Doux flérien fulgurant du bocage normand, glaneur du compas mondial, affolant créateur de l’éclair « Agapè substance », David TOUTAIN, fin précurseur du sentiment végétal, éblouissant technicien féminin de sa fragile délicatesse, bien dans les baskets multicolores de sa planète dorénavant nommé DT, présente, dans le calme énergisant du « seven forever », l’étonnant syncrétisme exact contemporain de son chemin frais émoulu par une énigmatique envolée basale d’intrigues luminescentes.
Jailli en 1981 à Flers, le fier ornais, bienheureux fils unique, tire le meilleur du divorce brutal. Toute la famille nage dans l’agriculture sauf les parents, ouvriers hospitaliers. Les enclos des ancêtres lèguent une culture inconsciente du produit et de la précision des cycles. A Vire, le bonheur réside dans les prés, un air d’évasion souffle sur le tracteur. «Je voulais être agriculteur à huit ans». Le beurre salé confine au sublime, le jaune d’œuf presque phosphorescent embrase la nuit, le goût du lait encore chaud de la traite aux bords des lèvres.
Le garçon de ferme rafle son premier sou avec des sacs de pomme. L’odeur du cidre enivre le moulin des souvenirs. Des tablées de cousines écossent les petits pois. «Je mangeais merveilleusement bien, des carottes, du persil haché, peu assaisonné, de la salade, des grands plats de crudités». A 16 ans, l’heure du choix sonne dans la somnolence par philia. Seul à l’Ecole hôtelière de Grandville, diplômes empochés sans éclat ni révélation, le garçon pressé veut embrasser le restaurant mais sa mère exige un baccalauréat professionnel à la Ferté-Macé.
Le premier «gros choc» survient, en apprentissage, au « Manoir du Lys »*, à Bagnoles-de-l’Orne, chez Franck QUINTON, ancien bras droit de Joël ROBUCHON. Cette structuration décisive de toute une existence repose sur le respect de l’ouvrage cinglant, la tension de l’exigence, la finesse de la perfection. Sur «le versant féroce de la joie» pour reprendre le beau titre d’Olivier HARALAMBON, la perversité réjouissante de l’effort fascine le sauvage apprenant. L’ambitieux impétrant adjure un stage triple étoilé.
A sa majorité, le célère blond aux yeux bleus s’arrime à Saulieu. L’univers singulier des prestigieuses brigades divise la tâche en mains isolées. A « La Bourride »**, à Caen, le jeune homme qui brûle d’en découdre avec le réel pour combler son désir de consécration découvre l’incroyable violence frontale de l’action. Contre la mélancolie parfois consécutive à l’âpreté de la pédagogie, David TOUTAIN admet l’intelligence protectrice de sa mère. A 20 ans, le ciel de Paris renverse : «je rêvais des grands chefs : DUCASSE, GAGNAIRE, ROBUCHON».
L’un des rares «génie culinaire» de notre époque, Alain PASSARD, lui ouvre sa flamme. L’aristocrate du feu exige l’impossible : oublier ses bases, défier la cuisson des pièces entières. Montée en grade insensée, à 21 ans, le provincial du Calvados qui cherchait des pots de fleurs à l’entrée du fameux établissement de la rue de Varenne, se voit adoubé «second» par le saxophoniste de la canopée. Dans cette cosmogonie soutenue de l’imminence de l’immanence, dans cette vision ouverte sur l’infini, David TOUTAIN esquisse sa grammatologie : superpositions structurales, réduction des sucs, disqualification de l’assaisonnement.
Pierre GAGNAIRE l’accueille en pâtisserie puis canapés mais l’expérience tourne court. Le Grand d’Apinac qui bouleversa des générations internationales de sybarites désabusés, laissa s’échapper son poulain faute de place au «salé».
En 2004, dans le temple du classicisme, le protégé de Bernard PACAUD s’instruit de l’audace sans enlisement. TOUTAIN trépigne tout-à-trac. Amour de la nature, folie inventive, submersion dans une altérité radicale, le second de Marc VEYRAT réalise, dès le premier jour, en 2005, qu’un repas relève de l’étoffe d’une expérience qui déplace le monde.
La présence des fleurs et des légumes s’accentue. L’obscure évidence de la sophistication du geste naturel s’accorde à la maîtrise intégrale de l’imprévu par l’essai. Les arts de la table prévalent par la diversité des contenants. Là-contre, la force du lien procède d’un certain plaisir du mal. En 2008, la vogue catalane le pousse chez un autre artiste de l’assiette : Andoni Luis ADURIZ. Cérébrale, réfléchie, pensée, la cuisine précède le restaurant. La vibration culinaire se manifeste dans la cohésion d’une fraternité. Le dressage éclaire les formes.
En 2010, à New-York, l’énergie électrique du mouvement enthousiasme le nomade. Le 28 juin 2011, l’ouverture d’ «Agapè Substance» au 66, rue Mazarine, suscita une intense émotion dans le microcosme parisien. Le chef brise tous les codes par une longue table d’hôtes qui favorise les échanges entre convives en jouant sur l’ordre des plats. Dans la temporalité abyssale d’un étourdissement, le menu blanc approche la concaténation herbacée du derviche. Des histoires de voyages et de rencontres, des empreintes aériennes : anguille sésame noir, fraise persil, oursin café. Le chef d’orchestre des rythmes et les miroirs ne conçoit nulles recettes mais des associations, des techniques, des chromatismes, des exercices spirituels de soi par le mouvement des autres. «Le Japon m’a profondément transformé ».
Le Restaurant « David TOUTAIN» voit le jour le 23 décembre 2013. Cette cuisine vivante et humaine à la grande verrière et aux beaux volumes, lumineuse et spacieuse, pense le lieu pour recevoir des clients et non pas pour se contenter de leurs servir à manger. Epuré, sobre, chaleureux, convivial, «l’âme d’un restaurant ne se découvre pas en un jour». Une table d’hôte en chêne brut trône dans l’entrée à la mémoire des aïeux. «Chaque carte est unique, chaque assiette est différente». La cuisine définit un acte intime de transmission entre deux personnes présentifiées, l’émetteur et le récepteur. Le druide urbain de la rue Surcouf diffère par une manière de subjectivation de la présence. La technicité s’efface à la faveur du goût, un travail sur la profondeur sans rupture. Le «food pairing», ce scientifique système d’analyse et de comparaison des composants d’un produit pour les associer entre eux, s’avère ici subconscient.
La constitution du «dictionnaire créatif» passe par la proximité chromatique et les variables stochastiques. La précision se loge jusque dans le sommet de la saison. L’homologie rythmique des saisonnalités induit des phases et des transitions du répertoire imaginaire. Les équilibres d’huiles essentielles fixent le palais. La continuité logique repose sur une philosophie des cuissons, basse température, carbonisation, croustillance, pour manger avec les doigts en enfant. Du dressage total éclosent des couleurs, des textures, des supports.
La lisibilité de l’assiette expose un cheminement sur la saturation. «La cuisine est une liberté». L’intelligence du goût réfère à une analytique du produit : «je veux comprendre l’extraction, le confit, la texture majeure, je grandis de mes erreurs». A la vérité, David TOUTAIN jouent les balances et les contrebalances au sens musical d’une sépulcrale délicatesse, une réelle sensibilité pour le règne végétal qui rencontre les accords de la nature. Dans cette élaboration primale à savoir une concrétion qui mise la remémoration psychanalytique du passé, toutes les recherches s’ouvrent sur le pur, l’amer, le fumé.
«En bouche, un croquant casse la fraîcheur, une grosse complexité sur des fins poissons ou l’agression d’une cuisson». Par petites touches subtiles se trame une élégante féminité : «si je n’avais pas fait de cuisine, j’aurais fait de l’art en général, tout ce qui est artistique». Serein, le style DT va de la démonstration à la monstration, de l’étrange au familier pour abolir nos frontières gustatives, notre apriorité de salle. L’absence de choix dessine une continuité linéaire, un horizon de vie générationnel, à l’évidence. Un dîner au restaurant David TOUTAIN, à l’aune d’un set de DJing où des plats passent par-dessus, d’autres en-dessous, dans le chaud-froid de l’ordre extérieur, repousse les barrières, lentement. Méditer en toute intériorité, puis se disperser ou se concentrer de nouveau sur l’hétérogénéité des niveaux de réalité, la différenciation des températures et des tempi en degrés ontologiques. La technicité ahurissante ne nous fera pas oublier l’huile d’olive posée sur la table de l’homme qui murmure aux oreilles des girolles.
L’énergie engagée dénote d’une force tactile du toucher, d’une passion de goûter. «Pour se faire une fête d’aller au restaurant comme dans la folle excitation qui précède le voyage, il faut se vider». La méthodologie évolue dans l’avant-garde de la «nouvelle nouvelle cuisine» : «ne jamais se mettre la pression, réfléchir à chaque semaine, chaque jour, chaque heure, chaque table, chaque client. Focaliser sur chaque assiette». Des femmes : «j’adore les voix de femmes, leur fluidité, leur tonalité, leur joie de vivre».
Cette cuisine sertie dans son avenir, consciente de son devenir, ce «minimalisme» radical de la technicité étonne ou détonne, réveille ou éblouit ses engoués. La couleur prime le tableau, monacal et orgiaque, jouissif et ascétique, végétaliste et carné. David TOUTAIN partage des ancrages avec ses amis chefs de la garde rapprochée ultra-contemporaine : transe pour l’ailleurs, dialogue fécond avec les producteurs via toutes formes de réseaux, attention particulière aux objets fétichisés en salle, abolition différentielle de la distinction contenant/contenu, compréhension des syntaxes classiques puis tentative de dépassement de la codification dans l’humilité, élimination des frontières entre entrée-plat-dessert, prévalence de la carte blanche, régularité des quatre mains.
A l’instar du champ de l’art contemporain où le discours sur l’art s’identifie à l’art, la partition entre cuisine et art s’annihile ou bien plutôt cuisine et discours sur la cuisine se fondent, parfois se confondent. Créatif zélé, brillant hypersensible, David TOUTAIN frappe par son calme de douceur et de concentration soudées. Une cuisine proche de la terre ancestrale, cousue de rêves citadins, féminine, délicate. La délicatesse, concept cardinal voire cordial, à l’image de la caresse d’une intrigue, de la tendresse d’une énigme et, pourquoi pas, d’un affleurement inattendu qui vous effleure.