D’une lignée qui lithographie l’exemplarité de l’art de vivre à la française, le sage biterrois Alain SOLIVERES s’efface derrière le majestueux édifice du mythe, les labyrinthiques lambris d’une légende.
TAILLEVENT, le mot à peine murmuré par des généalogies de gastronomes, suffit au creux de l’oreille, en guise de fleur intérieure, comble d’élégance et de discrétion, exigence d’un style. Où l’encorbellement de l’esthétique incandescente du silence distille des leçons d’arts de vivre dans l’enchantement.
Fouler le perron de l’univers du 15 rue Lamennais Paris 8ème équivaut à plonger en apnée dans les racines historiques de la gastronomie parisienne des happy-few de l’après-guerre. En 1946, en hommage à Guillaume TIREL (maître de cuisine, au XIVème siècle, de Philippe de Valois, Charles V et Charles VI) bien nommé « Taillevent » car il fendait l’air de sa célérité éclair, André VRINAT, jeune « gadz’art », inaugure, sans le savoir, un lieu culinaire qui marquera le monde entier. Il lance son établissement dans la chevauchée de la consécration. En 1948, la première étoile couronne le cuisinier Paul COSNIER. En 1954, la seconde étoile advient, sous la direction du chef Lucien LEHEU, dans ce troublant hôtel particulier du duc de Morny (demi-frère de Napoléon III) construit en 1852.
En 1962, Jean-Claude VRINAT, fils du fondateur, né le 12 avril 1936, à Villeneuve-L’archevêque, proche de Chablis, élève des Oratoriens, HEC 59, lui succède. En 1973, le TAILLEVENT rejoint le club très select des triples étoilés avec le chef Claude DELIGNE. En 1990, Philippe LEGENDRE dirige les cuisines. Valérie VRINAT, fille unique de Jean-Claude formée à l’École du Louvre, entre, à son tour, sur la discrète scène du holding familial SOCOGEM (100 salariés). Elle développe les Caves à Paris et Tokyo. En 1999, le chef Michel DEL BURGO prend les commandes de la brigade et ouvre le restaurant « L’Angle du Faubourg »*. Le 2 décembre 2002, Alain SOLIVERES, double étoilé de l’Hôtel Vernet à 32 ans, rejoint la petite rue féérique non loin des Champs-Elysées où scintillent des boiseries d’époque Louis XVI, des sculptures de Machat, des peintures de Naggar et Bargoni.
En 2007, l’atmosphère de travail du TAILLEVENT inspire les studios PIXAR pour le film "Ratatouille". Le lundi 7 janvier 2008, Jean-Claude VRINAT meurt à l'âge de 71 ans. Les hommages affluèrent de toute part. Né le 21 février 1963, Alain SOLIVERES, le méridional, « n’appartenait pas au sérail parisien » mais son existence fut emplie de rencontres éblouissantes avec des maîtres de la discipline : Bruno CIRINO, Alain DUCASSE («un exemple d’intelligence»), Alain SENDERENS, Jacques MAXIMIN ; autant de monstres culinaires, autant de styles de cuisine, autant de manières de gouverner les hommes. Emporté par «une flamme, l’envie de l’excellence», sans bagage et sans ambages, « les gens qui travaillent, réussissent ». Baigné dans une «atmosphère de partage, de générosité amicale avec le voisinage», Alain SOLIVERES apprend à se taire.
Il comprend très vite le secret qui préside aux nobles maisons. Claude BALLOCO l’admet en apprentissage direct à seulement 15 ans. « Je désirai un métier proche de l’alimentaire ». Un père charcutier-boucher à Babel-Oued trame ses merguez devant ses yeux brillants. Puis, vient la « soubressade », dans son boyau naturel, cet étonnant saucisson des îles Baléares, une crèche de saveurs, un paysage solaire minuscule, carnée, crue, séchée avec ses morceaux choisis assaisonnés de doux pimentons, de poivre, d’herbes aromatiques provençales, romarin, thym, origan. « Je ne sortais jamais au restaurant avec mes parents. Mon père cuisinait des légumes solaires, des pâtés en croutes de noël merveilleux, ma grand-mère paternelle maltaise des cannellonis à la brousse ». En 1963, la maman d’origine espagnole, sténodactylo et bonne cuisinière, arrive, en France, avec toute la famille.
Les SOLIVERES portent au cœur la joie vibrante de la cuisine des femmes avec un paternel féru de chasse, de pêche à la ligne et de traditions. « Tous les samedis matin, à 6 ans, je me souviens des parties de pêche avec mon père, décédé en 1980, entre la Grande-Motte et Carnon, les premières pyramides. Je garderai toujours l’odeur de ce poisson grillé dans la convivialité des villas sudistes ».
L’indicible de l’enfance, l’invisible des mémoires du goût à l’image des gibiers truffés dans l’adoration respectueuse de la saisonnalité, de la rythmique de la nature, du tempo emballé de cette école du secret, de cette esthétique du silence inventée par Valérie, André et Jean-Claude VRINAT. «Monsieur VRINAT donna sa vie. Son bureau était sa chambre».
En 1957, les parents GARDINIER se marièrent dans le célèbre hôtel particulier érigé à deux enjambées de l’Arc de Triomphe. TAILLEVENT diffère par sa maîtrise précise, son invisibilité. « Une maison éternelle, une tranquillité. Je me sens bien, à l’aise, en parfaite équation, en langage de franchise avec Valérie VRINAT ». L’esprit si raffiné ne contrevient en rien au management moderne. Le joyau indépendant et ses satellites furent parmi les premiers étoilés parisiens informatisés. Le code TAILLEVENT : la perfection absolue du classicisme, une voix en disparition. « Nul ne songerait franchir le seuil pour manger du moléculaire à la El Bulli ».
Les 27 cuisiniers cosmopolites de la brigade, sous la diplomatie d’Alain SOLIVERES, ne trichent ni avec eux-mêmes, ni avec la matière. Autre élégance : « Le secret est dans ma nature ».
« J’aime mon métier, j’aime mes gars ». Les produits rares ou anciens, comme l’épeautre, reviennent « au goût du jour ». Sans monnayage avec ses fournisseurs d’exception, le restaurant à la prestigieuse clientèle d’affaires offre des prix doux aux déjeuner et aux dîners avec des menus du jour qui varient chaque semaine. Alain SOLIVERES pousse fort loin la connaissance des habitudes de ses habitués, des mises en bouche aux mignardises, personnalisées chaque matin. Notre sudiste, d’une sensibilité à fleur de souvenir, sans déguisement, distille des assiettes en manière de Goya ou Velasquez. Le mangeur y perçoit des idées collaboratives, des esquisses, de délicieux repentirs.
Valérie VRINAT, palais féminin «extraordinaire», distinguée, d’un raffinement inouï, enrichit la vision du Chef. TAILLEVENT symbolise, en outre, une filiation de «restaurateurs», des dirigeants passionnés qui dégustent des vins chaque jour, règnent sur une cave de 400 000 bouteilles (patrimoine des vins architecturé par l’intraitable Pierre BEROT), cisèlent un accueil unique. Au Japon, la marque escortée de ses caves, relève du mythe au point que neuf chefs et un sous-chef japonais font partie de l’équipe SOLIVERES ainsi que cinq femmes. « Je donne sa chance à tout le monde car on me la donnée lorsque j’étais gamin ».
Cette démarche « politique » conduit le Chef le plus discret de Paris à participer, en 2007, au dîner des milliardaires (35 000 € par personne) à Bangkok, au profit de Médecins sans Frontières. Il insiste : « stabilité, ancrage, tranquillité. On me donne tous les moyens mais il faut également se donner les moyens ». En juste de la ritournelle, Alain SOLIVERES, le tendre, rejoue la partie. Le 2 décembre 2002, il arrive des « Elysées du Vernet »**, un rêve, pour pénétrer dans une maison familiale et luxueuse, audacieuse et éternitaire, culottée et prestigieuse. Incroyable lieu d’harmonie entre salle et cuisine où le client-ami dialogue. Dans la rigueur quotidienne de la texture, le convive ressent simplement un respect.
« Le prix ne nous arrête jamais. Acheter, cuisiner, compter. Les trois piliers du chef ». Vigilance et sagesse. Une éducation, un patrimoine, une vie. « Je me fous complètement des régimes, une bon morceau de viande comporte du gras. Je lie mon lièvre à la royale avec un beurre de foie gras, à l’ancienne ».
Dénicheur inlassable du produit ultime, Alain SOLIVERES résiste : « Lard, truffe, foie gras, farce. 36 heures de cuisson, deux jours de préparation ». Les clients, dussent-ils patienter une heure pour une volaille à la broche, toutes les cuissons se réalisent en direct. Voilà TAILLEVENT : l’attente du plaisir, le plaisir de l’attente, une esthétique de la joie, une ascèse érotique de la fragilité, une liberté de l’ancrage. Goûtez le parfum d’un autre temps au cœur de votre temps.
Marmelade d’agrumes ceinte de langoustines. Foie gras aux figues. La légèreté de la sensation classique, des mariages maîtrisés dans une gelée de crustacés à la mangue. Des techniques de vie, des sagesses de la mesure, parangon suprême du goût français. Un tartare de homard décortiqué au moment, gingembre rappé dans une petite marinade de vinaigre de sucre. L’altérité de la modernité dans le mouvement même de la tradition. La cuisine excède toujours la cuisine. « Je respecterai mes gars jusqu’aux quatre coins du monde. Je hais la médiocrité, je peux trancher des têtes, je ne joue pas le pigeon voyageur ».