PORTRAIT DE CHEF
Frédéric ANTON

Par Fabien Nègre
  • Frédéric Anton
  • Restaurant Le Pré Catelan
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  • Restaurant Le Pré Catelan

Crâne rutilant, regard clair, noble face de boxeur, depuis 1997, FREDERIC ANTON, 43 ans, seul MOF (2000) français triple étoilé avec Paul Bocuse, augmente de mille feux une maison de rêve. Ce carré nancéen de Contrexéville rêvait des voluptés de l’ébénisterie sans jamais verser dans la cuisine ni du côté maternel ni par son entourage. Archéologie d’une intrigue.

Fils de militaire de l’armée de l’air puis élève au lycée hôtelier de Gérardmer, il suscite de belles rencontres, d’admirables chances. Premier poste au grand hôtel Bragard et service militaire accompli au mess des officiers de Nancy. La gastronomie ne le bottait pas. Par un hasard absolu, énigmatique, il capte l’idée de transformer la matière brute. La caresse d’une carotte, l’épluchure d’une pomme de terre, les cuissons douces; prémices curieuses d’un travail de soi sur soi à mains nues. L’organe crucial s’enfouit dans tous les terrains, diffère dans sa singularisation, fonction expressive, active, il dégage le jeu de l’outil, lieu stratégique de notre rapport au corps, au monde. Souvenons-nous un peu : Focillon, Leroi-Gourhan puis Simondon. Pour ce, notre compagnon trace son tour de France, rencontre sept ans durant, un « homme d’ampleur historique, mythe vivant, un personnage extraordinaire » : « Monsieur Robuchon! ». En amoureux pétri de Lutèce, il ne regagnera pas le fief natal. A l’époque, le monde accourait au « Jamin ». Notre vosgien fait les yeux suaves : apprendre, voir, connaître.


Sa ténacité l’emporte pour pénétrer le bastion. Il s’identifie à son mentor qui obtint la consécration suprême au même age. Encore embué de vénération, il avoue tout de même son émancipation. Encore surpris de son succès, il a construit une clientèle, gagné le crédit de son patron, réinventé un lieu. Fier de sa réussite hors norme, Frédéric Anton ne mâche pas ses mots mais rumine ses nobles idées. Un seul leitmotiv : ne jamais imiter, marquer son territoire pour mieux se démarquer de la reproduction par un ethos personnel qui préserve la simplicité par delà les concepts désuets de classicisme et de modernité. Cette construction part du produit non dénaturé, poursuit avec des crescendos dégustateurs. Sans terroir, à Paris, s’accomplit le bouquet du monde dans son entier, sans enfermement dans un quelconque régionalisme, avec les escales de l’essentiel vers la grande complexité.


Rien, dans une langoustine, ne la prédestinait à la perfection. Dans cette gastronomie si inspirée, à part, qui défie tous les codes et toutes les modes, Patrick Scicard, président du Groupe Lenôtre, avait vu juste. Pourtant, attribuer carte blanche à un inconnu, accorder totale confiance à un jeune homme de 30 ans, certes second de JR (Joël Robuchon pour les convertis), connu dans le western pour sa technique imparable, relevait de la plus folle audace. Epaulé, soutenu dans les pires moments de recherche, dans les avatars du doute, Frédéric Anton corrobora le pari, réussit l’exception des trois étoiles. Il rejoue, réinterprète les dogmes dans une carte intelligente qui sait satisfaire tout le monde. Réfléchie, tempérée, sans mousse ni émulsion, sans gelée ni potion, sa ligne de voyage appelle des clins d’œil, provoque des revisites, entre des pierres de touche et des points de suspension. Pour sa clientèle large, sans cesse élargie, Le Pré Catelan dévoile la devise antonienne : « Manger, c’est découvrir des pointes de vérité ».


Atypique, têtu improvisant, « sauvage » raisonneur, entêté, notre sensuel intimidé navigue dans son univers. Il peint des grands formats abstraits, apaisés ou agités, suivant le cortège des jours. Au calme du noir succède la folie du fauve. Sur la toile, au couteau, les couleurs des hautes pâtes frisent la technique culinaire. Depuis longtemps, il ne fréquente plus les restaurants de ses confrères. Sous influence mais sans influences, il ne singe pas la manière des autres mais « une cuisine qui sort de sa tête ». Frédéric Anton révolutionna, dans les années 90, l’approche des grandes maisons parisiennes. Elider les produit nobles, délester les textures. En mars 1997, le PRE CATELAN, membre du Comité Colbert, maison de toutes les envergures, n’affichait plus qu’une étoile esseulée. La reconstruction condamnait à réussir. Notre nancéen bourru casse l’institution, fracasse les truismes. Il offre la fraîcheur de son innocence, la fougue de son devenir, des envies acharnées de changement : idées linéaires et enthousiastes, plats simples et goûteux. La machine pousse fort.


Le groupe Lenôtre affuble une identité incontournable mais la « patte Anton » emballe car elle résulte de l’accumulation d’horizons d’expérience aussi puissants que bigarrés. Du patron aujourd’hui presque mythique, Joël Robuchon, il retiendra la technique, la rigueur, la régularité. Le flamboyant Gérard Boyer lui enseignera, dans le ballet ultra réglé des hélicoptères, le luxe, le calme, la félicité des lieux magiques. Robert Bardot, le vieux briscard du Nord, au « Flambard », à Lille, lui inculquera le dépouillement marqué de l’avant-garde. A Nancy, au « Capucin gourmand », chez Gérard Veissière, chef d’entreprise accompli, confident paternaliste, il comprendra la transmission amoureuse des fondations du paradigme gaulois. Chaque sédimentation stratigraphique des étapes étoffe la vue d’une vie. Original, réflexif, Frédéric Anton entremêle une assiette, scelle les épousailles de la betterave et du conté. Sidérer le convive, émerveiller le client, digérer sa digestibilité, le copain de précision de la route de Suresnes travaille à révolutionner sa mise chaque jour.


D’une émouvante humilité, ce sportif accompli, parachutiste à 4000 mètres, sauteur en hauteur jadis champion des Vosges, tireur au Magnum 357 du Club de la Police de Paris, se pince presque de sa consécration suprême autour de la quarantaine alors que bien d’autres attendent souvent toute une vie pour se voir couronner. Lui, en éveil incessant, cherche et trouve sa voie, explore toutes les directions de la substance culinaire sans rien changer. Depuis dix ans, il dévisage les plats phares, extirpe les trames majeures. En 2005, la syntaxe, le vocabulaire, la vision surgissent simultanément. Dans un contexte complexe, Frédéric Anton décline la sardine, à l’huile, en gelée de bouillabaisse. Hors des carcans, dans la liberté absolue, personne ne pratique ce mixte des succulences qui touche tout et touche à tout (Asie, Suds, Maghreb).


Des humeurs, des inspirations, des envies de dévorer traversent sa mémoire. Sans règles, avec des formes de régulation, se modèle un autre regard. Une ligne de mire : appartenir aux meilleurs trois étoiles français, jouer la crête dans sa propre catégorie. Soigner sa notoriété, viser l’idéal ne suffit plus. Raffiner puis bousculer les délicatesses, surprendre sans choquer par une « cuisine basée », articuler sereinement le beau et le bon, la passion et la technique ; tous ces actes d’exigence du mercenaire du Bois de Boulogne témoigne d’une ferveur accidentelle, comme par effraction. Dans l’univers turbulent de la F1, ce bricoleur ludique né, ce malin manuel, eut exercé le métier d’accordeur de moteur. Bien au-delà, le plus brûlant second de la rue Poincaré, saisit l’art de manger. Manger impose toute une convivialité, nul ne se sent jamais aussi bien qu’alentour d’une table, à dialoguer avec une amie, à rire avec des amis. « Partager avec des êtres chers qui méritent le partage » martèle Frédéric Anton. Frédéric Nietzsche vivait de la sorte : « Aux gens rares, les choses rares ».


Notre discret virtuose apprécie cette circulation d’échanges. Une famille, un dimanche, qui s’amuse, une image éternitaire de la joie. L’architecture d’un plat obéit à cette même complexité effroyable. Elle s’origine dans une pensée de la matière. Voir, toucher, couper invente des voisinages. Se faisant, d’une spontanéité réglée surgit la praxis d’un secret, une victoire esthétique. Une leçon sereine qui rapproche la simplicité de l’essentiel par des émotions nodales. Pourtant, dans la temporalité de la consécration subsiste beaucoup d’inexplicable, d’irrationnel. Pourquoi, à un instant donné, une gastronomie semble brusquement davantage ressentie que celle de son voisin ? Frédéric Anton problématise. Il pense à son ami Eric Provost, chef de "L’étrier", à Deauville. Comment un artisan produit-il des œuvres et par surcroît des chefs d’œuvres ? Féroce énigme.


Entre une vérité de l’effacement et l’évanouissement d’une certaine vérité, une clientèle démarque un segment de conduite. Dans la sensation, sans prétention, la modeste modernité escamote une technique ultime. La carotte oubliée, nous nous oublions. « Mini-stars mais stars microscopiques », les chefs ne méritent pas ce statut. Ils agencent des expériences, entourés de brigades soudées. Ils affûtent la cohérence de leur discours. Frédéric Anton transforme de l’intérieur des matrices fondatrices, mute des poncifs culinaires en émerveillements. La magnifique stabilité de sa philosophie de vie prend sa source dans des années de labeur appliqué. Ce « fanatique de Gagnaire » estime que le contenant importe au plus haut point. L’évolution du design induit des bouleversements car la forme définit le contenu. L’assiette d’attente meuble, embellit. La disparition de la linéarité occasionne du relief, ordonne du sens et de la profondeur. Aucune apriorité ne gouverne mais des indispensables, une sauce blanche se crée avec du bouillon et de l’huile d’olive, des infusions, des puretés. Pour les gibiers, les jus se concentrent, caramélisés. Ferran Adria symbolise un dieu vivant mais notre joaillier ne rentre pas dans « les histoires de l’air du temps ».


Frédéric Anton admire le Japon et son art de civilisation. A la sortie du Michelin Japon 2007, deux restaurants de sushi, à Tokyo, le bouleversent : Mitzutani et Sukiyabashi Jiro. Un peu de riz, une lame de poisson ouvrent une perspective infinie de textures, un ressenti jusqu’au frémissement, à la chair de poule. A Osaka, chez Kitcho, il perçoit le même choc : un panorama, des rituels, une maison, un tatami, des porcelaines si anciennes qu’elles mettent la larme à l’oeil. « Un sushi, dans la bouche, correspond à un orgasme » selon le minutieux ascétique lorrain. Une question de joie, toujours intensément vécue. Dans dix ans, il n’officiera peut-être plus dans un lieu de prestige. Retranché en Ardèche, dans une petite auberge de six couverts destinée aux passants dans la montagne. Ambitieux, curieux, il s’imagine également dans un « Relais et Châteaux », en pleine campagne, travailler pour lui avec une femme afin d’inventer une manière familiale de recevoir. Somme toute, il essaiera de toucher la grâce dans un souci pictural d’orfèvre obsessionnel.


La perfection n’habite pas ce monde, atteignons là !
Samouraï contemplatif, bûcheron dans la dentelle, force de la nature, ce MOF hypersensible exalte des saveurs pures, intenses, caractéristiques. Des jardins enchanteurs à la plus belle terrasse ombragée de la capitale qui subodore des airs de croisette, Le PRE CATELAN nous plonge dans un conte de fées, un rêve d’enfant sans nous raconter de belles histoires de légendes. Célibataire, père d’une petite fille de 14 ans, Frédéric Anton avance des propositions de romancier. Témoin l’empreinte du restaurant : trois os à moelle. L’un avec la moelle cuite dans sa coque et marinée à l’huile d’olive, et deux autres en dessous évidés et farcis avec des produits de saison : choux et cèpes, petits pois et girolle, morilles et fève, haricots coco et truffe. Les produits aiguisés mis en valeur dans leurs habits de nature : l’oursin dans son test, l’étrille dans son coffre, la moelle dans son os, la Saint-Jacques dans sa coquille. Au vrai, ce style d’articulation des sapidités conjugue apparat, luxe et rêve.


Amateur de lit rond des années 70, restaurateur d’objets, couturier, notre quarantenaire sur actif repousse ses limites avec stupéfaction. En 1999, n’a-t-il pas capturé puis cultivé 3000 escargots dans le Bois de Boulogne car il ne les aimait pas !? Au paysage sublime voire subliminal, s’adjoint une équipe exceptionnelle dans l’excellence : Alexandra Origet du Cluzeau, Directrice de la communication; Jean-Jacques Chauveau, Directeur du Restaurant, 27 ans de maison. Frédéric Anton, un homme d’émotions croisées, de rencontres fertiles. D’une loyauté impériale, esthète des compositions, les étoiles lui procurent des frissons. Par une urgence spontanée des best-sellers évolutifs, Frédéric Anton, dans ses mains, tient le souci du beau travail intuitif. Discret, souvent secret, presque inconnu du grand public, cet horloger signe ses plats avec la minutie de la technicité. Soudain, il regarde son nouveau piano Bonnet, un monstre, une Rolls-Royce.


Certains soirs estivaux sans lune, pierrot lunaire, il attend que les derniers clients quittent la salle pour éteindre toutes les lumières, monter sur la terrasse. Là, il déploie un puissant télescope, recherche dans la constellation Corona Borealis une étoile qui lui appartient pour toujours. Un cadeau inoubliable de l’amitié, une comète inscrite à son propre patronyme à l’International Star Register. De l’amour des ultimes novas, dans les cieux.

Photos 1 DR Lenôtre - 2 à 5 lesrestos.com – 1 : Frédéric Anton – 2 : L’oursin fine gelée au paprika – 3 : La sole cuite au naturel, glacée d’un jus de soja épicé, poêlée de germes de soja, mangue fraîche légèrement acidulée, marinière de coquillages, beurre demi-sel - 4 : La pomme soufflée croustillante crème glacée « Carambar » cidre et sucre pétillant - 5 : La salle du restaurant par Pierre-Yves Rochon.


LE PRÉ CATELAN - Frédéric Anton
Bois de Boulogne – Route de Suresnes - 75016 Paris - Tel : 01 44 14 41 14
 
 

LE PRE CATELAN

Le bois de Boulogne abrite un établissement de luxe orné d'une table remarquable ; le restaurant Le Pré Catelan est une institution...

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