Des racines terriennes, pousse, le 18 décembre 1955, un enfant de ferme, à Valençay, au pays de la pyramide berrichonne. «Souvente fois», par une gracieuse formulation d’ancien français répétée à l’envi en guise de youpala d’enfance, de retour de l’école, dans la propriété parentale où vaches, cochons, poules, beuglaient, grouinaient, crételaient aux abords du potager, l’enfant de la rivière Nahon mettait la main à la pâte, «dans les jupons de sa mère» : traite des 80 caprins et des génisses, préparation des légumes en cuisine. Avec le père jardinier, le labeur enchanté se passe dans les champs.
A 10 ans, regardant dans un vieux livre maternel, le pâtissier précoce s’essaie à la génoise, au doigt mouillé : «125 grammes de sucre, 125 grammes de farine, un peu de beurre avec du chocolat fondu, mon premier gâteau, un miracle». Surviennent, ensuite, des primes saveurs qui orientent toute une vie : le bon poulet rôti dominical croustillant ceint de sa purée de pomme de terre, le rôti de porc et son jus exquis. La mère, Jeanne, s’illustre en «grande cuisinière qui sait tout préparer» : un bœuf bourguignon moelleux, une vraie blanquette de veau maison, un civet de lièvre qu’elle chérissait.
Sa réputation dépassait le foyer, elle préparait des repas de fête et de communion pour le voisinage. A 13 ans, en 5ème, la cuisine l’emporte sur la «mécanique». Jean-Marie GAUTIER se souvient des «sucreries faites avec les filles et par l’unique garçon présent par gourmandise». A 14 ans, l’apprentissage, que d’aucuns jugeaient rude, fait la joie du commis au «Pavillon Bleu», à Ozoir-la-Ferrière. L’adolescent singulier de la région Centre-Val de Loire, obtient son Certificat d’Aptitude Professionnelle de cuisinier, le 4 octobre 1973, à l’Académie d’Orléans-Tours, par «correspondance», en qualité de «candidat libre». Le mordu résolu, «toujours fourré au boulot», commis affranchi de la norme scolaire veut atteindre tous ses buts.
A 17 ans, il empoigne «toutes les grandeurs» chez MAXIM’S PARIS***, demi-chef de partie saucier puis chef de partie entremet poisson, dans le lieu d’anthologie sis rue Royale. «Au tout début, j’étais perdu dans le luxe et le faste, les plateaux argentés, une brigade de 45 personnes». Le chef de partie à La Réserve**, à Pessac-Lalouette, y découvre le train d’enfer et la belle clientèle internationale. A Bordeaux, il s’exerce à la lamproie et l’alose.
Entre 1979 et 1981, le futur stagiaire de l’ETNA (Ecole des Techniques Nouvelles Alimentaires) pour la cuisson à basse température, intègre son premier poste de «Chef de Cuisine» au Golf de Prieuré, à Sailly. En Sologne, à l’Auberge des Templiers**, à Nogent-sur-Vernisson, en 1985, il se prend de passion pour le gibier dans le meilleur endroit de France pour la venaison. Lièvres, chevreuils, perdreaux s’apprêtent dès le jour de l’ouverture de la chasse. Le 14 juillet, c’est le moment des hallebrands, ces juvéniles canards sauvages aujourd’hui quasiment disparus.
Un autre bel établissement boisé et giboyeux, enrichira son initiation aux poissons de rivière nobles ou plus roturiers, au poste de sous-chef, le «Domaine des Hauts de Loire»**, à Onzain. Entre 1986-1991, le «Chef-adjoint» à «La Palme d’Or», à l’Hôtel Martinez, à Cannes, vivra une expérience totale du métier. «Une légende et Christian WILLER, un monument de rigueur mais le cœur sur la main. Il demandait toujours des avis».
Dans ces années d’intense formation, le fier compétiteur commence à s’inscrire aux concours régionaux «sans vraiment y penser» : Prix culinaire Prosper Montagné, Concours Arpajon Saveurs, Concours International de Romorantin. A 35 ans, le formateur auprès de l’Ecole Supérieure de Cuisine Grégoire Ferrandi se lance le défi de faire partie d’un des Meilleurs Ouvriers de France. Seul, sans aucun coach, après les obstacles redoutables des sélections régionales et nationales, durant une année, le parrain de l’Ecole Hôtelière de Soisson Promotion 2001, parvient en Finale, à Paris.
Parmi une promotion de 12 chefs, il obtient la Médaille de MOF remise par François MITTERRAND. Le digne au regard clair et à la fine moustache se remémore ses gestes aiguisés : «En six heures : bar braisé Georges GUERIN pour dix personnes. Poisson entier, arêtes ôtées, dépouillé à cru, farce, feuilles de laitue. Darioles chemisées, Saint-Jacques, appareil à quiche au poireau, champignons tournés à la main. Longe de veau : dénervée, désossée, farce mousseline à la truffe, ris de veau piqué au lard, à la langue écarlate. Le piquage exige un subtil intercalé. Passage à la poêle, fonds d’artichauts tournés au couteau, pomme de terre fondante du matin, garnie d’un ragoût de rognon de veau et asperges. Crème viennoise, moule à savarin, poires pochées, pyramide de chantilly et pralines».
Un poème labyrinthique, la rugueuse romance de toute une vie, la consécration bien méritée juste avant le Palace. En 1991, sur proposition de Jean-Louis LEIMBACHER, ancien directeur du MARTINEZ, dans l’une des plus belles tables du littoral, Jean-Marie GAUTIER arrive à l’Hôtel du Palais, pourtant peu emballé car il ambitionnait de diriger les cuisines d’un grand hôtel parisien.
«24 ans, une éternité comme Guy LEGAY au Ritz. Aujourd’hui mes adjoints rattrapent mes faux pas. Le lieu ne me tentait pas, au départ, mais j’ai été ébloui par le bâtiment, l’océan, ses paysages. Je ne me lasse jamais de cette maison à la clientèle extraordinaire, avec son room service, son gastronomique «Villa Eugénie»*, son Bar, sa brasserie chic, «La Rotonde», son restaurant aux bords de la piscine pour des dîners romantiques, l’«Hippocampe». Nous avons toujours quelque chose à réaliser ».
Homme du silence et des silences, le formateur exemplaire emmène ses élèves très loin. «Je leurs répète qu’il faut savoir dialoguer avec le produit, la cuisine c’est la moitié du chemin, le reste, c’est le regard, les yeux portés sur le plat». Le professeur dans l’art de la transmission forma Andrée ROZIER durant sept ans, jusqu’à son titre de MOF 2007. Première femme à obtenir cette distinction, avant Virginie BASSELOT en 2015, elle marqua le sage d’Anglet, à 21 ans, par une première place au concours de la chaîne mondiale des rôtisseurs.
«Tenace, déterminée, la passion au corps, elle comprend vite, ne perd pas les pédales». Le pédagogue exigeant considère chaque élève en tête à tête sans humilier personne. «Des apprentis voulaient partir, ils sont toujours avec moi, je les regonfle, je leurs fais prendre conscience de leur valeur. S’ils passent la porte, c’est une plaie qui ne se refermera jamais, une double défaite, pour eux et pour moi». En 2011, l’auteur de l’ouvrage d’une existence, «Terre et Océan» avec Marieke et Pierre AUCANTE, «pour laisser une trace», préfacé par le grand maître Michel GUERARD dont il confie, avec admiration, «je ne peux pas le tutoyer, il descend à l’Hôtel et dans ma cuisine, si vif, si impressionnant», irradie.
La fierté d’un «petit gamin de la campagne jamais diplômé d’une école hôtelière» illumine le sourire espiègle du robuste dénicheur des noblesses de la provenance : Saumon (protégé) de l’Adour, piment d’Espelette, Txangurro (araignée de mer), chipirons (calmars basques), agneau de lait des Pyrénées. Jadis taiseux réservé, le vainqueur de «l’Awards 2004 du Meilleur Chef de Restaurant d’Hôtel» avoue sa délivrance en initié pythagorique : «Jusqu’à 35 ans, je ne parlais jamais, j’observais, je méditais, je réfléchissais, j’analysais, je regardais; maintenant, à 60 ans, je m’exprime».
Ancré dans un terroir sous des cieux capricieux, un paysage sauvage finalement très civilisé, l’auteur du «Menu de l’Impératrice» traque la petite crevette bouquet accordée à une crème «Eugénie» puisée dans l’Escoffier. Le sévère autoritaire toujours humain qui cultive l’esprit familial du Palais, guide ses sous-chefs sur tous les marchés, à la rencontre des petits pécheurs ou des poulardes, cailles et autres petits colverts ou canards rouennais élevés en plein air par le béarnais Pierre DUPLANTIER.
Captivé par la montagne, les Landes et les vrais terriens, Pierre OTEIZA pour son cochon ou Jacques BARTHOUIL pour son saumon fumé, artistes du produit dans la simplicité, le jardinier amateur de greffes d’arbres fruitiers recherche la tranquillité. «L’après-midi, à Anglet, je jardine, je retrouve d’où je viens, j’épouse les formes de la nature». A Valençay, sur ses terres, au beau milieu des cerisiers, là-même où son père, titulaire du certificat d’études, lui enseignait la greffe des pommiers avec un «pied de chou fourrager», il se détend.
Avec ses yeux lumineux de fermier gourmand, ses mains délicates de sens pratique, le précepteur volubile de la bouture de s’envoler : «noyau sur noyau, pépin sur pépin, greffon attaché avec du rafia. La peau prouve la greffe, écorce contre écorce. Je me promène dans les bois à la recherche de porte-greffe. Les paysans savaient tout faire».
De ses voyages lointains fuse une idée nouvelle par pays : des échanges fructueux avec les Russes, des techniques de cuisson de viandes à la braise longuement travaillées en Argentine, des leçons sur le sel au Japon, les fruits de la forêt tropicale. La fraîcheur d’un tourbillon dans les vagues.