Versaillais peu châtelain dévoué à sa cathédrale Art Nouveau, légataire indépendant d’un patrimoine classé en 1989,
Stéphane MALCHOW veille, depuis 1992, sur les papillons célestes des mosaïques de la
Brasserie MOLLARD, joyau Art Déco au banc d’huîtres éclatant, homards vivants entiers thermidor, langoustes roses dressées et aérienne omelette norvégienne surprise.
Le 27 août 1837, depuis l’embarcadère de la gare Saint-Lazare, la première liaison ferroviaire rallie Saint-Germain-en-Laye à Saint-Lazare. Le quartier de la gare trace une campagne. Avec l’épopée du chemin de fer, le terminus passe d’un état embryonnaire en 1845, sur le Pont de l’Europe, à sa phase de construction, de 1869 à 1889, puis son emplacement actuel. Le
couple MOLLARD surgit, en 1867, avec cheval et charrette, de sa Savoie natale, pour saisir l’effervescence. Ils ouvrent un petit bistrot autrement nommé «
bougnat ». Monsieur Mollard livre du charbon tandis que son épouse sert vin, bière et absinthe au comptoir.
En 1895,
Edouard-Jean NIERMANS, architecte star hollandais de la belle époque, naturalisé français la même année, auteur notamment des Folies Bergère, du Moulin Rouge et d’Angelina, décore l’ensemble. L’ornemaniste dessine lui-même les mosaïques, vitraux et verrières. Le décorateur crayonne les modèles des chaises, des tables et des luminaires, trace à main levée les portemanteaux jusqu’au meuble sur-mesure de la caissière. Les marbres, ondoiements et ductilité de la matière, découlent d’Italie.
Les Ateliers de Sarreguemines inventent des pièces uniques de céramiques qui symbolisent la vie autour de la gare toute proche, évoquent Deauville, Ville d’Avray. Colonnes et plafonds en émaux de Briare, faïences ornées de fleurs et d'insectes sortent des mains d’Eugène-Martial Simas, décorateur de théâtre parisien. La foule des passagers, l’Alsace et la Lorraine figurent également sur les fresques des salons privés. Le succès ne tarde pas. Le tout-Paris accourt. MOLLARD présente un système de ventilation avant-gardiste, ancêtre de la climatisation, qui produit du froid en été grâce à des pains de glace et des gaines flexueuses.
La qualité de son acoustique se distingue grâce à ses plafonds réhaussés. Pour la première fois, à Paris, une brasserie installe des toilettes séparées pour la gent féminine. MOLLARD marque les esprits : restaurant chic, établissement de grand luxe, rendez-vous à la mode dans le quartier le plus moderne de Paris. La première guerre mondiale décime toute la clientèle, ruinée ou disparue. Dans les années 1920, la mode se démode. L’Art Déco privilégie les lignes et miroirs. Afin de suivre la nouvelle vogue, l’essentiel du cadre disparaît derrière la peinture blanche et les grandes glaces.
L’histoire de MOLLARD s’identifie aussi au récit de son décor. Un changement qui conservera intact des joyaux de céramiques sauf le vitrail central effondré en 1920. En 1928, la
famille GAUTHIER rachète MOLLARD. De 1930 à 1934, la crise des commerces persiste. La seconde guerre mondiale ne modifie guère l’activité. Sous l’Occupation, l’établissement nourrit les habitants du quartier grâce au grand-père propriétaire d’une ferme à cochons dans le sud de la Loire.
Après la deuxième guerre mondiale, en 1947, pour relancer son établissement,
Georges GAUTHIER, arrière-grand-père de Stéphane MALCHOW, créé un restaurant nommé « L’omelette surprise » à l’étage. L’idée fulgurante, une omelette à dix francs et à volonté, fait merveille dans une société affamée et désargentée. Face à la pénurie de bureaux, les fournisseurs transforment le spacieux lieu en office. La vie des affaires reprend son cours avec des rouennais et des havrais. Dans les années 1955, MOLLARD redevient un restaurant à part entière avec son sens de la formule et surtout des formules qui ravissent toujours les fidèles, un repas sur deux encore aujourd’hui.
Dès 1965, la recherche des anciennes décorations s’accélère. Les peintures et les glaces disparaissent pour laisser place au décor originel. Contre toute attente, les parures resplendissent, intactes. Après la restauration de toutes les grandes fresques, une seule manque à l’appel. MOLLARD regagne son lustre de 1895, son décor historique veiné de tons vert d'eau, bleu roi, dorés, beiges et marrons sur les grandes assises et tout autour des marqueteries anciennes.
Toute la maison ressuscite notamment les murs des Salons du fond celés de planches de bois et de papier peint. En 2012, l’architecte
Philippe André rénove la façade et la verrière de la salle principale. La devanture intitulée «
grisaille du temps », transformée par des grandes baies vitrées élargies du sol au plafond introduit une nitescence nouvelle. Les passants admirent l’intérieur et les dîneurs observent le spectacle de la rue.
Les trois panneaux de verre fabriqués par le Maître verrier
Éric Bonte, diplômé de l’Ecole Boulle, peignent des nymphes sur des glaces gravées façon Lalique enluminées de feuilles d’or, sculptées par derrière pour créer une sensation de profondeur. Tout l’esprit Mollard étincèle : «
Le décor en marbre et céramiques est riche, les mosaïques joueuses, on ne se lasse jamais de les observer, de se perdre, de prendre le temps. Le regard ne s’ennuie pas, des heures à se laisser émerveiller par les couleurs, les formes, les mouvements.
Nous ne voulions surtout pas toucher la décoration, toute la famille a vite pris conscience de la valeur de l’environnement, notre volonté a toujours été de maintenir la nature originelle du cadre ».
En 2017, pour les 150 ans de l’institution, grâce à une carte postale recouvrée des Archives de l’Institut Français d’Architecture, la rosace centrale, reconstituée sur plan, photos et dessins, érige un puits de lumière qui métamorphose la physionomie de l’espace. En 2020, l’Atelier Lilikpo (nuage en éwé, l’une des langues togolaises), designer mosaïste, restitue le style Art Nouveau, l’âme des Salons « Les Jardins de l’Isly » : végétaux et animaux, nymphes, allégories aux formes généreuses.
Dans la partie classée, une belle céramique dévoile une scène noceuse, ce côté «
olé, olé » de l’époque, un pierrot coquin les mains attachées dans le dos et un homme affalé sur un canapé. Pour les Salons marmoréens,
l’Atelier Lemaître, à Château-Thierry, sourcent toutes les gypses à l’identique, assemblées au millimètre : «
on se doit d’être ouvert à tous mais nous ne sommes pas comme les autres. Cela impose de l’humilité et nous oblige à une évolution constante sans révolution.
Nous avons une seule devise : chez MOLLARD c’est beau, c’est bon et on est bien servi ».
Stéphane MALCHOW s’éveille au monde en 1967 pour aussitôt s’en déprendre : «
Je ne suis que né à Versailles mais j’ai appris à parler et à marcher dans la Vallée de Chevreuse ». Au berceau et sans doute jusque dans son esprit prénatal, sa généalogie l’imprègne : «
je me promène dans la maison depuis que je suis haut comme trois pommes ». L’enseigne parisienne réputée bien au-delà de la capitale sise au 115, rue Saint-Lazare traverse toute son enfance : «
Mes parents venaient manger avec mes grands-parents et mes arrière-grands-parents plusieurs fois par semaine ».
Le jeune couple, une mère française et un père allemand, ne baguenaude pas avec la tablée : «
On mangeait, on se taisait mais on a eu la chance, avec mon frère et ma sœur, d’être élevés à la sole meunière, aux fruits de mer et à la mousse au chocolat ». Le gamin rêve de travailler avec Pierre Gauthier, son grand-père maternel, propriétaire de la brasserie familiale historique, mais la famille vole vers d’autres horizons. Son grand-père paternel munichois, représentant de commerce dans le textile, lors de ses vacances estivales bavaroises, lui montre l’art de l’ourdissoir.
Le paternel dirige le restaurant du Casino d’Annecy puis un groupe de restaurants suisses. En véritable entrepreneur, il déploie un réseau de concessions automobiles tourangelles avant que de faire valoir ses droits à la retraite. L’adolescent solitaire, un peu ombrageux que ses copains de classe surnomment «
l’homme des bois » ne songe pas à travailler dans la restauration mais il «
adore manger avec son grand-père chez Mollard ». Un jour, il pose la question fatidique mais salvatrice à son aïeul : «
Comment vas-tu faire quand tu prendras ta retraite ? ».
Son précurseur lui rétorque tout de go : «
Je vais vendre ». Le petit garçon baigne soudain dans une profonde tristesse, une déception infinie. Il désire juste poursuivre sa festive régalade par amour pour son grand-père. Le jeune homme conquiert son baccalauréat Série B, en 1985, en trilingue, -français, anglais, allemand-, presque natif. Il se lance ensuite dans un BTS de Commerce International à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris qu’il valide en 1990 mais ses aspirations professionnelles s’éloignent fort de l’univers du goût : «
Je voulais d’abord être chauffeur routier car j’adorai conduire puis menuisier car j’aimais les œuvres en bois et le travail manuel ».
L’impétrant s’essaie à la grande distribution chez Auchan mais tombe gravement malade. Lors de sa longue convalescence, le sensible se rapproche de son ancêtre. L’audacieux pétri d’humanité repart à la charge, lui suggère enfin d’œuvrer à ses côtés. Le sage possesseur de l’établissement renommé, ravi, accepte volontiers mais la transmission ne fait que commencer. Afin de parfaire son anglais pourtant excellent, en 1991, Stéphane MALCHOW s’envole pour étudier l’hospitalité à Miami une année, au Florida International University, puis une autre année au Mills Collège de San Francisco, pour le management : «
les plus belles années de ma vie ».
En 1992, à son retour, le dirigeant néophyte intègre l’Ecole Hôtelière de Paris Jean DROUANT pour savoir la gestion, l’administration, la législation et les normes. L’adoubement se prolonge : «
j’accomplis mes basses besognes chez des confrères ». Le commis de salle entame son solfège culinaire avec Alain REIX, au Jules VERNE*, au premier étage de la Tour Eiffel. Ce chef rigoureux parfois rigoriste le propulse car il tenait un horizon entre ses mains : «
franchir toutes les étapes pour diriger une boutique avec mon grand-père ».
A 25 ans, comblé sous l’aile de son ascendant, il s’épanouit d’abord sous la magnifique verrière de MOLLARD pour «
connaître les tenants et les aboutissants d’un restaurant. La compétence naît de la formation et pas d’une filiation ». Le grand brun aux chaussures noires repart, en 1993, dans le Groupe des Frères Blanc au Grand Café des Capucines. Là, avec des «
super patrons », le chef économe intègre le contrôle de caisses et se glisse dans le monde énigmatique des chiffres. Entre 65 et 70 ans, son grand-père lui passe progressivement le relais mais demeure un dernier Everest : «
le personnel ».
Le jeune homme gentil et affectueux se singularise aussi par sa timidité. Les cinquante salariés scrutent le bucheron de la forêt versaillaise au coin de la clairière. L’attentif, humble et simple, écoute et entend, manage et ménage. Le créateur de liens récolte ses preuves dans les épreuves : «
J’ai appris, observé, regardé, le personnel m’a façonné dans mon management de terrain ». En 1998, après trois années auprès de son Directeur Administratif et Financier au contrôle de caisse, fiches de paie à la main, déclarations de TVA, le propriétaire indépendant, svelte gourmand commence à gouverner : «
J’adore manger, une carotte rappée avec un jus de citron me ravit autant qu’un foie gras poêlé déglacé au vinaigre de framboise ou un dîner dans un 3* »
En 2002, intronisé à la tête de la prestigieuse brasserie bien connue des parisiens et des estivants américains qui débarquent en nombre de Normandie, sise pile en face de la Gare Saint-Lazare, le fier petit-fils de son grand-père dirige officiellement MOLLARD en 2010, au décès de celui-ci. Stéphane MALCHOW argue de sa vision personnelle de l’entreprise : «
une évolution sans révolution ». Dans ce métier de détails, l’intarissable patron qui n’aime rien tant que de se fondre incognito dans sa clientèle esbaudie par le génie du lieu, précise : «
manger relève d’une émotion, le travail de la salle éveille l’émotion des clients pour la partager. Un restaurant crée une expérience où des artistes parlent de l’assiette ».
Le passionné d’art du service élabore, depuis trente-cinq ans de présence dans la Maison, une charte qualité en 63 points. A chaque étape, la satisfaction du client prévaut : «
Mamie vous explique qu’elle venait déjà avec sa grand-mère et elle nous présente sa petite fille. Sur une table de dix personnes, on a souvent trois générations et la quatrième dans le landau. Une émotion, une histoire qui perdure dans chaque famille depuis sept générations. Toutes les fêtes du calendrier chrétien, nous sommes complets ».
La stabilité et la continuité prévalent : «
Un restaurateur est un commerçant qui écoute son client. Tout se joue à chaque instant dans le détail : nappage blanc brodé et logoté, couverts en argent, vaisselle siglée, verrerie adéquate. La décoration, le cadre constituent une attractivité à part entière. On ne change pas, on évolue, on maintient, on réoriente ».
Tout, dans une acribique minutie, incline à recréer le charme des années folles dans la poésie de l’âme d’un lieu, éclats d’une atmosphère. L’Institution diplômée d’honneur de la Commission Malraux pour l’Europe de la Culture attire le monde affairé, les familles traditionnelles, les personnalités politiques et artistiques mais cultive la discrétion.
Les fruits de mer règnent avec leur banc d’huitres dès l’entrée, le homard entier thermidor ou à l’américaine, un authentique foie gras de canard maison, une bouillabaisse de roche en filets, un rognon de veau flambé au Cognac et champignons de Paris, des crêpes caramélisées sans omettre la spectaculaire et délicate omelette norvégienne : suave génoise, crème glacée vanillée, sorbet framboise dans son manteau meringué italien flambé au Grand Marnier.
Le
chef Arnaud Regnier, assidu depuis 1995, d’une précision métronomique et d’une régularité helvétique, orchestre son équipage pour régaler cinq cents commensaux tous les jours. Maître restaurateur depuis 2012, MOLLARD réalise du «
vrai Maison » avec des produits frais ou bruts. Deux fois par jour, la béarnaise s’émulsifie sur place. Les viandes arrivent brutes. Les poissons ultrafrais, péchés la veille, sautent des petits ports français.
Les plats indétrônables perdurent, à la carte, intouchables : raie pochée grenobloise, andouillette 5A, côte de bœuf rôtie bordelaise, châteaubriand, cuisse de canard confite, choucroute de la mer, steak tartare à votre convenance. Soudain, l’oblation nous étreint de sa rémanence.
«
C’est une brasserie parisienne unique, quand on rentre, tout ce que l’on voit est d’origine sauf le personnel. Le tek date de 1884. La Maison est originelle depuis 1895. Je suis heureux quand je suis là. Je sais à qui je dois tout, à mon grand-père et mon arrière-grand-père Georges Gautier, acquéreur en 1928 du restaurant auprès de la Famille MOLLARD. Je m’attache, avec estime et respect, à préserver ce qu’ils m’ont légué ».
Brasserie Mollard
115, rue Saint Lazare - 75008 Paris
Janvier 2025