consiste à leurs demander de monter leur niveau dans le cadre d'une philosophie. «Je propose une autre approche de la salle, dans une communication intelligente collective, comprendre l'assiette que l'on pose sur une table. Nous travaillons sur une connaissance générale de tous les produits». L'inventaire des généalogies crée la différence au sein d'un lieu historique et envoutant. L'obsession exacte des petits détails : «faire rêver les clients par les histoires des dix ingrédients».
Par la rêverie poétique des mots, une carte complexe s'énonce clairement. Analyser les aliments, rentrer dans les éléments. Les fromages en voie de disparition évoquent l'histoire et les contours vallonnés de la géographie : la Pétole de la Ravine, Le bleu de Termignon. Christian DAVID, en orfèvre attentif, sait que la haute gastronomie commande aux règles de préséance. «La clientèle cherche devant elle du sublime qui la sublime dans tous les sens de la sphère ORL. Il y a une pensée esthétique, visuelle, analytique, structurée, artistique».

De l'amuse-bouche à la mignardise, au traveling nocturne sur les pâtes de fruits irrésistibles et le damier des chocolats, l'assiette nous guide avec des artisans porcelainiers haute culture. Les couleurs anoblissent le prolétarien. Enchanté par la peinture, un tableau nous éclaire par la force de la cuisine française. La claire énonciation mue par la passion épouse la structure méticuleuse des volumes. «Ne pas tout dévoiler, prendre l'élément essentiel, la volaille de Bresse du domaine Mieral».

Christian DAVID parle avec joie, de fleurs, de notes, de respiration, de légèreté. Au Salon, l'histoire prime. Captiver le client, fasciner le convive. «Je suis un petit garçon qui ne se prend jamais au sérieux. Je montre que j'ai envie, il faut engager toute une équipe dans une communion, dans un applaudissement». Des jeunes couples aux Anciens, le gracieux directeur plonge l'hôte de plein pied dans le bonheur dès l'abord plissé des rideaux de velours rouge. «Avoir le même égard avec quelqu'un qui ne boit jamais ou celui qui ne boit que des grands flacons».

«Dans le grand service de salle, en France, l'humilité de comprendre, l'approche psychologique dominent». Les passions privées modèlent la vie publique, les biographies historiques. La valeur humaine, seul diapason. «Se renouveler chaque jour, à chaque service, on se nourrit du compliment qui nous tire des larmes. Notre moteur reste le ressenti du convive quand il le partage, notre énergie d'émulation se porte de table en table».

Le magistral manageur inoubliable du VEFOUR révèle : «Le goût demeure trop subjectif. Nous travaillons dans une création de positivité dès que le jour se lève. La table et la voiture glissent. Les départs augurent des ouvertures. Notre vie brille par la bougie de l'hôte. Nous nous inscrivons dans la durée du passage, dans l'éternité d'après. Le clair esprit de la lumière qui nous élève et nous enlève. Notre travail : vaste, étendu, complexe, tous les sens en éveil, toutes les musiques».

Lorsqu'une dineuse s'éclipse, le VEFOUR recrée la proposition, rejoue sa destinée. La qualité des échanges se subsume soudain : «Guy MARTIN ne refuse jamais rien. Nous ne sommes jamais pris en défaut, on ne dit jamais non».

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