Colossal accort rouennais épris des vibrations humaines, rare chic garçon boucher frotté de casuistique jésuitique, chasseur pêcheur sans tradition, Edouard ABSIRE brille dans l’art de délimiter la direction générale de brasserie cossue par où la civilité parisienne s’éploie.
Le 7 mai 1969, à Rouen, un bel enfant apparaît dans une famille d’apparats. Le père, VRP dans les produits bitumineux, issu d’une lignée de tanneurs industriels, convole avec une maman de notaires lillois. Les parents trébuchent de leur escabeau, le petit veut faire « cuisine ». A la préadolescence, foin de catéchisme, le garçon qui meurt d’ennui dans la scolastique, abandonne les cahiers bariolés, en cinquième, pour un préapprentissage en boucherie au Lycée Fontenelle. « Toute expérience est bonne à prendre ». Sortir du loisir consacré à l’étude ne dessine pas toujours un cap de bonne espérance.
L’excellent jeune homme rêve de la Maison GUERET, célèbre pour son canard au sang, à la rouennaise, mais il alunit, en 1984, sur le tarmac de la vie réelle : « J’ai dû apprendre à être au travail à 6h, les mains dans la viande froide, très brut de décoffrage, loin de mon milieu catholique rigide ». En boucherie, il apprend à désosser les bas-morceaux, le collier de bœuf, ficèle les rôtis de bœuf, tire les saucisses au poussoir, cuit les tripes normandes pendant des heures. « Souvenir d’odeurs incroyables ».
Malgré ce moment de flou qui se transforme parfois en flottement, coupé, brûlé, le gaillard poursuit sa route, porté par la découverte des produits. « Je m’éclatais, j’étais l’acteur de ma journée, jamais passif ». Amoureux fou de cuisine, l’énergique à l’humour décapant rentre en apprentissage à l’Hôtel de Dieppe, l’institution locale. Premier traiteur de la région, le lieu où « tout était intégralement maison » assure les petits déjeuners, le room service, le grill, le bar, les dîners, les salons privés.
A 16 ans, la gloire survient par la grillade, à l’étage, là où se joue la magie de la relation avec le client, assis juste en face. L’élégant renoue avec des amitiés familiales loin des cuisines de deuxième sous-sol. « On ne voyait jamais le cuisinier. C’était le maître d’hôtel, le directeur de salle ». A 17 ans, le bon garçon passe en salle, sur le tas. A l’étroit dans sa petite province, il veut conquérir la capitale. A la vitesse supérieure, il parvient à « La Grande Cascade » sous la direction du chef redouté Jean SABINE. « A l’ancienne, pas la même rigolade ».
Second de cuisine à Megève, à « La Cote 2000 » puis chef de cuisine à la « Romantica », à Rouen, le chevalier dans l’ordre du mérite agricole hâte le pas et hausse le niveau. Après son service sous les drapeaux à Aspretto, à la base des nageurs de combat où il apprend la plongée sous-marine, il passe entre 1994 et 2000, par le CHOICE HOTEL International (75013) au poste de directeur de la restauration. Au Gabon, à Libreville, il manage le « Jakno » avant de signer la grande aventure de Roland GARROS qui durera dix ans. A la demande de Jean-Paul FONTANT, président de la SOGERES, le futur examinateur des formations du Lycée d’Hôtellerie et de Tourisme de Saint-Quentin en Yvelines, saisit l’ampleur de sa tâche à bras le corps.
Le vif trentenaire applique le côté militaire de la force. La restauration sert 15 000 couverts par jour. Le recrutement du Tournoi s’élève à 600 personnes (maîtres d’hôtel, serveurs, plongeurs). Une machine de guerre. Les approvisionnements s’effectuent, en amont, dès février. « Une grosse expérience, du jambon beurre au tronçon de turbot au caviar pour le président de BNP Paribas. J’ai appris le convive, la fédération d’équipes, l’organisation d’un évènement ex nihilo, la vision du client, l’instant T où tout est calé, calibré ».
Pour les Masters de Bercy, le directeur en charge de la restauration des joueurs affrète deux 35 tonnes de matériel démontable. « Pendant Roland GARROS, travailler avec Jacques MAXIMIN forme une expérience unique ». Le directeur de la restauration et des évènements dirige « Les Nuits blanches » d’Alain DUCASSE dans l’Orangeraie du Château de Versailles. « L’évènement le plus difficile de ma carrière ». Le chargé des VIP de la Fédération Française de Tennis côtoie les Rois et les Reines : « On ne sert pas Bill CLINTON comme Boris ELTSINE ».
Doté d’une expérience hors normes dans un métier de relation publique et de lien à la clientèle, l’exigeant Edouard ABSIRE sculpte son entregent. « Mes expériences m’ont appris à savoir tous les types de clientèles, des capitaines d’industrie aux personnalités ». Entre 2011 et 2013, au restaurant « Les Ombres », le maître du cérémonial éclaircit des évènements exceptionnels, les 80 ans de « Chanel joaillerie » notamment. « Partir d’une page blanche, remettre en place tous les cœurs de métiers ».
Au « Murat », depuis le 9 novembre 2015, Edouard ABSIRE relance la mécanique du fluide. « Continuer à faire perdurer l’image, une belle affaire, chic, bien située, on essaie de démocratiser car c’était people, show-business ». Son ouverture sur le monde refaçonne les convives. Les déjeuners dominicaux redeviennent familiaux. Les dîners d’avant ou d’après match attirent la jeunesse du quartier. Le nouveau menu déjeuner ouvre les perspectives. Avec le chef, Philippe QUEMARD, le directeur général gère l’ensemble des équipes.
« Tous les jours, je déjeune avec mon chef, je ne veux pas qu’il mange seul dans son coin. On teste, on cherche, on travaille le boulgour, le quinoa, le vegan pour que tout soit bon ». Le groupe BUCHER et son chef exécutif, Mathieu SHERRER, se documente sur les tendances : poulet au citron, bœuf en tigre qui pleure, tarte fine aux pommes. Des passions privées à la vie publique, Roland GARROS fait retour avec Joël BLANC, aquarelliste de l’instant. De rares photos de Pierre ETAIX parent les murs du MURAT dans un murmure de joie.
Les loisirs aristocratiques qui peuplent la vie personnelle d’Edouard ABSIRE rejoignent toujours son existence trépidante de patron d’établissement car elles incarnent des liens forts : « J’ai toujours été chasseur, faisan, perdreau, cerf, sanglier, biche. J’aime le rapport humain, la convivialité de la chasse me fait côtoyer des gens que je n’aurai jamais pu fréquenter dans un cadre intime. Les chasseurs forment un réseau soudé ». Le monde maritime le fascine tout autant : « voile, pêche sous-marine ou au gros, espadon, bonite à Maurice ou thon à Porto-Vecchio ».
Au vrai, Edouard ABSIRE, en charmant homme de scène, d’humour et de bonne humeur, revendique des « cours d’improvisation dans les écoles hôtelières » car il sait, mieux que personne, que l’art de gouverner un restaurant ne relève pas de la prise mais de la surprise, pas de la création mais de la récréation, dans cet espace de l’instant évanescent et pourtant éternel des formes du théâtre. Demain, sans doute, il deviendra enseignant ou formateur, pour transmettre et vivre sa passion au jour le jour.
Edouard ABSIRE nous a quitté le 28 août 2019.