PORTRAIT DE CHEF
Hervé LUSSAULT

Par Fabien Nègre
  • Chef Hervé Lussault
  • Les Hautes Roches entrée
  • Les Hautes Roches plat
  • Les Hautes Roches dessert
  • Les Hautes Roches le restaurant

Ambacien laotien pas ligérien pour rien, aux Hautes Roches, à Rochecorbon, dans le seul Relais & Châteaux troglodytique de France, fleuron du XVIIIème siècle tourangeau au flanc d’une falaise de tuffeau, Hervé LUSSAULT dulcifie les bords de Loire aux toues cabanées, entre seuils et jards, par sa grande cuisine bourgeoise aux luminescences asiatiques.    

A Vientiane, capitale du Laos, sur la rive gauche du Mékong, accoste, en décembre 1971, Soukhala LUANGPRASEUTH, dans une abondante fratrie. Le père, chef d’entreprise dans le transport, tient un bout de patrimoine en sa créance. Sa mère et sa sœur ainée accommodent sans intermission; du riz gluant à la vapeur, des viandes séchées, des condiments, du chocolat au lait concentré. Sa créatrice cuit, en outre, à la perfection ses papillotes de volaille à l’aneth et citronnelle dans des feuilles de bananier mais encore une fricassée de grenouilles au combawa, un canard dans un court-bouillon au gingembre, oignons grillés et badiane.
 
Aux aurores, le petiot igné s’aiguise aux bouquets. La confession du goût immuabilise des parfums mémorables. Le garçonnet habile et pétulant troque déjà les poissons de la Croix-Rouge, de peu de sapidité, contre ceux du marché local : « Mon père était commerçant, je rêvais de devenir comme lui ». Son créateur achète alors un petit restaurant à son épouse : « Elle vendait de délicieux raviolis et de la soupe avec une dame ». En 1978, la grande famille décampe du régime pour se réfugier, en face, en Thaïlande, à Nong Khai, dans un camp prévu à cet effet.
 
Après deux années thaïlandaises difficulteuses, les quatre enfants et leurs parents s’évaporent dans un Boeing 747 en direction de l’aéroport Charles de Gaulle. Dans l’avion, des odeurs inconnues déconcertent déjà, celle du beurre notamment. Ils atterrissent sous la neige, autre scintillante étrangeté.   En décembre 1980, les déboussolés lèvent le voile d’Amboise, en Val de Loire. Le chef de famille agrippe un poste dans une usine de médicaments à Grigny : « On ne savait ni lire, ni écrire mais on savait manger ».
 
A 10 ans, en sixième, l’adroit attaquant de football songe aussi à devenir guitariste. Soutenu par ses professeurs, il se hisse en seconde. Soudain, en 1982, ce qu’il nomme avec une infinie gratitude pudique, « une chance inouïe », bouleverse le cours de son existence : la rencontre essentielle avec Jacques et Jacqueline MAGORD. Lors d’une distribution de cadeaux aux réfugiés laotiens, cambodgiens ou vietnamiens, le fils et la mère, empathiques notables, « tombent amoureux de notre famille ». Les retraitées amboisiennes professent le français aux mères asiatiques.   
      
Invités privilégiés dans la propriété des MAGORD, à Bléré, les entrepreneurs aisés ne les lâcheront plus. « Ils nous ont aimés » répète, à l’envie, Hervé LUSSAULT, d’une voix embuée par l’intensité de l’émotion. La première patine. En 1985, son influent « parrain » le place au Fouquet’s Paris en stage de deux mois. Là, Monsieur DUCROS, le chef exécutif de la Brasserie, et Monsieur CASANOVA, le directeur, l’emportent dans un monde féérique : « Bien accueilli, j’ai aimé toutes les facettes manuelles de ce métier, la pâtisserie, l’économat, le garde-manger, les postes d’entremétier et de saucier ».       
 
En 1986, le fier diplômé d’un CAP Cuisine au lycée Albert Bayet de Tours veut comprendre la magnifique richesse de l’art culinaire hexagonal. Dans le beurre blanc, il discerne un rêve français, avec sa purée d’échalotes, son vinaigre, son vin blanc, cet ail puissant et doux. En 1988, le premier commis au Château d’Artigny*, à Montbazon, en Centre Val de Loire, vit le ravissement des vrais commencements avec le Chef Francis MAIGNAUT. Ce « sévère bienveillant » lui passe sa toque, enseigne un style dans son fond aux figues à la sauce pigeon.
 
Même s’il n’attrape pas toute sa technicité, la cuisine française rentre vraiment en lui avec ces pièces de veau entières, ces levées de filets de saint-pierre et de daurades. Il rejoue son tour des positions au sein d’une solide brigade de 25 cuisiniers, encense le tissu animal, canards ou canetons de Challans, poulardes de Bresse, poulette de Racan, gélines, orléanaises ou gâtinaises. Avec son chapon de fête, le promu chef de partie s’intronise, entre 1991 et 1995, chez un intellectuel sensuel hyérois du goût, grand amateur de vitoles, créateur d’euphonies courtoises, Alain SENDERENS***, seigneur du LUCAS CARTON, place de la Madeleine.        
 
La progression freine pour le survolté mais le Chef du Cercle court du gastronomique au bistronomique : « Délicieux, formateur, très dur, une haute gastronomie aux essais multiples, aux accords vins et mets pensés, une cuisine intelligente avec de l’Asie et des épices, du vinaigre de riz qui ne me dépayse pas trop ». Bertrand GAINERON, fidèle de la garde rapprochée, le patine au lièvre à la royale. A 28 ans, en janvier 1996, le chef privé d’une comtesse romaine saisit l’occurrence de son existence.
 
Son « parrain », soucieux du devenir de son filleul, acquéreur du restaurant Charles BARRIER**, à Tours, le propulse, en héritage, auprès de l’un des inventeurs de la Nouvelle Cuisine, sans doute l’un des plus grands chefs de la seconde moitié du XXème siècle, encore présent dans les murs. L’ancien propriétaire du restaurant « Le Nègre », triple étoilé en 1968, inspirateur absolu de la butyreuse purée de Joël ROBUCHON, lui confie son immense savoir en fils de paysan. Premier chef à pétrir son pain tous les jours, fumer son saumon ou façonner son foie gras, il modernise la cuisine classique par la fixation des sucs et la magnificence des provenances : terrine au trois poissons, quenelles de brochet, dodine de caneton au porto, poulet simplement rôti au feu de bois.
 
En 1998, Hervé LUSSAULT brille de sa propre étoile. Il la conservera 18 ans en poursuivant l’œuvre magistrale de son autre père culinaire : pieds de cochons farcis, mousse de foie gras au raisin ou cuit en gelée de malvoisie, cassolette de homard au gingembre, pintade rôtie en cocotte aux pommes de terre confites, papillote de truffe de trente grammes avec sa farce de volaille, salade de céleri.
 
Le traiteur crée une annexe dans la continuité de ses talents, le « Bistrot de la Tranchée », qui ravira longtemps les Tourangeaux, des charcuteries qui marquent les esprits aux plats canailles; rillettes de Tours, boudins noirs, rions, pâté aux pistaches, cou d’oie farci, manchons de canard confit, hareng pomme à l’huile, bœuf aux carottes. En 2018, toujours dans une inapaisable soif de perfection et d’évolution, il désire présenter sa propre empreinte au restaurant du Choiseul, maison des Grandes Étapes Françaises de Pierre TRAVERSAC, à Amboise.
 
En décembre 2023, ses rêves se transfigurent en rênes. Il succède à Didier EDON, chef depuis 35 ans au Domaine des Hautes Roches, à Rochecorbon : « je passais devant en vélo, adolescent ». Hervé LUSSAULT, classique et découvreur, l’avoue en toute humilité : « la cuisine française est interminable ». Il ne renie pas ses produits nobles de dilection, l’agneau de lait, le pigeon ou le foie gras : « un produit extraordinaire, quand on mange une terrine bien assaisonnée, c’est merveilleux ». Il sublime la diversité de différentes manières.
 
Côté bistrot, il propose de très belles volailles fermières, escortées d’une petite garniture et d’une belle sauce. Le ligérien ancré, par son instinct raffiné et son destin éclatant, conjugue, comme par une gratitude incommensurable, son touchant esprit à celui des deux montagnes varappées. En cuisinier de méditation et de lectures, il incline à atteindre, dans son questionnement intrinsèque, la quintessence d’un plat : « Que puis-je faire encore de nouveau avec un pigeon breton ? ». Dans une forme de maturité astrale de ses paysages culinaires, sa gestuelle des épures confine à une sibylline simplicité.                
 
Le foie gras de canard se poêle aux pommes et céleri, sauce périgourdine. Les langoustines croustillent, royales, aux légumes confits et sauce thaïe. Dans le feuilleté de « la grande cuisine bourgeoise » se glissent faisan, col vert, foie gras et autres truffes. Les Saint-Jacques se snackent en mousseline de légumes anciens, mangue au curry, beurre mousseux au Vouvray et safran. Le homard bleu flambe au Cognac et gingembre, assorti de pommes de terre confites au thym, sauce homardine à l’estragon.
 
Le turbot se fait meunière, céleri rave aux truffes, tuile au parmesan, sauce au Vadouvan. Le suprême de pintade fermière à la marjolaine s’adosse à une sauce au Crémant de Loire truffée et blanquette de légumes.  Le ris de veau se rissole au beurre en brochette de réglisse, étuvée de champignons et cresson des fontaines, jus de veau truffé. Le pigeonneau du pays de Racan poché et rôti s’affilie au chou farci au riz parfumé à la cardamome, jus aux abats. La selle d’agneau se brasille à la sarriette, caviar d’aubergines, épaule d’agneau confite au curcuma, jus au piment d’Espelette. La «Royal gala» d’Azay-le-Rideau façon Tatin drape la charmante vérité de la scène. 
 
Dans ce lieu patrimonial à deux coudées des Châteaux de la Loire, Hervé LUSSAULT se réjouit autant de la plénitude de la lumière matinale que de la symphonie alliciante du dîner; un homme à la vie émouvante comme ses chats ensommeillés dans une expérience de pensée émique, entre ascèse chartreuse et blandices éveillées.

Photos Thierry Germain
 

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