Les compagnons l’excluent du clan à 16 ans. A 20, l’autodidacte allumé parcourt les jardins. Il sent bien que les parisiens, depuis toujours, aiment le coude à coude. Par lassitude, il ne fabrique pas les ruines pour qu’elles durent ou perdurent. Un lieu forain, une cuisine intrigante, un quartier populeux. Il appelle l’altérité, le voyage ; brise le paradigme du gracieux chef attendu; défend les vins naturels, le brûlant désir simple de boire un bon flacon. Il ne bouscule personne, béat que ses clients en transe adhérent à une dégustation en cinq propositions, des étapes qui produisent des effets de réel. Il crée des sensations invisibles, marquées, incisives. Inaki Aizpitarte ne cherche rien, sa vigilance lui ressemble.
Il a souvenance des envies, des instincts, des avancées. Dans les vallées, au cœur de son pays, l’ardoise manque. Le travail de la gymnastique différentielle des saveurs embaume la tête. Retours, trouvailles, retrouvailles, travaux solitaires, directions in situ. Une famille de styles dans son cadre. Adaptation à des contraintes. Recherche de l’essentiel, accessible, lisible. Faire simple et original, absorbé par un lieu. Le plat dissimule des lignes de plaisir. Personne ne porte la responsabilité de l’humeur, de la réceptivité du goûteur. S’invente une représentation où les spectateurs se parlent à l’entracte. Dans un espace de flux simultanés, entouré d’artistes et du peuple, curieux, avide de bouche à oreille, de différences, il rafraîchit le vocabulaire d’ambiance, la loi de l’atmosphère. Inaki Aizpitarte compose un paysage, détourne les regards. Il se fait des idées, un rapport végétal à la nature du produit. Le temps d’apprendre la fluidité du temps. Un marathon au ralenti, un don jusqu’à l’exténuation subtile des corps. La sincérité d’un lendemain branlant de bringue. La vie d’un quartier pour toujours.
Des femmes tombent, elles ne se relèvent jamais. La claque Inaki Aizpitarte, une façon de faconde nietzschéenne, le groove d’Hargrove, une fraîcheur barrée, l’arrogance de l’effacement. La possibilité de la cuisine soumise à l’agrément de notre créance formule des conséquences dirimantes. Imparable, il avance le statut d’un champ de la rationalité sensuelle. A la vérité, la proposition dévoile une érotologie. Autrement murmuré, les étapes du plaisir crépitent une psychanalyse du moyen. L’affaire entendue dans le je nous éloigne de l’enjeu. Sa force éradique l’embarras du bruit qui nuirait à l’énoncé.
A contrario, la thèse du singulier exige la cécité du vouloir. Le traitement violent des produits tourne à l’éros acéphale de la présence des corps, une intensité de la voix qui prononce la convocation. L’intriguant condense la teneur affolante des manœuvres. Avec le bistrot, la joie de manger opère un changement de tempo. Notre grammaire pulsionnelle passe à l’érotologie. Par delà le minage des cimetières décoratifs de l’arène supposée assiette, il nous abrite tel un enfant qui questionne et en questionnant se découvre. Ce basque ultra turbulent, un calme serein, timide explosif, nous prouve qu’élève et maître pactisent en isonomie dès lors que les questions bien flanquées les dégondent. L’éros, dans la chair, nous enjoint d’encourir le risque. Le maître ne se protège plus.
Même tragique, il ne se situe pas hors de portée des flèches. Les agencements du CHATEAUBRIAND enveloppent dans un rapport qui nous comprend. La gestuelle des saveurs instaure la partie fine. Ce pas de côté élide toute pédagogie amoureuse. L’ex-complice de Laurent Chareau au Transversal met en place notre rencontre par une double identification. Il ne superpose pas les couples maître/élève, mangeur/mangé. Il ne nous bascule pas dans une aporie mais une topique extravagante du présent qui accentue les disparités. Il nous met sur le gril. Peu lui importe, ci-devant et avec chacun de vous, complices actifs, passifs involontaires, sceptiques crispés sur vos gardes, grands scandalisés rétifs, amoureux transis par avance, il pratique l’acte culinaire soutenu sans malveillance mais sans plaisance.
Tranchant alerte, rien ne lui résiste. La plus belle assiette du monde ne finira pas en symphonie. Dans l’éclat de son détail, elle s’effondrera, ne nous laissant que des bribes, lettres éparses, volées. Pour ce, les mains de maître de notre bisontin né le 12 avril 1972, n’empruntent pas la voie dogmatique, elles savent que l’angoisse diffère d’une logique des affects. Cette praxis mérite un nom : érotologie. Avec justesse, depuis le 19 avril 2006, l’ex-chef du Rozata de Tel-Aviv nous épingle par une déclaration d’amour isolée. Par l’entrée fracassante, il présentifie l’époque à vivre. Ni sadisme, ni masochisme mais un sorcier harnaché qui fait irruption dans le coup. L’impeccabilité jouissive dialogue avec la brutalité poétique de la netteté. Le Roudoudou attrape la fourchette des anges.
L’ex-chef de « La Famille » nous biaise par un geste inaugural de la part maudite. Il pose les lois de l’hospitalité, si doux, si drôle. En auteur fragile, le recul aidant depuis les morts (Le père en 1985, l’associé Benjamin en 2005) et la naissance (son fils Diego, 14 septembre 2005), il cristallise sa mélancolie dans une fomentation d’avant-garde électrique. Depuis deux ans, le site Chateaubriand, marginal, original, marque un évènement sur le curseur exactement contemporain. Les regards connivents, la rêverie festive des convives, l’habit du fantasme dans la partie, nous enivrent à chaque fois.
De facto, si nous méconnaissons la perpétuelle remise en question des interférences du désir, nous nous égarons dans le réseau infini des voies les plus infra ordinaires. Inaki Aizpitarte vient rectifier notre appétit, lui offrir un lieu susceptible de lui fournir une forme. Voilà l’ambition de toute érotique, de toute transformation du frayage. La cuisine se joue là-dedans, entre le passé simple et l’imparfait, entre la distance qui sépare nos actions ponctuelles de celles qui durent dans le temps. Dans la gastronomie, un dire a bien lieu mais de là à croire qu’il se poursuit au moins un moment, c’est une autre histoire. Un restaurant concrétise l’éphémère sensation de notre fébrile plaisir.
Dans sa nature même, l’érotologie analytique, à l’image de la relation entre la clientèle et le topos du restaurant, ne se maintient pas indéfiniment au niveau où elle se croit. L’excitation, figure éminente de l’engouement culinaire, ne tient pas éternellement. La densité tellurique de l’ancien sous-chef de Gilles Choukroun qui le premier, vivant, personnel, ludique, influença sa lecture du goût au « Café des délices », thématise un horizon générationnel qui partage ce sentiment - tailleur de pierre, jardinier, paysagiste, architecte, décorateur - que l’action, performance physique et spirituelle, souvent à la limite de la rupture, ne s’attardera pas. La période réfractaire participe de la règle du jeu. En somme, ce curieux sentiment partagé de précarité du lieu intensifie encore davantage l’alacrité de le fréquenter.
Inaki Aizpitarte nous parle d’une pierre de touche, nous raconte la passe et l’impasse, le cul-de-sac dans lequel nous nous égarons, la grâce de notre transition. Par là, il affirme le visage d’un être qui voit bien que les hommes ne se comportent que comme «
des insectes humains qui avancent lentement dans la nuit » (André-Jean Festugière). Cette gastronomie agitée, frontale, droit au but, justement fidèle à sa quiétude, ressemble à une fin de partie qui nous met mat. Elle nous retourne dans nos cordes jamais franchies, nous montre quelque chose du reflux en dernier ressort, le fonctionnement le plus radical de la pulsion orale.
Avec ses accidents, ses anomalies, ses béances, la chair de la gravure de mode, fabrique du désir dans l’ancrage structuralement originel. A s’y méprendre, ce style sensuel immédiat suit le devenir des modulations d’une métaphore. Elle coupe l’objet, entre satisfaction et inquiétude. La technique lyrique du grand brun sans souliers noirs, barbu le plus attractif de la galaxie parisienne de bouche, relève de la «
sépartition » ; séparation du sujet et du sein en tant que cette protubérance mammaire incarne son objet et non pas un objet maternel. Chez le chouchou du peuple avisé et de l’élite cultivée, le mangeur balance entre vampire et enfant, entre celui qui va au-delà du point du fantasme et celui qui lie le sujet à son objet.
Cet art culinaire étaye le schème de notre naissance. Par lui, nous nous séparons un temps de nos mères et pourtant nous nous rapportons au manque qui se situe au-delà du lieu où se joue la distinction de l’objet partiel. La cuisine écrit un rapport sexuel de subjectivation, oral et phallique. Erotologie du chemin, érotique de passage, elle aperçoit notre ressac oublié, suspendu entre des points d’angoisse et des troubles du fantasme. Loin des jeux de maître, proche de la répétition de l’échiquier, l’issue essaie un éclaircissement :
«
S’il arrivait que l’amour devienne un jeu dont on saurait les règles, çà aurait peut-être, au regard de la jouissance, beaucoup d’inconvénients… Mais s’il fonctionnait à conjoindre la jouissance du réel avec le réel de la jouissance, est-ce que ce ne serait pas là quelque chose qui vaudrait le jeu ? » (Jacques Lacan, Séance du 12 mars 1974, in Les non-dupes errent ?).
Photos : 1 : Le chef Inaki Aizpitarte - 2 : Lieu jaune, soja, mini poireaux - 3 : Foie gras, choux fleur, fruit de la passion - 4 : Chocolat, fraises, rhubarbe - 5 : La salle du restaurant.
Soutien artistique : Hervé Thomas.
Le Chateaubriand
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