Christian DROUIN, Artisan du Calvados

FABIEN NÈGRE
Jovial précurseur, humble bâtisseur, producteur innovateur à l’aura planétaire, ambassadeur de l’eau-de-vie de cidre, auteur d’ouvrages de référence sur les esprits, Christian DROUIN œuvre, depuis quarante ans, à la transsubstantiation du café-calva en noble esprit.  
 
A Bois-Guillaume, sur les hauteurs de Rouen, débaroule, le 28 juin 1946, un enfant attentif qui ne songe pas qu’à sa pomme. Dans cette Normandie, province d’ancien régime scindée après la révolution en cinq départements dont la Seine-inférieure rebaptisée Seine-Maritime, les parents à peine majeurs ne griffent pas la terre, ne traversent pas la pommeraie. Le père emmène sa société de fertilisants, proche du monde agricole, en avant-gardiste, respect des sols, limitation des azotes. Il s’entiche de ce petit coin de campagne qui s’étend d’Honfleur à Deauville où il acquiert, en 1960, à bon marché, une fermette en guise de résidence secondaire, les Fiefs Saint-Anne sur les Monts de Gonneville : « Beaucoup de pommiers, il devait décider l’usage des pommes ».
 
A cinq ans, le gamin empli d’adelphité subit un placement provisoire chez un tonton breton inconnu au bataillon car sa mère souffre d’une maladie pulmonaire sévère. A Orgères, dans la banlieue rennaise, le dépaysement rudoie : « un choc d’existence, pas de chauffage dans les maisons, seule la cheminée éclaire ». L’aïeul, directeur d’école, la tante institutrice sauvent la mise par l’éveil et l’émerveillement. De cette classe à l’ancienne où le maître arrose le parquet pour écarter la poussière, on aperçoit le corbillard tiré par des beaux chevaux pour « des fêtes d’enterrement fleuries ».
 
L’oncle instituteur fait flèche de tous les bois : « Pêcheur, chasseur et un peu braconnier. Il m’a appris la liberté absolue de la campagne. La nuit, il levait les pièges, les lignes de l’étang du châtelain voisin ». Ces péripéties dans les tableaux de la nature, ses rebondissements dans les paysages affûtent une sensibilité singulière, aiguisent les sens. Le garçon de retour sur son lieu inné s’insinue en primaire où il éprouve les affres belliqueuses de la cour au moment de l’entrée du premier de la classe : « bagarres de voyous, gros durs pas tranquilles ».     
 
A onze ans, il « descend » au glorieux lycée Corneille, fréquenté par Flaubert, Maupassant ou plus près de nous Blondin. Un brin chahuteur, évincé par un proviseur carriériste, l’adolescent ne prise guère ce lieu militaire mais la liberté du Conservatoire de Musique de Rouen où il pratique le violon : « la musique classique, l’atmosphère des instruments, le chant m’emportaient dans cette Maison du Beffroi plus tard Musée de la Céramique ». En troisième, le passable potache migre, sous l’autorité paternelle, au lycée Fontenelle, établissement réputé. Une bravade.
 
A 14 ans, celui que son professeur de français voyait au Figaro remporte le prix Charlemagne du meilleur élève de l’institution. Le désir d’ailleurs le tenaille. Aimanté par le théâtre, transporté par la politique, après un baccalauréat en philosophie en 1965, il rallie le prestigieux Institut d’Etudes Politiques de Paris. Incertain de sortir diplômé, il engage une licence de droit à Assas : « d’une très grande naïveté, je comprends vite que tous veulent intégrer l’ENA pour le pouvoir. Personne ne voulait servir son pays mais s’en servir ».
 
En 1966, il opte finalement pour la section économie et finance et en 1968, connaîtra les tribulations des examens reportés sine die. En dernière année de droit, il accède au siège social de Renault à Boulogne-Billancourt, en qualité d’assistant du directeur financier. Le gentleman affirmé qui cultive une hypersensibilité au goût des cultures du monde tout autant qu’aux paysages culinaires se lance dans la coopération : « par-delà les vacances estivales et les séjours culturels parentaux, je comprends très vite que tout ce qui est indubitable chez nous s’avère différent sous d’autres cieux ».            
 
Grâce à son épouse, Christian DROUIN tente l’aventure et le rêve persans. Le couple pose pied à Téhéran en 1970. Étourdi par la torpeur estivale mais détaché pour un contrat entre une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations et le Ministère du plan iranien, le « bon financier » fiscaliste adroit en optimisation côtoie, d’emblée, la fine fleur diplomatique. Durant ces seize merveilleux mois, le cavalier chevronné monte au club impérial, parrainé par l’Amiral commandant de la Flotte iranienne. Sa pratique de l’équitation s’affine avec un colonel passé par le cadre noir de Saumur. A 24 ans, parmi les ambassadeurs zélés du monde, le malicieux fringant perçoit déjà que la diplomatie s’évanouissait sous les cliquetis feutrés des mondains cocktails de prestige.    
 
L’Iran l’imprègne à vie : la province du Khorasan, la subtilité de la politique persane, l’hospitalité poignante, la cohabitation des religions, l’ouverture d’esprit, la gastronomie avec ces riz épicés, son safran, son art de la cuisson du mouton. Bien plus encore, dans cette culture d’un raffinement suprême, les iraniens font preuve d’une brillante efficacité et d’une maestria visionnaire. En 1971, l’Iran, en croissance économique effrénée, recherche des cadres mais Christian DROUIN poursuit son histoire de Normand : « je voulais faire un MBA au Canada. Il existe 2000 Drouin en France, 4500 au Québec et aux Etats-Unis. Les Normands sont terre et mer ».
 
En 1972, admis sur dossier avec une bourse d’études à HEC Montréal, le curieux intense se consacre à deux années de travail en équipe où il apprend l’art pluridisciplinaire de l’administration des entreprises et surtout « à trancher à savoir prendre des décisions ». Alcan, leader mondial de l’aluminium, le chasse dans la foulée. A 27 ans, le « jeune minet » qui abhorre les étiquettes contrôle la gestion du transport des filiales, rénove le manuel des investissements du haut d’une tour de trente étages. Contre toute attente, le consciencieux perce trop bien les failles du système.       
 
L’auteur de nombreux ouvrages exposant sa méthode que les multinationales reprennent à l’envie découvre, désenchanté, que « l’humain ne compte pas, seul le cours de l’action prime ».  En 1974, le singulier éclairé Jean CLOUTIER, « Monsieur communication et nouvelles technologies au Québec » le sollicite pour une autre envolée vibrante : la création de l’Institut International de la Communication de Montréal. Le jeune homme peu versé dans les turbulences de la carrière, affectionne de réinitialiser les compteurs à zéro. Rejouer, toujours, un nouveau coup de dés.
 
Le professeur en finance d’entreprise participe à un Conseil d’Administration composé de personnalités « fabuleuses et lumineuses ». Les nouvelles technologies transforment le monde. La petite équipe de direction de beaux cerveaux apportent, durant quatre années stimulantes, des idées mais également des applications pratiques. A l’été 1979, l’heureux trentenaire bonne pomme prend goût au Canada mais revient sur ses terres à l’appel paternel. 
 
L’émerillonné d’équitation qui chevauche de longues heures dans la forêt d’Eawy, en pays de Bray, pour observer les chevreuils se rend à l’évidence : « utiliser ses fûts, vingt ans de production, des lots de vieux millésimes. Mon père n’avait qu’une devise : quand on fait quelque chose, on le fait bien ».       
 
Les DROUIN, élus Spiritueux de l'année 2019 à la Revue du Vin de France frappent vite et fort. Ils savent que « nul n’est prophète en son pays », ils désirent créer un « grand produit ».  Christian DROUIN senior enrôle séance tenante Pierre PIVET, renommé régional maître distillateur ambulant, petit bonhomme haut comme trois pommes d’une politesse exquise : « Il répétait souvent avec finesse : « sans vouloir vous commander » ». Auprès de ce professeur avec lequel il fallait éviter toute pomme de discorde, le néophyte enregistre tout : l’art des réparations des fûts, la science du vieillissement, les tempi des réductions, la nature des bois.   
 
Le Calvados nécessite trois visions : la qualité, l’innovation, l’exportation. Il fallait créer un marché et positionner un produit. En 1982, l’auteur du Pommeau de Normandie aux Editions Charles Corlet en 1991 rachète des contenants peu usités : « sur le conseil du tonnelier de mon père, à Honfleur, les fûts de porto, xérès, rivesaltes, banyuls n’affichaient pas des prix élevés ». En 1985, Edith CRESSON alors Ministre du Redéploiement industriel et du Commerce extérieur organise une exposition des petites entreprises françaises à Osaka. Les banquiers soutiennent les entrepreneurs autant que les aides à l’exportation.
 
La première nouveauté de la Maison aux 258 médailles d’or se loge dans la « pomme prisonnière » qui lui ouvre grand les portes des bars japonais la même année. L’homme aux 38 références de vieux millésimes, de 1939 à 1998, prospecte seul mais aussi avec son réseau d’ambassades. Locomotive de la tendance, il reconstruit l’image prestigieuse du calvados des années 20, disparue avec l’alcool de fraude (Cf. L’’Aventure du Calvados Domfrontais, 2024, à paraître).
 
En 1992, la propriété se déplace à Coudray-Rabut, dans une ferme du XVIIème siècle, près de Pont-L’Évêque. Le World Best Calvados au World Drinks Award en 2017 incarne la curiosité, le changement technique, le sens de l’histoire. L’auteur du livre des Calvados en 2020 passe de ses racines normandes à une ambition mondiale en détenant l’un des plus beaux stocks de vieux millésimes, en créant en permanence de nouveaux produits, en mettant en place un marketing audacieux et une commercialisation judicieuse.  
 
En trois générations, le meilleur producteur de spiritueux européen à l’ISWC Londres 2013, référence mondiale, intronise les millésimés dans tous les grands restaurants et hôtels de la planète. L’inépuisable entrepreneur de l’esprit de Normandie ennoblit l’élixir d’eau-de-vie de cidre loin du « café calva ». La gamme s’étend des classiques aux tendances les plus contemporaines : ABC (Apéritif à Base de Calvados), gin (créations de Guillaume DROUIN), vermouth, pommeau, très pomme, cidres, poirés et tout l’art des cocktails basés sur du Calvados.
 
Ardent défenseur du savoir boire, culture d’un art de vivre dans la lignée aristocratique d’Edmond CHORT-MUTEL, inventeur du pommeau en 1948 à Pont-Audemer mais labellisé bien plus tard en 1991, le défricheur inexhaustible amoureux du Japon anime toujours des dîners étoilés sur les accords : beaux fromages normands et millésimes rares; crustacés, hareng ou saumon fumé guidés par la blanche réhabilitée à la demande de Colin FIELD, illustre barman du Ritz. A Caracas, un chef vietnamien cuisine même des gambas flambées au Calvados.  
       
Sur le seuil, Christian DROUIN s’emballe, gourmandise aux lèvres : « aux Etats-Unis, l’eau-de-vie de cidre précède le whisky. On ne connaît pas la naissance du Calvados, un mystère, les chinois semblent avoir été les premiers à produire des alcools tel le Baïju il y a 8000 ans ». Un vrai plénipotentiaire. 
 

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