Gérard VIVES : cuisinier-épicier, maître des poivres

FABIEN NÈGRE
Phocéen vénitien autodidacte, noble séducteur, généreux baroudeur, auteur crucial sur les grands crus de poivres, piquant solitaire intempestif, Gérard VIVES, personnage anomal trop humain, épice nos brûlantes sensations du merveilleux dans le miracle adamantin de la sapidité.  
 
A Endoume, le 16 avril 1952, sur les hauteurs du 7ème massaliote, perle un fils premier. La famiglia tisse un kaléidoscope, vénitien mâtiné d’apulien ou bien encore catalan. Les grands-parents italiens, « pauvres de chez pauvres » survenus des Pouilles, trimardent aux abattoirs. Les parents, commerçants tombés en amour dans ces ruelles pentues serpentant vers la Bonne Mère, dans le troquet d’un oncle boxeur, « Le bar Jeannot », s’abritent dans leur kiosque à journaux, en bas de la Canebière. Les deux grands-mères ultramontaines choient le « petit-fils d’immigré » qui baguenaude sur le boulevard de la Corderie.
 
L’enfant solitaire bien forgé se déniaise. De violentes émotions gustatives affluent en préquelles de son intériorité. A Plan-de-Cuques, au zinc grand-paternel, le farceur dérobe, comme en exergue, des œufs dans le poulailler du voisin, les gobe tout de go, chauds et frais : « mon plus beau souvenir ». Dans ce milieu de peu, l’intense éveillé se nourrit pourtant bien. La mère concocte, dès potron-jacquet, avant que de rallier l’échoppe familiale : « toute ma jeunesse, je me réveillais avec des odeurs de cuisine ». La pasta sature l’espace culinaire.
 
Dans une sorte de rituel envoûtant, la grand-mère maternelle et ses sœurs s’agitent dans la douceur solaire de la grande table centrale à la toile cirée : « raviolis cuits puis servis dans un bouillon brûlant ». Décillement du réel. Au sortir du bain, à l’Estaque, l’enfant avale des rondelles de panisse, le pan bagnat à l’huile vivante apaise ses fringales adolescentes. Le quart de pizza encore ardente, pliée dans un papier, se boulote à la volée, dans une ruelle de Noailles. Culminance ultime du haut goût  : « le jaune d’œuf du grand-père, battu avec du sucre, auquel il rajoutait discrètement un trait de marsala ».
 
A cinq ans, le minot se rapproche de la montagne sisteronaise. Son père cuit les moules marinières en révolutionnaire. Dans sa besace de godilleur sommeillent des sandwiches à la brouillade au concentré de tomates, du saumon fumé, une tocade de la nouveauté. Grâce à la compagne d’un tonton de retour du Sénégal, il met ses lèvres sur les premiers fruits exotiques, l’avocat, une suave révélation. Le jeune se distingue par son physique athlétique. Le skieur quasi professionnel s’adonne aussi au saut en hauteur, lancer du poids, bardé de records départementaux.
 
L’élève anarchiste préfère fréquenter Léo Ferré et Serge Reggiani plutôt que ses professeurs : « 1968 ne faisait pas anecdote, la rébellion était en nous ». Le lycéen finit par obtenir un Bac « bâtard » série A4, autant de maths que de philosophie. Pour rassurer ses parents, il arpente les Universités de Grenoble et Nice puis empoche un BTS Tourisme. Au vrai, le gaillard cultive le jardin secret de son âme : la gent féminine. A la fin des années 70, le goût de la cuisine fait retour par un poste lucratif à la Loterie Nationale avant la direction d’un cabinet d’assurances.
 
L’argenté s’initie dès lors aux beaux établissements tel que la « Bonne étape » de Pierre GLEIZE* et aux grands vins. Avec un ami auvergnat pourvoyeur de charcutailles, il discutaille des nuits hivernales jusqu’à l’aube, devant son poêle à bois, pour faire et défaire le cosmos. A 24 ans, l’enjôleur épate ses amis sisteronais cossus, copains et copines traversés par un simple dîner arrangé avec une belle côte de bœuf et de jolis crus : « L’émotion palpable des convives, le pouvoir de donner du plaisir et de la joie est inestimable ».
 
Las, sa carcasse fracassée par un grave accident d’automobile, celui qui sait la vertu diabolique de l’assaisonnement décramponne de son « bled » pour un restaurant manosquin. En 1982, fou des maisons PIC*** et TROISGROIS***, foudroyé par les petits pains chauds aux truffes entières de Michel MEISSONNIER**, le lecteur de la série « Les recettes originales de » éditées par Robert Laffont ou le livre de la nouvelle cuisine d’Henri Gault et Christian Millau architecture son premier établissement baptisé le « Café de l’Aubette » en hommage au quartier.    
           
L’artiste empêché dessine, en précurseur, une auberge inouïe où les vins bordelais et bourguignons au verre côtoient une étincelante collection d’eaux-de-vie. Vibrant triomphe. En 1983, trop à l’étroit, l’ambitieux créateur de lieux s’installe à Aix-en-Provence où il fait un tabac, sur le cours Sextius, avec le premier bar restaurant musical dans l’esprit du légendaire Hard Rock Café londonien. La locomotive aixoise craint cependant de sombrer dans la nuit. Il se retire chez ses parents, à Sisteron. Durant ces années de silence, l’auteur de « Ma Cuisine des Épices » (La Martinière, 2023) apprête beaucoup, cueille des champignons, échafaude toute sa pâtisserie.
 
En 1988, il remet le couvert rue Mignet, à l’Absinthe, en hommage à Verlaine. En 1990, il prend la direction de la « plus grosse affaire de Marseille », un piano-bar à la barcelonaise qui se transformera en « Trottoirs du Vieux Port ». Un couronnement inhabituel. Le sort cogne encore. Une péritonite aiguë l’écarte durablement de la restauration. Il reprend langue, à Aix, pour fonder un bar musical, « Le Métropolis », qui muera en fameux « Son des Guitares ». Le distributeur de vins connait toute la stratigraphie du métier : la physique des profondeurs de la plonge, les affres du ménage, l’intensité de cuisiner, la joie de la salle, les tribulations de la nuit, la concentration de la porte, l’enthousiasme d’ambiancer un set de fête en flagrant DJ. 
           
En 1992, l’esthète voyageur qui voulait entrer aux Beaux-Arts acquiert, à Forcalquier, un beau petit restaurant dans la vieille ville : l’Atelier. Le fidèle d’Henri CARTIER-BRESSON à l’œil formé par des essentiels, troublé par les voûtes du 15ème siècle, inaugure « le Lapin Tant Pis » où il s’adonne à la cueillette des herbes. Seul, devant une « sublime cheminée », il crée des soupes, des daubes et des pâtisseries de cuisinier. Le militant de l’agriculture biologique avec Carlo PETRINI à SlowFood, prend conscience de la dangerosité de notre nourriture au moment de la crise de la vache folle.
 
Dorénavant, deux lignes directrices l’animent, donner du sens à son existence et exiger une traçabilité intégrale. En dépit de ses lacunes techniques, l’amateur du regard de Jean-Loup SIEFF désire « créer sa cuisine ». Il se précipite en solo chez Ferran ADRIA en juin 1994, suite à la lecture d’un article de Jean-François REVEL dans l’Express intitulé « Le funambule ».
 
Premier entré, premier servi chez EL BULLI : « Un émerveillement, un choc monumental, un armagnac face à la mer. Ferran s’assoit à côté de moi, nous parlons de cuisine de façon débridé. Il a inventé sa vision, me pousse à inventer la mienne, cuisiner mentalement, amorcer des associations insolites ».           A Forcalquier, durant les six mois de fermeture hivernale et suite à un dîner chez Annabel et Bernard BUFFET, il se défie : « je vais étudier la seule chose que je ne connais pas : les épices ».  En 1999, l’homme éthique fasciné par les mélanges – colombo, massalé, ras el-hanout, zaatar -se hâte en Indonésie pour glaner ses propres épices sur place.
 
Un double éréthisme du prodigieux propulse le créateur du Comptoir des poivres : une barcarole favorable et un attrait pour les écrits des flibustiers. L’enfant philatéliste médusé par les vignettes aux noms de rébus, ornées de tigres et de fleurs magnifie l’Asie dans les yeux de ce grand-père maternel italien propriétaire de bars phocéens emplis de trafics. Les deux vases chinois qui trônent dans le salon du domicile marseillais inspirent son mythe : « je voulais aller à la source des épices ».
 
Par-delà la connaissance livresque, le pétulant costaud recherche la pertinence et la précision du réel. Son premier voyage indonésien dessine une aventure totale dans le berceau des épices, la noix de muscade, le clou de girofle, les grands crus de poivres. Une question hante l’aventurier : « d’où vient ce produit utilisé chaque jour ? ». Une phrase de Brillat-savarin l’obsède en boucle initiatique : « La découverte d’une épice ou d’un aromate nouveau fera plus pour le bonheur du genre humain que la découverte d’une étoile ! ».
 
Sans moyens de communication, son examen débute par une liste énigmatique des négociants fournie par la chambre de commerce française de Djakarta : « ne jamais parler de prix mais de l’exigence sur la qualité pour mieux comprendre ». A Sumatra, le premier français défricheur pénètre dans les plantations, noue des amitiés. De la « Pepper Fest », fête du poivre de Tellicherry, dans le Kerala, le découvreur rapporte de nombreux poivres qu’il met en scène : cubèbe, long, noir, rouge. En les cuisinant, il saisit leur diversité, une géographie physique se détache en huit crus d’origine.
 
Le premier vendeur de ces rois des épices les propose, par la poste, aux cent meilleurs restaurants français qu’il puise dans le guide Gault&Millau. Le Comptoir des poivres, importateur et exportateur de référence en France, voit le jour en 1999. L’avant-coureur divulgue un savoir intime des poivres, une science approfondie aux chefs étoilés européens. Une poignée de toques éminentes répondent : Marc MENEAU***, Christopher COUTANCEAU**, Michel TROISGROS***. L’adorateur de David HAMILTON crée de luxueuses boîtes en bois précieux composées de neuf poivres.
 
La Maison parisienne VERLET, célèbre torréfacteur d’Arabica depuis 1880, en commande une centaine. Les Champagnes DE SOUSA lui emboitent le pas : « J’élargis avec des mélanges indiens ». En 2001, un site internet définit une gamme complète d’épices. L’importateur suscite l’engouement des chefs et des enseignes de luxe. Mieux, le cuisinier-épicier les introduit dans une intuition très singulière qui prend forme, alliance impétueuse entre l’ancrage provençal et les épices. Le nouveau restaurant forcalquiéren du maestro des poivres déclenche un « ouragan médiatique ».
 
Cette ancienne écurie métamorphosée sur un jardin impose un style, un état d’esprit, une sensibilité quasiment intransmissible. En 2007, installé dans la cité phocéenne, l’auteur de "La bonne cuisine, bon marché, bonne pour la santé" (2009), se consacre entièrement à la liane sauvage pour « gouter les poivres comme le vin ».En 2010, il publie un livre qui, jusque-là, fait autorité, « Poivres », invente l’échelle des piquants, déniche un poivre sauvage malgache, le « Voatsiperifery » dans la forêt primaire, organise la cueillette des tribus de ce piper mentholé.
 
Gérard VIVES apprend aux locaux à ne plus jeter le macis mais à le commercialiser. Au Cambodge, pays du rarissime poivre des oiseaux, pour la renaissance du poivre vert de Kâmpôt, il met en place une méthode de tris successifs et drastiques des grappes à la pince à épiler, grain par grain, à l’instar du Château d'Yquem.  
 
Cette méthodologie qui concerne également le séchage du poivre rouge s’applique au poivre long indonésien. Le créateur des plus gros grains de l’histoire baptisés Kappad en Inde, noir à la densité magnifique qui ressemblent aux baies de genièvre enseigne à l’Institut des Hautes Études Gastronomiques de Pollenzo, à l’Université de Sienne et au Basque Culinary Center de San Sébastian, étudie les mélanges d’épices : « En Inde, existent autant de mélanges que de familles. Comme les parfums, il s’agit d’un assemblage harmonieux et intelligent qui crée un produit autre ».  
 
Il redéfinit les épices et l’épicé hors de la végétalité : « une poudre de jambon constitue une épice, un geste ». Dans son cheminement pour les oubliées de la gastronomie, l’afficionado de Lucien CLERGUE montre le rôle majeur du poivre pour les cours royales espagnoles et portugaises, aussi essentiel que l’or ou le pétrole. Le 28 mai 1498, Vasco DE GAMA atteint le port indien de Pantalayini, situé à une vingtaine de kilomètres de Calicut, débarque sur la plage de Kappad et s’exclame : « Pour Dieu et pour les épices ».
 
Au Moyen-Age, l’épicier, ordre souverain, appartenait à la noblesse. L’attachant de l’art, curieux du peintre postier du Peano Pierre AMBROGIANI, aime à manger avec les « gens de rue » pour respirer les massalas indiens au pays de la cardamome verte et du curcuma ; rencontrer cet émouvant ami chirurgien alsacien qui sauve des enfants et des fermiers laotiens avec de la spiruline, des céréales, de l'hibiscus et des épices : « je me suis découvert moi-même en voyageant ».
 
 

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