En 1950, dans le hameau de Saint-Marcel, juste au-dessus de Saint-Martin-de-Belleville, autrefois bien nommé « des déserts », jaillit, en hauteur, dans la maison familiale, un bambin d’énergie. La lignée paternelle œuvre le bois en menuisiers. La mère cultive la terre, avec ses quelques bêtes. Ainé d’une fratrie de six enfants, le vaillant éprouve, d’emblée, la rudesse savoyarde en dépit de la grâce poétique de l’horizon. Dans un ténu ruisselet en contrebas, le père caresse le ventre des truites sauvages pour les braconner à mains nues.
Le fils esquisse son chemin d’écolier dans sa commune « où les gens parlaient tous patois. Les enfants disaient : « quand la maîtresse s’adressera à nous en français, on retournera à l’école » ». A 14 ans, le diplômé du certificat d’études ne s’attarde pas au savoir. Afin d’échapper au noble mais rugueux métier de paysan et à l’Atelier d’ébénisterie de son père; jusqu’à sa majorité, le berger en herbe garde son troupeau, vaches, chèvres ou moutons : « on faisait les foins, on tuait le cochon tous les hivers ». Dans sa transmutation copernicienne, le plongeur contractuel au Village Vacances Famille, stakhanoviste des Ménuires, prise cette ambiance de copains sportifs unis dans une fraternité. A la saison estivale, le second de cuisine ouvre la structure de la Presqu’île de Giens.
Durant huit mois, ensuite, le sous-chef, vite promu chef, éclate au grand jour à Tétouan. Le cuisinier français supervise trois établissements : un restaurant de 700 couverts, un autre, marocain, de 200 sièges et un gastronomique de 40 places. A 24 ans, l’apprenti directeur s’entoure déjà de seconds bien choisis, d’excellents chefs pâtissiers. En 1975, le revenant enthousiaste furète la trame de son destin. Il scrute l’immense hors-piste devant ces yeux où les godilleurs serpentent.
A 26 ans, le bâtisseur indépendant à l’humanité confondante ainsi que son épouse, Marie-Louise, troque un champ de pommes de terre d’altitude contre quelques menus travaux de charpentier pour la réfection d’un toit. Le bricoleur à l’œil scintillant de malice édifie sa demeure seul avec les siens. Le 4 décembre 1976, la « Bouitte », « petite maison » en patois savoyard, sort de terre. Dans le massif de la Vanoise, à la lisière du plus grand domaine skiable au monde, les Trois Vallées, « pas de marketing, que du feeling. Je ne savais même pas faire la cuisine, j’ai commencé par des gestes simples qui me faisaient gagner ma vie, pour les skieurs qui cherchaient à boire et à manger, travailler pour moi dans un esprit à part ».
Le succès instantané accompagne le déploiement des stations. De 1976 à 1980, le couple visionnaire de constructeurs ne s’accorde pas un traître jour de repos dans une folie de mouvement. Ils s’inventent ensemble, dans une famille amplifiée. Les habitants s’offrent des cafés, se saluent, se fiancent, se marient en autonomie, presque en autarcie, toute l’année : « Notre maison est à eux. C’est la Bouitte des familles des 22 villages de la Vallée ». Le restaurant déborde de visiteurs affamés à n’importe quelle heure : « à 5h, un skieur tapait au carreau, je descendais le nourrir ».
Les slalomeurs en appétence se sustentent de diverses fondues et de cette roborative potée délectable avec les pieds entiers, l’échine et le jarret du cochon dans des torpilleurs pour quinze joyeux attablés. Ils raffolent de la raclette et des cuisses de grenouilles, des primultimes écrevisses. La grand-mère paternelle chemise ses coquilles d’escargots avec un beurre d’ail soigné, « tous les soirs jusqu’à pas d’heure. Les hommes font les marioles, les femmes dirigent. On est très fiers de ce qu’on a accompli ».
En 1981, lors d’un dîner chez Paul BOCUSE, « luxueux et grandiose », René MEILLEUR, bousculé, décide de basculer vers l’excellence gastronomique, sport de haut niveau. Il y avait pourtant Million** à Albertville ou Jacques UGINET* à Conflans mais aucun établissement d’envergure dans le massif. Le cuisinier inspiré par les photos de Thuriès Magazine, Gault & Millau, affine sa manière, l’ancre dans son coin de fête et sa tête : « une carotte, une sauce et des petits morceaux de lapin ». Tous les habitués désertent.
En 1992, alors que les JO d’Albertville dynamite l’affaire, en 1993, le précurseur du vieux chalet « qui sent une poussée » se révolutionne encore par un décor tout en bois. La Bouitte porte un « message de cuisine ». A partir de 2000, Sophie et Marie-Louise MEILLEUR apprêtent quinze chambres et suites pétries d’un confort magnétique. Dans cette entreprise littéralement familiale, le clan des bâtisseuses et des entrepreneurs résonne en esprit de chaleur : « sans les femmes, on n’aurait rien fait, même dans l’ombre, elles sont toujours là ». Un rare sens de l’hospitalité étreint dès l’abord : « très vite, on se lie d’amitié au bout de deux heures de discussion, nous aimons profondément les gens ».
En 2003, à quatre mains, père instinctuel et fils impérieux recueillent une première consécration étoilée : « récompense extraordinaire, réussite d’une vie ». Dans leur thébaïde au charme labyrinthique, le duo challenger créatif élève un paradigme qui enlève à un mol paradis. Dans le goût, il cherche la grandeur de la douceur dans le jeu d’une quête d’absolu. D’une fabuleuse adaptabilité émane la plus belle réplique aux désirs des hôtes. En 2008, une deuxième étoile de maturité advient. La façon s’allège et taquine, fermière et raffinée, rustique et nature, au miroir des éminences riveraines.
A « La Bouitte »**, entreprise du patrimoine vivant depuis 2020, les MEILLEUR, aubergistes de luxe en poésie, concoctent les provenances en vertu de valeurs rurales. Cette cuisine du paysage regarde les champs de maïs, le pain, le lait, le pissenlit, telles des empreintes ontologiques. Elle transforme par translation pour inventer un monde en soi, hors de toute temporalité, excepté l’humus par amour d’un rapport au cosmos.
Cette disposition à voir les cimes, dans leur cœur et leur âme, s’exprime dans un art de vivre : « notre philosophie, c’est la frugalité des paysages arides mais nous avons une culture du bien manger, de très beaux fromages d’alpage. On conservait des haricots, des bocaux, les viandes séchées dans des grosses bassines en terre ». Ce style brut jamais brutal met en exergue des caractères dans la pureté de sa précision, l’équilibre des fluidités, dans une impeccable digestibilité.
Les sauces se différencient des parfums. Le nappage s’effectue au pinceau de l’imagination : « Chaque pierre, chaque arbre, on sait où ils sont ». Maxime MEILLEUR découle, en 1975, à 1500 mètres d’altitude, là où coule l’Isère. L’enfant tôt détecté graine de champion ne s’envisage « pas écolier du tout », termine sa troisième à Moutiers. A l’adolescence, en ski-études, il achète sa carabine avec le Comité de Savoie de Biathlon. De 16 à 18 ans, l’équipe de France Junior l’appelle.
A Bourg-Saint-Maurice, en contrat professionnel avec l’Armée, il sert sous les drapeaux dans les chasseurs alpins : « un simple terrain de jeu ». En Volontariat Service Long, pendant six mois, il s’entraîne pour faire partie de l’équipe de France senior. A 21 ans, l’élève moniteur interrompt sa carrière estimant ne pas avoir le niveau. Ce sport de haut niveau lui inculque pourtant un « état d’esprit » proche des valeurs des brigades. Il secourt ses parents au titre, tout d’abord, de pâtissier.
En 1996, dans ce moment fort d’émotion, d’appui et de renfort, avec un second, seul auprès de son père et de sa mère, il interprète le bon, le beau, la générosité : « J’ai poussé la porte ». Durant trois ans, il se saisit de tous les apprentissages pour réaliser 600 couverts hebdomadaires : le pain et les entremets dans la matinée, le montage des entrées froides pendant le service, la plonge après. Cette ivresse de l’action accomplie parsème le trésor d’une vie comme ses camarades qui le poussaient dans les descentes au Championnat de France, à Méribel, en 1993 : « Nous ne sommes pas surhumains, le travail trace une discipline de vie, une éducation ».
A Paris, le stagiaire chez Lenôtre monte sa crème anglaise avec un thermomètre. Il passe pour un « dingue ». Il apprend la cuisine, sept jours sur sept, avec ses chefs de partie. Il tourbillonne, tel une toupie, sur tous les postes : « j’ai appris le ski avec des pros et la cuisine à la Maison. L’étoile est une médaille olympique ». La compétition lui enseigne la détermination. Le « bon sens paysan » ne relève pas des mots mais des sensations joyeuses. En 2008, à la fois structurée et profondément humaine, La BOUITTE inscrit un menu père et un menu fils sur les tables.
Mille et une saveurs éclatent dans les corolles de la carte blanche. En 2009, un souffle de liberté en tournure de libération varie les plats pour chaque table. Les annonces mettent la salle en ébullition. Les équipes jonglent « en stage commando ». En 2015, à moins de 40 ans, Maxime MEILLEUR touche la consécration ultime. Le biathlonien solitaire joue maintenant collectif. Les valeurs du sport dialectisent celles de la haute gastronomie : endurance, rigueur, dépassement de soi.
Cette quête du bien transcende l’enquête du présent dans une offrande d’inclination. La palpitation rythmique du réel fait retour. La force de l’histoire réinterprète l’assiette. La Bouitte se métamorphose de nouveau, passe à un menu improvisé par service. Le lento de la quintessence. Les compétiteurs dégondent de l’excellence à l’absolu : « Je ne comprends pas ce que je fais, je n’ai jamais appris mais toute vie est une rencontre ». Aujourd’hui, la voix des MEILLEUR concentre la radicalité des forêts, la lisibilité des neiges, l’audace du trait, le calme des lacs.
Une évidence translucide, brute sans brutalité. La transcription d’une nette modernité des bois : « Le bien-être existe dans la sensation du plat. Les airelles peuplent mon jardin. Avec le cœur, on donne le meilleur de nous-mêmes ». La discrétion du goût loge dans l’harmonie. De la petite maison à l’auberge de luxe et de simplicité, une signature se détache, espiègle et sensible, nourricière et épurée, élégante et réconfortante.
L’heure apéritive savoyarde réchauffe les mains avec une eau de champignons. L’extrait du grenier familial transparaît dans la puissance aiguisée d’une tranchette de sanglier séché. Une bouchée d’amertume subsume le radis, glaçons, chénopode. La croustillance du beignet raclette annonce les crosnes en marinade dans une vinaigrette condimentée. La truite badigeonnée de beurre citronné s’assoupit sur un oreiller de foie, au ruisseau, couverte d’un jeune Beaufort estival. La soupe des jours de fête se compose d’un velouté de tartifles à chair blanche, une bille de truffe nommée également « Gallo », à déguster du bout des doigts.
De temps en temps, le bœuf carnivore à peine chauffé à la braise croise un aspic corsé aux feuilles de poivrier du voisin. Le virage culinaire tient dans une escalope de foie gras de canard dodue, galette légère de maïs frais, miel de Saint Marcel. Le ris de veau laqué épouse une chiffonnade de pomme de terre Agria, « cigarette russe » au raifort, fumée de hêtre. Le lait de ferme se savoure en biscuit, mousse, tuile givrée, confiture. Les délicatesses tourbées devancent le généreux soufflé à la glace sous-bois.
Dans les vibrisses lenticulaires et épulaires de la nuit, Maxime MEILLEUR, ému, de confier : « en Savoie, le sautoir de la mariée porte un cœur et une croix ». Là-haut, sur la montagne, là où personne ne s’aventure, le père d’Oscar et de Calixthe ramasse du génépi avec ses frères chamois.
Photos Matthieu Cellard