Discret manceau, capé intime de la campagne, ambassadeur de l’âme de la Champagne, Philippe MILLE haubane la dignité des façonniers rémois au flambeau des Crayères dans une clarté éthique du goût.
Dès l’aube d’une existence, le destin adoube la destinée. Le 17 mars 1974 babille un contemplateur de la ferme sarthoise. A la vacance estivale, l’oncle et la grand-mère, agriculteurs, l’initient aux éléments. « Vaches, cochons, maisons encore enduites de chaux ». Les odeurs émeuvent le privilégié du langage de la nature. Dans ce faitout aux envoûtants parfums d’enfance, la poule au pot aux légumes du jardin, le pot-au-feu au feu de bois embrasent les premières émotions gustatives. La commensalité traverse les carottes et la volaille cuite entière, découpée à même la table.
La joie du partage éclaire les visages dans le plaisir des bouquets et des fumets, en famille. Le père cuit les poissons à la perfection, passe ses matinées dominicales aux fourneaux. La mère, fine saucière et noble rôtisseuse, joue aussi de la mandoline. « J’ai toujours aimé les métiers manuels, le bois, la découpe, la sculpture, les fibres, pâtissier, menuisier, tailleur s’identifient au culinaire ». A 8 ans, le fulgurant cacique ronge déjà son frein. Toutefois, rien n’abrite la beauté des commencements.
A 14 ans, les premiers jours de préapprentissage, au Mans, tournent court. « Je chialais en rentrant tous les soirs ». Le Chef d’alors convoque les parents en gesticulation. Il s’exclame tout de go avec un sens affûté de la prophétie wébérienne : « Votre fils n’est pas du tout fait pour ce métier ». Les merveilleux aïeux n’en ont cure. Ils encouragent leur adolescent calme, précis et rigoureux à passer son chemin pour mieux prendre son envol. A 15 ans, le bleu engage la partie à l’Aubergade, à Jouars-Pontchartrain (78).
Dans cet ancien relais de Poste au parc paysagé tenu par Micheline et Franck BORDIER, restaurant français traditionnel, le créateur du Trophée MILLE apprend les rudiments du métier durant trois ans et demi. Le beau-père du Chef œuvrait avec le fameux Auguste Escoffier. Durant ses fins de semaine à l’Ecole Hôtelière mancelle nommée Hélène BOUCHER, le minutieux lauréat du Concours national de cuisine artistique 2008, a une soif inextinguible de savoir, veut voir tous les styles de restauration : collectivités, hôpitaux, pizzerias. « Les concours m'ont permis de me relever de mes échecs, de me situer, de prouver une capacité ».
Entre 1994 et 1995, le titulaire d’un CAP Pâtisserie s’immerge dans la brioche sarthoise, chez GAUTHIER, pour découvrir toutes les techniques délicieuses de cet art si subtil. En 1996, son service sous les drapeaux se déroule à Rennes, à la Station Sévigné. Seul Chef d’un mess de 1000 troufions, le Bocuse de Bronze 2009 exécute le volume. Le MOF2011 met un point d’honneur à l’adoubement entre pairs : « Je voulais parfaire mes connaissances, mon caractère, ma rigueur. J’ai toujours demandé aux Chefs avec lesquels je travaillais, des vrais maîtres, de m’envoyer chez un autre pour combler mes manques. Je n’ai jamais choisi, j’ai fait le choix de ne pas choisir ».
Ainsi, le solide lieutenant construit un parcours hors-normes : DROUANT avec le sévère mais humain Louis GRONDARD, LE PRE CATELAN avec l’intraitable Frédéric ANTON***, LASSERRE**, LE RITZ** avec le méticuleux Michel ROTH. Il seconde également l’exigeant Yannick ALLENO*** durant sept ans à l’Hôtel SCRIBE puis au MEURICE. Une seule ligne directrice : l’obsession du beau, de la perfection et de l’absolu. Depuis 2009, à Reims, à la tête du Domaine des Crayères, il s’inscrit dans une prestigieuse généalogie, Gérard BOYER***, Thierry VOISIN** ou Didier ELENA**, mesure la tâche historique de sa responsabilité dans l’un des établissements les plus symboliques de France.
Conscient de la continuité de l’héritage, il obtient deux étoiles en deux ans en 2010 et 2011. Affranchi de la pression, après l’euphorie, il architecture la sérénité des fondamentaux. Sa cuisine associe clémence, douceur, égard du cœur dans une trame élancée. Depuis douze ans, il s’applique à une compréhension profonde du Champagne par des dégustations quotidiennes, des accords délicats. Plus encore, il recherche autre chose, non pas le génie du lieu mais celui d’un lieu, l’ancrage du sol crayeux pour le vitaliser dans l’assiette avec des ouvriers d’art. Un logos pour un topos.
Sentir l’opalescence des vitraux de la Cathédrale : « Hommage à Notre Dame de Reims. Vitrail de langoustines marinées au Verjus, gaufrette coraline aux grains de caviar ». Ressentir la luminosité et l’humus des cépages dans les appoggiatures : « Champignon rosé et noix, émulsion d’eau de champignons, réduction de vinaigre de Reims vieilli 6 ans », « Pinot noir et carotte, Chardonnay et céleri, Feuille de vigne et ratafia de Champagne », « Tartelette betterave et pamplemousse, Tuile au pinot meunier, Cromesquis pistache et courgette, Raisins chasselas fumés au sarment de vigne ».
Humer le ceps : « Turbot de ligne cuit sur le gril de sarment, oignons à la flamme, Caviar vêtu de feuille de vigne, céleri en croûte de sel noircie dans la braise ». S’émerveiller de la texture d’un « foie gras en pierre saline de sarrasin ardennais, artichauts poivrade au pinot meunier, essence de champignons aux baies sauvages ». Avec cette mesure très française de l’imaginaire historique qui ne s’égare jamais en ouvrant des perspectives toujours régies par des codes, Philippe MILLE, visionnaire du terroir, nous donne à voir une renaissance, nouvelle éphéméride de la légèreté : « Poulette fermière cuite sous la paille, courge bleue de Hongrie aux herbes, voile de Pinot blanc, œuf de poule confit au seigle grillé ».
De la marquèterie à la céramique, les artisans voisins alignent une luxueuse archéologie du présent dans ce « feuille à feuille de Champagne, confit de prune « flavor king », fleur de jasmin, eau de prune au Ratafia ». Cette esthétique d’artiste nous révèle la profondeur champenoise, entre la dégustation méditative d’un champagne, ses affiliations, de craie, d’argile ou de matières, l’élégante manière du Chef des Crayères nous transporte dans une expérience fondatrice, de l’effervescence à la vinosité, dans l'âme de l’histoire d’un terroir.