Le lot à la glotte, sur le talus de Monflanquin, le 14 janvier 1964, Jean-Luc RABANEL jaillit. L’époque de l’épopée agricole, le fleuve des jours bénis «couleuvre» dans la chrématistique autarcique. «Tout le monde était paysan». L’école pointe à des kilomètres à pieds. Dans la polyculture isolée, le fils unique embrasse sa généreuse famille. «Une belle enfance modeste en partage avec les grands». Les plats terriens classiques, réinterprétés, accordent visuel et sens du souvenir. «Du billard des heures entières». Le scooter familial trace la zone. Dans les jupes de huit femmes, arrière-grands-mères, mère, tantes, le matamore campagnard monte sa «non béarnaise».
«Rien que du clair et de l’impeccable, sans émulsion, sans édulcorant, sans farine, sans crème. L’émotion, dans mon enfance, provenait d’une fragrance de pays grillé, d’une odeur de lait frais, du croquant d’un légume du jardin». Années 70, le monde rural éclate. La ferme se meurt. Le paternel, à l’orée de ses 27 ans, tombe dans un HLM. Il vit l’enfer des 3/8 dans la métallurgie, à Fumel, ville ouvrière, non loin de Pont-à-Mousson. La mère, femme de ménage, protège son fiston de 11 ans, excellent élève. Les ressources manquent. A 13-14 ans, celui qui pense à la vitesse des lumières escompte davantage que son argent de poche collégien. Travailleur acharné, il sillonne salle, réception, cuisine, ou parfois même «femme de chambre».
«Mes parents connaissaient quelques restaurants». La fierté de l’indépendance culmine pour le mousquetaire gascon. «Avec mon argent, j’invitais tous mes copains aux autos-tamponneuses. Je ne voulais pas être une charge pour mes parents». En 1976, le chemin d’énergies s’envole : Ecole Hôtelière de Bergerac, CAP, BEP, BTH, Maîtrise. A 15 ans, le jeune homme social total, sur les lieux cultes du Périgord (Sarlat, Rocamadour, Les Eyzies, Saint-Circq-La-Popie, Puy-L’évêque, les magnifiques Bastides de Monpazier), maître d’hôtel au restaurant « La Source Bleue » non loin du Château féodal de Bonaguil, se prend au jeu du travail dément. A 18 ans, Chef de Cuisine, la jeunesse détone en mobylettes gloutonnes et voitures décapotables.
«Dans cette belle vie de célibataire, l’élément déclencheur fut un premier amour parti avec mon meilleur ami. Traumatisme violent. Un deuil, une seule nuit». Pour oublier, RABANEL défie BOCUSE. «Je tombe sur le magazine playboy avec BOCUSE nu sur une table à langer. Pour ses 65 ans. Il a une bouille, une position, je m’identifie. Une vengeance de la douleur, une promesse de revanche». Aux confins du pays basque, les valeurs trempent les caractères. Etoilé précoce, en 2000, le Chef de « Côté Garonne » à Tonneins, toujours au bord de la crise de transmutation, abandonna, sans regret, les milliers de homards sacrifiés, le sang des pigeons, le rosé des agneaux, pour l’imaginaire provençal.
En 2002, l’ouverture du “Mas de la Chassagnette”, près d’Arles, fait coup de tonnerre dans le haut goût français. Dans ce paysage aride aux décisions avant-gardistes, le premier chef étoilé sur les légumes; maître cuisinier au trouble mitan de la Camargue, originel menu unique à prix unique, initiale gastronomie sur verrines et bocaux qui abolit l’assiette, adulé par les Américains qui l’élisent «Meilleur chef du Monde», «zéro nappage, zéro argenterie» ; conduit le liminaire jardin certifié bio qui mobilise sept maraîchers à plein temps. Cette cuisine 100% végétarienne aux cinquante variétés de tomates, aux quarante-trois collections d’artichauts restitue «des coups de chance et des coups de rencontres», déstabilise le patron de la restauration coutumière.
Dans un tourbillon rafraîchissant de trouvailles ininterrompues, Jean-Luc RABANEL invente le premier pique-nique de luxe dans un restaurant, une autre facture de la nourriture en thérapeute d’affections ultimes. «Le lobbying, les contre-pouvoirs ne pouvaient rien faire contre un chef innocent». La picturalité bouleversante préside à une suite logique de la concaténation des succulences. «Source d’inspiration principale : les voyages et le voyage». Tel son ami Tom, grand maître de l’encre de Chine, 8ème dan de Karaté, qui crée les tableaux trônant dans sa grande salle, le samouraï de la rue des Carmes, discret sauvage envouté par la vitalité, dessine ses assiettes méticuleuses en improvisations raisonnées comme son mobilier.
«La source d’inspiration est journalière car je n’ai pas eu la chance de faire des années d’études. Je suis un autodidacte. Un Monsieur, décoré de la légion d’honneur, m’a remis le 2 novembre 2009 le grade de Chevalier des Arts et des Lettres». Cette «cuisine-émotion» célèbre la joie du réel, tend l’élan de l’être. Par la forme de sa gestuelle naturelle longtemps acquise, instinctuelle et structurée, le Chef du « Bistrot d’A Côté » déborde par la vitesse pure de l’accélération, embarde par la poussée de la pensée. «Le génie n’existe pas, il n’y a que du travail». L’ombreuse justesse de l’affirmation.
«Le plaisir, un préalable indispensable mais pas suffisant. Nous souhaitons aller au-delà et provoquer chez chacun une série de chocs et de surprises aussi intenses qu’éphémères. Chaque plat doit être une émotion. De l’énoncé de son nom à sa dernière bouchée, il doit plonger le dégustateur dans le registre de la découverte. Cette découverte nous voulons la renouveler plus de quinze fois par repas. Nous voulons lire sur les visages l’effet de nos productions : la joie, la surprise, l’étonnement, l’enthousiasme, l’amusement, la jubilation, voire la perplexité. Une cuisine de rencontres, sans limite de formes, de couleurs et de contrastes».
Entrepreneur précurseur attentif à la foulée fêlée, auteur d’une éclatante victoire qui guette son propre blues, vigilant aux pas dans la compacité du vide, il écoute la cadence de l’écho, affole ses collaborateurs égarés qui perdent leurs repères, la règle de leurs jeux. «Je dois attendre mes salariés et mes banquiers». Architectures sans limite de formes et de contrastes, sans totems ni tabous, sa manière intrigue par une stratigraphie d’intensités : «Aucune limite pour emporter l’autre dans une sensibilité, une montée par paliers». Le panache rabanellien, mâtiné d’humour décontracté et d’une réelle empathie pour l’humanité avance la déclaration d’une féroce liberté qui rétablit l’aventure.
Nostalgique du futur, «invivable», absorbé par sa tâche radicale d’allégresse, «je monte haut en émotion et je descends soudain très bas comme un bipolaire», celui qui s’effraie à l’idée que tout s’évanouira dans la seconde, sait bien s’entourer. Son épouse, Muriel et son fils, Jehan, protège ce pudique «troublé» par les succubes de sa création. «Ma perturbation incarne ma vision, mes certitudes, mes inquiétudes. J’ai le droit d’avoir une conception différente du mouvement, d’une température. Le goût tient dans le partage : l’amour de l’Autre, le respect de l’Autre. C’est une question de réception. Le malheur est la plus grande chance. Heureux au quotidien, j’interdis à ma famille, mon entourage, mes amis, de se plaindre».
L’intelligence passe à travers les larmes. De bondir de rire : «Il ne faudrait quand même pas que trop de grands malades se rencontrent entre eux». Ces instants volés, réappropriés et arrachés au néant, arborent un laboratoire de la plénitude. «Nous ne sauvons aucune vie mais nous sauvons la vie». Après les «poumons d’humeurs» sri-lankais et leur macis, les immensités africaines, le rythmicien de la mémoire du goût recherche la trace. Vie, respiration, estime de soi. «Une logique de strate paysanne, l’attente du temps. Mon père, qui m’a appris la pomme de terre, la tomate, la culture de jardinage, a pleuré devant mes jardins. La strate irréversible, une vie présente un ensemble de strates».
Le millefeuille des pratiques éclaire d’autres socles. Brandade An IV : la chaleur concentrique d’un cabillaud frais, salé une heure à la fleur de sel. Les tartines de légumes croquants du moment. Un cœur de filet de taureau AOC de Camargue, fumé aux herbes de garrigues. «Une bouchée, un tableau, un poème, une femme nue. Des métiers de communication immédiate. Un mot, un souffle, une respiration». La cuisine du propriétaire de «Iodé» présage un acte de révolte politique, un rythme musical au cœur d’une réminiscence, moments intimes d’intensité.
Dans son livre « L’Atelier du vivant », RABANEL l’agonistique, confie «cuisiner le légume à outrance» et compare la cuisine à un combat. «J’ai envie de bousculer les principes élémentaires. C’est comme un art martial. Il faut y consacrer vingt ans de sa vie, dans une logique d’apprentissage, avec des strates posées, la répétition infinie des gestes. Et, enfin, pouvoir aller au-delà des strates, les faire exploser, les mettre sens dessus dessous». Violence révolutionnaire du chamboulement ? Que nenni. Un agneau mélancolique regarde les saumons de fontaine d’Amour, frôle la tension absolue du monde de sa tendresse colossale sous les cieux radieux de Camargue.