PORTRAIT DE CHEF
Joan Josep Jordi ROCA I FONTANE EL CELLER DE CAN ROCA

Par Fabien Nègre

Au comble de la planète des émois gustatifs, ensemencée de 101 Everest scintillants, à Gérone, «EL CELLER DE CAN ROCA», le Cellier unique des frères ROCA, Joan, Josep et Jordi, respectivement chef, sommelier et pâtissier, invite, sans conteste, au plus curieux frisson sensuel, à la plus secrète secousse qu’un gastronome cosmopolite contemporain puisse vivre hic et nunc. Voyage sublime au cœur doux du charme intime de la jouissance extatique sous le lumineux atrium de verre.

En 1929, à Sant Martí de Llèmena, les grands-parents inaugurent une auberge de campagne. Les parents poursuivent l’éminente tâche par une petite taverne sur la côte catalane, à Gérone. A côté, en 1986, «EL CELLER DE CAN ROCA» voit le jour. Fin 2007, l’établissement se déplaça de cent mètres pour un bâtiment ultra moderne. Joan ROCA œuvre à la création des mets poignants de bonté, Jordi ROCA préside à la majestueuse scénographie sucrée, Josep ROCA architecture son amour du vin autour de ses 40 000 bouteilles : une histoire exceptionnelle de virtuosités familiales ancestrales, une généalogie féérique du métissage fabuleux des traditions, une affaire de liberté et de légende, de matière et de mouvement.

Cette mise en abîme inédite résulte d’une série de notables synchronicités jungiennes. Josep ROCA de sautiller : «Nous avons d’abord appris la cuisine chez maman. Puis, il y a eu les maîtres : Ferran ADRIA et la matrice catalane de Santi SANTAMARIA en 1988, une semaine de maîtrise de la grande cuisine classique française chez Georges Blanc en 1992». Histoire d’une problématisation de filiation, bâtisse de stratégies de subjectivation non intentionnelles. Etincelant triangle intempestif agencé autour d'un jardin intérieur inactuel bordé de larges baies vitrées, deuxième du monde selon la prestigieuse revue britannique «Restaurant Magazine», la fabrique de la dynastie ROCA dynamite toute raison classificatoire, relève de la subjectivité transcendantale de l’expérience éclairée par l’éblouissement.

Le triumvirat fraternel incarne la troisième génération de restaurateurs façonniers. Une escapade gourmande à une heure de Barcelone, ébranle, par ces concordances symphoniques vins/mets, sa chaleur première dans une autre dimension. Ici, rien de moléculaire, du traditionnel revu, corrigé et conjugué au design dans la sérénité enjouée ex-cathedra de l’écrin iconographique d’une orgie monacale. La maison crée des pâtisseries fondées sur des parfums comme «Eternity» de Calvin KLEIN, «Poison» de DIOR ou «Trésor» de Lancôme. Encore plus adéquat et sans doute plus yogi, inspiré par la vapeur du gâteau au citron trempé dans le lait, Jordi ROCA, créé, en 2011, «Núvol de Llimona» (nuage de citron).

Ce baume destiné à "raviver les souvenirs enrichissants de l'enfance" s'ouvre sur des notes de bergamote et de mandarine, pour glisser vers des senteurs de muguet, de lait, de crème anglaise avant d'exploser en fragrance de sirop de sucre, cassonade caramélisée et musc. Innovation aromatique d’une perpétuelle effervescence, équation différentielle des cuissons, extravagance élaborée d’un type de maîtrise dans l’excès qui transforme le dionysiaque en remède pour saluer les splendides pages neuves de Yannis CONSTANTINIDES interprétant Frédéric NIETZSCHE. Cette échappée immobile d’un cheval cabré dans le ciel de la gentillesse s’enfante des rutilants pianos apostillés Garcia CASADEMONT.

L’empathie pour la fiole infernale issu de tous les terroirs viticoles du monde (catalans, espagnols, allemands, autrichiens et français pour sûr), dans cet exercice du périlleux qui caractérise l’élan vers le vin, éblouit autant qu’elle envoûte. Une limpide douceur ondoie dans l’air crépusculaire estival, une méditation d’exercices spirituels persans, poétique de la soif d’un dépassement, discrétion d’un balcon en forêt. De cette verticale de soi, ce cheminement d’un usage du temps des espaces possibles, dans les sous-bois, à la bordure du bocage, traverse une sensation inattendue d’humus de l’arbre souterrain, du socle terrien des songes.

« Chaque plat conte une histoire, un millésime. En 1988, nous pensions à la rencontre de la terre, de la mer et de la montagne dans un jus de champignon sauvage, une évolution de la tradition catalane». Asymptote de la logique orientale, stylisation de l’existence par où convergent une « recherche de la beauté » esthétique naturelle, un « respect de la famille et du clan », une « générosité affective », un calme, un immense plaisir de recevoir. Cette forte maturité conceptuelle nous exhorte à un nouveau découpage du luxe au XXIème siècle : « le toucher, l’organique, la sensation intacte et visuelle des forêts, la sonorité ».

Le noble divertissement : un espace de réception, une atmosphère de pénombre offerte, une relaxation, un ethos de la « sculpture du vide » façon Christian DE PORTZAMPARC. « Le client nous fait le cadeau de son temps, sa main ouverte ». Depuis vingt-cinq ans, les ROCA respirent une expérience au sens musical des « anarchipels » d’André BOUCOURECHLIEV, la chance d’une rareté. Cette forme ouverte non boulézienne du labyrinthe des plaisirs exprime des planètes claires qui gravitent dans le même univers. Souvent, l’accueil trace un écueil, un clin d’œil d’écureuil. Là, une opalescente fluidité nous guide dans la médication du silence de la nuit sans obscurité, la clarté de l’évidence d’où tombent les étoiles.

L’histoire ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier, des alacres perdreaux dans la brume céruléenne, la vision culinaire dans un quartier populaire émeut jusqu’au trouble. Le lieu sobre, rigoureux, presque virginal, sans ostentation aucune, annonce une concentration sur l’amour des accords, une détente délectable, un évènement, une forme qui bondit une seule fois et une fois pour toutes. Savants autodidactes, « hérétiques consacrés » pour reprendre la formulation saisissante de l’auteur de « Leçon sur la Leçon », la fratrie triadique de Gerona entremêle des matrices coutumières locales, les sources de la conceptualité avant-gardiste des futuribles dans un tranchant incorruptible car inclassable.

Non pas un palace serti mais un atelier-établi. Non pas une collection d’étiquettes rogues mais une bodega insolite de chambres de flacons dotées d’espaces sensoriels. Une politique et une démocratie accessible à tous et pour tous. Trois têtes acéphales irréductibles, une première au monde de la cuisine ouvrière par des aristocrates du bouquet, l’extraction d’une séquence de joie dans un art du quotidien. Touchante, émouvante, cordiale, cette « gastronomie ultime » au sens de François AUDOUZE, signe un antépénultième morceau de l’amabilité, un éloge de la tendresse par tendreté, le jeu de la mémoire olfactive de nos oublis qui conjugue complexité et lisibilité. Le vin prend une planète entière dans l’encore esbaudi. Ivresse et promesse nouées, cette scénographie réunit arômes, idées et émotions dans l’illumination du partage.

Depuis 1929, la fratrie œuvre à une sublimation de l’existence. « Nous sommes restés dans l’avant-garde : la mémoire, la tradition, l’académie. Nous sommes professeurs à l’école Hôtelière. L’influence des riverains, la part sensorielle des parfums contribue à cuisiner des états d’émotions. Dans la cuisine émotionnelle, nous recherchons la puissance des saveurs et une réflexion, une créativité. Une pensée de ma mère, ma grand-mère, une conception de la mémoire, nous évoluons dans la sensation : avant n’était pas forcement mieux ». L’énergie de l’enthousiasme anime la nostalgie de la sensualité. « Un quartier populaire, des voisins aimés, reconnaissants. Le restaurant du futur est un ancrage de vérité et de sincérité, un lieu d’authenticité, de tranquillité personnelle. Nous sommes d’ici, nous restons ici ».

Cette folie des fragments oniriques correspond à la concentration du Genius loci, enracine la saveur. « La relation au monde, le bonheur, nous envahit depuis toujours, nous n’avons aucun besoin. Nous sommes fiers de notre histoire avec la fidélité de notre clientèle. 23 ans pour obtenir 3 étoiles. Dans cette course, nous étions enchantés avec notre art de travailler, nous avons toujours eu du succès dans notre Cité, en Catalogne, en Espagne et dans le monde ensuite ». A chaque représentation, cinquante personnes écoutent cinquante clients. « Le plus grand honneur, le lendemain de la troisième étoile, en 2008, fût l’applaudissement, l’approbation, à 20h00, de tout le peuple du quartier ».
Offrande du succès sans damnation, sérénité du scellement, fidélité aux entourages. « L’orgueil naquit du respect de la joie dans notre quartier. Notre réalisation personnelle, fragile, passe par la consécration de nos amis et voisins. La vraie consécration demeure populaire ». L’étude approfondit chaque jour l’investigation sur les huiles essentielles, la cuisson sous vide, la prégnance des goûts, l’interprétation de l’intensité des cuissons,  la plancha, la relation de correspondance moléculaire des arômes dans les plats et les vins, la texture. Le dialogue avec les physiciens, les aromaticiens, les chimistes élargit l’horizon des paysages cognitifs pour une véracité de la maïeutique.

Le parfum prime. La découverte des arts de la recherche sur les produits, les températures, la densité adoube une investigation affranchie de technicité. La rencontre de l’altérité, dans le déploiement de sa propre résistance, aboutit à fusionner la mémoire du goût et le goût de la mémoire. Esprits de suavité : pamplemousse, campari. « Après neuf ans sans jour de fête, avec toute notre famille, nous avons créé cet apéritif dans le restaurant fermé : un biter, quelques peaux d’orange ». Picorer la mémoire dans l’apesanteur explosive de l’incompréhension. Le restaurant s’efface, comme un visage de sable dans la mer du silence, pour opposer « un espace de générosité, un endroit de fierté, un chemin de confiance, la force du futur tient dans la révolution émotionnelle ».

La cuisine de demain : générosité, émotion et technique, implication des mouvements. « Nous travaillons avec la technique pour la puissance du goût, la maturité créative impose la profondeur ». Approfondissement des transformations, amélioration de la précision des hydratations, enquêtes sur les mastications, interactions des extractions de salivation. L’observation rigoureuse découvre des expériences sensorielles. « Plusieurs lignes, trois mondes, trois têtes et un seul chapeau ». Une interrelation débonnaire des trois mondes : sucré, salé, aqueux. Joan ROCA,  l’élégant, Jordi ROCA, le radical, Josep ROCA, le réfléchi, descendent dans la liaison perceptive, dans la paléographie des paramètres aromatiques.

Des chartreux en transe qui distribueraient la triangulation des passions par des jeux d’olfaction. Anges de la bénédiction dans la maîtrise interprétative. « Freddy Girardet, l’idée de la pureté, de l’esprit de lumière, avec le basculement du siècle. Les arômes, les idées, les émotions, la mémoire, le vin. La main spirituelle, derrière chaque bouteille, une histoire d’êtres humains, un voyage pour connaître des personnes, la pensée et le style d’un vin ».

« Le vin est une musique liquide », une évocation mélancolique de l’invocation. Alors nous comprendrons la correspondance moléculaire de la nostalgie, intangible et immanente, chair et émanation. Notre obsession du monde fluide s’épanchera, notre rêverie de bouche infinie s’évanouira dans le ciel attique de Gérone. De l’art de boire et de croquer en pays catalan.
 
 
 

EL CELLER DE CAN ROCA

Le restaurant de haute gastronomie El Celler de Can Roca, en Espagne entre Perpignan et Barcelone, est considéré comme l'un des meilleurs restaurants du...

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